Le Double

Chapitre 12

 

Petrouchka entra en se dandinant ; il avait une attitudenonchalante et bizarre et une expression triviale grossièrementtriomphante sur le visage.

De toute évidence, il avait déjà tiré son plan. Il se comportaiten être libre, absolument étranger au lieu où il se trouvait ;ou plutôt, en domestique de quelqu’un mais pas de M. Goliadkine, àcoup sûr.

– Eh bien, me voilà, mon cher, fit notre héros tout essoufflé.Quelle heure est-il, mon ami ?

Sans répondre, Petrouchka s’en alla derrière la cloison ;il revint paisiblement et annonça sur un ton dégagé :

– Il n’est pas loin de sept heures et demie.

– Ah ! bon, très bien, mon brave. Alors, mon ami,permets-moi de te dire… enfin… je crois que tout est fini entrenous maintenant.

Petrouchka ne souffla mot.

– Eh bien, maintenant que tout est fini entre nous, dis-moifranchement, en ami, où as-tu été, mon brave ?

– Où j’ai été ? chez de braves gens.

– Je sais, mon ami, je sais. J’ai toujours été satisfait de tesservices, mon cher, et je te donnerai un bon certificat… Alors, tuvas travailler chez eux, dorénavant ?

– Ma foi, Monsieur. Vous savez bien vous-même : Un honnête hommene fait jamais de mal. C’est bien connu.

– Oui, je sais, mon brave, je sais, Les hommes honnêtes sontrares, de nos jours. Il faut les apprécier, mon ami. Comment ça vachez eux ?

– Comme toujours… Quant à moi, Monsieur, je ne peux plus resterà votre service. Vous le savez bien, d’ailleurs vous-même.

– Je sais, mon cher, je sais. Je connais ton zèle et ton ardeur.Je les ai toujours remarqués et appréciés, mon ami. Je t’estimebeaucoup, mon ami. J’ai toujours estimé les gens bons et honnêtes,fussent-ils domestiques.

– Ma foi, c’est bien connu. Des gars de notre espèce, vous lesavez bien, il n’y a pas mieux. C’est comme ça. Quant à moi,Monsieur, je trouve qu’il est difficile de vivre sans honnêtesgens. C’est certain.

– Très bien, mon brave, très bien ; Je suis d’accord… Bon,voilà ton argent et ton certificat… Maintenant, embrassons-nous,mon brave et séparons-nous… Je vais te demander encore un service,un dernier service, mon cher, ajouta M. Goliadkine sur un tonsolennel. Vois-tu, mon cher, tout peut arriver dans la vie. Lemalheur, mon brave, se rencontre partout, même dans les palaisdorés ; nul ne peut y échapper ; il me semble, mon cher,que j’ai toujours été gentil pour toi, n’est-ce pas ?

Petrouchka resta muet.

– J’ai toujours été gentil pour toi, mon cher, répéta M.Goliadkine… Dis-moi, à propos, mon cher, combien me reste-il delinge ?

– Tout votre linge est là, au complet : Six chemises de toile,trois paires de chaussettes, quatre plastrons, un gilet deflanelle ; il y a aussi deux caleçons. Vous le savez biend’ailleurs vous-même. Quant à moi, Monsieur, je ne vous prendsjamais rien… je veille sur tout ce qui vous appartient. Par rapportà vous, Monsieur, enfin… il est certain… je n’ai rien à mereprocher ; Monsieur, rien… Vous le savez bien. Monsieur…

– Je te crois, mon ami, je te crois. Ce n’est pas de cela que jevoulais te parler. Vois-tu, mon brave…

– C’est connu, Monsieur, tout le monde le sait, insistaPetrouchka. Quand j’étais au service du général Stolbniakov,eh ! bien il me donnait congé quand il partait à Saratov… oùil avait une propriété…

– Non, mon ami, ce n’est pas de cela que je veux te parler. Jene te reproche rien… ne te monte pas la tête, mon cher ami…

– C’est bien connu : Des gens de notre condition il est facilede les accuser, vous le savez bien vous-même, Monsieur. Pour mapart, j’ai toujours satisfait mes maîtres, qu’ils aient étéministres, ou généraux, ou sénateurs ou comtes. J’ai servi partout,chez le prince Svintchatkine, chez le colonel Pereborkine et chezle général Niédobarov. Il m’emmenait avec lui, dans sa propriété.Voilà…

– C’est ça, mon ami, c’est très bien, très bien comme ça.Maintenant, c’est à mon tour de partir… À chacun son chemin, moncher, et nul ne connaît le chemin qui lui est dévolu. Bon,maintenant aide-moi à m’habiller, mon ami… Tu mettras mon uniformeavec le reste… et aussi les pantalons, les draps, les couvertureset les oreillers…

– Dois-je faire un paquet de tout cela ?

