Le Double

Chapitre 8

 

Le lendemain, comme à l’ordinaire, M. Goliadkine se réveilla àhuit heures. Aussitôt les événements de la veille lui revinrent àl’esprit. Il fit la grimace. « Je me suis conduit comme un imbécilehier », se dit-il en se levant de son lit, et en regardant dans ladirection de son hôte. Mais quel ne fut pas son étonnement enconstatant que son invité et le lit, sur lequel il devait avoirdormi, s’étaient volatilisés. M. Goliadkine eut peine à réprimerune exclamation. « Qu’est-ce à dire ? Que signifie donc cephénomène nouveau ? » pensa-t-il. Or, pendant que notre hérosabasourdi, contemplait bouche bée, la place vide, la porte d’entréegrinça et Petrouchka apparut, portant le plateau à thé. « Où est-ildonc ? Où est-il donc ? » murmura notre héros d’une voixà peine perceptible, désignant du doigt la place qu’occupait laveille le lit de son compagnon. Petrouchka tout d’abord ne réponditrien. Il ne daigna même pas lever les yeux sur son maître ; aucontraire, il les fixa sur un coin de la pièce, à sa droite. M.Goliadkine se sentit obligé, à son tour, de fixer les yeux dans lamême direction. Enfin, après un silence assez prolongé, d’une voixéraillée et grossière, Petrouchka répondit : « Le maître n’est pasà la maison ».

– Imbécile que tu es. C’est moi qui suis ton maître, Petrouchka,prononça M. Goliadkine d’une voix haletante et en dévorant des yeuxson valet. Petrouchka ne répondit pas, mais jeta un tel regard àson maître, que celui-ci rougit jusqu’aux oreilles. Ce regard,chargé de réprobation blessante, valait largement une offensedirecte. Les bras de M. Goliadkine en tombèrent, pour employer uneexpression courante. Enfin, Petrouchka lui annonça que L’AUTREétait parti depuis une heure et demie ; il n’avait pas vouluattendre. L’affirmation de Petrouchka paraissait certesvraisemblable et plausible. On sentait qu’il ne mentait pas. Sonregard offensant et l’expression L’AUTRE, qu’il venait d’employer,étaient les conséquences inéluctables de cette coïncidence étrange,de cette ressemblance scabreuse.

M. Goliadkine se rendit compte, encore qu’assez confusément, queles choses n’allaient pas en rester là et que le destin luiménageait encore quelques surprises plutôt désagréables.

« Bon, bon, nous verrons, se dit-il, nous verrons tout cela enson temps et saurons à quoi nous en tenir… Ah ! mon Dieu,murmura-t-il en gémissant, d’une voix tout à fait différente,pourquoi l’ai-je invité, pourquoi suis-je ainsi, dans quel butai-je manigancé tout cela. En vérité, je suis en train de fourrerma tête dans le nœud coulant que ces brigands ont préparé pourmoi ; oui, je noue moi-même, la corde autour de mon cou.Ah ! quelle tête ! Quelle tête de fou. Tu ne peux pasrésister à l’envie de gaffer, de mentir comme un collégien, commeun quelconque scribouillard, comme un vulgaire saute-ruisseau…espèce de chiffe molle et pourrie ; vieux radoteur, vieillecommère… voilà ce que tu es… Ah ! mes aïeux ! Il a mêmeécrit des vers, la fripouille, il m’a fait une déclarationd’amitié. Je saurai lui montrer la porte, s’il ose revenir… Il y aévidemment plusieurs moyens, plusieurs façons pour mettre un hommeà la porte. Par exemple : Voyez-vous, étant donné mes appointementsfort modestes… ou bien je pourrais lui faire peur en lui disant :Prenant en considération la situation générale, je dois vous mettreau courant… de l’obligation que vous aurez de payer la moitié del’appartement et de la nourriture… et en versant l’argent àl’avance. Ah ! non ! que diable. Non, c’est impossible.C’est compromettant pour moi et ce n’est pas très délicat. Onpourrait peut-être essayer autre chose ; par exemple suggérerà Petrouchka de se montrer insolent à son égard de lui manquer derespect, de lui faire quelque sortie grossière… oui, on pourrait lemettre à la porte de cette façon. C’est cela. Les laisser entête-à-tête tous les deux et… Non, que diable, non… Ce ne seraitpas très correct non plus. Ce ne serait pas du tout correct. Tantpis. Et s’il ne revient pas ? Ce ne sera guère mieux.Ah ! je lui en ai trop dit hier soir… Ah ! Ça va mal, çava mal… Oui, l’affaire se présente plutôt mal. Insensé, insensé queje suis ! Incapable de mettre un peu d’ordre… dans ma pauvretête… Et s’il revient pour refuser ma proposition ? Ah !Dieu fasse qu’il revienne. Je serais très content qu’il revienne…».

