Le Double

Chapitre 10

 

Incontestablement, les événements de ces deux derniers joursavaient profondément bouleversé M. Goliadkine. Il eut mauvaissommeil ; à vrai dire, il ne parvint pas à fermer les yeuxplus de cinq minutes. C’était comme si quelque mauvais plaisant eûtrépandu dans son lit du crin finement coupé. Il passa la nuitmoitié éveillé, moitié somnolent, se retournant sans cesse, passantd’un côté à l’autre, geignant, grognant, sombrant pour un instantdans le sommeil pour se réveiller aussitôt après. Il était en proieà une étrange anxiété, assailli sans relâche par d’informessouvenirs, par de monstrueuses visions.

Rien ne manquait à cette nuit « cauchemaresque »… Tantôt, dansune mystérieuse pénombre, apparaissait devant lui le visage d’AndréPhilippovitch, un visage morose, sévère, avec un regard dur,impitoyable et, sur les lèvres, toute prête, une réprimande sècheet glaciale… M. Goliadkine voulait s’approcher de lui pour essayerde se disculper d’une façon ou d’une autre, pour tenter de luidémontrer qu’il n’était pas tel que ses ennemis le décrivaient,qu’il était au contraire un homme comme les autres et possédait, enoutre de ses qualités innées, d’autres avantages substantiels… Maisà ce moment apparaissait un autre personnage facilementreconnaissable à son rictus infâme. En un tournemain il parvenait àréduire à néant toutes les tentatives de notre héros, se servantpour cela, de quelque stratagème crapuleux. Sous les yeux de M.Goliadkine cet odieux personnage jetait le discrédit sur saréputation, bafouant son amour-propre, le traînant dans la boue,enfin, usurpant sa place dans le service et dans la société… Tantôtnotre héros ressentait une démangeaison sur le crâne, résultat dequelque chiquenaude qu’on venait de lui octroyer. L’incidents’était déroulé dans un endroit public, peut-être même dans lesbureaux de l’administration. Il avait été incapable de relevercette offense… Pendant que notre héros se creusait la tête pourcomprendre pour quelle raison il avait été incapable de protestercontre un tel affront, le souvenir de la chiquenaude prenaitinsensiblement une nouvelle forme.

C’était maintenant le souvenir de quelque lâcheté quil’obsédait, de quelque lâcheté infime ou relativement d’importance.Il ne savait pas très bien s’il s’agissait de quelque chose dont ilavait été témoin ou dont on lui avait parlé. Mais cette lâcheté,peut-être l’avait-il commise lui-même, peut-être même luiarrivait-il de la commettre fréquemment et à des finshonteuses ?… Peut-être aussi sans aucune raison, par hasard,par pudeur ou par impuissance ?… Pourquoi l’avait-il commise,oui, pourquoi ?… Au fond M. Goliadkine savait parfaitementpourquoi.

À ce point, M. Goliadkine se mettait à rougir au milieu de sonsommeil. Il cherchait à faire taire sa honte. Il affirmait enbalbutiant : « Il est nécessaire de montrer de la fermeté decaractère, oui, une grande fermeté de caractère, c’est cela… etensuite… Mais que signifie la fermeté de caractère ?… À quoisert de faire appel à la fermeté de caractère maintenant ?… »Mais, ce qui irritait prodigieusement M. Goliadkine, c’était qu’àce moment même apparaissait à nouveau le même personnage hideux.L’avait-on appelé ? Venait-il de lui-même ? L’affairen’était-elle pas déjà réglée ? Toujours est-il qu’ilsurgissait avec son affreux rictus et se mettait, lui aussi, àmarmonner avec un infâme sourire : « De quelle fermeté de caractères’agit-il ? Quelle fermeté de caractère avons-nous, IakovPétrovitch, toi et moi ?… »

Ensuite, M. Goliadkine se vit en compagnie de gens réputés pourleur intelligence et leur raffinement. Lui-même brillait par sonextrême politesse et son esprit, il avait conquis toutel’assemblée. Il était même parvenu, à sa grande satisfaction, àséduire quelques-uns des ennemis qui se trouvaient là. Il étaitsans conteste le roi de la soirée… Suprême honneur, M. Goliadkineentendit le maître de la maison faire son éloge à un des invitésqu’il avait pris à part. Il en fut ravi… Mais soudain, sans rime niraison, surgissait à nouveau ce personnage hideux et cruel. En untournemain, M. Goliadkine jeune renversait la situation. C’en étaitfait du triomphe et de la gloire de notre héros. Son homonymel’éclipsait, le tramait dans la boue. Pis encore, il le faisaitpasser au rang d’une copie, dont lui-même était le brillantoriginal. Il démontrait péremptoirement que notre héros n’était pasl’homme qu’on pouvait s’imaginer d’après les apparences et, qu’enconséquence, il devait être exclu de toute société brillante etdistinguée. Cette scène s’était déroulée avec une telle rapiditéque notre héros n’avait même pas eu le temps d’ouvrir la bouche.Déjà les invités étaient acquis, corps et âmes, à son infâme sosie.Avec le plus grand mépris, ils s’écartaient du malheureux M.Goliadkine. Aucun ne résistait à l’envoûtement de l’imposteur. Illes accaparait tous, l’un après l’autre, du plus brillant au plusinsignifiant. Cet être faux et vaniteux savait employer les plusdoucereuses flatteries pour arriver à ses fins. Il manœuvrait avectant de douceur et d’habileté que son interlocuteur s’attendrissaitimmédiatement et, en signe de profonde satisfaction, se mettait àrenifler et à verser des larmes d’émotion. Et tout cela étaitinstantané. La rapidité d’action de cet individu louche et vainétait stupéfiante. À peine a-t-il fini de tourner autour de l’un, àpeine l’a-t-il conquis par ses flagorneries, que le voilà déjàauprès d’un autre. Encore quelques basses flatteries récompenséespar un sourire aimable et notre homme, prenant appui sur une de sespetites pattes courtaudes et en vérité assez raides, s’élance versun troisième. Nouvelles flatteries, nouvelles démonstrations detendresse. À peine a-t-on le temps de faire ouf, qu’il est déjàauprès d’un quatrième qu’il entreprend avec le même succès… Celatient du prodige et de la sorcellerie… Tous l’accueillent avecjoie, avec affection, le portent aux nues. Tous proclamenthautement que ses bonnes manières et son esprit satiriquesurpassent largement ceux de l’authentique M. Goliadkine. Notrepauvre héros, notre innocent héros est humilié, bafoué, honni. Onrepousse, on accable, on distribue des chiquenaudes à cet homme siplein de compassion et d’amour pour son prochain…

