Le Double

Chapitre 11

 

Le souffle s’arrêtait dans la poitrine de M. Goliadkine. Ilvolait, comme s’il avait eu des ailes, à la poursuite de son ennemiqui s’éloignait rapidement. Notre héros se sentait plein d’uneterrible ardeur. Tout porte à croire, cependant, qu’en dépit decette terrible ardeur un simple moustique l’eût aisément renversé,d’un petit coup d’aile. En admettant, toutefois, que des moustiquespuissent se trouver à Saint-Pétersbourg à cette époque de l’année.Il se sentait fourbu et, en même temps, entraîné par une forceétrangère absolument indépendante de son corps. Sans cette forceétrangère il n’aurait pu faire le moindre pas, car ses jambesflageolaient et lui refusaient tout service. Hors d’haleine, ilpoursuivait sa course en répétant machinalement : « Tout peutencore s’arranger au mieux, oui, au mieux… ou au pire…

» En tout cas mon affaire est perdue, sans aucun doute… je suisfichu, je suis complètement fichu, c’est certain, irrémissible. Onne peut plus rien y changer… » Et pourtant, au moment où il parvintà agripper le pan du manteau de son ennemi, notre homme, d’un seulcoup, parut ressuscité. On aurait dit qu’il venait de remporter unegrande victoire. L’infâme ennemi avait hélé un fiacre ets’apprêtait à y monter… « Monsieur, Monsieur, hurla notre héros,Monsieur, j’espère que vous… »

– Non, n’espérez rien, je vous en prie – répondit son cruelennemi qui avait déjà un pied dans la voiture. En cherchant àrentrer son autre pied, il l’agitait fébrilement en l’air et avaitbeaucoup de peine à conserver son équilibre. En même temps, ils’efforçait de se dégager de la prise de M. Goliadkine. Mais notrehéros s’accrochait au manteau de son adversaire avec toutes lesforces dont la nature l’avait doté.

– Iakov Petrovitch, je n’en ai que pour dix minutes…

– Je regrette, mais je n’ai pas le temps.

– Convenez vous-même, Iakov Petrovitch… Convenez-en, je vous enprie, Iakov Petrovitch… De grâce, Iakov Petrovitch… voyons… unefranche explication… sans ambages… Une seconde encore, IakovPetrovitch…

– Je n’ai pas le temps, mon très cher, répondit l’hypocriteimposteur.

Son ton de feinte bonhomie décelait néanmoins une familiarité etune grossièreté blessantes ! « Un autre jour, croyez-moi, cesera de tout cœur, je vous le jure. Mais aujourd’hui, c’estvraiment impossible », ajouta-t-il.

« C’est un lâche », pensa M. Goliadkine…

– Iakov Petrovitch, hurla-t-il, plein d’angoisse, IakovPetrovitch, je n’ai jamais été votre ennemi. De méchantes languesm’ont accusé injustement… De mon côté, je suis prêt… IakovPetrovitch. Voulez-vous que nous entrions une seconde… tenez dansce café… Nous nous expliquerons avec tout notre cœur, suivant votresi juste expression de l’autre jour. Nous parlerons un langagefranc et noble… Et vous verrez, tout deviendra clair et net. Maisoui, vous verrez, Iakov Petrovitch, tout s’expliquerainfailliblement.

– Dans ce café ? D’accord, Pourquoi pas ? Entrons doncdans ce café. Mais je pose une condition, une seule, mon chéri,c’est que tout s’expliquera enfin, pour tout de bon. Oui, tout, unefois pour toutes, mon doux ami, dit M. Goliadkine jeune, endescendant du fiacre et tapotant impudemment l’épaule de notrehéros. Ah ! vieux copain, pour toi, je me sens prêt à suivrela petite ruelle, comme tu me l’avais proposé le premier soir, t’ensouviens-tu ?… Ah ! quel malin ce Iakov Petrovitch, ilfait de moi ce qu’il veut, ajouta l’hypocrite compagnon die M.Goliadkine avec un léger sourire, en tournoyant et virevoltantautour de notre héros.

Le café se trouvait dans une petite venelle, éloignée desgrandes rues de la capitale. Au moment où ils y entrèrent,l’endroit était absolument désert. Une Allemande assez corpulenteparut au comptoir, en entendant tinter la clochette de la porte. M.Goliadkine et son digne compagnon passèrent dans la pièce voisine,où un gamin grassouillet, les cheveux taillés ras, s’affairaitautour du poêle, essayant de ranimer le feu avec une brassée decopeaux. À la demande de M. Goliadkine jeune, on apporta duchocolat.

