Le Chasseur de rats

Chapitre 4Ce que l’on est convenu, aux colonies, de nommer unehabitation

Le quartier de Bouillante se nommaitautrefois l’Îlet à Goyave ; selon toutesprobabilités, il doit son nom actuel à la chaleur de sesfontaines.

Ce quartier, hâtons-nous de le dire, un desplus pittoresques de la Guadeloupe, commence à la pointe nord-ouestde l’anse à la Barque.

En quittant le fond de cette anse, on gravitune morne assez élevé, mais surtout d’accès difficile, par unchemin étroit, pierreux, coupé de ruisseaux et de ravinsprofonds ; ce chemin se rapproche insensiblement du bord de lamer, serpente presque toujours sur une falaise escarpée et conduità Bouillante.

Plus que dans toute autre partie de lacolonie, le sol de ce quartier paraît avoir été récemmentbouleversé et travaillé par l’action puissante des feuxsouterrains ; il est excessivement accidenté, et offre presqueà chaque pas des particularités bizarres, fort intéressantes aupoint de vue scientifique, mais en général assez désagréables pourses habitants ; il s’y trouve plusieurs sources d’eaubouillante, dont une jaillissant à une dizaine de mètres dans lamer ; par un seul jet d’environ quinze centimètres de tour,s’élance à une grande hauteur en bouillonnant, et écume l’eau de lamer dans un rayon de plus de vingt-cinq mètres sur deux deprofondeur, à une température assez élevée pour qu’il soit possibled’y faire cuire des œufs ; expérience plusieurs fois tentéeavec succès.

Nous ajouterons que Bouillante est à la foisun des quartiers les plus fertiles, les plus pittoresques et lesmieux cultivés de la Guadeloupe.

C’était dans le quartier de Bouillante ques’élevait la Brunerie, la plus vaste et la plus importante des deuxplantations possédées par le marquis de la Brunerie ; laseconde plantation, nommée d’Anglemont, était située dans laMatouba ; nous aurons occasion d’en parler plus loin.

Dans les Antilles françaises, toutes leshabitations sont construites à très-peu de différence près, sur lemême modèle ; ainsi, en décrivant celle de la Brunerie, nousallons essayer de donner au lecteur une idée de ce que sont cescharmants et populeux villages auxquels, dans les colonies, on estconvenu de donner le nom d’habitations, et dont aucune exploitationagricole de nos pays, si importante qu’elle soit, ne saurait donnerl’idée.

Les chemins qui, de la Basse-terre ou de laPointe-à-Pitre, les deux capitales de l’île, conduisent à laBrunerie, ne ressemblent en rien à sens que nous sommes accoutumésà parcourir en France ; là, tout est primitif, les ingénieursn’y ont jamais passé, la nature seule en a fait tous les frais.

La plupart de ces chemins ont commencé toutsimplement par être des sentiers, tracés et foulés d’abord par lespiétons, élargis par les cavaliers et nivelés ensuite par lescabrouets employés pour le transport des denrées, descannes à sucre, du café, du manioc, etc., etc. De chaque côté deces routes improvisées, s’élèvent des haies de cierges épineuxtrès-serrés les uns contre les antres, et dont on ne se défend qu’àgrand peine à cause de leur tendance obstinée à envahir la route etintercepter le passage.

Après avoir suivi ces chemins ou ces sentiers,comme il plaira au lecteur de les nommer, chemins qui serpentantsur les flancs des mornes, sont coupés de ravines profondes et dontle sol laisse voir à chaque pas les traces récentes de soulèvementvolcanique, la végétation prend tout à coup, au bout de deux heuresde marche, et sans transition aucune, toute sa luxuriantebeauté ; l’on traverse alors un pêle-mêle radieux de sandal,de bois chandelle odorants, d’élégants lataniers dont la tige estdroite comme une flèche et dont les feuilles se déploient comme leslames d’un éventail ; de gaines à fleurs blanches ou bleues,de bois de fer, d’acacias bois dur, nommés dans le pays :tendre à caillou ; des acajous, et tant d’autres dontla nomenclature est impossible.