Plongé dans ses réflexions M. Goliadkine avalait son thé, touten surveillant constamment du regard la pendule.

« Il est maintenant neuf heures moins le quart. Il est temps departir. Que va-t-il m’arriver ? Que va-t-il m’arriver ?je voudrais bien savoir ce qui se trame actuellement contremoi ? Quel est leur plan, leurs intentions et leurs moyensd’action ? Oui, il serait bon de savoir exactement où veulenten venir tous ces messieurs et quels seront leurs premiers pas…»

M. Goliadkine ne pouvait plus y tenir. Il jeta sa pipe, encore àmoitié remplie, s’habilla en hâte et partit en courant à sonbureau, désireux de prévenir, autant que possible, le danger et, entout cas, de constater de par lui-même, ce qui allait se passer. Ledanger était réel. Il ne l’ignorait pas.

« Allons, allons, nous allons bientôt percer le mystère, noustirerons tout cela au clair », répétait M. Goliadkine dans levestibule, en enlevant son pardessus et ses galoches. Décidé àpasser à l’action, notre héros rajusta ses vêtements, et se composaune attitude convenable et digne. Il était sur le point d’entrerdans le bureau, lorsque, sur le seuil de la porte, il se trouva nezà nez avec son compagnon de la veille, son nouvel ami. M.Goliadkine jeune parut ne point reconnaître M. Goliadkine aîné,bien qu’ils se trouvassent face à face. Le nouveau fonctionnairesemblait très préoccupé, très pressé, hors d’haleine. Il avait unaspect si affairé, si officiel, que rien qu’à l’expression de sonvisage chacun se fût dit aussitôt : « Il est chargé d’une missionspéciale… »

– Ah ! vous voilà, Iakov Petrovitch, dit notre héros,agrippant la main de son invité de la veille.

– Tout à l’heure, tout à l’heure, excusez-moi, vous meraconterez tout cela après, s’écria M. Goliadkine jeune,s’efforçant de passer outre.

– Cependant, permettez ; il me semble que vous aviezl’intention, Iakov Petrovitch, de…

– Vous dites ? Expliquez-vous rapidement.

L’invité de M. Goliadkine s’arrêta, visiblement contraint etennuyé de ce contretemps. Il plaça son oreille juste sous le nez deson interlocuteur.

– Je dois vous avouer, Iakov Petrovitch, que je suis surpris devotre accueil… J’étais en droit de m’attendre à une tout autreattitude.

– Il existe des formalités définies pour chaque réclamation.Adressez-vous donc au secrétaire de Son Excellence et faitesensuite une demande en règle à M. le Chef de Cabinet. Vous avez uneréclamation à faire n’est-ce pas ?

– Je ne vous comprends pas, Iakov Petrovitch. Vous me stupéfiez,Iakov Petrovitch. Vous ne me reconnaissez sans doute pas ? Oupeut-être, est-ce une plaisanterie conforme à votre caractèreenjoué.

– Ah ! c’est vous, fit M. Goliadkine jeune, comme s’ilvenait seulement de reconnaître M. Goliadkine aîné. Ah ! c’estvous ? Alors, avez-vous bien dormi ?

Sur ce, le nouveau fonctionnaire esquissa un sourire officiel etpoli, mais assez déplacé dans les circonstances présentes, étantdonné qu’il restait, jusqu’à nouvel ordre, l’obligé de M.Goliadkine. Il accompagna ce sourire officiel et poli d’une courtedéclaration assurant son interlocuteur du plaisir qu’il avait àapprendre que celui-ci avait bien dormi. Aussitôt après, ils’inclina légèrement, piétina sur place, jeta un regard à droite,un autre à gauche, puis baissa les yeux, les fixa sur une portevoisine, murmura en hâte qu’il avait une mission spéciale trèsurgente et se précipita dans la pièce contiguë, rapide commel’éclair.