– Une petite femme bien dodue, glissa M. Goliadkine jeune à sonami, avec un clin d’œil malicieux.

Notre héros rougit et se garda de répondre.

– Ah ! excusez-moi, j’ai complètement oublié, continual’autre. Je connais votre goût. Nous sommes friands d’Allemandesminces et sveltes, Monsieur. Mais oui, toi, mon brave IakovPetrovitch, et moi, nous sommes portés sur les minces Allemandes,non dépourvues de charme, toutefois. Nous louons des chambres chezelles, puis nous les séduisons. En échange de leurs petits plats,de leurs soupes à la bière et de leurs soupes au lait, nous leuroffrons notre cœur et quelques traites… Voilà notre façon d’agir.Ah ! sacré séducteur ! Sacré Faublas !…

Ces allusions oiseuses et perfides étaient accompagnéesd’aimables sourires et de cajoleries. L’hypocrite étalait sessentiments amicaux et la joie, qu’il avait à se trouver encompagnie de M. Goliadkine. Mais notre héros n’était pas assezobtus et inexpérimenté pour se laisser prendre à ce jeu, ce quevoyant, l’odieux personnage décida aussitôt de changer de tactiqueet de jouer cartes sur table. À peine eut-il proféré cesignominies, qu’avec la plus révoltante familiarité, l’abjectimposteur tripota longuement l’épaule de son voisin. Non content dece manège, il se lança dans d’autres plaisanteries du plus mauvaisgoût. En dépit de la résistance et des protestations indignées denotre héros, il voulut rééditer son odieux exploit de la veille etlui pincer la joue. Devant une pareille impudence le sang de M.Goliadkine bouillonna. Toutefois notre héros se contint et garda lesilence… Il attendait son heure.

– Ce sont là les arguments de mes ennemis, répondit-il enfin,d’une voix peu assurée, mais gardant la maîtrise de soi.

Au même moment notre héros jeta un regard inquiet vers la porte.Il craignait que son interlocuteur, visiblement très bien disposé,ne se livrât à quelque facétie particulièrement déplacée dans unendroit public et en général intolérable dans une société de bonton.

– Dans ce cas, je m’incline, répliqua très sérieusementl’imposteur à l’affirmation de M. Goliadkine, en posant sa tasse,qu’il avait vidée avec une gloutonnerie indécente. Dans ce cas,ajouta-t-il, nous n’avons plus grand-chose à nous dire… Commentvous portez-vous actuellement, Iakov Petrovitch ?

– Je ne vous dirai qu’une chose, Iakov Petrovitch, déclara notrehéros avec calme et dignité, jamais je n’ai été votre ennemi.

– Humm ! à voir ! Et Petrouchka ? Comment diables’appelle-t-il ? C’est bien Petrouchka, n’est-ce pas ?Oui, c’est cela. Alors comment va-t-il ? Bien, j’espère ?Toujours le même ?

– Il va bien, comme toujours, Iakov Petrovitch, répondit M.Goliadkine passablement surpris. Je ne sais pas ce que je doispenser, Iakov Petrovitch… mais, pour ma part, en toute loyauté eten toute franchise… enfin, convenez-en vous-même, IakovPetrovitch…

– Ouais ! Mais vous savez vous-même, Iakov Petrovitch, voussavez vous-même que les temps sont difficiles, répondit M.Goliadkine jeune, d’une voix triste et expressive, se donnant lesairs d’un homme profondément affligé et repentant, d’un homme dignede commisération. Tenez, je vous prends à témoin, Iakov Petrovitch,ajouta-t-il avec l’évidente intention de flatter notre héros ;vous êtes un homme intelligent, vous saurez juger équitablement…Non, la vie n’est pas un jeu, vous le savez vous-même, IakovPetrovitch, conclut l’hypocrite imposteur sur le ton grave d’unmonsieur intelligent et cultivé, apte à discuter des problèmes lesplus élevés.