Angoissé, horrifié, tremblant de rage, notre malheureux héros seprécipite dans la rue. Il cherche un fiacre. Il veut volerimmédiatement chez Son Excellence, ou, à défaut, chez AndréPhilippovitch… Mais, comble de malheur, aucun cocher n’accepte deconduire M. Goliadkine. Ils lui disent : « Non, monsieur, il estimpossible de conduire, en même temps, deux êtres absolumentsemblables. Un homme honnête qui désire vivre honnêtement ne doitpas avoir un double. » Délirant de rage, M. Goliadkine regardeautour de lui et constate que les cochers et Petrouchka, qui setrouve parmi eux, ont incontestablement raison. Son immonde sosieest à deux pas de lui. Fidèle à son odieuse habitude, il s’apprêtedéjà à commettre quelque nouvelle indécence. Oui, cet odieuximposteur, qui à chaque occasion fait miroiter sa bonne éducationet la noblesse de ses sentiments, va, en cet instant si dramatique,commettre une action indigne et ne témoignant certes pas d’uneéducation raffinée.

Au comble de la honte et du désespoir, notre malheureux héros –l’authentique M. Goliadkine – s’enfuit… Il court droit devant lui,à l’aveuglette, sans savoir où il va… Mais à chaque pas qu’il fait,chaque fois qu’il foule l’asphalte du trottoir, surgit à ses côtés,comme s’il sortait de terre, un nouvel ennemi, un nouveau M.Goliadkine, l’imposteur, toujours aussi affreux, infâme, répugnant.Et ces êtres, tous semblables, se mettent aussitôt à courir, l’underrière l’autre. On eût dit des oies, en file indienne, lancéesaux trousses de notre héros. Il ne sait plus où fuir. Il ne saitplus comment échapper à tous ces Goliadkine qui le poursuivent.Notre infortuné héros est hors d’haleine. Bientôt il est cerné detous côtés par une multitude de ces êtres, qui sont toussemblables. Ils sont des milliers, ils sont partout, ilsenvahissent toutes les rues de la capitale. Voyant ce scandaleuxencombrement, un agent de police se voit dans l’obligation de lesempoigner par le col et de les enfermer dans un poste de policevoisin… Glacé d’effroi, les membres engourdis, notre héros seréveilla… et… constata que la réalité n’était guère plusséduisante… C’était insupportable… Sa gorge se serrait… Il luisemblait que quelqu’un lui dévorait le cœur… M. Goliadkine ne putsupporter plus longtemps ce supplice.

« Cela ne s’accomplira pas », hurla-t-il avec conviction, en seredressant. Aussitôt qu’il eût poussé cette exclamation, ils’éveilla complètement.

La matinée semblait assez avancée. Il faisait inhabituellementclair dans la chambre. D’épais rayons de soleil filtraient àtravers les vitres rehaussées de fleurs de glace et se répandaientdans la pièce. M. Goliadkine en fut fort surpris. Le soleil n’avaitpas l’habitude de lui rendre visite avant midi, et ne s’étaitjamais permis pareille dérogation en sa faveur, autant que M.Goliadkine pouvait s’en souvenir. À peine eut-il le temps de s’enétonner qu’il entendit dans la pendule le déclenchement précurseurde la sonnerie. « Ah ! voilà, se dit-il avec anxiété, setenant aux aguets. Mais, à sa profonde stupeur la pendule fortementcongestionnée ne sonna qu’une fois. « Qu’est-ce que cela veutdire ? » s’écria notre héros, bondissant hors du lit. N’encroyant pas ses oreilles, sans même se couvrir, il se précipitaderrière la cloison ; la pendule marquait effectivement uneheure… M. Goliadkine jeta un regard sur le lit de Petrouchka… Pasplus dans le lit que dans la chambre il n’y avait trace de sonvalet. Le lit était fait. Il ne trouva pas les bottes de sondomestique, signe évident que ce dernier s’était absenté. M.Goliadkine se rua vers la porte d’entrée ; elle était fermée.« Mais où donc est Petrouchka ? » répétait-il à voix basse,très ému, frissonnant de tous ses membres… Soudain une idéetraversa son esprit ; il bondit vers sa table, l’inspecta,fouilla partout. Il avait deviné juste. La lettre qu’il avaitécrite dans la nuit à Vahrameïev avait disparu… Petrouchka étaitabsent, la pendule marquait une heure… D’autre part, dans la lettrequ’il avait reçue la veille de Vahrameïev certains points étaientobscurs… ils s’éclairaient maintenant. Quant à Petrouchka, aucundoute n’était possible ; On l’avait soudoyé… Oui, c’étaitcela, c’était bien cela…

« Ah ! c’est donc là que se trouve le nœud de toute cetteaffaire », s’écria M. Goliadkine, se frappant le front. Il voyaitmaintenant de plus en plus clair. « C’est donc dans l’antre decette perfide Allemande que se trament tous les sortilèges. Jecomprends ! En m’aiguillant vers le pont Ismailovski, ellefaisait une simple manœuvre de diversion, elle brouillait le jeu,elle détournait mon attention, et, pendant ce temps, elle posaitses pièges. Perfide sorcière ! Oui, c’est bien cela. Si onconsidère les choses sous cet angle, tout s’explique parfaitement.L’apparition de ce scélérat s’explique également. Tout se tient.Ils le tenaient en réserve depuis longtemps, ils le préparaient,pour le sortir au moment opportun. Oui, tout cela est clair, touts’explique. Voilà où nous en sommes. Eh bien, tant pis, tout n’estpas encore perdu. Nous avons encore le temps… » À cet instantprécis, notre héros se souvint avec effroi qu’il était déjà plusd’une heure de l’après-midi. « Et s’ils ont déjà eu le temps de… »se dit-il. Un long gémissement s’échappa de sa poitrine. « Maisnon, se rassura-t-il, ils mentent. Ils n’ont pas encore eu letemps. Enfin, on verra… » Il s’habilla rapidement, prit une feuillede papier, une plume et composa la lettre qui suit :

« Honorable Monsieur Iakov Petrovitch,

« C’est ou vous, ou moi. Tous deux, en même temps, c’estimpossible ! C’est pourquoi je vous déclare que votreprétention bizarre, ridicule et en même temps irréalisable de vousfaire passer pour mon frère jumeau et de bénéficier de cettesituation, ne servira, en fin de compte qu’à vous déshonorercomplètement et à vous perdre. En conséquence, je vous exhorte,dans votre propre intérêt à vous retirer et à laisser ainsi laplace aux hommes réellement honnêtes et bien pensants. Dans le cascontraire, je suis prêt à recourir à des mesures extrêmes. Sur ce,je pose ma plume et attends votre réponse… Au demeurant, je reste àvotre disposition pour tout – y compris les pistolets.

