Le Chasseur de rats

Chapitre 5L’arrivée du général Richepance à la Guadeloupe et la réception quilui fut faite

Ainsi que nous l’avons rapporté dans unprécédent chapitre, M. de la Brunerie et son cousin lecapitaine Paul De Chatenoy, après avoir, à l’anse à la Barque,confié mademoiselle Renée de la Brunerie au vieux Chasseur pourqu’il la reconduisit à l’habitation, s’étaient, eux, rendus à francétrier à la Basse-terre, où ils savaient que, depuis dix jours, setrouvait le chef de brigade Magloire Pélage, ainsi que les membresdu conseil provisoire de la colonie.

Certaines révélations, assez ambiguëscependant, mais qui depuis quelques jours s’étaient multipliées,avaient fait concevoir au conseil provisoire des soupçons contre laloyauté du chef de bataillon Delgrès, commandant l’arrondissementde la Basse-terre ; ces soupçons étaient d’autant plus forts,que les révélations des espions ne tendaient à rien moins qu’àreprésenter le commandant Delgrès comme le principal chef d’uncomplot contre le gouvernement établi, complot dont l’exécutionétait imminente.

Le conseil provisoire, devant desdénonciations qu’il était en droit de supposer sincères, s’étaitétabli en permanence à la Basse-terre, afin d’être prêt à toutévénement et de pouvoir prendre des mesures immédiates et efficacesau plus léger symptôme de révolte.

Cependant, le chef de brigade Pélage, malgréles certitudes qui lui avaient été données, et les recherchesminutieuses auxquelles lui même s’était livré, n’avait réussi àrien découvrir de positif.

Persuadé que ses espions étaient malrenseignés, il avait renoncé à essayer plus longtemps à éclaircircette affaire ténébreuse et il se préparait à retourner lelendemain à Port-de-Liberté. – La Pointe-à-pitre avait étéainsi nommée au commencement de la Révolution par le délégué de laConvention nationale, le représentant Victor Hugues.

Il était environ dix heures du soir lorsque leplanteur et le capitaine arrivèrent à la Basse-terre ;informés que le conseil provisoire de la colonie se trouvait encoreen séance, ils s’y rendirent immédiatement et se firent annoncercomme porteurs de nouvelles de la plus haute gravité ; ilsfurent aussitôt introduits et reçus de la façon la plus cordiale,par le général Pélage et les autres membre du conseil.

Le général Magloire Pélage était âgé à cetteépoque de trente à trente-deux ans ; c’était un homme decouleur ; il avait la taille haute, il était bien fait de sapersonne, ses manières étaient distinguées ; ses traits fins,accentués, avaient une rare expression d’énergie et defranchise.

– Quel bon vent vous amène à cette heureavancée de la nuit, citoyen ? demanda-t-il en souriant àM. de la Brunerie.

Les deux hommes se serrèrent cordialement lamain.

– Une grande nouvelle, général, répondit leplanteur.

– Et bonne sans doute ; vous ne vous enseriez pas chargé si elle eût été mauvaise.

– Excellente, général.

– Parlez, parlez, citoyen de laBrunerie ! s’écrièrent à la fois tous les membres duconseil.

– En un mot, citoyens, dit alors le planteur,l’expédition française que nous attendons depuis si longtemps estenfin en vue de la Guadeloupe, elle louvoie en ce moment devant laPointe-à-Pitre.

– Vive la République ! s’écrièrent tousles membres du conseil en se levant avec enthousiasme.

– Cette nouvelle est en effet excellente,reprit le général Pélage, si cette expédition doit ramener la paixdans ce pays et faire respecter la loi. Garantissez-vous sonexactitude, citoyen de la Brunerie ?

– Sur mon honneur, général. L’homme de qui jela tiens, et dans lequel j’ai une confiance entière s’est rendu àbord du vaisseau le Redoutable et a parlé au généralRichepance.

– Puisqu’il en est ainsi, nous n’avons pas àconserver le moindre doute, citoyens, dit le général Pélage, ilnous faut presser notre départ.

– Qui nous empêche, général, de quitter toutde suite la Basse-terre ? dit un des membres du conseil.