– De mon côté, Iakov Petrovitch, répondit avec exaltation notrehéros, de mon côté, je vous parlerai un langage franc et courageux,faisant fi des détours. Je vous dirai jonc, Iakov Petrovitch, entoute sincérité et honnêteté, que je suis absolument innocent… oui,Iakov Petrovitch, je vous l’affirme ; d’ailleurs vous le savezbien vous-même, Iakov Petrovitch. Il s’agit dans notre cas, IakovPetrovitch, d’un malentendu réciproque – tout est possible en cemonde – d’un malentendu aggravé par les jugements de la société,d’une populace aveugle et servile… je vous parle franchement, IakovPetrovitch, je vous répète : Tout est possible… J’ajoute ceci : Sinous consentons à examiner toute cette affaire d’un point de vuehonnête et élevé, j’affirme alors, sans fausse honte, qu’il me serapresque agréable d’avouer certains de mes errements… oui, j’auraismême plaisir à les dévoiler. Vous êtes un homme intelligent ethonnête ; vous savez très bien vous-même tout ce que je vousai avoué. Oui, j’affirme que je suis prêt à tout confesser,honnêtement et sans fausse honte… conclut notre héros avec un airplein de noblesse et de dignité.

– Destin ! Fatalité ! Iakov Petrovitch… mais, laissonstout cela de côté pour le moment. Employons plutôt les courtsmoments dont nous disposons à un entretien plus agréable et plusproductif. Cela convient mieux à deux collègues… D’ailleurs je n’aipas pu placer deux mots durant toute cette conversation… Et cen’est pas de ma faute, Iakov Petrovitch…

~ Ni de la mienne, ni de la mienne, interrompit notre héros avecardeur… J’en prends à témoin mon cœur, Iakov Petrovitch… Ilm’affirme que je ne suis pas responsable de toute cette affaire.Mettons tout cela sur le compte de la destinée, Iakov Petrovitch,ajouta M. Goliadkine d’un ton conciliant. Sa voix s’affaiblissaitde plus en plus.

– Qu’avez-vous ? Comment vous portez-vous en général cestemps-ci ? demanda d’une voix douce l’hypocrite.

– Je, toussote un peu, répondit M, Goliadkine d’une voix plusdouce encore.

– Prenez garde. C’est l’époque des maladies contagieuses. Uneangine est vite attrapée. Pour ma part, je vous l’avoue, je metsdéjà des gilets de flanelle.

– Vous avez raison, Iakov Petrovitch ; on a vite faitd’attraper une angine… Iakov Petrovitch, ajouta notre héros aprèsun court silence ; Iakov Petrovitch, je me rends comptemaintenant de mes erreurs… je me remémore avec attendrissement lesmoments heureux que j’ai eu le plaisir de passer avec vous sous montoit modeste mais, j’ose dire, hospitalier…

– Ce n’est pas ce que vous écriviez dans votre lettre, réponditsur un ton de reproche, parfaitement justifié d’ailleurs, soninterlocuteur.

(En effet, en cette occasion – mais en cette occasion seulement– M. Goliadkine jeune était pleinement sincère et juste.)

– Je me trompais, Iakov Petrovitch… Je vois clairementaujourd’hui que je me trompais… en vous écrivant cette malheureuselettre. J’ai honte de vous regarder, Iakov Petrovitch… Je vous lejure… Tenez, donnez-moi cette lettre. Je vais la déchirer devantvous, Iakov Petrovitch. Et si cela ne vous convient pas, IakovPetrovitch, alors je vous en conjure, lisez-la à l’envers, oui,absolument à l’envers… c’est-à-dire… en lui prêtant des intentionsamicales, en donnant à chaque mot de ma lettre le sens contraire.Je me trompais radicalement, cruellement, Iakov Petrovitch…

– Vous dites ? fit l’hypocrite compagnon d’un air distraitet indifférent.

– J’affirme que je me trompais radicalement, Iakov Petrovitch,et que je suis prêt, sans aucune fausse honte…

– Ah ! Bon, parfait ! Vous vous trompiez, c’estparfait, répondit brutalement M. Goliadkine jeune.

– Voyez-vous, Iakov Petrovitch, j’avais même une idée, déclara,avec noblesse et sincérité, notre héros, sans se rendre compte del’effroyable duplicité de son perfide compagnon… Oui, j’avais alorsl’idée suivante : « Deux êtres absolument identiques ont été créés…»

– Ah ! c’est ça votre idée…

Sur ce, le futile personnage se leva et prit son chapeau. M.Goliadkine se leva également. Il ne s’était pas rendu compte desperfides manœuvres de son ennemi. Il souriait avec noblesse etcordialité. Il cherchait, l’innocent, à choyer, à réconforter sonennemi, à nouer de nouveaux liens d’amitié…