« Drôle d’histoire… proféra d’une voix sourde M. Goliadkine, uninstant abasourdi. Drôle d’histoire, en effet. Voilà donc de quoiil s’agit… » Ici, M. Goliadkine sentit des frissons parcourir toutson corps. « D’ailleurs, continua-t-il, se parlant à lui-même, touten se dirigeant vers son bureau, d’ailleurs, il y a longtemps queje l’ai pressenti, il est chargé ici d’une mission spéciale, c’estcela même. Pas plus tard qu’hier, j’avais déjà affirmé que cethomme se trouvait ici pour remplir une mission spéciale quequelqu’un lui avait confiée. »

– Avez-vous terminé de recopier votre document d’hier, IakovPetrovitch ? demanda Anton Antonovitch Siétotchkine à M.Goliadkine qui s’asseyait. L’avez-vous ici ?

– Oui, je l’ai, murmura M. Goliadkine, en jetant sur son chef unregard désemparé.

– Ah ! bon ! Je vous demande cela, parce qu’AndréPhilippovitch l’a déjà réclamé à deux reprises. Son Excellence nemanquera pas de le réclamer d’ici peu…

– En tout cas le document est prêt…

– Bon, bon c’est parfait.

– Il me semble que j’ai toujours accompli mon serviceconsciencieusement, Anton Antonovitch, et que j’ai toujours misbeaucoup de zèle à m’occuper des affaires que mes chefs m’ontconfiées.

– Certes. Mais que voulez-vous dire par là ?

– Moi ?… rien, Anton Antonovitch. Je voulais seulement vousexpliquer, Anton Antonovitch… C’est-à-dire, je voulais vous avertirque parfois la méchanceté et l’envie, ces deux vices toujours à larecherche de leur odieuse pitance quotidienne, n’épargnentpersonne…

– Excusez-moi, je ne vous comprends pas tout à fait bien. À quifaites-vous allusion, en ce moment ?

– Je voulais dire par là, Anton Antonovitch, que, dans la vie,j’ai toujours suivi le droit chemin, que je méprise les cheminsdétournés, que je ne suis pas un intrigant… ce dont je puis meglorifier à juste titre, et dont je pourrai prouver le bien-fondési on m’en laisse la possibilité…

– Oui, c’est possible, et même en y réfléchissant, je suis prêtà accorder le crédit le plus ample à vos allégations. Toutefois,permettez-moi de vous faire observer, Iakov Petrovitch, qu’on netolère pas toujours dans la bonne société, des allusions tropaccusées aux personnalités. Pour ma part, je suis prêt à tolérerqu’on dise beaucoup de mal de moi derrière mon dos – et que nedit-on pas derrière le dos des gens – mais pour ce qui estd’accepter qu’on me dise des insolences, cela je ne le permettraijamais, Monsieur ; j’ai blanchi au service de l’État,Monsieur, et à mon âge respectable, je ne permets à personne dem’insulter.

~ Ce n’est pas cela, Anton Antonovitch, voyez-vous, AntonAntonovitch… j’ai l’impression, Anton Antonovitch que vous nem’avez pas très bien compris. Quant à moi, Anton Antonovitch, je nepuis que considérer comme un honneur…

– Et je vous prie aussi de nous excuser, nous autres. Nous avonsété élevés à l’ancienne mode, nous. Il est trop tard, pour nous,d’adopter vos nouvelles manières. Il me semble, d’ailleurs, quenous avons montré assez d’esprit et de jugeote au service de lapatrie ; je porte, Monsieur, comme vous ne l’ignorez pas, unedécoration en récompense de vingt-cinq années de loyauxservices…

– Anton Antonovitch, je le sais, et, pour ma part, je partageentièrement votre sentiment. Mais je parlais d’autre chose. Jeparlais du masque, Anton Antonovitch…

– Du masque ?

– C’est-à-dire… je crains que là encore vous n’apportiez uneinterprétation erronée au sens de mes discours… Or, le sens de mesdiscours est conforme à vos propres idées, Anton Antonovitch. Je nefais que broder autour du thème principal, pour mettre en reliefmon idée que les porteurs de masques ne sont pas rares à notreépoque, Anton Antonovitch et dire qu’aujourd’hui il est devenudifficile de reconnaître un homme derrière son masque…

– Pour cela, savez-vous, ce n’est pas si difficile. C’est mêmeparfois assez aisé, oui, parfois, il n’est point nécessaire d’allerchercher bien loin…

– Non, voyez-vous, Anton Antonovitch, je vous parle maintenantde mon propre cas. Moi, par exemple, je ne mets de masque quelorsque les circonstances l’exigent. Ainsi, pour le carnaval oucertaines joyeuses réunions. Je parle évidemment au sens propre.Par contre, dans mes relations quotidiennes avec les gens, je neporte jamais le masque ; ceci au sens figuré du mot, au sensle plus symbolique. C’est cela que je voulais vous dire, AntonAntonovitch.