En sortant de ce délicieux fouillis de fleurset de verdure, on arrive aux pieds des grands mornes ; c’est àla base de cette chaîne imposante que l’habitation de la Brunerieest adossée, au milieu du paysage le plus pittoresque et le plusaccidenté qui se puisse imaginer, et planant au loin sur la merjusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Deux sources assez importantes jaillissaientdu sommet des montagnes tombaient en cascades échevelées, derochers en rochers, et formaient deux ruisseaux, qui, après avoirenlacé l’habitation dans leurs nombreux et capricieux méandres,confondaient leurs eaux, se changeant ainsi en une charmanterivière-torrent, appelée poétiquement : rivière aux Cabris, àcause de ses nombreuses chutes, et qui va enfin se perdre dans lamer, non loin de l’anse à la Barque.

Après avoir suivi une longue et large allée depalmistes aux troncs cannelés, ressemblant à autant de colonnestrajanes, ayant pour chapiteau un merveilleux éventail de feuillesde cinquante pieds, on débouchait près des bâtimentsd’exploitation, la sucrerie et les ateliers ; à droite,parfaitement alignées et formant des rues, se trouvaient les casesdes nègres.

Ces cases, presque toujours construites enbois et recouvertes en vacois, sont généralement composées de deuxpièces assez spacieuses, dont l’une sert de cuisine et l’autre dechambre à coucher.

Toutes ces cases ont un petit jardinpar-derrière.

Ces bâtiments, coquettement installés, étaiententourés d’un pêle-mêle de grands et beaux arbres au milieudesquels ils semblaient se cacher ; des fromagersgigantesques, des sabliers dont le fruit en forme de boite àcompartiments détone comme une décharge d’artillerie des cassiersdont les gousses immenses pendent et babillent sous l’effort duvent, des manguiers superbe, puis un véritable fouillis decitronniers ; grenadier orangers, goyavier limoniers etlauriers-roses, sans parler des bananiers touffus chargés d’énormesrégimes de leurs fruits savoureux, et des cocotiers balançant dansles airs leurs magnifiques parasols ; sous les plus grands deces arbres, on attache, le soir, les bœufs de l’habitation à despiquets ; c’est là qu’ils passent habituellement la nuit.

À quatre cent mètres environs à l’arrière descases à nègres, des ateliers et des bâtiments d’exploitation,s’élevait la Brunerie.

Cette maison était un véritable château dehaut et grand style ; il suffit d’un seul regard pours’assurer qu’il remontait à la grande époque coloniale, alors quele faste des créoles ne reculait devant aune prodigalité, siruineuse qu’elle fût.

Cette habitation était construite en bois. Icinous ouvrirons une parenthèse. À la Guadeloupe, surtout, bien quel’on rencontre de très-belles maisons en maçonnerie, presquegénéralement on construit en bois.

Les forêts de l’île renferment six ou huitessences incorruptibles avec lesquelles on fait des charpentes dontla durée n’a pas de limites ; la moitié au moins des maisonsconstruites en bois à la Guadeloupe datent de l’établissement de lacolonie ; elles ont donc plus de deux sièclesd’existence ; cependant elles sont dans un état tel deconservation qu’on les croirait bâties depuis à peine dix ans.

Nous disons donc que cette maison étaitconstruite en bois ; mais l’architecte en avait tiré un telparti, le ciseau d’un habile sculpteur avait si richement fouilléet si admirablement creusé et découpé ce bois, que la pierren’aurait, certes, pu produire un plus grand effet et offrir un plusbel aspect.

Un double perron de dix marches en marbre, àdoubles rampes forgées et curieusement ornées, donnait accès à unelarge terrasse d’où l’œil embrassait d’un seul regard le panoramaimmense de la grande et de la Basse-Terre, la rivière salée qui lessépare l’une de l’autre, et les petites îles qui semblent sepresser, comme en se jetant, autour de la Guadeloupe.

En avant du château, ainsi que nous l’avonsdit plus haut, se trouvaient les dépendances, formant une espèce decamp circulaire s’arrêtant aux boulingrins et aux parterres d’unparc immense enveloppant l’empiétement le château.

Toutes les maisons des colonies sont établiesde façon à donner de l’air, le premier besoin étant de respirer,leur distribution intérieure est donc invariablement la même ;la Brunerie ne se distinguait pas des autres.

Le château avait quinze larges fenêtres defaçade, mais fenêtres sans vitres et sans rideaux. ; vitrierset tapissiers sont inconnus dans ces contrées, on l’on veut avanttout la libre circulation de l’air.

On pénétrait dans le château de plain-pied, etsans transition, l’on entrait dans une vaste pièce oblongue, qu’onappelait la galerie ; de là on passait dans le salon par degrandes arcades à plein cintre et sans portes.