I. GOLIADKINE.

Sa lettre terminée, notre héros se frotta énergiquement lesmains. Il enfila ensuite son pardessus, mit son chapeau, ouvrit laporte de son appartement avec la clef de sécurité et se mit enroute vers son bureau.

Parvenu là, il hésita à entrer. Il était deux heures et demie àsa montre, c’était trop tard. Subitement un fait insignifiant enapparence dissipa ses hésitations. Au coin du bâtimentadministratif apparut un personnage essoufflé et rubicond. Rasantle mur, avec une démarche de rat, il se glissa sur le perron, et,de là, fila dans le vestibule. C’était le greffier Ostafiev. M.Goliadkine le connaissait fort bien. Cet homme savait souvent serendre utile et était prêt à tout pour une pièce de dix kopeks.

M. Goliadkine n’ignorait pas cette corde sensible du greffier,dont la courte escapade, motivée certainement par une soifimpérieuse, devait avoir encore augmenté son inclination pour lesespèces sonnantes. Décidé à tous les sacrifices, notre héros bonditsur le perron et s’engouffra dans le vestibule, à la poursuited’Ostafiev. Il le héla, puis, avec un air mystérieux, l’entraînadans un coin obscur, derrière un gigantesque poêle. Une fois là, M.Goliadkine commença son interrogatoire.

– Alors, mon ami, que se passe-t-il là-haut ? Tu comprendsce que je veux dire ?

– Je vous écoute, Votre Noblesse, je souhaite une bonne santé àVotre Noblesse.

– Très bien, mon ami, très bien, je te récompenserai, mon ami.Maintenant, dis-moi, mon ami, ce qui se passe là-haut ?

– Que me faites-vous l’honneur de me demander ? Ici, legreffier voila légèrement avec la main sa bouche prête às’ouvrir.

– Moi ? Eh bien vois-tu, mon ami. C’est à propos de…Surtout ne t’imagine rien d’extraordinaire… À propos, AndréPhilippovitch est-il là ?

– Oui, il est là.

– Et les autres fonctionnaires ?

– Eux aussi sont là, comme d’habitude.

– Et Son Excellence ?

– Son Excellence également. À nouveau le greffier referma de lamain sa bouche. Il sembla à notre héros qu’Ostafiev le dévisageaitd’un regard bizarre, plein de curiosité.

– Et alors, mon ami, il ne se passe rien d’extraordinaire,là-haut ?

– Non. Absolument rien.

– Et alors, mon cher ami, personne n’a parlé de moi ?…Hein ? Même en passant. Tu me comprends, mon ami ?

– Non, jusqu’à présent, je n’ai rien entendu.

À nouveau le greffier posa la main sur sa bouche, accompagnantce geste d’un regard étrange sur son interlocuteur. De son côté, M.Goliadkine scrutait le visage d’Ostafiev, il cherchait à déchiffrerquelque signe révélateur de pensées mystérieuses, décrètes. Il yavait un secret, à coup sûr. D’ailleurs, le ton d’Ostafiev avaitchangé. À l’amabilité manifestée au début de l’entretien avaitsuccédé un ton sec et arrogant ; il semblait se soucier peudes intérêts de M. Goliadkine.

« C’est son droit, au fond, se dit notre héros ; quesuis-je pour lui, en effet ? Il a peut-être déjà touché unpourboire de l’autre partie… après quoi il s’est absenté pour… casde force majeure… je devrais, moi aussi, lui donner… »

M. Goliadkine se rendit compte que l’heure des kopeks avaitsonné.

– Tiens, voilà pour toi, mon ami.

– Je vous remercie de tout cœur, Votre Noblesse.

– Je te donnerai davantage.

– À vos ordres, Votre Noblesse.

– Je te donnerai encore aujourd’hui et autant quand toute cetteaffaire sera réglée. Me comprends-tu ?

Le greffier, raide comme un piquet, dévisageait M. Goliadkine ensilence.

– Et maintenant parle. As-tu entendu dire quelque chose à monpropos ?…

– Il me semble que jusqu’à présent… je veux dire… non, rienjusqu’à présent.

Ostafiev avait répondu en distillant ses mots, comme le faisaitM. Goliadkine lui-même. Il conservait un air mystérieux, faisaitjouer ses sourcils, regardait fixement le plancher et cherchaitpatiemment l’expression adéquate. Bref, il s’efforçait, par tousles moyens, de mériter la récompense promise, considérant l’argentdéjà reçu comme propriété définitivement acquise.

– Et, aucune décision n’a été prise, jusqu’àmaintenant ?

– Non, pas pour le moment.

– Bon, écoute… Il est probable qu’on saura quelque chosebientôt.

– Évidemment, on saura quelque chose bientôt ; « Ça va mal», se dit M. Goliadkine. Tiens voilà encore pour toi, mon ami.

– Je remercie de tout cœur Votre Noblesse.

– Vachrameïev était-il là hier soir ?

– Il était là.

– Et n’y avait-il personne d’autre avec lui ?… Essaie de tesouvenir… mon ami.

Pendant une bonne minute, le greffier se plongea dans sessouvenirs, mais en vain : Il ne put se rappeler rien departiculier.

– Non. Il n’y avait personne d’autre.

– Hmmmm ! fit M. Goliadkine.

Il y eut ensuite un silence.

– Écoute, mon ami, voilà encore pour toi. Et maintenant, dis-moila vérité, toute la vérité.

– À vos ordres.

Ostafiev était maintenant tout à fait apprivoisé. C’est ce quedésirait notre héros.

– Alors, explique-moi, mon ami, comment le traite-t-onactuellement ?

– Normalement, fort bien, répondit le greffier dévorant des yeuxson interlocuteur.

– Qu’entends-tu par fort bien ?

– Eh bien, c’est-à-dire…

À nouveau Ostafiev fit jouer ses sourcils d’un air entendu. Àvrai dire, il se sentait, de plus en plus, acculé dans une impasseet ne savait quoi répondre, pour en sortir.

« Ça va mal », se dit M. Goliadkine.

– Ne crois-tu pas qu’il complote quelque chose avecVahrameïev ?