– Oui, mon ami, c’est cela… le tout dans un paquet ; quisait ce que l’avenir nous réserve ? Et maintenant, mon cher,descends me chercher une voiture…

– Une voiture ?

– Oui, mon ami, une voiture ; loue-la pour un certain tempset veille à ce qu’elle soit spacieuse. Et surtout, mon ami, net’imagine pas des choses…

– Et vous partez loin ?

– Je ne sais pas, mon ami, vraiment je ne sais pas. Il seraitbon aussi d’y mettre un édredon ; qu’en penses-tu, monami ? Je compte sur toi, mon cher…

– Vous voulez partir tout de suite ?

– Oui, mon ami, voilà…

– Je vous comprends, Monsieur. Au régiment où j’étais la mêmeaventure est arrivée à un lieutenant. Il a enlevé la fille d’ungrand propriétaire…

– Enlevé ? Que dis-tu ? Mais, mon cher ?…

– Ben oui, il l’a enlevée et ils se sont mariés dans uneparoisse voisine. Tout avait été préparé à l’avance. On les apoursuivis… mais le prince, oui, le prince défunt, s’est interposéet a tout arrangé.

– Alors, ils se sont mariés… Mais comment se fait-il, mon brave,que tu sois au courant de mes intentions ?

– Mais c’est bien connu. Les rumeurs vont vite sur notre terre.Nous savons tout, oui, tout… Évidemment, qui n’a pas de péchés à sereprocher ? Mais je dois vous dire, Monsieur, permettez-moi devous dire tout simplement comme un bon domestique… Puisque leschoses en sont là, maintenant, je dois vous dire, Monsieur, quevous avez un ennemi, un concurrent, oui, Monsieur, un concurrentdangereux, Monsieur, voilà…

– Je sais, mon ami, je sais. Tu sais toi-même, mon ami… Bon, entout cas, je compte sur toi. Bien, qu’allons-nous faire maintenant,mon ami ? Que me conseilles-tu ?

– Eh bien, Monsieur, puisque vous avez choisi cette solution, ilvous faut acheter pas mal de choses, des draps, des oreillers, unautre édredon pour deux personnes, une bonne couverture… tout celavous le trouverez chez la voisine… là en bas. C’est une petitebourgeoise, Monsieur. Elle possède aussi une bonne fourrure derenard. Vous pouvez la voir et l’acheter tout de suite. Vous n’avezqu’à descendre. Vous en avez absolument besoin, Monsieur. Une bellepelisse couverte de satin et avec de la fourrure de renard…

– Bon, bon, mon ami, je suis d’accord, je m’en remetsentièrement à toi, mon ami. D’accord aussi pour la fourrure, moncher… Mais fais vite, de grâce, vite, vite, je suis prêt à acheterla pelisse, mais fais vite, je t’en prie. Il est déjà près de huitheures. Dépêchons-nous, mon ami. De grâce, mon ami,dépêche-toi…

Petrouchka abandonna le tas de vêtements, couvertures, oreillerset autres hardes qu’il était en train de rassembler et se précipitahors de la chambre.

M. Goliadkine sortit à nouveau sa lettre, mais il ne pouvait paslire.

Il saisit entre ses mains sa pauvre tête et s’adossa au mur,hébété. Il ne pouvait ni penser ni faire le moindre geste. Il nesavait pas lui-même ce qui se passait en lui. Enfin, constatant queles minutes s’écoulaient et Petrouchka et la pelissen’apparaissaient toujours pas, il décida de descendre. Il ouvrit laporte d’entrée et entend du bruit. On parlait, on discutait, oncriait en bas… C’étaient des voisines, des commères.

Elles bavardaient, hurlaient, se disputaient. M. Goliadkinesavait fort bien à propos de quoi elles se disputaient. Il entenditaussi la voix de Petrouchka, puis le bruit de pas… on montaitl’escalier.