La galerie et le salon formaient tout lerez-de-chaussée ; les fenêtres étaient garnies de storesVénitiens, qui, malgré le soleil, entretenaient une délicieusefraîcheur.

Les appartements de maîtres occupaient lepremier étage ; ils étaient distribués dans les mêmesconditions d’air et de confort ; un immense balcon circulaire,très-large et à rampe de bois ouvragée, faisait tout le tour duchâteau, auquel il donnait un aspect des plus pittoresques.

Dans la galerie du rez-de-chaussée, sur unimmense guéridon, à dessus de marbre vert, étaient constammentdisposées à profusion toutes les boissons rafraîchissantes,limonades ou autres, connues dans les colonies.

Riches ou pauvre, créole ou Européen, à laseule condition d’être blanc, connu ou inconnu, chacun pouvait seprésenter avec confiance, entrer dans la galerie, dire ou ne pasdire son nom, et être certain d’être cordialement reçu, considérécomme un ami, avoir sa place à table, sa chambre dansl’habitation ; être libre d’y demeurer aussi longtemps qu’illui plairait de prolonger sa visite, sans que jamais sa présenceparaisse à charge aux maîtres de l’habitation.

Au reste, il en est de même partout dans lesAntilles françaises ; l’hospitalité la plus large, la plussincèrement amicale est la loi suprême.

Cette description, bien que très-longue déjà,ne serait cependant pas complète si nous n’entrions point dansquelques détails des mœurs et de la vie intérieure des créoles.

En général, dans toutes les maisons, chacun ason domestique particulier, puis viennent : un cuisinier, deuxblanchisseuses, trois ou quatre couturières, autant de femmes pourles commissions ; une demi-douzaine de négrillons et denégrillonnes, trop gâtés, qui ont leurs maîtres pouresclaves ; et bien d’autres domestiques encore, formant unevéritable tribu d’irréguliers, dont l’emploi n’a jamais pu êtredéfini et ne s’en souciant guère ; toutes les servantes fontce qui leur plaît ; de plus elles sont paresseuses,gourmandes, coquettes, et se couvrent de batiste brodée, de pointde Paris et de bijoux. Après chaque repas, la maîtresse de lamaison va faire manger les domestiques, distribuant elle-même àchacun la part qui lui revient ; sans cette précaution lesplats seraient mis au pillage ; et ce serait une véritablecurée.

Règle générale : tout créole a au moinsun nègre de confiance qui dort dans sa chambre à coucher ; lesdomestiques se couchent sur des matelas jetés sur le parquet, entravers de la porte ou de la fenêtre.

Les créoles vivent, ou plutôt vivaient ainsi,aujourd’hui, grâce à l’émancipation des nègres, les choses doiventavoir changé, perpétuellement au milieu des noirs ; la nuitceux-ci étaient là, étendus près des armes, des bijoux, de l’or etde l’argenterie dont ils savaient très-bien les places ; iln’y avait pas une seule porte ni une fenêtre qui fermât, et àquelques pas à peine de l’habitation, retirés dans leurs cases, setrouvaient au moins trois ou quatre cents nègres armés de haches etde coutelas.

Voilà comme vivaient les créoles avec leursesclaves, à l’époque où se passe notre histoire ; telle étaitl’existence de ces hommes que des négrophiles s’efforçaient dereprésenter comme des maîtres barbares, cruels, oppresseurs de larace noire.

Du reste, il semble que ce soit un parti pris,car de tout temps on a écrit l’histoire de cette façon, plus oumoins véridique.

Aujourd’hui nous ignorons comment les chosesse passent, mais nous sommes convaincu que tout va beaucoup plusmal.

Maintenant, nous reprendrons notre récit, troplongtemps interrompu par cette indispensable description, au pointoù nous l’avons laissé.

Mademoiselle de la Brunerie fit une véritableentrée triomphale dans l’habitation ; tous les noirs étaientéveillés, ils se tenaient, hommes, femmes et enfants, devant leurscases, des torches à la main, et ils saluèrent au passage leurjeune maîtresse de leurs bruyantes et chaleureusesacclamations.

Il était un peu plus de onze heures dusoir ; la nuit était douce, tiède, transparente.