– Bon, bon, mais, pour le moment, laissons tout cela decôté, ; je n’ai d’ailleurs pas le temps de discuter, déclaraAnton Antonovitch, se levant de sa chaise et rassemblant lespapiers nécessaires pour le rapport qu’il devait présenter à SonExcellence. Quant à votre propre cas, ajouta-t-il, vous ne tarderezpas à être éclairé. Vous saurez alors à qui vous en prendre… et quiaccuser. Sur ce, je vous prie instamment de m’épargner, à l’avenir,les explications privées et les bavardages qui sont nuisibles auservice.

– Non, Anton Antonovitch, non, je n’avais pas l’intention, AntonAntonovitch… bredouilla M. Goliadkine, devenu blême. Mais déjà sonchef s’éloignait… « Que se passe-t-il, continua mentalement notrehéros, demeuré seul, quels sont donc les vents qui soufflent ici ence moment et que signifie cette nouvelle allusion ? »

Désemparé, plus mort que vif, notre héros s’apprêtait déjà àrésoudre ce nouveau problème, lorsqu’un soudain tumulte s’élevadans la pièce voisine. La porte s’ouvrit et André Philippovitchparaissant hors d’haleine parut sur le seuil. Quelques instantsauparavant il s’était rendu au bureau de Son Excellence pour desquestions de service. André Philippovitch appela M. Goliadkine.Sachant à l’avance de quoi il s’agissait et ne voulant pas faireattendre André Philippovitch, notre héros bondit aussitôt de sachaise, et se mit aussitôt en devoir de manifester une agitationforcenée. Il saisit le dossier qu’on lui réclamait, l’épousseta, ledorlota, le caressa. Il s’apprêtait déjà, son dossier sous le bras,à suivre André Philippovitch dans le bureau de Son Excellence,lorsque, passant sous le bras d’André Philippovitch toujours deboutdans l’embrasure de la porte, surgit subitement M. Goliadkinejeune. Il se glissa dans la pièce. Il paraissait très soucieux,tout essoufflé, débordé par ses occupations. Il prit un air trèsgrave, très officiel, et marcha droit sur M. Goliadkine aîné quiétait à cent lieues de s’attendre à pareille agression…

– Les papiers, Iakov Petrovitch, les papiers… Son Excellencenous a fait l’honneur de nous demander si vos papiers étaientprêts ? caqueta à mi-voix et avec un débit très précipité lenouvel ami de M. Goliadkine ; André Philippovitch vousattend…

– Je n’ai pas besoin de vous pour savoir qu’il m’attend,balbutia M. Goliadkine avec un débit très précipité également, et àmi-voix.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, Iakov Petrovitch, non, cen’est pas cela, pas du tout cela. Je compatis, Iakov Petrovitch, jesuis de tout cœur avec vous…

– Je vous prie de vous en dispenser. Permettez, permettez…

– Vous prendrez soin naturellement de mettre le dossier dans unechemise, Iakov Petrovitch. Mettez aussi un signet à la troisièmepage. Permettez, Iakov Petrovitch…

– Mais enfin… vous-même… permettez…

– Mais il y a une tache d’encre, ici, Iakov Petrovitch ?Avez-vous remarqué qu’il y a une petite tache ?…

À ce moment, André Philippovitch appela M. Goliadkine, pour laseconde fois.

– Je viens, André Philippovitch, tout de suite. J’ai ici, justeun petit rien à… Enfin, Monsieur, comprenez-vous lerusse ?

– Le meilleur serait de gratter la tache avec un canif, IakovPetrovitch ; faites-moi confiance, c’est préférable. N’ytouchez pas vous-même, Iakov Petrovitch… Faites-moi confiance… jevais juste donner un petit coup de canif…

Pour la troisième fois, André Philippovitch appela M.Goliadkine.

– Mais, je vous en prie. Où voyez-vous une tache ici ? Ilme semble qu’il n’y a pas trace de tache, ici.