« Ah ! mon Dieu, mon Dieu. Ils vont faire monter ici lemonde entier », gémit notre héros en se tordant les mains dedésespoir. Il revint précipitamment dans sa chambre et se jeta surle divan, la tête enfouie dans l’oreiller.

Il ne savait plus ce qu’il faisait. Il resta ainsi une bonneminute, puis, sans attendre Petrouchka, il se releva d’un bond,enfila ses galoches, mit son manteau et son chapeau, prit sonportefeuille et s’élança dans l’escalier. « Je n’ai besoin de rien,mon cher, je ferai tout moi-même. Je n’ai pas besoin de toi, pourle moment. Tout peut encore s’arranger pour le mieux… »murmura-t-il à Petrouchka, en le croisant dans l’escalier. Ildéboucha dans la cour, se précipita dans la rue. Son cœurs’arrêtait… Il hésitait encore… Que faire ? Que décider ?Quel parti prendre en un moment aussi décisif ? » Mais quedois-je faire, ô mon Dieu ? Comme si on n’avait pas pu sepasser de tout cela », s’écria-t-il enfin au comble dudésespoir.

Il trottinait toujours, allant droit devant lui. « Oui, avais-jebesoin de tout cela. Sans cette histoire, oui, sans toute cettehistoire, tout aurait pu s’arranger. Tout se serait arrangé d’unseul coup, d’un coup énergiquement et adroitement frappé. Je donnema main à couper que tout se serait arrangé et je sais même fortbien de quelle façon. Je vais vous le dire. J’aurais pris à partcet homme, et lui aurais dit : « Avec votre permission, Monsieur,je vous déclare… qu’en général, oui, en général… on n’agit pasainsi. Parfaitement, Monsieur, parfaitement… on n’agit pas de lasorte ; l’usurpation ne paie pas chez nous. Vous êtes unimposteur, Monsieur, vous êtes un homme vain et inutile à lapatrie. Le comprenez-vous, Monsieur ? Oui, lecomprenez-vous ? » Et j’aurais pu ajouter… Mais non, à quoibon ? Il s’agit bien de cela. Qu’est-ce que je raconte.Ah ! imbécile, imbécile que je suis ! Suis-je donc monpropre assassin ? Mais non… Si, si, tu es un homme débauché.Que faire maintenant ? Que vais-je devenir ? À quoisuis-je bon ? Oui, à quoi es-tu bon, Goliadkine ? IndigneGoliadkine ! Et maintenant ? Il faut louer une voiture.Elle a commandé une voiture ; alors il faut que la voituresoit là. S’il n’y a pas de voiture, nous allons tremper nos petitspieds… Qui aurait pu penser ? Ah ! Mademoiselle,Mademoiselle, vous en faites de belles. Jeune fille de bonneconduite. Jeune fille irréprochable ! Vous vous distinguez,Mademoiselle, rien à dire… Tout cela est la conséquence d’uneéducation immorale. Oui, depuis que j’ai vu ce qui se passe, j’aitout compris.

« C’est bien la conséquence directe de l’éducation immorale. Ilaurait fallu la tenir en main dès l’enfance… et un bon martinet detemps à autre… Au lieu de tout cela on la bourre de bonbons etd’autres douceurs. Et ce vieillard qui est toujours en train de selamenter sur elle !…

» Ah ! chérie, toi si gentille, si belle… je te marierai àun comte… »

« Et voici que la demoiselle sort de l’ombre et abat ses cartes.Voilà mon jeu, Messieurs, admirez. Au lieu de la garder à lamaison, ils l’ont placée dans une pension, chez une dame française,une émigrée, une quelconque Mme Falbala… Rien d’étonnant qu’elleait mal tourné ! Saluez bien bas ! Et le résultat ?Voyez vous-même : « Attendez-moi dans une voiture, à telle heure,sous mes fenêtres, et je compte sur vous pour chanter une romancesentimentale espagnole. Je vous attends. Je sais que vous m’aimez.Nous partirons ensemble. Nous vivrons dans une cabane… »