– Bah, c’est comme d’habitude…

– Réfléchis bien.

– On prétend qu’ils mijotent quelque chose.

– Quoi donc ? Dis vite.

À nouveau le greffier plaça sa main devant la bouche.

– N’y a-t-il pas des lettres pour moi, venant delà-bas ?

– Eh bien, le gardien Mikheiev est allé ce matin chezVahrameïev… oui, dans la pension allemande. Alors, tout à l’heure,j’irai le questionner, si cela vous convient.

– Fais-le, mon ami. Rends-moi ce service, je t’en prie, au nomde Dieu… Je dis cela… comme ça… ne t’imagine surtout riend’extraordinaire. J’ai dit cela, en passant. Alors mon ami, c’estentendu : questionne-le, tâche d’apprendre s’il ne se trame rien,là-bas, contre moi. Que prépare-t-il, lui ? Voilà ce qu’ilm’importe de savoir. Va, je saurai te récompenser par la suite, monami…

– À vos ordres, Votre Noblesse. Ce matin, c’est IvanSemionovitch qui a pris votre place au bureau.

– Ivan Semionovitch. Ah ! oui. Est-ce possible ?

– C’est André Philippovitch qui lui a donné l’ordre de se mettrelà…

– Est-ce possible ? Et en quel honneur ? Tâche desavoir, mon ami. Au nom de Dieu, tâche de savoir, mon ami. Tâche desavoir, et moi je saurai te récompenser mon cher. Voilà ce quim’importe… Mais surtout, mon ami, ne va pas t’imaginer…

– À vos ordres, à vos ordres. J’y vais de ce pas… Mais, VotreNoblesse n’a-t-elle pas l’intention d’entrer au bureau,aujourd’hui ?

– Non, mon ami. Non, je suis venu ici en passant, juste pourjeter un coup d’œil, mon cher ami. Va, je saurai te récompenserdans l’avenir, va mon cher.

– À vos ordres.

Plein de hâte et de zèle, le greffier s’élança dans l’escalier.M. Goliadkine resta seul.

« Ça va mal, se dit-il. Ah ! ça va mal, très mal. Ah !notre situation nous semble bien compromise. Que signifie toutcela ? Quel était le sens exact de certaines allusions de cetivrogne ? Qui tire les ficelles dans cette affaire ?…Ah ! maintenant je sais qui tire les ficelles. Je comprendstoute l’affaire. Ils ont dû apprendre… et, c’est alors qu’ils l’ontmis à ma place… Ils l’ont placé là… et après ? C’est AndréPhilippovitch qui a mis Ivan Semionovitch à ma place ; et dansquelle intention ? Ils ont dû apprendre… C’est l’œuvre deVahrameïev… Ou plutôt non, ce n’est pas Vahrameïev. Vahrameïev eststupide, obtus et dur comme une souche ! Non, ce sont eux quiont lâché contre moi ce chien enragé, toujours pour les mêmesraisons… Ce sont eux qui ont poussé cette Allemande borgne à porterplainte contre moi. J’ai toujours pressenti, d’ailleurs, qu’ilsavaient des raisons secrètes à monter toute cette cabale et qu’ilse tramait quelque chose derrière tous ces ragots de vieillecommère.

« Je l’ai dit à Christian Ivanovitch ; je lui ai dit qu’ilsse sont juré de m’assassiner, au sens figuré du mot, évidemment,et, qu’à cette fin, ils se sont acoquiné avec Caroline Ivanovna.Non, ce n’est pas l’œuvre d’un apprenti, c’est évident.

« On sent la main d’un maître, messieurs. Ce n’est pasVahrameïev, je l’ai déjà dit : Vahrameïev est stupide, tandis que…je sais qui manigance tout cela, pour eux… c’est ce scélérat, cetimposteur. C’est ce qui explique son influence et ses succès dansle monde… En vérité, il serait intéressant de connaître exactementson rôle et ses prérogatives… et sur quel pied on le traite là-bas.Mais, pour quelle raison ont-ils pris Ivan Semionovitch ? Quelbesoin ont-ils d’Ivan Semionovitch, que diable ? Nepouvaient-ils trouver quelqu’un d’autre ? Bah, lui ou unautre, ça revient au même. Ce qui est certain, c’est que je meméfie depuis longtemps déjà de cet Ivan Semionovitch ; il y alongtemps que je le surveille. Un affreux petit vieillard, unvieillard dégoûtant. Il paraît qu’il a fait de l’usure et extorquédes intérêts de juif. Mais derrière tout cela, c’est l’ours quimanigance. C’est lui qui est l’âme du complot. L’affaire a commencéainsi… C’est parti du pont Ismailovski. Oui, tout a commencé là. »M. Goliadkine fit une grimace, comme s’il venait de mordre àl’écorce d’un citron. Quelque souvenir désagréable était, sansdoute, revenu à sa mémoire.

« Oh, d’ailleurs, cela n’a pas d’importance, se dit-il. Revenonsà nos affaires. Pourquoi tarde-t-il, Ostafiev ? Il a dû êtreaccaparé par quelqu’un. Je crois que j’ai raison d’intriguer de moncôté et de préparer quelques pièges. Il suffira de donner encorequelques pièces à Ostafiev et… il sera de mon côté. Cependant, ils’agit de savoir si vraiment il est de mon côté… Ils l’ontpeut-être soudoyé eux aussi… Il est peut-être déjà ducomplot ? Il a l’air d’un brigand, d’un bandit, d’un vraibandit. Il cache son jeu, le scélérat. Il vous sert des : « Il n’ya rien du tout… Je vous remercie de tout mon cœur… Votre Noblesse…Avec toute ma gratitude… » Ah ! sacré bandit. »

Tout à coup M. Goliadkine entendit le bruit de pas ; il seprécipita derrière le poêle et s’y blottit. Quelqu’un descenditl’escalier et sortit dans la rue. « Qui donc peut sortir à cetteheure ? » se demanda notre héros. Quelques instants plus tardil entendit à nouveau des pas dans l’escalier. Il ne put y tenir ethasarda le bout de son nez mais le retira aussi vivement que s’ileût été piqué par une aiguille. L’homme qui descendait n’étaitautre que le scélérat, l’usurpateur, l’intrigant débauché. Ilavançait de son petit pas habituel, avec cette démarche perfide ettrottinante, levant haut ses courtes pattes, comme s’il voulaitfrapper quelqu’un. « Canaille… », murmura notre héros. Il ne futpas, toutefois, sans s’apercevoir que la « canaille » serrait sousson bras la volumineuse serviette verte appartenant à SonExcellence. « Encore une mission spéciale », se dit M. Goliadkine,rougissant de dépit et se recroquevillant encore davantage. À peinele scélérat eut-il disparu, sans avoir le moins du monde soupçonnéla présence de notre héros, que celui-ci entendit, pour latroisième fois, un bruit de pas dans l’escalier. C’était legreffier. M. Goliadkine le sentit immédiatement. Aussitôt après, unvisage pommadé surgit près de lui. C’était le visage d’un autregreffier, nommé Pissarenko. M. Goliadkine en fut abasourdi. «Pourquoi mêle-t-il d’autres gens à cette affaire, se demanda notrehéros. Ah ! quels barbares. Il n’existe rien de sacré poureux… »

– Alors, mon ami, quoi de neuf ? fit-il s’adressant àPissarenko. De la part de qui viens-tu, mon ami ?