– Plusieurs raisons, et principalementl’absence du commandant Delgrès, sorti de la ville, il y a uneheure à peine, avec une partie de son bataillon, pour allerdissiper les rassemblements de l’anse aux Marigots, dit un autremembre ; nous ne pouvons abandonner la ville sans autorités etlivrée aux machinations de gens mal intentionnés.

– Le commandant Delgrès ne doit pas encoreêtre très-éloigné, dit le général Pélage, rien de plus facile quede lui expédier contrordre.

– Nous ayons croisé le commandant Delgrèsassez près d’ici, général, dit le capitaine Paul de Chatenoy ;si vous le désirez, je me charge de lui porter cet ordre.

– J’accepte, mon cher capitaine, répondit legénéral qui se rassit et se mit en devoir d’écrire la dépêche.

– L’expédition est-elle considérable ?demanda un des membres du conseil à M. de laBrunerie.

– Mais oui, assez ; elle se compose dedix bâtiments portant quatre mille hommes de troupes dedébarquement, sous les ordres des généraux Richepance, Dumoutier etGobert.

– Gobert ! s’écria le général Pélage encachetant la dépêche qu’il achevait d’écrire ; attendez donc,je connais ce nom-là, moi, Gobert, n’est-il pas né à laGuadeloupe ?

– J’ai l’honneur d’être son proche parent,général, répondit le planteur.

– Je vous en félicite sincèrement, citoyen,répondit le général, car c’est un homme de cœur et un officier d’ungrand mérite ; citoyens, ajouta-t-il en s’adressant auxmembres du conseil, le choix fait par le premier consul du généralGobert est pour nous, une preuve irrécusable des intentionsbienveillantes du gouvernement à notre égard.

– Certes, général, répondit le conseiller quidéjà avait plusieurs fois pris la parole, nous devons tout fairepour nous rendre dignes de cette bienveillance.

– Il ne tiendra pas à nous qu’il n’en soitainsi, répondit le général Pélage en souriant. Chargez-vous decelle dépêche, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant à M. Paulde Chatenoy ; je vous prends pour aide de camp, je m’entendraià ce sujet avec le général Sériziat ; demain, au lever dusoleil, je vous attends à la Pointe-à-pitre.

– Je vous remercie, mon général, demain àl’heure dite j’aurai l’honneur d’être à vos ordres, dit lecapitaine en s’inclinant.

– Citoyen de la Brunerie, par ma voix, leconseil provisoire vous adresse les remerciements les plus sincèrespour la nouvelle importante que vous lui avez apportée.

– Demain, moi aussi général, je serai à laPointe-à-pitre.

– Vous y serez le bienvenu, ainsi que tous lesconcitoyens qui suivront votre exemple. Citoyens, j’ai l’honneur devous saluer.

Les deux créoles prirent alors congé et ilssortirent, accompagnés par le général Pélage jusqu’à la porteextérieure de la salle du conseil.

Un instant plus tard le général rentra.

– Citoyens, dit-il, je viens de donner lesordres nécessaires pour que tous les préparatifs de notre départsoient faits sans bruit, de façon à ce que nous puissions nousmettre en route aussitôt après l’arrivée du commandantDelgrès ; en faisant diligence nous arriverons à laPointe-à-pitre vers cinq heures du matin ; je vous propose denommer une députation de quatre citoyens notables de la Guadeloupe,chargée d’aller offrir au général Richepance, commandant en chef del’expédition, les assurances de la joie que nous fait éprouver sonarrivée dans la colonie et de la chaleureuse réception que leshabitants préparent au représentant du nouveau gouvernement de laFrance.

Cette motion du général fut vivement appuyée,on nomma la députation séance tenante.

Les citoyens choisis furent :MM Frasans, membre du conseil provisoire de la colonie ;Darbousier, négociant ; Savin, capitaine dans les troupes deligne ; et Mouroux, chef des mouvements du port à laPointe-à-pitre ; ce dernier devait conduire sur l’escadredouze pilotes jurés, que le général Pélage avait depuis un moisdéjà donné l’ordre de réunir afin qu’ils fussent tout près à êtremis à la disposition de l’expédition pour la faire entrer dans lesports de l’île où il plairait à l’amiral de mouiller.