« Mais c’est impossible. Mais oui, Madame, c’est absolumentimpossible, c’est prohibé par les lois. On n’a pas le droitd’enlever de la maison paternelle une jeune fille chaste et pure,sans le consentement des parents. Et à quoi bon, d’ailleurs ?À quoi bon ? Il n’y avait qu’à se marier avec l’homme que lesort vous destinait et tout était dit. Moi, je suis unfonctionnaire. « Je risque de perdre ma place à cause de tout cela.Mais oui, Mademoiselle, je risque d’être traîné devant lestribunaux à cause de vous. Sachez-le, Mademoiselle… C’estl’Allemande qui intrigue. Tout le mal vient de cettesorcière ; c’est elle qui met le feu aux poudres. On calomnieun homme, on colporte sur lui des ragots de vieille commère, sur leconseil d’André Philippovitch, et le tour est joué. Si l’Allemanden’était pas derrière tout cela, Petrouchka se serait-il mêlé decette affaire ? Que vient-il faire là-dedans ? En quoicela le concerne-t-il, cette canaille ? Non, Mademoiselle, jene peux rien pour vous, décidément, je ne peux rien… Pour cettefois excusez-moi, Mademoiselle, je vous en prie. Au fond, tout lemal vient de vous, Mademoiselle, et non de l’Allemande. Le malvient de vous, en droite ligne. La sorcière est une brave femme, lasorcière n’est pas coupable, Mademoiselle ! Voilà ! Vousm’avez mis dans de beaux draps, Mademoiselle. Un homme est à deuxdoigts de sa perte, il glisse vers le néant, il ne parvient pas àse retenir… et vous, vous venez lui parler de mariage. Comment toutcela finira-t-il ? Comment tout cela s’arrangera-t-il ?Je donnerais tout pour le savoir. »

Désespéré, divaguant, M. Goliadkine revint subitement à laréalité. Il s’aperçut alors qu’il était dans la rue Liteinaia. Letemps était affreux : pluie, neige, dégel. Point par point, toutétait semblable à la nuit inoubliable où, sur le coup de minuit,commencèrent tous les malheurs de notre héros. « Parlez-moi devoyage, fulminait M. Goliadkine. C’est la fin du monde… Ah !mon Dieu. Et où trouverais-je une voiture ? Tiens, là au coin,il y en a une, ce me semble ; allons l’examiner de près.Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! »

M. Goliadkine dirigea ses pas vacillants vers le coin de la rue,où il avait cru apercevoir une voiture. « Non, voilà ce que je doisfaire ! J’irai là-bas, je me prosternerai à ses pieds, jedirai : « Voilà ma situation, je remets mon sort entre vos mains,entre les mains de mes supérieurs. Je vous supplie, Excellence,défendez-moi, protégez-moi. Voici de quoi il s’agit… C’est un acteprohibé par la loi. Ne m’abandonnez pas, ne m’accablez pas. Jeviens à vous comme à un père… Sauvez la dignité, l’honneur et lenom d’un malheureux… Sauvez-moi de cet homme cruel et dépravé… Lui,et moi, nous sommes deux personnes distinctes, Excellence. Il vit àsa guise, moi de mon côté, je mène une petite vie tranquille,Excellence, sans faire de mal, je vous rassure, vraiment sans fairede mal à personne. Voilà, je ne lui ressemble pas, je ne peux luiressembler ! Je vous prie, Excellence, soyez bon, changez-moide service et il en sera fini de cette méprise, de cette impudenteet perfide usurpation… dont il ne faut pas faire un exemple pourles autres, Excellence. Je vous considère comme un père,Excellence. Des supérieurs indulgents et consciencieux saventencourager de pareilles initiatives. » Il y a même dans mon gestequelque chose de chevaleresque. Je m’adresse à lui comme à un père,je remets mon sort entre ses mains, je promets de ne pas protestercontre sa décision, je m’incline à l’avance et m’efface… Voilà.»

– Dis-moi, mon cher, es-tu cocher ?

– Oui.

– Es-tu libre pour la soirée ?

– Faudra-t-il aller loin ?

– Je te prends pour la soirée, pour toute la soirée. Peu importela destination, mon cher, peu importe.

– Pensez-vous sortir de la ville ?

– Oui, mon ami, c’est possible, je ne sais pas encore moi-même,mon ami. Je ne puis te le certifier, mon cher. Vois-tu mon brave,il est possible que tout s’arrange pour le mieux. C’est préférablemon ami…

– Évidemment, Monsieur, ça vaut mieux ; je le souhaite pourtout le monde.