Au lieu de se livrer au sommeil, qui, dansl’état de surexcitation nerveuse où elle se trouvait à la suite detous ces événements, n’aurait probablement pu clore ses paupières,après avoir mis un large peignoir de mousseline blanche sansceinture, elle embrassa sa ménine, jeune négresse de son âge, que,suivant la coutume créole, son père lui avait donnée le jour de sanaissance et qui jamais ne l’avait quittée, lui dit de la suivre etdescendit dans le salon, où elle avait prié l’Œil Gris del’attendre.

La jeune fille s’assit dans un grand fauteuil,dont les pieds posaient sur deux traverses arrondies en croissant,et fit signe à la gentille Flora, sa menine, qu’elle aimaitbeaucoup, de s’accroupir près d’elle sur un coussin.

Elle était ravissante ainsi, Renée de laBrunerie, coiffée d’un madras, enfouie comme un bengali frileuxdans des flots de dentelles, se balançant nonchalamment dans sonfauteuil, tandis que les rayons argentés de la lune se jouaient surson charmant visage et dans le clair-obscur de cette vaste pièceque nulle lumière n’éclairait, autre que celle qui tombait desétoiles, et la faisait ressembler plutôt à une vaporeuse créationossianesque qu’à une créature mortelle.

Le Chasseur, toujours entouré de ses sixratiers, couchés en rond à ses pieds, s’était modestement assis surun tabouret de bambou, et tenait son inséparable fusil appuyécontre sa cuisse.

Après quelques secondes d’un silence quicommençait fort à peser à la jeune fille, elle se pencha légèrementvers son compagnon.

– Vous avez à me parler, n’est-ce pas,père ? lui dit-elle d’une voix câline.

– Qui vous fait supposer cela ?demanda-t-il en souriant.

– Votre conduite de ce soir. N’essayez doncpas de me donner le change, je vous ai deviné.

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je ne veuxpas lutter de finesse avec vous, je m’avoue vaincu àl’avance ; oui, chère enfant, j’ai en effet à vousparler ; de plus, je me suis chargé de vous remettre…

– Quoi ? interrompit-elle vivement.

– Vous le saurez plus tard, gentillecurieuse ; soyez patiente, j’ai d’abord, si vous me lepermettez toutefois, quelques questions à vous adresser.

– Parlez, père.

– Me promettez-vous, ma chère Renée, derépondre franchement à ces questions ?

– Ai-je jamais eu des secrets pour vous,père ? fit-elle avec une moue charmante.

– Jamais, c’est vrai, chère enfant ; maisaujourd’hui ce que j’ai à vous demander est fort grave, etj’hésite, malgré moi, à le faire, je vous l’avoue.

– Pourquoi cela, père ? ne puis-je toutentendre de vous ?

– Oui, certes, chère enfant, mais il s’agitd’un de ces secrets que les jeunes filles enfouissent précieusementau plus profond de leur cœur, et que souvent elles osent à peines’avouer à elles-mêmes.

– De quoi s’agit-il donc, mon ami ?demanda mademoiselle de la Brunerie pendant qu’une légère rougeurcolorait son visage.

– De votre bonheur, Renée.

– De mon bonheur ? murmura-t-elle.

– Oui. Serez-vous franche avec moi ?

– Oh ! ce soir vous êtes cruel pour moi,Hector s’écria-t-elle les yeux pleins de larmes.

– Silence, Renée ! Comment osez-vous,après votre promesse, prononcer ce nom maudit, en ce lieusurtout ? dit le Chasseur d’une voix sourde avec l’expressiond’un ressentiment amer.

– Pardonnez-moi, je vous en prie, cette fauteinvolontaire, mon… ami ; ce nom m’est échappé malgré moi.Jamais, tant que vous n’en aurez pas ordonné autrement, il nereviendra sur mes lèvres, je vous le jure… Me pardonnez-vous ?ajouta-t-elle après un instant de sa voix la plus câline en sepenchant coquettement vers lui.

Le Chasseur lui mit un baiser sur lefront.

– Comment est-il possible de vous garderrancune ? dit-il en souriant, le moyen existe, probablement,mais j’avoue que je ne l’ai pas encore trouvé.

– Et j’espère que vous ne le trouverez jamais,mon bon, mon excellent ami. Eh bien, maintenant que la paix estfaite, pour ma punition, je vous promets la plus entièrefranchise ; interrogez-moi ; demandez-moi ce qu’il vousplaira, je vous répondrai.

Le Chasseur désigna d’un geste muet la jeunenégresse accroupie aux pieds de mademoiselle de la Brunerie.