On rédigea ensuite une proclamation adressée àtous les habitants de la colonie, pour leur annoncer l’arrivée à laGuadeloupe du général Richepance ; proclamation écrite dansles termes les plus chaleureux et les plus patriotiques.

À peine le général Pélage achevait-il dedicter cette proclamation, que tous les membres du conseilsigneraient après lui, que la porte s’ouvrit, et le commandantDelgrès pénétra dans la salle.

Delgrès semblait sombre, mécontent.

– Me voici à vos ordres, général, dit-il, ensaluant les membres du conseil.

– Mon cher commandant, répondit le général,des nouvelles importantes reçues à l’improviste m’ont contraint àvous envoyer contre-ordre.

– Je suis immédiatement retourné sur mespas.

– Je le vois, et je vous en remercie,commandant. Obligé de quitter sur le champ la Basse-terre, je n’aipas voulu partir avant votre retour.

Le commandant Delgrès salua sans répondre.

– Onze bâtiments aperçus aujourd’hui devant laDésirade et Marie-Galante font présumer, continua le généralPélage, qu’ils composent la division que nous attendons depuis silongtemps déjà.

– Ah ! fit le mulâtre entre sesdents.

– Vous voudrez bien, mon cher commandant,prendre les dispositions nécessaires pour recevoir avec solennitéles bâtiments qui se rendraient à la Basse-terre, et vous entendreavec le citoyen Boucher, chef du génie, pour que des casernessoient immédiatement mises en état de recevoir six millehommes.

– Six mille hommes ! dit le mulâtre entressaillant.

– Peut-être même un peu plus, je ne suis passûr du chiffre exact. Oui, mon cher commandant ; oh !cette fois nous serons grandement en mesure d’en finir avec lesfauteurs et agents de désordre, qui depuis si longtemps troublentnotre malheureuse colonie.

– En effet, dit le commandant Delgrès,devenant de plus en plus sombre.

– Je n’ai pas besoin d’ajouter, n’est-cepas ? reprit le général Pélage, que je compte entièrement survotre dévouement et celui des troupes placées sous vosordres ?

– Je ferai mon devoir, général, réponditsèchement le commandant Delgrès.

Le général Pélage ne remarqua pas, oupeut-être il feignit de ne pas remarquer, l’attitude froide etsévère du commandant, et le peu de joie qu’il paraissait éprouver àla nouvelle de l’arrivée de cette expédition depuis si longtempspromise, et qui, toujours annoncée, ne venait jamais. Il frappa surun gong, un huissier parut.

– Mon aide de camp, dit le général.

L’huissier se retira. Bientôt un capitaineentra ; ce capitaine nommé Prud’homme était, comme le généralPélage, auquel il était dévoué, un homme de couleur de laMartinique.

– Tout est-il prêt ? lui demanda legénéral.

– Oui répondit le capitaine, vos ordres sontexécutés, général ; l’escorte est en selle ; les chevauxdes citoyens membres du conseil attendent, tenus en main par desdomestiques.

– Mon cher commandant, je vous fais mesadieux, reprit le général Pélage en s’adressant à Delgrès, jecompte sur votre dévouement à la République, à laquelle nous devonstout, ajouta-t-il avec intention.

Le commandant Delgrès sourit avec amertume enentendant cette dernière recommandation, mais il continua à garderle silence et il se contenta de s’incliner devant son chef.

– Partons, citoyens, dit le général.

Les membres du conseil, après avoir pris congédu commandant, et avoir échangé avec lui de muets saluts,quittèrent la salle du conseil à la suite du général.

Dix minutes plus tard, ils s’éloignaient augalop, entourés par une escorte de cent cinquante cavaliers.

Demeuré seul, le commandant Delgrès suivit duregard les cavaliers jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans lanuit, puis il rentra à pas lents et le front pensif dans la maisonde ville où, en sa qualité de gouverneur de la Basse-terre, ilavait son appartement.