– C’est ça, mon ami, c’est ça. Je te remercie, mon cher. Alors,quel sera ton prix, mon brave ?

– Vous partez immédiatement ?

– Oui, tout de suite. C’est-à-dire, nous allons d’abord attendreun moment dans un endroit… Il faudra attendre un moment, un toutpetit moment, mon cher…

– Si vous me prenez pour toute la nuit, ce sera six roubles. Àmoins c’est impossible, par ce temps-là…

– Bon, c’est bon, mon ami, d’accord. Et tu auras un bonpourboire, mon cher. Bon, alors maintenant tu vas me conduire, monami.

– Prenez place ; une seconde. Je vais juste arranger unpeu, permettez ; Là, maintenant veuillez vous asseoir. Oùdois-je vous conduire ?

– Au pont Ismailovski, mon ami.

Le cocher se hissa sur le siège et aiguillonna les deux rossesétiques qui s’arrachèrent avec peine de leur sac d’avoine. Lavoiture se dirigea vers le pont Ismailovski. Mais, subitement, M.Goliadkine tira le cordon, fit arrêter le cocher et d’une voixsuppliante lui demanda de faire demi-tour et de le conduire à uneautre adresse. Le cocher tourna ; dix minutes plus tard, lecarrosse s’arrêtait devant l’immeuble de Son Excellence. M.Goliadkine descendit et demanda au cocher, avec beaucoupd’insistance, de l’attendre. Le cœur battant, il s’élança dansl’escalier. Parvenu au premier étage, il tira le cordon de lasonnette. La porte s’ouvrit et notre héros se trouva dansl’antichambre.

– Son Excellence est-elle à la maison ? demanda audomestique M. Goliadkine.

– Que lui voulez-vous ? interrogea le domestique, toisantM. Goliadkine de la tête aux pieds.

– Je viens, mon ami, pour… Je m’appelle Goliadkine, je suisfonctionnaire, oui, je suis le conseiller titulaire Goliadkine, jeviens pour quelques explications…

– Attendez un moment. Son Excellence est occupée.

– Mais, mon ami, je ne puis attendre, c’est pour une affaireimportante qui ne peut souffrir aucun retard…

– De la part de qui venez-vous ? Apportez-vous despapiers ?

– Non, mon ami, je viens faire une visite personnelle… Transmetsà Son Excellence que je viens pour quelques explications. Je terécompenserai, mon ami…

– Impossible. On m’a interdit d’introduire quiconque. Il y a desinvités. Revenez demain matin vers dix heures.

– Annoncez-moi, mon ami, je ne puis attendre, absolument. Vousserez responsable, mon ami…

– Allons, va l’annoncer. Qu’est-ce que ça peut te faire ?As-tu pitié de tes bottes, fit un autre valet, vautré sur un banc,qui jusqu’à cet instant n’avait prononcé un seul mot.

– Il s’agit bien des bottes. On m’a interdit de recevoir, tu lesais bien. On ne reçoit que le matin.

– Va l’annoncer. As-tu peur d’avaler ta langue ?

– Bon, j’y vais. Je n’avalerai pas ma langue. On m’a interdit,je te le répète, interdit. Allons, entrez ici.

M. Goliadkine entra dans la pièce voisine. Sur la table, unependule marquait huit heures et demie. Son cœur battit la chamade.Il était sur le point de faire demi-tour, mais déjà le valet,planté sur le seuil de la salle de réception, annonçait à voixhaute : « Monsieur Goliadkine. » « Quelle voix ! » ? sedit notre héros au paroxysme de l’angoisse. Il aurait pu m’annoncerdiscrètement, il aurait pu dire : « Voilà, ce Monsieur vients’expliquer, humblement et paisiblement veuillez le recevoir… Àprésent, toute mon affaire tourne mal, mon affaire est àl’eau ; d’ailleurs… ce n’est rien… » Mais il était trop tardpour raisonner. Le valet revint et lui dit : « Entrez » etl’introduisit dans le salon de Son Excellence.

En entrant, notre héros eut l’impression d’être devenu aveugle.Il ne voyait rien. Tout au plus, deux ou trois silhouettes sedessinaient devant ses yeux. « Ce sont des invités, sans doute »,pensa M. Goliadkine. Enfin, il parvint à discerner une étoile surle frac noir de Son Excellence. Après l’étoile il découvrit lefrac. Enfin, notre héros recouvra entièrement l’usage de sesyeux…

– Qu’y a-t-il ? fit une voix que M. Goliadkine connaissaitfort bien.