– Ne craignez rien de Flora, dit vivementRenée ; elle, c’est moi ; nous sommes sœurs de lait etd’âme ; elle connaît mieux mon cœur que je ne le connaismoi-même, n’est-ce pas, mignonne ?

– Vous êtes si bonne et si belle ! Qui nevous aimerait, maîtresse ? répondit la fillette avec uneémotion qui remplit ses yeux de larmes.

– Parlez donc sans réticences, je vous enprie, père.

Il y eut un instant de silence.

– Renée, reprit enfin le Chasseur, savez-vouspourquoi M. Gaston de Foissac a quitté laGuadeloupe ?

– J’étais bien jeune lorsqu’il est parti.

– C’est juste, et s’il revenait ?

– Je le reverrais avec plaisir ; nousavons été, tout enfants, compagnons de jeux et de plaisirs :nous nous aimions beaucoup.

– Vous connaissez les projets ou plutôt lesintentions de votre père à l’égard de ce jeune homme ?

– Très vaguement ; d’ailleurs Gaston estparti, qui sait s’il reviendra jamais ?

– Il est revenu.

– Ah ! fit-elle avec indifférence.

– D’un moment à l’autre vous devez vousattendre à recevoir sa visite ; peut-être espère-t-il que vousne vous opposerez pas aux projets de votre père et que vousconsentirez…

– À être son amie, interrompit-ellevivement ; jamais M. Gaston de Foissac ne sera autrechose pour moi, ajouta-t-elle avec un accent de fermeté qui surpritson interlocuteur.

Il baissa la tête, mais, la relevant presqueaussitôt, il regarda la jeune fille bien en face.

– Renée, lui dit-il nettement, aimez-vous legénéral ?

Il se fit un changement subit dans la jeunefille ; elle sembla se transfigurer ; elle se redressavivement, un éclair jaillit de ses yeux bleus, sa physionomie pritsoudain une expression sérieuse, presque sévère.

– Je l’aime ! répondit-elle d’une voixaussi ferme qu’elle avait un instant auparavant prononcé unecondamnation qui, dans son esprit, était sans douteirrévocable.

– Et lui, vous aime-t-il ?

– Je le crois.

– Il ne vous a jamais déclaré sonamour ?

– Jamais.

– Et pourtant vous y croyez !

– Le mot n’est pas juste, père ; j’ai laconviction, la certitude morale de cet amour ; le général nem’a pas dit : Je vous aime, c’est vrai, mais j’ai deviné sonamour, à l’émotion que j’ai éprouvée en apprenant, ce soir, sonarrivée sur nos côtes ; j’ai compris que c’était pour moiseule qu’il était venu, et je l’ai remercié au fond de mon âme,avec un attendrissement radieux.

Le Chasseur détourna la tête pour cacher sonémotion, puis il reprit après quelques secondes :

– Votre père connaît-t il cette inclination,ma chère Renée ?

– Il l’ignore, père à quoi bon lui raconterles rêves insensés d’une jeune fille ? L’Océan me séparait dugénéral ; connaissant les projets depuis longtemps arrêtés demon père à propos de M. de Foissac, je devais metaire ; l’heure des confidences n’avait pas sonné encore.

– Et maintenant ?

– Maintenant, la situation n’est plus lamême ; M. de Foissac est, dites-vous, de retour à laGuadeloupe ; le général est arrivé, lui aussi ; il mefaut donc prendre une détermination, je n’hésiterai pas. Lorsquej’aurai vu une fois, une seule, le général, qu’il m’aura écrit ouque je me serai expliquée avec lui, je dirai tout à mon père aussifranchement que je vous le dis à vous, mon… ami.

– Bien, très-bien, ma chère Renée !s’écria le vieillard avec émotion ; vous êtes une enfant pureet chaste qui se souvient encore de ses ailes d’ange ; vousserez heureuse, quoi qu’il arrive, je vous le promets, je vous lejure.

– Oh ! que vous êtes bien mon seul et monvéritable ami ! s’écria Renée.

Et, se levant d’un bond, elle se jetaéperdument dans les bras du Chasseur et elle cacha sur sa poitrineson charmant visage inondé de larmes.

– Chère enfant ! murmura le vieillardd’une voix tremblante.