– Mais si, et même une énorme tache, tenez, là. Permettez, c’estlà que je l’ai vue, tenez, permettez, laissez-moi seulement, IakovPetrovitch ; j’ai juste un petit coup de canif à donner. Jefais cela par sympathie pour vous, Iakov Petrovitch, je le fais detout cœur… un petit coup de canif… tenez… là… et voilà, c’estfait.

Ici se plaça un fait absolument imprévisible. Tout à coup, M.Goliadkine jeune, ayant pris le dessus sur notre héros, dans lebref débat qui les opposait, se saisit des papiers que réclamaitSon Excellence, en dépit de la résistance de M. Goliadkine. Mais aulieu de gratter la prétendue tache par sympathie pour sonadversaire, ainsi qu’il l’avait hypocritement affirmé, il roularapidement les papiers, les prit sous le bras et, en deux bonds, setrouva aux côtés d’André Philippovitch. Ce dernier n’avait remarquéen rien les manœuvres de M. Goliadkine jeune. Tous deux seprécipitèrent dans le bureau du directeur.

Notre héros resta cloué à sa place, tenant dans sa main le canifdont il s’apprêtait, semblait-il, à gratter quelque chose… Notrehéros n’avait-il pas encore entièrement compris tout ce qui venaitde se passer. Il n’avait pas encore repris tous ses sens. Il avaitété touché par ce nouveau coup, mais persistait encore à croire àun malentendu. En proie à une terrible, à une ineffable anxiété, ils’arracha subitement de sa place et se rua droit dans le bureau dudirecteur. En courant, il implorait le ciel, il souhaitait de toutson cœur une heureuse issue à cette situation…

Dans la dernière salle, avant le cabinet du directeur, il seheurta, nez à nez à André Philippovitch et à son homonyme. Ilsrevenaient déjà du bureau de Son Excellence. M. Goliadkines’effaça. André Philippovitch parlait gaiement en souriant. M.Goliadkine jeune souriait, minaudait, trottinant à distancerespectueuse d’André Philippovitch, et de temps à autre, avec unair radieux lui murmurait quelques mots à l’oreille, à quoi AndréPhilippovitch répondait en hochant la tête avec beaucoup debienveillance. En une seconde notre héros comprit la situation. Ilfaut dire que son travail (ainsi qu’il l’apprit par la suite) avaitdépassé les espérances de Son Excellence ; il avait ététerminé dans les délais prescrits, Son Excellence en avait étégrandement satisfaite. Il paraît même que Son Excellencecomplimenta M. Goliadkine jeune et le remercia chaleureusement,ajoutant qu’on en tiendrait compte et qu’on ne l’oublierait pas àl’avenir… Naturellement le premier geste de notre héros fut deprotester, de protester de toutes ses forces, dans la mesure dupossible. Aussi se rua-t-il sur André Philippovitch, pâle comme unmort, presque inconscient de ses actes. Mais, André Philippovitch,aussitôt qu’il eut appris que l’affaire dont voulait l’entretenirM. Goliadkine était une affaire privée, refusa de l’entendre et luifit remarquer sévèrement qu’il n’avait pas un moment libre pour lesaffaires personnelles.

Le ton de son refus, sec et cassant, produisit une profondeimpression sur notre héros. « J’aurais peut-être intérêt àl’attaquer de biais, se dit-il, par exemple, en entreprenant AntonAntonovitch. » Par malheur pour notre héros, Anton Antonovitchétait absent. Lui aussi avait été appelé et se trouvait occupé ence moment.

« Il avait ses raisons pour me demander de lui épargner lesexplications et les bavardages, se dit notre héros. Oui, c’est celaqu’il avait en vue, ce vieux scélérat. Tant pis, dans cesconditions, il ne me reste plus qu’à aller implorer Son Excellence.»

Toujours blême, sentant un désordre complet dans sa tête, enproie aux doutes, ne sachant quel parti prendre, M. Goliadkines’affaissa sur une chaise. « Il serait nettement préférable quetout cela n’ait aucune véritable signification, répétait-il sanscesse mentalement ; en vérité, une situation aussi ténébreuseest en tous points incroyable. Certainement c’est une bagatelle…c’est absolument impossible. Non, j’ai dû avoir une vision… j’ai dûprendre la réalité pour quelque chose d’autre. Sans doute suis-jeallé moi-même chez le directeur… et une fois là, me suis-je prispour quelqu’un d’autre ? En un mot tout cela est absolumentimpossible. »

À peine M. Goliadkine eut-il le temps de conclure àl’impossibilité de toute cette affaire que son homonyme fitirruption dans le bureau, portant sous le bras et dans les mainsune grande quantité de dossiers.