– Tout serait-il donc perdu ?murmura-t-il à demi-voix en jetant des regards sombres autour delui. Non, ce n’est pas possible… nos frères de saint-Dominique ontpresque conquis leur liberté déjà, pourquoi ne réussirions-nous pascomme eux ? La République française avait fait de nous deshommes libres et des citoyens ; le premier consul veut nousreplonger dans l’esclavage… Mieux vaut la lutte, la mortmême ! Ah ! pauvre race déchue ! seras-tu à lahauteur de ce grand rôle !…

Au lieu de se livrer au repos, malgré l’heureavancée de la nuit, après avoir semblé hésiter pendant longtemps àprendre une résolution, sans doute d’une haute importance, tout àcoup Delgrès frappa du pied avec colère, s’écria à deux reprisesd’une voix sourde :

– Il le faut !

Il prit son manteau qu’il avait jeté sur unmeuble, s’enveloppa soigneusement dans ses plis et il sortit àgrands pas de la maison de ville.

Où allait-il ? Que voulait-ilfaire ? Nous le saurons bientôt.

Cependant les membres du conseil provisoires’éloignaient rapidement de la Basse-terre ; ils galopaientsilencieusement, pressés les uns contre les autres, sans que lapensée ne leur vint d’échanger une parole.

Le voyage s’accomplit sans accident d’aucunesorte ; vers cinq heures du matin, ils atteignirent laPointe-à-pitre, dont la population était encore plongée dans lesommeil.

Quelques paroles seulement avaient étéprononcées en quittant la Basse-terre, paroles montrant que legénéral Pélage s’était aperçut plus peut-être que ne le supposaientses compagnons, de l’attitude sombre du commandant Delgrès, et quela prudence seule l’avait retenu et empêché de lui manifesterclairement son mécontentement.

– Le commandant Delgrès ne m’a pas paruextraordinairement joyeux en apprenant l’arrivée del’expédition ? avait dit avec intention M. Frasans augénéral.

– Vous croyez, avait répondu celui-ci avec unfin sourire ; c’est possible, je ne l’ai pas remarqué ;c’est vrai que j’étais très-préoccupé en ce moment ; jesongeais que nous nous trouvions à douze longues lieues de laPointe-à-pitre, où il nous fallait arriver à tous risques ;que notre escorte est faible ; que nous avons à franchir deschemins défoncés, où quelques hommes résolus suffiraient pour nousbarrer le passage et s’emparer de nous ; je vous avoue qu’aulieu d’essayer de découvrir les pensées secrètes du commandantDelgrès, je cherchais dans ma tête les moyens d’arriver à toutprix, sain et sauf, avec les membres du conseil provisoire, del’autre côté de la rivière Salée.

M. Frasans baissa la tête et il sedispensa de répondre ; il avait compris.

Le matin, vers dix heures, un bâtiment léger,sur lequel s’étaient embarqués les députés auxquels, sur l’ordre dugénéral Pélage, s’étaient joints les capitaines Prud’homme et deChatenoy, ainsi que les douze pilotes jurés, appareilla de laPointe-à-pitre et mit le cap au large.

Ce navire allait à la recherche de l’escadrefrançaise.

Le capitaine Prud’homme était porteur d’unelettre du général Pélage pour le commandant en chef del’expédition ; le capitaine de Chatenoy devait en remettre unede M. de la Brunerie à son parent le général Gobert.

Après avoir battu la mer et couru des bordéespendant toute la journée, le léger bâtiment n’ayant découvertaucune voile, regagna le port à la nuit close et mouilla en dehorsde la passe.

Le lendemain au point da jour, il remit sousvoiles.

Cette fois, il fut plus heureux ; debonne heure, il atteignit la flotte française.

Cette flotte marchait en ligne debataille ; elle était composée de deux vaisseaux : leRedoutable et le Fougueux, de soixante-quatorzecanons ; de quatre frégates : la Volontaire, laRomaine, la Consolante et la Didon, decinquante-trois canons ; de la Salamandre, devingt-six canons ; puis trois transports de charge. Ainsi quel’Œil-Gris l’avait annoncé à M. de la Brunerie, elleportait environ quatre mille hommes de troupes de débarquement.

La frégate la Pensée avait étéexpédiée de la Dominique, au devant de la division française etcomme cette frégate battait pavillon amiral à son mât d’artimon, cefut sur elle que l’aviso guadeloupéen mit le cap.