– Au revoir, Excellence, s’écria subitement l’imposteur. Notrehéros tressaillit en voyant l’expression frénétique, presquebacchique du visage de son ennemi. Dans le seul but de s’endébarrasser, il mit deux doigts dans la main que lui tendaitl’indigne personnage. À ce moment… à ce moment l’effronterie de M.Goliadkine jeune dépassa toutes les limites. Il saisit les deuxdoigts offerts, les serra et aussitôt après, sous le nez de notrehéros, recommença son impudente plaisanterie de la matinée. Cettefois, toutes les réserves de la patience humaine étaientépuisées…

Il remettait déjà dans sa poche le mouchoir qui lui avait servià essuyer ses doigts et sortait… M. Goliadkine reprit enfin, sesesprits et se rua à la poursuite de son intraitable ennemi. Cedernier, suivant sa lâche habitude, avait filé… Il était déjà dansla première pièce. Il se tenait près du comptoir, parfaitement àl’aise et avalait imperturbablement des gâteaux, tout en parlantavec affabilité et gentillesse à la pâtissière allemande.

« Pas d’esclandre devant une dame », se dit notre héros. Ils’approcha lui aussi du comptoir, au comble de l’émotion.

– Vraiment cette petite femme n’est pas mal du tout ; qu’enpensez-vous ? fit M. Goliadkine jeune. Tablant sur l’infiniepatience de notre héros il recommençait ses plaisanteriesincongrues.

La grosse Allemande regardait ses deux clients avec des yeuxinexpressifs, couleur de plomb, et un sourire affable. De touteévidence, elle ne comprenait pas le russe. Indigné par les parolesde l’impudent imposteur, incapable de se maîtriser plus longtemps,notre héros, le visage enflammé, se rua sur son compagnon,visiblement décidé à le mettre en pièces et à en finir avec lui,une fois pour toutes. Mais, fidèle à sa manœuvre habituelle, lelâche individu était loin. Il avait bondi et se trouvait déjà surle perron. Le premier moment de stupeur passé, M. Goliadkine courutà toutes jambes derrière son offenseur. Mais déjà ce derniermontait dans un fiacre qui stationnait dans la rue. Le cocher,visiblement, était de mèche avec l’imposteur.

Au même moment la grosse Allemande, voyant ses deux clientsprendre la fuite, poussa un cri aigu et agita de toutes ses forcesla sonnette de la porte. M. Goliadkine, en pleine course, seretourna et lui jeta de l’argent pour payer sa consommation etcelle de son compagnon. Sans attendre la monnaie, il se précipitavers le fiacre. Malgré le retard causé par ce contretemps, ilparvint à nouveau à rejoindre son ennemi. La voiture démarraitdéjà.

Il s’accrocha de toutes ses forces à l’aile de la voiture. Ilcourut ainsi, s’efforçant de grimper à l’intérieur du fiacre, dontson ennemi, de toutes ses forces également, essayait de luiinterdire l’accès. Pendant ce temps, le cocher, à coups de fouet,de rênes et de pied, aussi bien que par ses jurons, encourageait sarosse débile. Contre toute attente, la rosse prit subitement legalop, serrant son mors et ruant des pattes arrière, selon unevieille et déplorable habitude. Enfin notre héros parvint à sehisser dans le fiacre. Le dos contre la banquette du cocher, ilétait nez à nez avec son agresseur ; leurs genouxs’entremêlaient… la main droite de M. Goliadkine agrippaitrageusement le col de fourrure assez délabré du manteau que portaitson cruel et infâme ennemi…

La voiture filait à toute allure. Les deux adversaires auxprises gardaient le silence. M. Goliadkine haletait. La rue étaitcahoteuse. La voiture était violemment secouée et notre hérosrisquait à chaque instant de se rompre les os.

De son côté, son ennemi, loin de se reconnaître vaincu,s’acharnait à faire dégringoler dans la boue M. Goliadkine. Pourcomble de malheur, le temps était affreux. La neige tombait à grosflocons et s’insinuait à l’intérieur du manteau entrouvert de notrehéros. On ne pouvait rien voir à cause de la neige et dubrouillard. Il était impossible de reconnaître les rues queparcourait la voiture, lancée à toute allure. Tout à coup M.Goliadkine eut une impression de « déjà vu ». Pendant quelquesinstants il chercha à se remémorer…

N’avait-il pas déjà pressenti tout cela la veille… dans son rêvepar exemple ?… Son anxiété croissait sans cesse. Elle étaitmaintenant à son paroxysme. Il agonisait. S’accrochantdésespérément à son impitoyable ennemi il voulut crier… mais soncri expira sur ses lèvres… Puis vint un moment d’oubli total. M.Goliadkine eut la vague conscience que tout ce qui lui arrivaitétait incompréhensible, inutile, indifférent… Protester, lutterétait vain et absurde… Au même instant, un cahot malencontreuxchangea la face des choses. Tel un sac de farine, notre héros tombade la voiture et roula dans la boue, en se répétant que tout celaétait vain et qu’il avait eu tort de s’emporter.