En passant, il glissa quelques mots, sans doute indispensables àAndré Philippovitch, échangea quelques paroles avec un autrefonctionnaire, fit quelques amabilités à l’un, quelquesplaisanteries familières à l’autre. Visiblement, il n’avait pas detemps à perdre en occupations futiles. Il s’apprêtait à franchir leseuil de la porte, pour sortir du bureau, lorsque par bonheur pournotre héros, il fut retardé par deux ou trois jeunes fonctionnairesqui entraient et avec qui il entra en conversation. M. Goliadkinese précipita sur lui. Mais M. Goliadkine jeune s’aperçutimmédiatement de la manœuvre de notre héros. Le regard inquiet, ilchercha aussitôt une issue pour se dérober à l’entretien. Mais déjànotre héros l’agrippait par la manche. Les fonctionnaires qui setrouvaient près des deux conseillers titulaires s’écartèrent,attendant avec curiosité les suites des événements.

M. Goliadkine comprenait parfaitement, qu’en cet instant, toutesles sympathies allaient à son rival. Il se rendait compte qu’unecabale était montée contre lui. Raison de plus pour affirmer sesdroits. Le moment était décisif.

– Eh bien ? proféra son homonyme, lui lançant un regardplein d’insolence.

M. Goliadkine respirait à peine.

– Je ne sais, Monsieur, commença M, Goliadkine aîné, commentinterpréter votre étrange conduite à mon égard.

– Bon. Continuez, répondit M. Goliadkine jeune en jetant unregard à la ronde et l’accompagnant d’une œillade auxfonctionnaires qui les entouraient, comme pour les prévenir que lacomédie allait commencer.

– L’insolence et le sans-gêne de vos procédés à mon égard, vousaccusent dans le cas présent plus durement… que mes paroles nepourraient le faire. Ne fondez pas trop d’espoirs sur vosmanœuvres… elles sont maladroites.

– Allons, Iakov Petrovitch, dites-moi plutôt comment vous avezdormi ? répondit M. Goliadkine jeune, regardant soninterlocuteur droit dans les yeux.

– Ne vous oubliez pas, Monsieur, répondit notre héros,complètement désemparé, se tenant à peine sur ses jambes, j’espèreque vous allez changer de ton…

– Ah ! mon cher petit… lança M. Goliadkine jeune avec unegrimace passablement provocante, puis, subitement, sans que rienait pu faire prévoir son geste, en guise de caresse, il saisitentre deux doigts la joue droite assez dodue de notre héros. Cedernier s’embrasa… Muet de rage, rouge comme une écrevisse, M.Goliadkine tremblait de tous ses membres ; son adversaire serendit compte que, poussé dans ses derniers retranchements, notrehéros était sur le point de passer à l’agression. Aussi ledevança-t-il aussitôt de la manière la plus éhontée. Il lui tapotadeux fois la joue droite, le chatouilla à deux reprises, jouantencore quelques secondes avec son rival immobile, éperdu de rage, àla grande satisfaction des jeunes fonctionnaires qui lesentouraient. Enfin, comble d’arrogance, il donna une pichenette surle ventre proéminent de son antagoniste et avec un sourire plein defiel et de sous-entendus, il lui glissa : « Tu es un petitplaisantin. Nous leur jouerons des tours, Iakov Petrovitch, oui destours… » Puis, sans attendre que notre héros ait eu le temps dereprendre ses esprits après ce nouvel assaut, M. Goliadkine jeune,après un nouveau sourire pour la galerie, se composa immédiatementune attitude officielle, l’attitude d’un homme très affairé, trèsoccupé. Il baissa les yeux, s’effaça, se recroquevilla et murmuraen hâte : « J’ai une commission urgente. » Enfin, il agita sesjambes courtaudes et se faufila dans la pièce voisine.

Notre héros resta pantois. Il n’en croyait pas ses yeux et neparvenait pas à se remettre de ses émotions…

Il reprit enfin ses esprits. Il se rendit compte aussitôt qu’ilétait perdu, ridiculisé, déshonoré, couvert de honte. On l’avaitbafoué en public et celui qui l’avait bafoué était l’homme que laveille il considérait comme son meilleur, son plus sûr ami. Ilétait compromis à jamais.