Soudain elle se releva, et se rejetant dansson fauteuil en essuyant ses yeux :

– Je veux vous dire comment je l’ai connu,reprit-elle avec émotion ; c’est bien simple, bien naïf, bienridicule, peut-être, mais c’est à dater de ce jour que j’ai sentibattre mon cœur, et que j’ai commencé à vivre ; jamais je nel’oublierai. Écoutez-moi, vous, mon ami, mon confident.

– Parlez, Renée, je vous écoute avec la plusaffectueuse attention.

– Lorsque le moment arriva où je devaiscompléter mon éducation, mon père voulut, ainsi que c’est lacoutume aux colonies, que cette éducation se terminât en France.Les mauvais jours étaient passés, la prescription et l’échafaudavaient disparu. Mon père me confia au capitaine Laplace, un de nosproches parents, commandant la corvette de l’État laCapricieuse ; il avait reçu l’ordre de retourner enFrance ; je partis avec lui. Le capitaine Laplace était unhomme de cinquante ans à peu près, d’une excellente famille ;il eut pour moi les plus charmantes attentions, et me traitapendant toute la traversée comme si j’eusse été sa fille ; ilvoulut me conduire lui-même à Paris chez madame de Brévannes, matante, qui avait consenti à veiller sur moi, et à me servir de mèrependant mon séjour en France ; madame de Brévannes me reçut àbras ouverts : après m’avoir, pendant quelques jours,conservée près d’elle, pour me faire voir Paris et me laisser mereposer de mon long voyage, elle me mit au couvent du Sacré-cœur,où déjà se trouvaient ses deux filles, Adèle et Laure de Brévannes,couvent qui depuis deux ans s’était établi rue de Vaugirard, sousun nom laïque, car les maisons religieuses n’étaient pas encoreautorisées. De mon séjour dans cette maison, je ne vous dirai rienmon ami ; Adèle et Laure de Brévannes sont deux charmantesjeunes filles de mon âge à peu près, dont je raffolai tout de suiteet qui se lièrent avec moi par la plus tendre amitié ; noschères institutrices étaient remplies d’attention ; j’auraisété parfaitement heureuse si je n’avais regretté si vivement mondoux et riant pays de la Guadeloupe, où la nature est si belle, leciel si bleu, l’air si pur. Hélas ! j’étais une sauvage àlaquelle tout frein, si léger qu’il fût, semblaitinsupportable.

– Pauvre chère enfant ! murmura leChasseur.

– Tous les huit jours, madame de Brévannesvenait voir ses filles et moi au parloir ; deux dimanches surquatre, nous allions passer la journée chez elle, dans son hôtel dela rue de Seine. Madame de Brévannes recevait la meilleurecompagnie, surtout beaucoup d’officiers supérieurs des arméesd’Italie et du Rhin ; parmi ces officiers, qui souvent nepassaient que quelques jours seulement à Paris, il y en avait unpour lequel madame de Brévannes professait une amitié qui allaitpresque jusqu’à l’admiration ; sans cesse elle nous en parlaitdans les termes les plus élogieux ; cet officier était procheparent de madame Dumontheils, amie intime de madame deBrévannes ; c’était un ancien aide de camp de Hoche, fortjeune encore, nommé Antoine Richepance ; il servait alors àl’armée d’Allemagne sous les ordres de Moreau. Madame Dumontheilsne tarissait pas sur le compte de son parent ; elle nousfaisait de lui des récits qui exaltaient notre imagination dejeunes filles, et cela de telle sorte que nous en étions arrivées,Adèle, Laure et moi, à ne plus avoir au couvent d’autre entretienentre nous. Madame Dumontheils riait beaucoup de notre enthousiasmejuvénile pour son parent, dont nous faisions un héros ; ellenous menaçait, d’un air railleur, de lui écrire toutes les belleschoses que nous pensions de lui. Un dimanche, cette dame entra chezmadame de Brévannes, en compagnie d’un jeune officier d’une taillehaute, élégante, bien prise, à la tournure martiale, à laphysionomie à la fois douce, intelligente, loyale et énergique.Avant qu’il eût prononcé un mot, je l’avais reconnu.

– C’était le général Richepance ?interrompit en souriant le Chasseur.