En se relevant il s’aperçut que la voiture stationnait dans unecour.

Du premier coup d’œil il se rendit compte qu’ils étaient dans lacour de la maison où habitait Olsoufi Ivanovitch. En proie à uneangoisse intraduisible, il esquissa un mouvement pour suivrel’imposteur, mais s’arrêta à temps, heureusement. Il paya lecocher, sortit dans la rue et se mit à courir à toutes jambes,droit devant lui. La neige tombait toujours en flocons épais. Ilfaisait sombre, humide, brumeux. M. Goliadkine volait, heurtant lespassants, renversant les moujiks, les femmes, les enfants,subissant lui aussi des chocs… Autour de lui, derrière lui,s’élevaient des clameurs, des cris d’effroi, des piaillements… MaisM. Goliadkine ne voulait rien voir, ne voulait rien comprendre… Ilreprit ses esprits à l’approche du pont Semionovsky, après avoirheurté et renversé maladroitement deux marchandes avec tout leurétalage et par la même occasion, après être tombé lui-même. « Cen’est rien, se dit M. Goliadkine, tout peut s’arranger pour lemieux. » Il plongea sa main dans la poche, cherchant un rouble pourdédommager les deux marchandes de la perte des pains d’épice, despommes, des noix et autres marchandises qu’il avait renversées.Mais soudain, un jour nouveau se fit dans son cerveau. Sa maintoucha l’enveloppe que lui avait remise, ce matin même, legreffier.

M. Goliadkine se souvint aussitôt qu’il y avait, non loin de là,une gargote qu’il connaissait bien. Il y courut. Il entra dans lagargote et, sans perdre une seconde, s’installa à une tablequ’éclairait une bougie poisseuse.

Insensible à ce qui se passait autour de lui, sans même prêterl’oreille au garçon qui venait prendre la commande, il fit sauterle cachet et se mit à lire cette lettre qui le plongea dans la plusprofonde stupéfaction :

« Être noble, pour toujours cher à mon cœur,

» Ô toi qui souffres pour moi !

» Je souffre, je me meurs, sauve-moi ! Un intrigant, uncalomniateur, un homme, bien connu pour sa vanité, sa futilité, m’aentourée de ses filets. Il m’a prise au piège et j’ai succombé. Jesuis perdue. Mais il m’est odieux, tandis que toi… On nous aséparés… on a intercepté les lettres que je t’écrivais. Tout celaest l’œuvre de cet infâme individu qui a su mettre à profit sonunique qualité – sa ressemblance avec toi.

» Je sais, en tout cas, qu’un homme, sans être beau, peutcharmer par son esprit, par la générosité de ses sentiments et parla distinction de ses manières…

» Je succombe… on me marie de force… Et c’est mon père, oui, leconseiller d’État Olsoufi Ivanovitch qui mène toute l’affaire.Est-ce le désir de profiter de ma situation dans le monde, de mesrelations… ?

» Mais ma décision est prise, je protesterai, de toutes mesforces et par tous les moyens. Attends-moi ce soir, à partir deneuf heures, dans la cour, juste au-dessous des fenêtres de notreappartement. On donne encore un bal chez nous. Un beau lieutenantdoit venir. Je m’éclipserai, te rejoindrai et nous nous envolerons.Il existe dans notre pays suffisamment d’emplois pour servirutilement la patrie. Et par-dessus tout, souviens-toi mon ami, quel’innocence tire sa force d’elle-même. Au revoir, attends-moi cesoir dans la cour avec une voiture. Je viendrai chercher laprotection de tes bras à deux heures précises.

» Tienne jusqu’au tombeau,

» Clara OLSOUFIEVNA. »

Après avoir lu cette lettre notre héros resta un long momentdans l’hébétude. Ému, angoissé, pâle comme un linge, il arpentaitla pièce, tenant la lettre dans sa main.