M. Goliadkine se lança à la poursuite de son ennemi. En cetinstant il n’avait cure des témoins de l’offense. « Ils sont demèche, se répétait-il, tous ils marchent la main dans la main. Etchacun ne pense qu’à exciter son voisin contre moi. » Cependant, aubout d’une dizaine de mètres, notre héros se rendit compte quetoute poursuite était vaine et revint sur ses pas.

« Tu ne m’échapperas pas, se dit-il, tu tomberas tôt ou tarddans mes rets. Le loup aura à répondre pour les larmes de l’agneau.» Plein de rage froide et d’énergique résolution il parvint à sachaise et s’assit.

« Tu ne m’échapperas pas », répéta-t-il. Il ne s’agissait plusmaintenant pour lui de se tenir passivement sur la défensive. Ilfallait passer résolument à l’attaque.

Celui qui aurait vu en cet instant M. Goliadkine, rouge decolère, contenant à grand-peine son émotion, tremper sa plume dansl’encrier et se mettre à écrire rageusement, aurait certainementconclu que l’affaire n’en resterait pas là et que notre héros ne secontenterait jamais d’une banale et bénigne solution. Une fermerésolution se forma dans le fond de son âme. De tout son cœur, ilse jura de la mettre à exécution. À vrai dire, il ne savait pasencore très bien quelle ligne de conduite il adopterait, ou plutôtil ne savait même pas du tout ce qu’il devait faire. Mais peuimportait… « Non, Monsieur, en notre siècle l’usurpation etl’effronterie ne payent pas. L’usurpation et l’effronterie vousmènent à la potence, Monsieur, et non au bonheur. Seul GrichkaOtrepiev est parvenu à ses fins, en usurpant un nom et untitre ; il a trompé un peuple aveugle, pas longtempsd’ailleurs. »

En dépit de ces considérations, M. Goliadkine décida d’attendre,pour agir, le moment où les masques tomberaient d’eux-mêmes,dévoilant le vrai caractère des gens et des choses. Il fallait,avant tout, attendre l’heure de la cessation du travail et ne rienentreprendre auparavant. À la sortie du bureau, il y avaitcertaines mesures à prendre. Ces mesures une fois prises, il savaitle plan qu’il lui fallait adopter pour briser l’impudente idole,pour écraser le serpent qui ronge le cadavre, le serpent quiméprise les faibles. En tout cas jamais M. Goliadkine ne permettraqu’on le traite comme une chiffe, comme une loque juste bonne àessuyer des bottes crasseuses, jamais il ne s’y prêtera etparticulièrement dans la conjoncture présente. N’eût été ce dernieraffront, notre héros se fût résolu, peut-être, à retenir l’élan deson cœur, il eût peut-être gardé le silence, adopté une attitudeconciliante, sans s’obstiner à de trop véhémentes protestations. Ilse serait contenté de discuter un peu, d’affirmer ses droitsirrécusables : il aurait fait d’abord quelques légères concessions,puis quelques autres encore, enfin aurait accepté un compromistotal, après que ses adversaires eussent reconnu solennellementqu’il était dans son plein droit.

Après, ma foi, il aurait été prêt à une réconciliationcomplète ; il se serait même attendri quelque peu. Peut-être,sait-on jamais, ça aurait pu être le point de départ d’une nouvelleamitié, amitié solide et chaleureuse, plus large encore que cellede la veille. Cette nouvelle amitié aurait pu effacer complètementles inconvénients résultant de la fâcheuse ressemblance de leurspersonnes ; elle aurait apporté le bonheur aux deuxconseillers titulaires qui auraient pu alors vivre en paix jusqu’àcent ans et… Disons plus, M. Goliadkine commençait à regretter sonintervention pour la défense de son droit, qui ne pouvait avoir quedes suites fâcheuses.