– Je suis le conseiller titulaire Goliadkine, Excellence.

– Et après ?

– Je viens pour m’expliquer.

– Comment ? Quoi ?

– Voilà. Je suis venu vous voir pour m’expliquer,Excellence.

– Mais qui êtes-vous donc ?

– Je suis M. Goliadkine, Excellence, conseiller titulaire.

– Bon, et que voulez-vous ?

– Voilà ! Je vous considère comme un père. Moi-même jem’efface, je me retire. Protégez-moi de mes ennemis… Voilà.

– Qu’est-ce que vous dites ?

– On sait que…

– Qu’est-ce qu’on sait ?

Notre héros se tut. Son menton commençait à sautiller.

– Et alors, demanda Son Excellence.

– Je pensais faire un geste chevaleresque, Excellence. Je trouvequ’il est chevaleresque de considérer son chef comme son père… Jevous prie de me protéger… je vous implore humblement… Des gestespareils… doivent être encou… encouragés…

Son Excellence se détourna. Pendant quelques instants les yeuxde notre héros devinrent troubles. Sa poitrine était oppressée. Ilhaletait. Il ne savait même plus où il était… Il avait honte ;il était abattu… Dieu seul sait ce qui se passa ensuite… Quand ilrevint à lui, notre héros entendit la voix de Son Excellence. Elleparlait à deux invités avec ardeur et passion. M. Goliadkinereconnut immédiatement l’un des invités. C’était AndréPhilippovitch. Mais il ne parvint pas à reconnaître le second. Sonvisage pourtant lui parut familier. L’homme était de haute taille,corpulent ; il paraissait être d’âge mûr. Son visage s’ornaitd’épais sourcils et de favoris. Son regard était dur et expressif.L’inconnu portait une décoration au cou. Il fumait un cigare. Lecigare ne quittait pas sa bouche. L’inconnu hochait gravement latête en regardant de temps en temps notre héros. M. Goliadkine sesentit très gêné. Il détourna les yeux et aperçut aussitôt un autreinvité, assez étrange. Dans l’embrasure de la porte, que jusqu’àprésent M. Goliadkine avait pris pour une glace, comme jadis aurestaurant, il apparut, l’homme bien connu, l’ami intime de M.Goliadkine ; jusqu’à ce moment, l’imposteur s’était tenu dansune petite pièce voisine, où il rédigeait en hâte un rapport. Onavait eu, sans doute, besoin de lui… Il venait. Il portait undossier sous le bras. Il s’approcha de Son Excellence et, attendantle moment d’attirer sur lui l’attention des causeurs, se mêla trèshabilement au groupe. Il se tenait juste derrière AndréPhilippovitch, à côté de l’inconnu au cigare. M. Goliadkine jeuneparaissait suivre la conversation avec un extrême intérêt. Il avaitpris une attitude avantageuse, approuvait de la tête, ponctuait dupied, souriait et ne quittait pas des yeux Son Excellence. Ilsemblait implorer du regard le droit de placer, lui aussi, sonpetit mot, « Ah ! le lâche », pensa M. Goliadkine en faisantmachinalement un pas en avant. Au même moment Son Excellence seretourna et se dirigea lui-même vers notre héros. Il paraissaitassez indécis.

« Bon, c’est bon, c’est bon. Allez et que Dieu vous garde.J’examinerai votre cas. Je vais vous faire reconduire… » Sur ce, legénéral jeta à l’inconnu aux favoris un regard significatif.L’inconnu fit de la tête un signe d’approbation. M. Goliadkine serendait clairement compte qu’on se méprenait sur sa personne etqu’on le traitait d’une façon indigne de lui. « D’une manière oud’une autre, je suis obligé de m’expliquer, se dit-il ; jedevrais lui dire : « Excellence, voilà. » Désemparé, il baissa lesyeux et, à son extrême surprise, aperçut une grande tache blanchesur chacune des chaussures de Son Excellence. « Serait-il possibleque les chaussures se soient déchirées ? » pensa-t-il. Maispresque aussitôt il constata que ce qu’il prenait pour une tachen’était, en réalité, qu’un reflet. Les chaussures verniesbrillaient très fort, ce qui expliquait parfaitement sa méprise. «C’est ce qu’on appelle de l’éclat, se dit notre héros. C’est unterme qu’on emploie beaucoup dans les ateliers de peinture.Ailleurs ça s’appelle autrement… »

M. Goliadkine leva les yeux et comprit qu’il lui fallait parlerau plus vite, sinon les affaires pouvaient mal tourner… Il fit unpas en avant.