– Je viens pour votre petite affaire. Jusqu’à présent nousn’avons eu aucune nouvelle. Nous vous avertirons dès que nous enaurons.

– Et Ostafiev ?…

– Il lui est impossible de s’absenter, Votre Noblesse. SonExcellence a déjà fait le tour des bureaux à deux reprises.D’ailleurs, je n’ai pas le temps, moi non plus.

– Merci, mon cher, merci… mais dis-moi…

– Je n’ai pas le temps, je vous le jure… On nous appelle à toutinstant… Veuillez encore rester ici un moment… et si nous apprenonsquelque chose de nouveau concernant votre affaire… nous vous leferons savoir…

– D’accord, mon ami, d’accord. Très bien, mon cher ami.Maintenant, autre chose : Voici une lettre, mon ami. Je terécompenserai, mon cher.

– À vos ordres.

– Tâche de la remettre à M. Goliadkine.

– Goliadkine ?

– Oui, mon ami, à M. Goliadkine.

– Parfait. Dès que j’aurai fini les affaires urgentes, je la luiporterai. Quant à vous, restez ici, pour le moment, personne nepeut vous voir ici…

– Mais, mon ami, ne crois pas cela… je ne reste pas ici pourqu’on ne me voie pas. Non, mon ami, ce n’est pas ici quej’attendrai, c’est dans la petite ruelle, à côté. Il y a là uncafé. J’y attendrai. Et toi, s’il arrive quelque chose, ne tardepas à m’en avertir. Comprends-tu ?

– Très bien, j’ai compris. Maintenant laissez-moi partir…

– Et je te récompenserai, mon cher, cria Goliadkine au greffierqui, s’étant dégagé, s’éloignait déjà. « Ce scélérat devient deplus en plus insolent, se dit notre héros, sortant subrepticementde derrière le poêle. Ah ! il y a là anguille sous roche.C’est clair. Au début, il n’y avait que quelques réticences… Aprèstout il était peut-être réellement pressé. Il est sans doute trèsoccupé. Alors Son Excellence a fait deux fois le tour des bureaux…et en quel honneur ?… Bah ! Ça ne fait rien. Ça n’apeut-être aucune importance. Attendons et nous verrons… »

M. Goliadkine s’apprêtait à ouvrir la porte pour sortir, mais,au même moment, il entendit le fracas d’une voiture qui s’arrêtaitdevant le perron. C’était celle de Son Excellence. M. Goliadkinen’avait pas encore retrouvé ses esprits, lorsque la portières’ouvrit ; l’homme qui se trouvait dans la calèche, d’un bond,se trouva sur le perron. Cet homme n’était autre que M. Goliadkinejeune, qui dix minutes auparavant avait quitté le ministère. Notrehéros se souvint alors que l’appartement de Son Excellence setrouvait à deux pas.

« Évidemment, en mission spéciale », pensa notre héros. Maisdéjà l’imposteur ouvrait la porte d’entrée, après avoir fait desrecommandations au cocher. Il portait toujours la volumineuseserviette verte et quelques autres papiers. En ouvrant la porte ilmanqua de bousculer notre héros, qu’il fit mine de ne pasremarquer, ce qui constituait une nouvelle offense, Il s’élançadans l’escalier en courant.

« Ça va mal, se dit notre héros, ma situation me paraît biencompromise. Quant à celui-ci… Ah ! mon Dieu. » Pendant unebonne demi-minute notre héros resta immobile. Enfin, il prit unedécision. Sans perdre de temps, il se précipita dans l’escalier àla poursuite de son homonyme. Son cœur battait très fort ; ilsentait des frissons dans tous ses membres. « Tant pis, qui nerisque rien n’a rien. D’ailleurs, je ne suis qu’un spectateur danstoute cette affaire », se répétait-il, en enlevant son chapeau, sonmanteau et ses galoches dans l’antichambre.

Le crépuscule régnait dans le bureau, lorsque M. Goliadkine fitson apparition. Il ne vit ni André Philippovitch, ni AntonAntonovitch. Tous deux étaient en conférence dans le bureau dudirecteur. Ce dernier, de son côté, était, paraît-il, pressé de serendre chez Son Haute Excellence. Profitant de cette absence aussibien que de la pénombre, la plupart des fonctionnaires, les jeunesprincipalement, se livraient à l’oisiveté, en attendant l’heure defermeture des bureaux. Des groupes s’étaient formés ; onbavardait, on plaisantait, on riait. Quelques très jeunesfonctionnaires, les plus insignifiants par leurs grades, avaientmême organisé une petite partie de pile ou face près de la fenêtre,sous le couvert de l’agitation générale. Parfaitement au courantdes usages de l’administration, et désireux d’autre part de glanerquelques renseignements utiles, notre héros s’approcha de ceux deses collègues avec lesquels il était en bons termes, pour leursouhaiter le bonjour. Il fut vivement et désagréablement surprispar le ton étrange et évasif de leurs réponses. Leur attitude luipartit froide, sèche et même sévère. Personne ne lui tendit lamain. Certains se contentèrent d’un simple « bonjour », puiss’écartèrent de lui. D’autres, ne lui firent qu’un court salut dela tête. Un de ses collègues se détourna de lui, faisant semblantde ne pas le voir. Enfin, suprême offense pour notre héros,quelques jeunes galopins sans grades, des gamins uniquementcapables, suivant l’expression très juste de M. Goliadkine, dejouer à pile ou face et de traîner dans de mauvais lieux, firentcercle autour de lui. Petit à petit, ils l’entourèrentcomplètement, lui coupant toute retraite. Tous le dévisageaientavec curiosité et dédain.

C’était de mauvais augure. M. Goliadkine s’en rendit compte etprit la décision de ne pas y prêter attention. Mais soudain, unévénement absolument imprévu vint bouleverser ses plans et réduireà néant tous ses espoirs.

Du groupe des jeunes fonctionnaires, qui faisaient cercle autourde notre héros en cette minute funeste, surgit, tout à coup, sonhomonyme. Il était, comme d’habitude, enjoué et sémillant. Oui, ilétait espiègle, sautillant, moqueur, cajoleur, vif à la répartie,la jambe alerte, comme d’habitude, comme toujours, comme la veille,en particulier, au cours de cette séance dont notre hérosconservait un si cuisant souvenir. Il tournoyait, voltigeait, avecun sourire qui découvrait ses dents, un sourire qui souhaitait lebonsoir à toute l’assistance. En quelques secondes, il fut aucentre du groupe, serra des mains, tapota des épaules, prit par lebras l’un, tout en expliquant à l’autre l’objet de la mission quelui avait confiée Son Excellence. Il parla de ses démarches, de sonactivité, des résultats qu’il avait obtenus. Il alla même jusqu’àembrasser sur les lèvres un fonctionnaire, son meilleur ami, sansdoute… En un mot, tout se passait exactement comme dans le rêve deM. Goliadkine. Après toute sorte de simagrées, révérences,embrassades, cajoleries avec tout le monde, M. Goliadkine jeunes’avisa subitement qu’il avait oublié de saluer, sans doute parmégarde, son plus ancien ami ; il tendit aussitôt la main ànotre héros. Par mégarde aussi, sans doute, encore qu’il avait euamplement le temps de contempler toutes les manœuvres del’imposteur, notre héros s’empara avidement de cette main qu’on luioffrait d’une façon si inattendue, il la serra avec force, avec uneeffusion toute amicale ; il la serra avec un étrange et subitélan intérieur, avec un grand sentiment d’attendrissement. Avait-ilété trompé par le geste de son impudent ennemi ? Avait-il étésurpris par la rapidité de ce geste, ou avait-il eu toutsimplement, en cet instant, conscience de son impuissance ? Ilest difficile d’en juger. Toujours est-il que M. Goliadkine, enpleine lucidité d’esprit, de par sa propre volonté et devanttémoins, serra solennellement la main de celui qu’il considéraitcomme son ennemi mortel.

Quelles ne furent pas la stupeur et la rage de notre héros, sonhorreur et sa honte, lorsqu’il vit son adversaire, son ennemimortel, changer d’attitude. Se rendant compte de l’erreur commisepar sa malheureuse et innocente victime, l’odieux imposteur, d’unmouvement brusque, grossier et arrogant, avec un sans-gêne absoluet une totale absence de sentiment d’humanité et de compassion,arracha sa main à celle de notre héros. Puis, il secoua sa maincomme pour enlever la souillure d’un contact dégoûtant. Ilaccompagna ce mouvement d’un crachat et d’un geste insolent. Pisencore, sortant son mouchoir, il se mit à essuyer les doigts que lamain de notre héros venait de serrer. Suivant son habitude perfide,l’usurpateur accompagnait ces gestes, de regards circulaires,prenant les spectateurs à témoin de sa lâche conduite ; sonregard fouillait leurs yeux et semblait vouloir leur insuffler lemépris à l’égard de M. Goliadkine. Cependant, l’attitude provocantede cet odieux personnage parut soulever l’indignation générale dansl’assistance. Même les jeunes écervelés paraissaient mécontents. Onentendait des murmures, des protestations. M. Goliadkine percevaitcette sourde rumeur. Mais, soudain, une plaisanterie opportunémentsurgie des lèvres de l’imposteur vint briser, anéantir lesdernières espérances de notre héros. À nouveau la balance pencha enfaveur de son cruel et vain ennemi.

« Voici notre Faublas national. Permettez-moi de vous présenter,messieurs, le jeune Faublas », claironna l’usurpateur avec sonhabituelle insolence, voltigeant au milieu des fonctionnaires etleur désignait l’authentique M. Goliadkine, debout immobile,pétrifié. « Allons, embrassons-nous, mon chéri », ajouta-t-il avecun ton de familiarité intolérable, en s’avançant insidieusementvers l’homme qu’il bafouait. La plaisanterie de cet abject individutrouva un écho parmi une partie des spectateurs, d’autant plusfacilement qu’elle contenait une allusion directe et perfide à unévénement que tout le monde semblait déjà connaître.

Notre héros sentait sur ses épaules la main pesante de sesennemis. Il prit rapidement une décision. L’œil enflammé, le visageblême, un rictus au bord des lèvres, il se dégagea tant bien quemal de la foule et d’un pas chancelant et menu se dirigea vers lebureau de Son Excellence. Dans l’antichambre, il se trouva face àface avec André Philippovitch qui sortait du bureau directorial. Ily avait dans la pièce quelques personnes absolument étrangères àtoute cette affaire, mais cette circonstance ne parut aucunementl’émouvoir. Ferme et résolu, intrépide, presque surpris lui-même deson courage et s’en félicitant intérieurement, il aborda aussitôtAndré Philippovitch, passablement ahuri de cette attaqueinopinée.

– Ah !… c’est vous… que désirez-vous ? demanda le chefde service, sans écouter les explications embrouillées de M.Goliadkine.

– André Philippovitch, je… puis-je… solliciter… AndréPhilippovitch… un entretien privé avec Son Excellence ?proféra notre héros d’une voix nette et assurée, fixant un regardrésolu sur son interlocuteur.

– Vous dites ? Non, certainement pas…

André Philippovitch toisa M. Goliadkine de la tête auxpieds.

– Je vous dis cela, André Philippovitch, parce que je m’étonneque personne, jusqu’à présent, n’ait démasqué l’imposteur et lescélérat.

– Comment ?

– Je dis : le scélérat, André Philippovitch.

– À qui faites-vous allusion ?

– À un certain individu, André Philippovitch, je fais allusion àun certain individu, André Philippovitch, je suis dans mon droit…Je pense, André Philippovitch, que nos chefs doivent encourager depareilles initiatives, ajouta M. Goliadkine, visiblement hors delui. Voyez-vous, André Philippovitch… mais je suis sûr que vouscomprenez, vous même, ce que signifie mon initiative généreuse ethonnête. Il nous faut, dit-on, considérer notre chef comme un père,André Philippovitch. Eh bien, d’accord, que ce chef équitable metienne lieu de père, j’accepte… je remets mon sort entre ses mains.Voilà ma situation, lui dirais-je, voyez vous-même… Ici la voix deM. Goliadkine se mit à trembler, son visage s’empourpra et deuxlarmes s’échappèrent de ses yeux.