« Qu’il batte en retraite, qu’il déclare, que tout cela n’étaitqu’une blague et je suis prêt à lui pardonner, se dit M.Goliadkine, je lui pardonnerai plus volontiers encore s’il ledéclare publiquement Mais jamais je ne me laisserai traiter commeune chiffe ; je ne l’ai jamais permis à personne, pas même àde plus forts que lui. Raison de plus pour ne pas tolérer pareilleoffense de la part d’un homme aussi corrompu. Je ne suis pas uneloque, Monsieur, non, je ne suis pas une loque. » La conclusion deM. Goliadkine pouvait se résumer en une phrase : « Vous êtes,Monsieur, le seul et véritable coupable de tout cet état de choses.». Il était maintenant décidé à protester, à se défendre, par tousles moyens, jusqu’à la dernière extrémité. C’était dans sontempérament. Il ne pouvait s’incliner devant un affront ; ilne pouvait admettre qu’on le piétinât comme on piétine uneloque ; il ne pouvait admettre cela, surtout de la part d’unhomme aussi méprisable. On pouvait admettre à la rigueur qu’unhomme fortement désireux, disons plus, absolument résolu à fairetourner en bourrique M. Goliadkine, y fut parvenu sans trop derésistance de la part de l’intéressé, et en tout cas sans granddanger. Ceci M. Goliadkine l’admettait parfois lui-même. Cet hommeaurait fait de notre héros une loque, une loque lamentable,crasseuse, mais, une loque qui aurait eu tout de même del’amour-propre, de l’enthousiasme, des sentiments ; un pauvrepetit amour-propre, certes, et de pauvres sentiments refoulés dansles replis profonds et crasseux de la misérable loque, mais dessentiments tout de même…

Les heures s’écoulaient avec une lenteur désespérante. Enfinquatre heures sonnèrent. Peu après, les fonctionnaires commencèrentà se lever et à quitter le bureau à la suite de leur chef pourregagner chacun sa demeure. M. Goliadkine se glissa dans la foule.Son œil veillait et ne quittait pas celui qu’il ne fallait paslaisser échapper. Notre héros vit son homonyme se diriger vers lesgardiens du vestiaire. Suivant son odieuse habitude, M. Goliadkinejeune minaudait avec le gardien en attendant son pardessus. Momentcrucial. Tant bien que mal M. Goliadkine se fraya un passage àtravers la foule, ne voulant pas se laisser distancer et réclama,lui aussi, son pardessus. Mais son ami de la veille fut servi lepremier. Évidemment, là encore, il avait su s’infiltrer, flatter legardien, l’aduler en cachette, avec sa bassesse habituelle.

Il endossa son pardessus et lança un regard ironique à M.Goliadkine. C’était une, provocation directe et publique. Puis,avec son arrogance coutumière, il jeta un coup d’œil à la ronde etvoulant conserver l’avantage moral qu’il avait acquis aux yeux detous sur son adversaire, il se mêla en trottinant aux autresemployés. Il dit un mot à l’un, chuchota un instant à l’oreille del’autre, débita quelque flatterie à un troisième, décrocha unsourire au quatrième, serra une main, puis descendit allègrementl’escalier. Notre héros se précipita à sa suite et, à sa grandesatisfaction, le rattrapa à la dernière marche. Il le saisit par lecol de son pardessus. M. Goliadkine jeune parut assez embarrassé etregarda autour de lui d’un air désemparé.

– Que signifie votre attitude ? murmura-t-il enfin d’unevoix éteinte.

– Monsieur, si vous êtes un homme honorable, vous devez voussouvenir de nos relations cordiales d’hier, proféra notrehéros.

– Ah ! oui. Et à propos, avez-vous bien dormi ?

De rage, M. Goliadkine ne put, durant quelques instants,prononcer un seul mot.

– Oui, j’ai fort bien dormi, moi… Mais permettez-moi de vousfaire observer, Monsieur, que votre jeu est terriblementembrouillé.

– Qui prétend cela ? Ce sont mes ennemis qui le disent,répondit abruptement celui qui se faisait appeler M. Goliadkine, eten même temps, d’un mouvement brusque, il se libéra de l’étreinte,assez faible d’ailleurs de notre héros.

Il bondit aussitôt dans la rue, inspecta les alentours puis,apercevant un fiacre, courut, se précipita dans la voiture etdisparut aux yeux de M. Goliadkine aîné. Notre héros resta seul,abandonné de tous, en proie au plus grand désespoir. Il regardaautour de lui, mais ne vit aucun autre fiacre. Il voulut courir,mais ses jambes vacillaient. La tête renversée, la bouche largementouverte, recroquevillé, sans forces, il s’appuya contre un bec degaz. Il resta ainsi un long moment au beau milieu du trottoir. Toutparaissait perdu pour M. Goliadkine.

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