La frégate mit en panne pour l’attendre,manœuvre imitée aussitôt par toute l’escadre.

L’aviso atteignit la frégate vers midi.

Le général Richepance se trouvait à bord de laPensée : à cette époque, il avait trente-deux ans àpeine ; le portrait que mademoiselle de la Brunerie avaittracé de lui au Chasseur était d’une exactitude rigoureuse ;nous le compléterons d’un seul mot : il y avait entre lui etle général Kléber son émule et son ami, une grande ressemblancephysique et morale.

Au moment où les députés montèrent à bord, legénéral Richepance se promenait à l’arrière de la frégate, encompagnie du vice-amiral Bouvet et du général Gobert.

En apercevant la députation qui se dirigeaitvers lui, le général s’arrêta, fronça les sourcils et attendit sonapproche, les deux mains appuyées sur la poignée de son sabre, dontl’extrémité du fourreau reposait sur le pont.

Un coup d’œil avait suffi aux députés pourreconnaître parmi les officiers se pressant derrière le général enchef, plusieurs émissaires de l’ex-gouverneur Lacrosse, envoyés parlui de la Dominique, sans doute dans le but de le porter à desmesures de rigueur contre les Guadeloupéens, malgré toutes lespreuves d’obéissance qu’il recevrait de leur part.

Cependant cette découverte ne découragea pasles députés ; ils s’approchèrent du général Richepance, lesaluèrent respectueusement et attendirent, chapeau bas, qu’il luiplût de leur adresser la parole.

Il y eut un instant de silence pénible.

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?demanda, enfin le général d`une voix rude.

– Citoyen général, répondit le député duconseil Frasans, chargé par ses collègues de parler en leur nom,nous sommes les délégués des habitants notables de l’île de laGuadeloupe ; nous venons, vers vous, en leur nom, pour vousassurer du dévouement de la population entière de la colonie, et dela joie sincère que lui fait éprouver la nouvelle de votrearrivée.

– Puis-je avoir confiance en des traîtres, endes rebelles qui ont renversé le capitaine général nommé par legouvernement ? reprit le général avec encore plus derudesse.

– Ceux qui nous ont représentés à vos yeuxsous ce jour odieux, général, répondit fièrement le chef de ladéputation, sont eux-mêmes des traîtres et des rebelles quiprétendaient livrer notre belle et fidèle colonie aux émissaires dugouvernement britannique. Ces hommes, indignes du nom de Français,méritaient la mort, général, nous les avons exilé ;aujourd’hui ils essayent de nous calomnier auprès de vous.

– Les traîtres et les calomniateurs n’ont pasaccès auprès de moi ; de telles accusations sont graves,prenez-y garde, citoyens.

– Nous sommes prêts à subir les conséquencesde nos paroles, général, au besoin, nos actions répondront pournous ; nous avons foi entière en votre justice et surtout envotre impartialité, répondit sans s’émouvoir le chef de ladéputation.

– Ni l’une ni l’autre ne vous failliront, dèsque j’aurai des preuves non équivoques de votre loyauté.

– Lisez ces proclamations annonçant votreavivée, général, elles vous feront, mieux que nous ne saurions lefaire, connaître l’esprit qui anime la population.

Et le citoyen Frasans présenta au général unpaquet de la proclamation adressée, deux jours auparavant, par leconseil provisoire, aux habitants de la colonie.

Le général accepta la proclamation et la lutattentivement.

Tous les regards étaient fixés avec anxiétésur le visage sévère du général ; un silence du mort régnaitsur la frégate ; on n’entendait d’autre bruit que celui de lamer, dont les lames se brisaient contre les flancs du navire, et lesifflement continu du vent à travers les cordages.

Les émissaires secrets de Lacrossecommençaient intérieurement à se sentir mal à l’aise ; lacontenance à la fois ferme et modeste des membres de la députationles effrayait. Ils craignaient que le général ne découvrit leurshonteuses manœuvres ; et ne reconnut la vérité, que, par tousles moyens, ils essayaient de lui cacher.

Enfin, le général Richepance releva latête.

– Cette proclamation m’engagerait peut-être,dit-il, à montrer de l’indulgence, car les termes dans lesquelselle est conçue sont, je dois en convenir, dignes, généreux ettémoignent d’un ardent patriotisme ; je sentirais ma colères’éteindre, si je ne lisais parmi les signatures apposées au bas decette feuille, le nom d’un homme à la fidélité duquel il m’estimpossible d’avoir confiance.

– M’est-il permis, citoyen général, de vousdemander le nom de l’homme dont vous suspectez ainsi laloyauté ?

– Ce nom, citoyen Frasans, reprit la généralRichepance avec une colère contenue, est celui du chef de brigadeMagloire Pélage.

– Général, l’homme dont vous venez deprononcer le nom, répondit fièrement le chef de la députation, estle serviteur le plus dévoué de la République, le caractère le plusbeau, le cœur le plus grand qui soit dans toutes les Antillesfrançaises ; c’est à son énergie seule, à son courage, à sonpatriotisme éclairé que nous devons d’avoir sauvé la colonie et del’avoir conservée à la France.

– Brisons là, citoyen, reprit brusquement legénéral, le chef de brigade Pélage est, quant à présent, hors decause.

Et, jetant dédaigneusement la proclamation surun banc de quart :

– Ce gage que vous venez de me donner de lasoumission des habitants de la Guadeloupe ne me suffit pas,ajouta-t-il.

– Général, répondit le député avec un accentde tristesse digne et sévère, je vous jure sur mon honneur, sur mafoi, sur mon ardent amour pour la patrie, je vous jure, dis-je, quevous vous trompez sur nos intentions ; les habitants, la forcearmée, tous les citoyens forment le même vœu ; les uns et lesautres attendent avec une égale Impatience le délégué dugouvernement pour lui obéir sans réserve et avec toutl’empressement d’un peuple qui se fait un point d’honneur, unesorte de religion de prouver sa fidélité.

– Ces protestations peuvent être vraies,citoyens, reprit le général avec hauteur ; mais, dans lescirconstances où nous nous trouvons placés, vous et moi, en cemoment, elles ne sauraient me satisfaire ; il me faut unegarantie de la fidélité des Guadeloupéens.

M. Frasans sourit avec amertume, enéchangeant un regard de douleur avec ses collègues.

– Ce gage de notre loyauté que vous exigez,répondit-il, nous sommes prêts à vous l’offrir, général.

– Quel est-il ?

– Nous nous proposons de demeurer en otages àvotre bord.

– Vous feriez cela ? s’écria le généralavec surprise, presque avec intérêt.

– Nous sommes prêts ! répondirent lesmembres de la députation d’une seule voix.

– Songez que vos têtes me répondront dupremier coup de fusil qui sera tiré[1], reprit legénéral Richepance avec un accent terrible de menace.

– Que nos têtes tombent, mais que notre payssoit sauvé, répondit gravement le chef de la députation, nousaurons payé notre dette à notre patrie.

– Je demande, en ma qualité d’aide de camp dugénéral Pélage, si malheureusement méconnu, dit fièrement lecapitaine Prud’homme, à rester, moi aussi en otage, pour répondredes intentions pures et patriotiques de mon chef.

Et il vint se placer derrière les membres dela députation.

Nous avons déjà dit les noms de ces généreuxcitoyens, nous les répéterons ici ; de tels noms ne doiventpas être laissés dans l’oubli.

C’étaient les citoyens : Frasans,Darbousier, Sevin, Mouroux et Prud’homme.

Ils donnèrent, ce jour-là, un grand exemple dedévouement, non seulement à la France, mais au monde entier.

Le général Richepance s’était tourné vers lecapitaine Prud’homme.

– Vous êtes aide de camp du général Pélage,capitaine ! lui demanda-t-il.

– Oui, mon général j’ai cet honneur, réponditnettement le capitaine.

– Ah ! Et comment se fait-il que vousayez accompagné cette députation ?

– Parce que, mon général, je suis porteurd’une lettre à votre adresse.

– De quelle part ?

– De la part du général. Pélage, mongénéral.

– Donnez.

Le capitaine présenta un pli cacheté augénéral.

Cette lettre, beaucoup trop longue pour êtrereproduite en entier, se terminait par ces mots :

« …Je le charge, – le capitainePrud’homme, – de vous présenter particulièrement mes devoirs et devous demander vos ordres ; j’irai les prendre moi-même àl’endroit qu’il vous plaira de m’indiquer, pour connaître aussi vosintentions sur l’heure à laquelle vous voudrez être reçu.

» Vous nous apportez la paix, général,suite des triomphes des braves armées de la République. Honneur aupeuple français ! Honneur et gloire au gouvernement de laRépublique !

» Salut et respect,

» Magloire PÉLAGE, »

– Des mots ! des mots ! desmots ! dit le général Richepance en froissant le papier aveccolère, en parodiant, sans y songer, Hamlet, prince deDanemark.

– Mon général, les faits ont appuyé et ilsappuieront encore les mots, lorsque besoin sera, répondit lecapitaine Prud’homme.

Le général Richepance haussa dédaigneusementles épaules ; pendant deux ou trois minutes ; il marchaavec agitation sur le pont ; soudain il s’arrêta devant lesdéputés qui se tenaient calmes, froids, respectueux, en face delui ; il les regarda un instant avec une fixité étrange, etd’une voix dans laquelle on sentait gronder la tempête :

– Songez-y, dit il, c’est peut-être à la mortque vous marchez !

– Nous sommes prêts à la recevoir, général,répondit froidement le chef de la députation.

– Eh bien donc, que votre volonté soit faite.Citoyens, vous serez mes otages !

– Je vous remercie en mon nom et en celui demes collègues, général, répondit simplement M. Frasans.

– C’est bien, dit le général.

Et, s’adressant à un officier placé près delui :

– Conduisez ces cinq personnes dans la grandechambre de la frégate, ajouta-t-il ; je veux qu’elles soienttraitées avec les plus grands égards.

Les députés, saluèrent et suivirent l’officieren traversant la foule qui s’écarta et se découvrit avec respectsur leur passage.

Ils disparurent dans l’intérieur dubâtiment[2].

En ce moment, le général Richepance aperçut lecapitaine de Chatenoy.

– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il ;comment se fait-il que je ne vous aie pas vu encore ?

– Général, répondit le capitaine, je suis aidede camp du général Pélage et cousin du citoyen de la Brunerie,parent du général Gobert ; je suis venu apporter à notreparent, le général Gobert une lettre du citoyen de la Brunerie.

– Ah ! fit le général en pâlissantlégèrement.

Le capitaine s’inclina.

– Mon cousin, le citoyen capitaine deChatenoy, que j’ai l’honneur de vous présenter, général, vous a ditl’exacte vérité, dit le général Gobert en s’approchant.

– Je n’ai pas douté de la parole du capitaine,reprit Richepance avec effort.

Et il ajouta, sans songer à ce qu’ildisait :

– Vous êtes donc parent du citoyen de laBrunerie, mon cher général !

– J’ai cet honneur, général, répondit Gobertun peu surpris.

– Et vous aussi, à ce qu’il paraît,capitaine ?

– Oui, général.

– Eh ! très-bien. Le citoyen de laBrunerie est, m’a-t-on assuré, un des plus riches planteurs de laGuadeloupe ; il jouit d’une grande influence dans l’île.

– En effet, mon général, et cette influence,il en a toujours usé pour servir sa patrie.

– Je le sais, capitaine. Le citoyen de laBrunerie est un patriote pur et dévoué. Vous êtes libre deretourner à terre quand il vous plaira, capitaine. Rapportez augénéral Pélage ce que vous avez vu ici, et n’oubliez pas de dire aucitoyen de la Brunerie, et aux autres créoles notables de l’île,que le générai Richepance est animé des meilleures intentions àleur égard ; que son plus vif désir est de rétablir l’ordredans la colonie, sans effusion de sang.

Les assistants se regardaient avecétonnement ; ils ne comprenaient rien à ce revirement subit,surtout à la façon presque amicale dont le général causait avecl’aide de camp de l’homme envers lequel il s’était montré si sévèreun moment auparavant.

– J’ai l’honneur de prendre congé de vous mongénéral.