Les paroles de M. Goliadkine eurent le don de stupéfier AndréPhilippovitch à un tel degré qu’il recula inconsciemment de deuxpas. Il regarda avec anxiété autour de lui…

Il était difficile de prévoir quelle issue cette scène allaitavoir… Mais, tout à coup, la porte du bureau de Son Excellences’ouvrit. Accompagné de quelques fonctionnaires, Son Excellenceparut sur le seuil. Tous les assistants se redressèrent. SonExcellence appela André Philippovitch. Les deux hommes quittèrentla pièce, marchant côte à côte et s’entretenant d’affaires. À leursuite, les autres suivirent. Demeuré seul, M. Goliadkine reprit sesesprits. Docile et apprivoisé, il se blottit sous l’aile d’AntonAntonovitch Siétotchkine, qui clopinait en queue de la file, sévèreet soucieux.

« Ah ! j’ai encore gaffé ! J’ai encore fait du gâchis,se lamentait M. Goliadkine. Enfin tant pis… Ça ne fait rien… »

– J’espère, du moins, que vous, Anton Antonovitch, ne refuserezpas de m’écouter et de prendre mon cas en considération,murmura-t-il d’une voix douce, légèrement tremblante d’émotion.Repoussé de tous, je m’adresse à vous ; encore maintenant jene parviens pas à comprendre le sens des paroles d’AndréPhilippovitch. Veuillez me les expliquer, Anton Antonovitch, sicela vous est possible…

– Tout s’expliquera en temps voulu, répliqua Anton Antonovitchsur un ton sévère, en détachant ses mots. M. Goliadkine eut lesentiment que son chef de service n’avait aucune envie de continuerla conversation. D’ailleurs, vous serez renseigné d’ici peu, ajoutaAnton Antonovitch. Dès aujourd’hui vous serez officiellementinformé.

– Qu’entendez-vous par « officiellement », AntonAntonovitch ? Pourquoi dites-vous : « Officiellement »,demanda timidement M. Goliadkine.

– Nous n’avons pas à discuter les décisions de nos chefs, IakovPetrovitch…

– Pourquoi les chefs, Anton Antonovitch ? Qu’ont-ils à voirdans cette affaire ? Je ne vois aucune raison de déranger noschefs, Anton Antonovitch. Peut-être vouliez-vous parler desévénements d’hier, Anton Antonovitch.

– Non, il ne s’agit pas de ce qui s’est passé hier. Il y a dansvotre cas quelque chose d’autre qui flanche.

– Mais qu’est-ce qui flanche, Anton Antonovitch ? Il mesemble, Anton Antonovitch, que rien ne flanche.

– Et avec qui aviez-vous l’intention de comploter ?interrompit brutalement Anton Antonovitch. M. Goliadkine perditcontenance. Il tressaillit et devint pâle comme un linge.

– Évidemment, Anton Antonovitch… si on ne prête l’oreille qu’auxcalomnies des ennemis, sans écouter les justifications de l’accusé,alors évidemment…, murmura d’une voix étouffée notre héros… Oui,Anton Antonovitch, dans ce cas, évidemment, un homme innocent peutêtre condamné et souffrir injustement.

– Ah ! c’est cela. Et que doit-on penser de votre acteimpudent à l’égard d’une jeune fille honnête, dont vous risquiez deternir la réputation ? D’une jeune fille, dont la famillehonorable, généreuse et unanimement respectée vous avait comblé debienfaits ?

– De quel acte parlez-vous, Anton Antonovitch ?

– Ah ! c’est bien cela. Et naturellement vous voulezignorer aussi le tort que vous avez causé à une autre jeune fille,de situation modeste, certes, mais de bonne familleétrangère ?

– Permettez, Anton Antonovitch… ayez la bonté de m’écouter,Anton Antonovitch.

– Et votre attitude malhonnête à l’égard d’une autre personne,vos calomnies, les accusations dont vous l’aviez chargée alors quevous seul étiez coupable des actes que vous lui imputiez ?Hein ? Comment appelez-vous cela ?

– Moi, Anton Antonovitch ? Mais je ne l’ai jamais chassé dechez moi…, murmura notre héros pantelant Je n’ai jamais ordonné àPetrouchka… enfin… à mon valet de le chasser. Il a mangé mon pain,Anton Antonovitch… Il a bénéficié de mon hospitalité, ajouta M.Goliadkine d’une voix grave et pleine d’émotion. Son mentontremblait. Ses yeux, à nouveau, se remplissaient de larmes.

– Des histoires que tout cela, Iakov Petrovitch ! Il amangé votre pain, pensez donc ! répondit en ricanant AntonAntonovitch. Le ton ironique de ses paroles bouleversa profondémentM. Goliadkine.

– Permettez-moi de vous poser humblement une dernière question,Anton Antonovitch : Son Excellence est-elle au courant de toutecette affaire ?

– Évidemment. Et maintenant, laissez-moi. Je n’ai pas de temps àperdre avec vous… Vous serez avisé aujourd’hui même de tout ce quivous concerne.

– Au nom de Dieu, Anton Antonovitch, je vous en supplie… uneminute encore…

– Vous aurez le temps de tout raconter.

– Non, non, Antonovitch, Je suis, voyez-vous… Écoutez-moiseulement, Anton Antonovitch… je ne suis pas du tout pour les idéessubversives. Je fuis les idées subversives. Je suis absolumentdisposé, pour ma part, à accepter… j’ai même émis l’opinion…

– Bon. Bon. J’ai déjà entendu cela.