– Oui, père. Il était arrivé la veille àParis, chargé par le général Moreau de présenter aux consuls lesdrapeaux pris sur les Autrichiens à la bataille de Hohenlinden, ausuccès de laquelle le général Richepance avait, disait-on,puissamment contribué. Je me tenais, émue et tremblante, à demicachée dans l’embrasure d’une fenêtre, lorsque, conduit par madameDumontheils, le général s’avança vers moi ; je ne le voyaispas, je ne pouvais le voir, et pourtant je savais qu’ilvenait ; le général s’arrêta devant moi ; il me saluarespectueusement et d’une voix qui résonna délicieusement à monoreille.

– Chère cousine, dit-il à madame Dumontheils,vous m’avez gracieusement présenté à toutes les personnes qui sontdans ce salon ; quant à mademoiselle, permettez-moi de meprésenter moi-même à elle.

Je relevai curieusement la tête.

– Comment ferez-vous, général ? luidemanda un riant madame Dumontheils. Mademoiselle vous est inconnueet je doute…

– Pardon, ma cousine, interrompit vivement legénéral, mademoiselle est, au contraire, une de mes plus chèresconnaissances, je n’ose pas dire amies ; le portrait que, dansvos lettres, vous m’avez fait de mademoiselle Renée de la Brunerieest tellement ressemblant, le souvenir en est demeuré siprofondément gravé dans mon cœur, que je n’hésite pas à priermademoiselle d’agréer mes remerciements les plus respectueux et lesplus sincères, pour le bien qu’elle daigne penser de moi, et dontje suis touché plus que je n’ose le dire.

– Mais c’est une déclaration dans toutes lesrègles que vous faites à mademoiselle de la Brunerie, prenez-ygarde, général ! s’écria madame Dumontheils.

– Je l’ignore, reprit sérieusement legénéral ; je sais seulement que c’est, je le jure,l’expression sincère de ma pensée.

Je levai les yeux sur lui ; nos regardsse rencontrèrent. Nous nous étions compris.

Quatre jours plus tard, le général repartitpour l’Allemagne.

– Vous n’avez plus revu depuis le général, machère Renée ?

– Pardonnez-moi, mon ami, ma confession doitêtre complète. Je l’ai revu deux fois : la première, un anplus tard ; la seconde, deux jours avant mon départ de Parispour retourner en Amérique. Averti par madame Dumontheils que jedevais quitter prochainement la France, le général avait fait troiscents lieues à franc étrier pour venir me dire adieu. Notreentretien fut court.

– Vous partez, mademoiselle, me dit-il ;le cœur ne connaît pas les distances, le souvenir lesannihile ; si loin que vous alliez, je saurai vous yrejoindre ; avant peu vous me reverrez près de vous.

– J’attendrai votre venue, dussé-je attendrevingt ans, répondis-je.

Il s’inclina pour porter ma main à ses lèvres,et il sortit. J’ai attendu, il est venu, j’espère… Voilà toute monhistoire, mon ami.

– Elle est simple et touchante, mon enfant,répondit le vieillard avec émotion. Vous m’avez ouvert votre cœur,je vous en remercie sincèrement.

Il y eut cette fois, un silence assez longentre les deux interlocuteurs ; la jeune fille, encore sous lecoup des souvenirs qu’elle avait ravivés, se laissait doucementaller à ses pensées ; le Chasseur réfléchissait à ce qu’ilvenait d’entendre.

Enfin, au bout d’une dizaine de minutesenviron, le vieillard releva la tête ; il passa la main surson large front comme pour en effacer toute pensée importune et, sepenchant vers la jeune fille :

– Ma chère Renée, lui dit-t-il avec un accentde tendresse paternelle auquel il était impossible de se tromper,j’ai à m’acquitter envers vous d’une mission dont on m’a chargéaujourd’hui même.

– À la Pointe-à-pitre ? demandecurieusement la jeune fille.

– Non, pas positivement, mais près de laPointe-à-pitre.

– Ah ! c’est vrai ; je me lerappelle à présent, vous avez, m’avez-vous dit, quelque chose à meremettre.

– C’est cela même, chère enfant.

– Qu’est-ce donc ? Donnez vite,père ; je brûle de savoir….

Le Chasseur sourit doucement ; il sortitun pli cacheté de sa poitrine.

– Prenez, dit-il en le lui présentant.

– Une lettre ! fit-elle en pâlissant, unelettre ! Qui peut m’écrire, à moi ?

– La signature de cette lettre vousl’apprendra, sans doute.

– Oh ! murmurait-elle, sic’était ?…

– Vous ne vous trompez pas, Renée, elle est delui, répondit doucement le Chasseur.

– De la lumière ! mignonne, de lalumière, vite !… s’écria mademoiselle de la Brunerie d’unevoix vibrante à sa ménine.

Celle-ci bondit sur ses pieds et sortit encourant.

La jeune fille était pâle, chancelante ;une émotion terrible lui serrait le cœur à l’étouffer.

Soudain elle se renversa sur son fauteuil,cambra comme un arc sa taille flexible, rejeta fièrement sa têtecharmante en arrière, deux jets de flamme jaillirent de sesyeux ; elle tendit, par un mouvement automatique la lettre auChasseur, et d’une voix étouffée, presque indistincte :

– Hector ! lui dit-elle, en l’absence demon père, vous seul avez le droit de décacheter cette lettre ;moi, je ne le dois, ni ne le veux ; Renée de la Brunerie nereçoit et ne lit aucun message secret.

Un sourire de triomphe éclaira une seconde lepâle visage du Chasseur ; il prit la lettre sans prononcer uneparole et il la décacheta.

En ce moment, Flora rentra dans le salon,tenant à la main un candélabre allumé.

Le Chasseur se leva ; il s’approcha duguéridon sur lequel la fillette avait posé le candélabre, etparcourut la lettre des yeux, puis il fit un geste de satisfactionet s’écria avec une sincérité de langage auquel il était impossiblede se méprendre :

– Je ne m’étais pas trompé : cet hommeest un grand cœur et une intelligence d’élite.

– Père ! s’écria la jeune fille avecanxiété.

– Écoutez, mon enfant, écoutez ! ce quiest écrit là dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer de nobleet de beau.

– Oh ! fit Renée en joignant les mains etlevant, vers le ciel ses yeux pleins de larmes, je le savais moncœur me l’avait dit !

– Écoutez.

Et il lut ce qui suit :

« Monsieur… »

– Monsieur ! s’écria la jeune fille aucomble de la surprise.

Le Chasseur la regarda un instant avec un douxet tendre sourire, puis il reprit :

« Monsieur, »

« Bien que cette lettre soit en apparenceadressée à mademoiselle Renée de la Brunerie, je sais, tant jeconnais sa pureté d’ange et sa candeur, qu’elle ne sera décachetéeque par son père ou son plus proche parent. J’aime mademoiselle dela Brunerie ; je ne l’ai vue que trois fois, chez madame deBrévannes, à Paris, en présence de plusieurs personnes. Lors de madernière visite, la veille de son départ, je lui jurai de l’allerrejoindre en Amérique ; elle daigna me promettre dem’attendre. Ce que je vous ai dit à vous, monsieur, jamais je n’aiosé le lui avouer à elle ; cependant je suis sûr de son amourcomme elle est j’en suis convaincu, sûr du mien. Si vous êtes lepère de mademoiselle Renée, je vous demande loyalementl’autorisation de lui faire ma cour ; si vous n’êtes pas sonparent je vous prie d’intercéder auprès de M. de laBrunerie, que je n’ai pas encore l’honneur de connaître, pour quecette faveur, à laquelle je tiens plus qu’à ma vie, me soitaccordée ; attendrai avec anxiété, monsieur, la réponse quevous daignerez me faire.

» Agréez monsieur, l’assurance du profondrespect de votre serviteur,

» Général ANTOINE RICHEPANCE

» En mer, à bord du vaisseau amiral leRedoutable.

» Ce 14 Floréal, an X de la Républiquefrançaise, une et indivisible. »

– Oh ! cher, bien cher Antoine !s’écria la jeune fille avec une expression de bonheur impossible àrendre.

En ce moment, le galop précipité de plusieurschevaux se fit entendre au dehors.

Le Chasseur s’approcha de la jeune fille, luimit un baiser au front et la poussant du côté de laporte :

– Retirez-vous, ma chère Renée, lui dit-il,voici votre père qui revient de la Basse-terre, il est inutilequ’il vous voit ; d’ailleurs, j’ai à causer avec lui.

– Et cette lettre ? demanda-t-elle avecanxiété.

– Je la garde, répondit le Chasseur ensouriant.

La jeune fille lui jeta un dernier regard deprière, et elle sortit la main appuyée sur l’épaule de saménine.

Un instant plus tard, M. de laBrunerie et le capitaine Paul de Chatenoy pénétraient dans lesalon.

La demie après onze heures sonnait à unependule en rocaille placée sur un piédouche dans la galerie.

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