– Allez, capitaine, reprit Richepance ;n’oubliez pas une seule de mes paroles ; ajoutez de ma part augénéral Pélage que je serai heureux de reconnaître a que l’on m’atrompé sur son compte.

En prononçant ces mots, le général promenaautour de lui un regard qui fit pâlir et se baisser les fronts lesplus hautains.

Le capitaine quitta la frégate.

Deux heures plus lard, il débarquait à laPointe-à-pitre, et, sans y rien changer, il rendait compte augénéral Pélage de ce qui s’était passé à bord de la frégatela Pensée.

– Il n’a rien dit de plus ; demandacelui-ci lorsque le capitaine eut terminé son long récit.

– Non, mon général, rien d’autre.

Le général Pélage sourit doucement.

– Je m’attendais à tout cela, reprit-il. Ehbien, puisque le général Richepance ne veut pas croire à nosprotestations, mon cher capitaine, nous lui donnerons les preuvesqu’il demande, voilà tout.

Les députés du conseil provisoire avaientabordé la frégate la Pensée et étaient montés à son bordau moment où l’escadre avait le cap sur la terre et se préparait àdonner dans les passes.

La brise était faible, bien que favorable,aussi, sur les instances du général en chef ; qui avait hâtede descendre à terre, le vice-amiral Bouvet se résolut à exécuterle plan conçu entre eux, aussitôt que les députés eurent étéretenus en otages, et réunis dans la grande chambre de lafrégate.

Voici quel était ce plan :

Le général Richepance, convaincu, malgré lesprotestations qui lui avaient été faites, que les habitantsopposeraient une vive résistance au débarquement des troupes,avaient résolu de forcer à tout prix l’entrée de la Pointe-à-pitreavec les frégates, sous les feux croisés del’Îlet-à-Cochon et des forts Fleur-d’Épée etUnion.

Les deux vaisseaux ne pouvant, à cause de leurtirant d’eau, entrer dans le port, reçurent l’ordre de mouillerdans le Gosier, de mettre à terre leurs troupes qui, aussitôtdébarquées, marcheraient au pas de course sur le fortMascotte, l’enlèveraient, prendraient ainsi le fortFleur-d’Épée à revers et couperaient toute communicationsavec les redoutes Baimbridge et Stewinson.

Pendant ce temps, les autre troupes débarquéesà la Pointe-à-Pitre même, après avoir forcé la passe, marcheraient,sans perdre un instant à la gabare de la rivière Salée ets’empareraient des deux forts de la Victoire etUnion.

Ce plan, très-simple, était d’une exécutionsinon facile, mais tout au moins presque certaine avec de bonnestroupes, et celles que Richepance amenait de France avec luiétaient excellentes.

Seulement, il arriva une chose à laquelle legénéral en chef était fort loin de s’attendre, malgré lesassurances réitérées des membres de la députation coloniale etcelles du général Magloire Pélage ; cette chose donna àréfléchir au commandant en chef et opéra dans les résolutions qu’ilavait prises d’abord un changement complet. Toutes les dispositionsd’attaque furent inutiles.

Les frégates franchirent la passe à ranger lesbatteries, sans que celles-ci les saluassent d’un seul coup decanon ; lorsqu’elles approchèrent des quais et que les troupeseffectuèrent leur débarquement, elles virent toute la populationpressée sur les quais, les troupes coloniales rangées en bel ordre,et tous accueillirent les soldats, un peu honteux d’une telleréception, après ce qu’on leur avait annoncé, en agitant leurschapeaux et leurs mouchoirs avec les marques du plus vifenthousiasme, et en criant à tue-tête et à qui mieuxmieux :

– Vive la République ! vivent nos frèresd’Europe !

En même temps que, sur un geste de Pélage, lamusique militaire attaquait vigoureusement la Marseillaise dont lafoule chantait les paroles héroïques avec des trépignementsfrénétiques et de véritables hurlements de joie.

Il était impossible de résister à une aussicordiale réception ; aussi tout fut-il mis sur le compte d’unmalentendu, et l’on fraternisa.

Cela ne valait-il pas mieux que d’échanger desboulets et des balles ?

Malheureusement tout n’était pasfini !

L’avenir était gros d’orages !

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