– Non, non. Cela, vous ne l’avez pas entendu, Anton Antonovitch.Non. Il s’agit d’autre chose, Anton Antonovitch, de quelque chosede bon, de très bon, d’agréable à écouter… J’avais émis l’idée,Anton Antonovitch, et m’en suis déjà expliqué auparavant. Voici monidée : Dieu a voulu créer deux êtres absolument identiques et noschefs généreux et clairvoyants ont compris le dessein de Dieu etont pris sous leur protection les deux jumeaux… C’est une bonnepensée, Anton Antonovitch. Vous voyez bien que c’est une bonnepensée, Anton Antonovitch. Je suis loin des idées subversives,comme vous voyez. Je considère mes chefs pleins de bienveillancecomme des pères… Voilà. D’un côté, des chefs pleins debienveillance et de l’autre… Un jeune homme qui a besoin detravailler… Soutenez-moi, Anton Antonovitch. Prenez ma défense,Anton Antonovitch. Je n’ai rien fait, Anton Antonovitch. De grâce,laissez-moi dire encore un mot, Anton Antonovitch…

Mais Anton Antonovitch était déjà loin. Notre héros, lui, nesavait même plus où il se trouvait, ce qu’il entendait, ce qu’ilfaisait, ce qu’on faisait de lui et ce qu’on ferait encore de lui…Il était profondément bouleversé par tout ce qu’il avait déjàentendu, par tout ce qui était déjà arrivé…

D’un regard implorant il cherchait Anton Antonovitch parmi lafoule des fonctionnaires. Il voulait se justifier à ses yeux ;il voulait lui dire encore quelques paroles belles et pures, desparoles qui eussent fait valoir la noblesse de ses intentions.

Cependant, petit à petit, une lueur nouvelle filtrait au milieude la confusion des sentiments de notre héros. Une lueur nouvelle,effrayante, qui découvrait subitement devant lui une largeperspective d’événements inouïs, dont il avait jusqu’à présentignoré même la possibilité.

À cet instant, quelqu’un le heurta à la hanche.

Il se retourna. Devant lui se tenait Pissarenko.

– Voici une lettre pour vous, Son Excellence.

– Ah ! tu as déjà fait ma commission, mon cher ?

– Non. On l’a apportée ici même à dix heures du matin. C’est legardien Serge Mikheiev qui l’a apportée de la part du secrétaireVachrameïev.

– Très bien, mon ami, très bien, je te récompenserai, moncher.

Sur ces paroles, M. Goliadkine enfouit la lettre dans la pochede sa redingote qu’il boutonna avec soin. Il jeta les yeux autourde lui et s’aperçut, à sa grande surprise, qu’il se trouvait déjàdans le grand vestibule, au milieu des autres employés. C’étaitl’heure de la fermeture. M. Goliadkine ne s’en était pas du toutrendu compte. Il ne comprenait guère mieux par quel concours decirconstances il se trouvait présentement dans le vestibule, revêtude son manteau, les pieds chaussés de galoches et son chapeau à lamain. Les fonctionnaires se tenaient immobiles dans une attituderespectueuse d’attente. Son Excellence, debout en bas del’escalier, attendait sa voiture et, très animée, conversait avecdeux conseillers d’État et André Philippovitch. À quelques pas dece groupe se trouvait Anton Antonovitch et deux ou trois autresfonctionnaires qui souriaient en voyant Son Excellence rire etplaisanter. Les autres employés, massés en haut de l’escalier,souriaient également et guettaient chaque nouvel éclat de rire deSon Excellence. Un seul homme ne souriait pas : le gros conciergeFedosseitch. Dressé au garde-à-vous, il tenait la poignée de laporte et attendait impatiemment sa ration quotidienne de plaisir.Le plaisir consistait en ceci : ouvrir largement, d’un seul coup,l’un des battants de la porte, puis, le dos courbé en arc, dans uneattitude impeccablement respectueuse, laisser passer sonExcellence… Quant à celui qui éprouvait le plus de joie à cetteattente fortuite, c’était incontestablement l’odieux, l’infâmeennemi de M. Goliadkine.

En cet, instant il ignorait tous les autres fonctionnaires, ilne voltigeait plus, ne tournoyait plus au milieu d’eux, suivant sonignoble habitude. Il ne cherchait plus l’occasion favorable de seconcilier les grâces de chacun. Il était tout yeux, tout oreilles…Il était recroquevillé, dans une attitude bizarre, afin de mieuxentendre, sans doute. Il dévorait des yeux Son Excellence. Seuls,de temps en temps, quelques tics convulsifs et à peine perceptiblesdes mains, des pieds ou du visage, trahissaient les mouvementsprofonds et secrets de son âme.

– Regardez-moi cela ! Il prend des airs de favori, cebandit, pensa notre héros. Je voudrais bien connaître les causes desa réussite dans le monde. Il n’a rien, ni esprit, ni instruction,ni caractère, ni sentiments… Il a de la chance, ce scélérat.Ah ! mon Dieu ! C’est fou ce qu’un homme peut réussirrapidement et gagner la confiance des autres ! Et il ira loin,ça je le jure, il ira loin, ce scélérat ! Il atteindra sonbut ! Il a la chance pour lui, ce bandit ! J’aimeraisbien savoir ce qu’il leur chuchotait à l’oreille tout àl’heure ? Quels secrets a-t-il en commun avec tous lesautres ? Que se chuchotent-ils tous en cachette ?Ah ! mon Dieu ! Que pourrais-je faire ?… Comment m’yprendre ?… Peut-être pourrais-je lui dire : « Je nerecommencerai plus, je reconnais ma faute. À notre époque, un hommejeune a besoin de travailler, Excellence. Je n’ai pas honte decette troublante coïncidence. Voilà… Je promets de ne plus éleverla moindre protestation. Je promet de tout supporter dorénavantavec docilité et patience. Voilà… Est-ce ainsi que je doisagir ?… Non, avec un pareil scélérat, c’est inutile. Les motsn’ont aucun effet sur lui. Impossible de faire entendre raison à cecerveau obtus. Essayons cependant. Je peux tomber sur un momentfavorable. Pourquoi ne pas tenter ma chance ?… »

Désemparé, troublé, angoissé, M. Goliadkine sentait qu’il luiétait impossible de rester ainsi à sa place ; il sentait quel’instant décisif approchait, et qu’il lui devenait indispensablede s’expliquer sur tout cela avec quelqu’un. Petit à petit, ilcommença à se frayer un chemin vers l’endroit où se tenait soninfâme et mystérieux compagnon d’un soir.

Mais, à ce moment même, on entendit dans la rue le grognementd’une voiture qui s’arrêtait. C’était celle qu’attendait depuis silongtemps Son Excellence ; Fedosseitch tira la porte, etcourbé en arc ouvrit le passage à Son Excellence. Les employés, quiattendaient, se mirent tous, en même temps, vers la porte. Dans lacohue, M. Goliadkine fut séparé de son homonyme…

« Non tu ne m’échapperas pas », se répétait notre héros, en seglissant à travers la foule, sans perdre des yeux l’homme qu’ilpoursuivait… Enfin la foule s’écoula… Notre héros se sentitlibre ; il se rua aussitôt à la poursuite de son ennemi.

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