Pour comble de malheur, il ne se rendait pas compte qu’il étaitl’objet de l’attention générale. Ses vêtements en désordre, sonémotion mal contenue, sa marche ou plutôt sa course à travers lasalle, les gestes de ses mains, les quelques paroles étranges quilui échappaient inconsciemment, tout cela n’était guère fait pourdisposer les clients en sa faveur. Même le garçon le considéraitavec une certaine méfiance. Quand il reprit ses esprits, M.Goliadkine s’aperçut qu’il se trouvait au centre de la salle ;d’une façon indécente et, pour le moins déplacée, il dévisageait unpetit vieillard d’aspect assez respectable. Ce dernier venait determiner son dîner ; il s’était incliné devant l’icône, etmaintenant, assis sur sa chaise il ne quittait pas des yeux M.Goliadkine. Déconcerté, notre héros parcourut la salle du regard.Il vit alors que tous les yeux étaient braqués sur lui, des yeuxpleins d’animosité. Tout à coup un militaire en retraite, portantun uniforme à col rouge, se mit à réclamer bruyamment Le Messagerde la Police.

M. Goliadkine tressaillit ; son visage s’empourpra.Machinalement il baissa les yeux et se rendit compte de l’indécencede sa tenue. Un homme convenable n’aurait osé arborer une pareillemise chez lui, et à plus forte raison, dans un endroit public. Sesbottes, ses pantalons et tout le côté gauche de sa redingoteétaient maculés de boue. Le soupied droit de son pantalon avait étéarraché. La redingote était déchirée en plusieurs endroits. Enproie à une lancinante anxiété, il revint s’asseoir à la table oùil avait lu la lettre ; il vit aussitôt s’avancer vers lui legarçon. L’homme avait sur le visage une expression insolente etdure. Confus, désemparé, notre héros fixa ses yeux sur la table. Ily avait des assiettes sales, une serviette poisseuse, un couteau,une fourchette, une cuiller…

« Qui est-ce qui a mangé à cette table ? se demanda notrehéros. Moi ? Est-ce possible ? Ah ! tout estpossible. J’ai dîné sans m’en apercevoir. Et maintenant, quedois-je faire ? » Il leva les yeux. Le garçon était devant luiprêt à parler.

– Combien dois-je, mon brave ? demanda notre héros.

Il entendit autour de lui de bruyants éclats de rire. Le garçonlui-même se permit de sourire. M. Goliadkine comprit aussitôt qu’ilvenait de commettre une bévue, une gaffe effroyable. Troublé auplus haut point, il plongea sa main dans sa poche, cherchant unmouchoir. Il avait besoin de faire quelque chose, un gestequelconque pour se donner une contenance. Mais, à sa grandestupéfaction, comme à celle des spectateurs, au lieu du mouchoir,sa main retira de la poche un flacon contenant le médicament quelui avait recommandé quelques jours auparavant ChristianIvanovitch. Une pensée traversa son esprit : « Les médicaments dansla même pharmacie. » Il tressaillit, réprimant à grand-peine un crid’effroi. Son esprit s’éclairait soudain. Le liquide contenu dansle flacon était d’une couleur sinistre, rouge sombre ; il sereflétait lugubrement devant les yeux de notre héros. Tout à couple flacon échappa de ses mains et se brisa.

M. Goliadkine poussa un cri et fit un bond en arrière. Iltremblait de tous ses membres ; la sueur perlait sur son frontet ses tempes : « Ma vie doit être en danger », se dit-il. Dans lachambre régnait un tumulte, un vacarme extraordinaire. On entouraitM. Goliadkine. On lui parlait, on le saisissait par le bras, parles épaules. Lui restait immobile et muet, ne voyant rien,n’entendant rien insensible à tout… Enfin, il s’arracha de sa placeet se rua hors de la gargote. On voulut le retenir. Il bousculatout sur son passage ; inconscient, à bout de forces il sejeta dans un fiacre et se fit conduire chez lui. Dans le vestibuleil rencontra Mikheiev, le gardien de son administration, qui luiapportait une lettre de service « Je suis au courant, mon brave, jesais tout ; c’est un avis officiel », murmura notre hérosabattu, d’une voix terne et lamentable. Il prit l’enveloppe etdonna dix kopecks à Mikheiev. L’enveloppe contenait effectivementune note de service. Elle portait la signature d’AndréPhilippovitch et notifiait à M. Goliadkine d’avoir à remettre àIvan Semionovitch tous les dossiers qui se trouvaient en sapossession.

En rentrant dans son appartement M. Goliadkine tomba surPetrouchka occupé à entasser toutes ses hardes chiffes etguenilles. Aucun doute n’était possible. Petrouchka quittait sonmaître et s’apprêtait à déménager.

Caroline Ivanovna venait de le séduire, il partait remplacerEustache.

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