– Voilà, Mon Excellence, je dois vous dire… De nos jours onn’arrive à rien par l’imposture !

Le général ne répondit pas et se contenta de tirer fortement surle cordon de la sonnette. Notre héros fit un nouveau pas enavant.

– C’est un lâche, un être dépravé, Excellence, dit-il,suffoquant d’épouvante, ne sachant plus ce qu’il faisait. En mêmetemps, son doigt désignait son indigne homonyme qui tournoyaitautour du général.

– Oui, Excellence, c’est ainsi… je fais allusion à quelqu’un devotre connaissance…

Il y eut un tumulte général. André Philippovitch et l’homme aucigare agitèrent leurs têtes. Son Excellence s’accrochaimpatiemment au cordon de la sonnette, appelant impérieusement ledomestique.

À son tour M. Goliadkine jeune s’avança et dit : « Excellence,je vous prie humblement de me permettre de prendre la parole. » Leton de sa voix était ferme et résolu. Visiblement cet homme sesentait dans son plein droit.

– Puis-je vous demander, fit-il, s’adressant à notre héros etdevançant ainsi la réponse du général, puis-je vous demander sivous savez en présence de qui vous vous exprimez ainsi ? Sivous savez devant qui vous êtes, dans le cabinet de qui vous voustrouvez ?…

L’imposteur semblait très ému. Son visage empourpré étincelaitd’indignation et de fureur. Des larmes apparurent sur ses cils.

« Monsieur et Madame Bassavrioukov », hurla, à gorge déployée,le valet debout sur le seuil du salon. » C’est un beau nom. Unefamille noble de Petits-Russiens », se dit M. Goliadkine. Au mêmeinstant il sentit la pression amicale d’une main sur sonépaule ; aussitôt après, une autre main se posa sur son dos.Le perfide imposteur s’agitait devant lui, indiquant le chemin auxdomestiques qui poussaient notre héros. M. Goliadkine se renditcompte qu’on l’emmenait vers les portes du salon. « C’est tout àfait comme chez Olsoufi Ivanovitch », pensa-t-il. Il était déjàdans le vestibule. Il se retourna et vit à ses côtés deuxdomestiques de Son Excellence et son indigne sosie. « Le manteau,le manteau, vite le manteau de mon ami, le manteau de mon meilleurami », gazouillait l’infâme individu. Arrachant le manteau desmains d’un domestique, il le jeta en guise de plaisanterie,d’ignoble et lâche plaisanterie, sur la tête de notre héros. M.Goliadkine, tout en essayant de se dépêtrer sous le manteau,entendait distinctement les rires des deux laquais. Mais il nevoulait plus rien entendre, il ne prêtait plus attention à ce quise passait autour de lui. Il sortit du vestibule et se trouva dansl’escalier éclairé. Son sosie sortit derrière lui et cria :

– Au revoir, Mon Excellence.

– Lâche… marmonna M. Goliadkine.

– Disons que je suis lâche…

– Débauché !…

– Disons que je suis débauché, répondit l’infâme ennemi aurespectable M. Goliadkine, tout en le toisant du haut del’escalier, avec son habituelle arrogance. Sans broncher, il ledévisageait, les yeux dans les yeux, il semblait le provoquer parson attitude. Notre héros cracha d’indignation, descenditprécipitamment l’escalier et sortit sur le perron.

Il était à ce point anéanti qu’il ne se rendit même pas comptecomment il monta dans la voiture et qui l’aida à monter.

Quand il reprit ses esprits, il s’aperçut qu’on le conduisait lelong de la Fontanka. « Sans doute me conduit-il vers le pontIsmailovski ? » se dit M. Goliadkine ; à cet instantnotre héros voulut réfléchir à quelque chose, mais il ne put. Etpourtant, il s’agissait de quelque chose de terrible,d’inconcevable… « Bah ! tant pis », conclut-il et il se laissamener vers le pont Ismailovsky.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer