Le Double

Chapitre 9

 

Tout, les hommes et jusqu’à la nature, semblait ligué contre M.Goliadkine. Mais il restait encore debout et ne s’avouait pasvaincu. Non, il n’était pas encore vaincu, cela il le sentait et ilétait prêt à lutter. Il mit tant d’énergie et d’exaltation à sefrotter les mains, une fois passé le premier moment de stupeur,que, rien qu’à voir son attitude, on pouvait être sûr qu’il necéderait à aucun prix. Toutefois le danger était manifeste. M.Goliadkine s’en rendait parfaitement compte.

Mais comment y remédier ? Voilà la question. À un certainmoment une idée lui traversa le cerveau : « Ne vaut-il pas mieuxlâcher prise, et battre en retraite purement et simplement ?Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Je me tiendrais à l’écartcomme si je n’étais pas en cause. Je laisserais faire, sansintervenir. Je n’y suis pour rien, un point, c’est tout. De soncôté, il cédera peut-être lui aussi ? Il tournera comme unetoupie, le scélérat, tournera encore et cédera. Oui, c’est cela. Jel’emporterai par la résignation. Mais, au fait, où donc est ledanger ? De quel danger s’agit-il ? J’aimerais bien quequelqu’un me dise où se trouve le danger ? Une affaire banale.Une affaire ridicule… et rien de plus… » Ici M. Goliadkine s’arrêtanet. Les mots se figèrent sur sa langue. Il s’en voulut à mortd’avoir de pareilles pensées. Il s’accusa aussitôt de bassesse etde couardise. Mais cela n’avançait en rien ses affaires. Il sentaitclairement qu’une décision quelconque était, dans le momentprésent, d’une nécessité impérieuse. Il sentait aussi qu’il seraitprêt à payer cher celui qui lui indiquerait une solution. Maiscomment la trouver seul ? Il n’avait pas d’ailleurs le tempsde la chercher. À tout hasard et pour ne pas perdre trop de tempsil prit un fiacre et se fit rapidement conduire chez lui. « Alors,comment te sens-tu maintenant ? se demanda-t-il, oui, commentvous sentez-vous en ce moment, Iakov Petrovitch ? Que vas-tufaire ? Que comptes-tu faire maintenant, espèce de lâche,espèce de fripouille. Tu as tout fait pour en arriver là etmaintenant, tu pleurniches, tu te lamentes. » Ballotté par lescahots de son vétuste équipage, M. Goliadkine se gaussait delui-même. Ces acerbes plaisanteries, qui avivaient ses propresplaies, constituaient pour lui, en cet instant, le plus vifplaisir, disons plus, la plus grande des voluptés.

« Supposons une seconde, se dit-il, qu’un magicien se présentetout à coup devant toi – un magicien ou quelque autre homme investide pouvoirs surnaturels et te dise : Donne-moi un doigt de ta maindroite, Goliadkine et nous serons quittes ; il ne sera plusquestion de l’autre Goliadkine et tu seras heureux avec un doigt demoins… Eh bien, je lui donnerais ce doigt, je le donneraiscertainement, je le donnerais sans sourciller. Que le diableemporte tout cela, s’écria enfin le pauvre conseiller titulaire aucomble du désespoir. Pourquoi tous ces malheurs ? Pourquoifallait-il que tout cela m’arrive, justement cela et pas quelquechose d’autre. Et tout allait si bien au début. Tout le monde étaitcontent et heureux. Il a fallu que ça arrive… Enfin nous neparviendrons à rien avec des paroles. Il faut agir. »

Sur le point de prendre une résolution, il entra dans sonappartement. Sans perdre un instant il saisit sa pipe, se mit àtirer dessus, à aspirer de toutes ses forces, laissant échapper detous côtés des nuages de fumée et parcourut la pièce en tous sens,en proie à une vive émotion. Petrouchka, cependant, commençait àmettre la table. Tout à coup, sa décision enfin irrévocablementprise, M. Goliadkine jeta sa pipe, enfila son pardessus et sortitprécipitamment, en criant à son valet qu’il ne dînerait pas à lamaison. Dans l’escalier, il fut rattrapé par Petrouchka qui, horsd’haleine, lui tendait le chapeau, que notre héros, dans sa hâte,avait oublié. Goliadkine prit le chapeau et voulut dire en passantquelques mots pour justifier cet oubli, afin que Petrouchka ne pûtimaginer quelque sottise sur les motifs de son trouble. Mais,Petrouchka ne daigna pas lui jeter un regard et s’en fut. M.Goliadkine, sans autre explication, mit son chapeau sur sa tête etdescendit en courant l’escalier, en murmurant que tout pouvaitencore s’arranger favorablement. Il sentait néanmoins des frissonsparcourir, tout son corps, de la tête aux pieds. Il héla un cocheret se fit conduire chez André Philippovitch.

« Au fait, ne vaut-il, pas mieux remettre cette visite àdemain ? » se dit-il tout à coup, s’apprêtant déjà à tirer lecordon de la sonnette de l’appartement d’André Philippovitch.

« Et d’ailleurs, que lui dirais-je ? Je n’ai rien departiculier à lui dire. Quoi ? Puisqu’il s’agit, somme toute,d’une affaire insignifiante, oui, d’une affaire absolumentinsignifiante, d’une misérable petite affaire de rien du tout… oupresque… enfin cela ne vaut pas très cher… » Brusquement M.Goliadkine tira la sonnette. Il entendit le grelot à l’intérieur,puis un bruit de pas… Déjà M. Goliadkine se maudissait pour saprécipitation et son audace. Ses récents ennuis et sa dernièrealtercation avec André Philippovitch qui étaient presque passés ausecond plan, par suite d’affaires plus urgentes, lui revinrentaussitôt à la mémoire. Mais il était trop tard pour fuir. Déjà laporte s’ouvrait. Par bonheur pour notre héros, on lui fit savoirqu’André Philippovitch n’était pas encore rentré du bureau et qu’ilne dînerait pas à la maison. « Je sais où il dîne, se dit notrehéros, délirant de joie, il dîne certainement près du pontIsmailovsky. » Le serviteur lui demanda s’il y avait une commissionà faire. « Non, mon ami, merci, ce n’est rien, je reviendrai »,répondit notre héros et il descendit fort allègrementl’escalier.

Une fois dans la rue, il paya le cocher et le renvoya. Le cocherréclama un supplément. « J’ai dû attendre un bon moment, Monsieur,et n’ai point ménagé mon cheval à votre service », ajouta-t-il. M.Goliadkine lui accorda une gratification de cinq kopecks avec,d’ailleurs, un certain plaisir et s’en alla à pied.

« L’affaire est délicate, se disait-il en route, on ne peut sepermettre de la négliger. Mais en y réfléchissant, en yréfléchissant bien, j’estime que pour le moment il est inutile dese faire du souci. Ah ! non, à quoi bon toujours rabâcher lamême histoire et me faire du mauvais sang. À quoi bon metourmenter, me débattre, souffrir et me transpercer moi-même lecœur ? Ce qui est fait est fait… on ne peut y revenir… non, onne peut y revenir… Raisonnons un peu : Voici un homme… Voici unhomme, dis-je… il a de bonnes recommandations ; il a, dit-on,l’étoffe d’un bon fonctionnaire. Il est d’une conduiteirréprochable. Il est pauvre et il a beaucoup de tracas dans lavie, oui, des ennuis de toutes sortes. Pauvreté n’est point vice.Par conséquent, je n’ai rien à faire dans cette affaire…

» De quoi s’agit-il, en effet ? Voilà donc cet homme ;il se trouve que, par un caprice de la nature, il ressemble, commedeux gouttes d’eau, à un autre homme. On dirait véritablement unecopie. Va-t-on refuser pour cela de l’admettre dansl’administration ? Si c’est la destinée, oui, la destinée, ledestin aveugle qui est seul responsable de cette ressemblance,va-t-on le piétiner comme une chiffe, lui refuser le droit detravailler ?… Et la justice dans tout cela ?… C’est unhomme pauvre, abandonné, désemparé. Le cœur se fend à le voir. Lacharité ordonne de le protéger. Parfaitement. Il ferait beau voirque nos chefs raisonnassent aussi mal que moi, tout à l’heure… Têtede linotte ! Ah ! oui, quelle cervelle d’imbécile !Bête comme dix à certaines heures. Ah ! non, non !Heureusement que nos chefs ont bien agi ; ils ont recueilli lepauvre malheureux… Bon, supposons maintenant que nous soyonsjumeaux, oui, que nous soyons, ainsi, frères jumeaux de naissance,et rien de plus…

» Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ? Rien, absolumentrien ! On peut parfaitement habituer à cette idée les autresfonctionnaires… Je suis sûr qu’un étranger entrant dans notrebureau, ne trouverait rien d’indécent ni d’offensant à cettecoïncidence. Il y a là même, un côté attendrissant… qui correspondà l’idée suivante : Dieu a décidé de créer deux êtres absolumentidentiques, et les chefs, pleins de bienveillance, comprennent lavolonté divine et prennent les deux jumeaux sous leur protection.Évidemment, continua M. Goliadkine, en reprenant souffle et enbaissant un peu la voix, évidemment il eût été préférable que riende tout cela n’arrivât, ni l’attendrissante coïncidence, nil’histoire des jumeaux… Que le diable emporte tout cela ! Onn’avait vraiment pas besoin de tout cela. On se serait bien passéde cette affaire… Ah ! mon Dieu. Dans quel pétrin ils nous ontmis, ces démons… Il faut dire cependant que son caractère ne me ditrien qui vaille ; et puis, il a un petit air enjoué ethypocrite… un vrai coquin, fureteur et servile, un vil flatteur, ceGoliadkine !… Il est capable de déshonorer mon nom par soninconduite, ce scélérat ! Il faudra le surveiller de près. Envoilà une corvée… Mais, au fond, est-ce bien utile ?Certainement non. Lui, c’est une crapule, d’accord. Crapule il est,crapule il restera. Mais l’autre est honnête. Eh bien, qu’il restecrapule, et moi je resterai honnête. Les gens diront : CeGoliadkine-ci est une fripouille ; détournez-vous de lui et nele confondez pas avec l’autre ; celui-là, par contre, esthonnête, vertueux, doux et paisible ; on peut compter sur luidans le travail et, certes, il mérite de l’avancement… voilà, c’estainsi. Bon… et si… et s’ils venaient à nous confondre ? Aveclui, tout est possible. Il est capable de se faire passer pour unautre, oui, parfaitement capable. Et aussi de faire passer cetautre pour une loque, sans même se rendre compte qu’un homme n’estpas une loque… Ah ! mon Dieu, mon Dieu. Ah ! quellemisère… »

Plein de ces idées, de ces hypothèses, M. Goliadkine trottait auhasard, sans même savoir où il voulait aller. Il reprit ses espritssur la Perspective Nevski. Il le dut d’ailleurs, au fait d’avoirviolemment heurté un passant. Sans lever la tête, M. Goliadkinebalbutia quelques excuses. Mais le passant était déjà loin ;il avait, de son côté, proféré quelques injures. Notre héros levala tête et inspecta les lieux. Il s’aperçut alors qu’il se trouvaitjuste à côté du restaurant où il s’était reposé avant la fameusesoirée d’Olsoufi Ivanovitch. M. Goliadkine ressentit aussitôt despincements à l’estomac. Il se souvint qu’il n’avait pas encoredîné. Comme, d’autre part, il n’était invité nulle part, il seprécipita, sans perdre de temps, dans l’escalier, décidé à mangerrapidement un morceau.

Les prix étaient passablement élevés, mais ce petit inconvénientn’était pas pour arrêter M. Goliadkine. De telles bagatelles necomptaient plus en de pareils moments. Dans une salle brillammentéclairée, une masse compacte de clients se pressait autour ducomptoir sur lequel s’étalait une multitude de hors-d’œuvre,propres à satisfaire les goûts les plus raffinés. Le préposé aucomptoir était débordé. Il parvenait avec peine à verser lesboissons, servir les plats, recevoir l’argent et rendre la monnaie.M. Goliadkine prit la file. Quand son tour arriva, il tenditdiscrètement la main vers un petit pâté en croûte. Puis, il seréfugia dans un coin et tournant le dos à l’assistance, se mit àmanger de bon appétit. Après quoi, il revint vers le comptoir,rendit son assiette et, connaissant les prix d’usage sortit unepièce de dix kopecks et la déposa sur le comptoir, tout encherchant du regard le vendeur pour lui indiquer que ces dixkopecks étaient là pour payement d’un petit pâté.

– Vous devez un rouble et dix kopecks, marmonna le vendeur entreses dents.

M. Goliadkine ne fut pas peu étonné.

– C’est à moi que vous vous adressez ? Il me semblepourtant que je n’ai pris qu’un seul pâté.

– Vous en avez pris onze, déclara le vendeur avec assurance.

– Vous dites ?… Il me semble que vous faites erreur, jesuis presque certain de n’avoir pris qu’un seul pâté.

– J’ai compté. Vous en avez pris onze. Quand on se sert, il fautsavoir payer. Nous ne faisons pas de cadeaux, ici.

M. Goliadkine était abasourdi.

« Suis-je la victime de quelque sortilège ? » sedemanda-t-il.

Cependant, le vendeur attendait la décision de notre héros. Déjàon s’attroupait autour de lui. Il plongea la main dans sa pochepour en retirer une pièce d’argent d’un rouble, résolu à payerimmédiatement, pour ne pas courir le risque de commettre unpéché.

« Bah ! se disait-il, rouge comme une écrevisse, allons-ypour onze, puisqu’il l’affirme. Il n’y a rien d’extraordinaire à cequ’un homme ait mangé onze petits pâtés. Il avait faim, alors mafoi, il en a mangé onze. Tant mieux pour lui. En tout cas, il n’y aà cela rien d’extraordinaire, ni de risible… »

Subitement, M. Goliadkine eut une intuition. Il leva les yeux etaussitôt comprit tout, l’énigme et le sortilège… Toutes lesdifficultés tombaient d’un seul coup… Sur le seuil de la portedonnant sur la pièce voisine, derrière le dos du vendeur, doncjuste en face de notre héros, dans l’embrasure même de cette porte,que jusqu’à ce moment M. Goliadkine avait pris pour une glace, setenait un petit homme qui n’était à n’en point douter M. Goliadkinelui-même, non pas le véritable, l’ancien M. Goliadkine, lepersonnage de notre nouvelle, mais l’autre M. Goliadkine, lenouveau M. Goliadkine. Il était, visiblement, de très bonne humeur.Il souriait perfidement, lui adressait des signes de tête et desclins d’yeux. Il piétinait sur place et semblait prêt à la premièrealerte à se dérober, à glisser dans la pièce voisine et de là, àfiler par l’escalier de service, rendant ainsi vaine toutes lespoursuites… il tenait dans la main le dernier morceau du dixièmepâté, qu’il avala sous les yeux mêmes de notre héros, avec unclaquement de langue qui traduisait sa satisfaction.

« Il s’est servi de notre ressemblance, le scélérat, se dit M.Goliadkine tout rouge, brûlant de honte ; il ne s’est pas gênéde le faire en public. S’en est-on rendu compte ? Levoit-on ? Il semble que personne n’ait remarqué cettesubstitution… » M. Goliadkine jeta sa pièce d’argent sur lecomptoir comme si elle lui eût brûlé les doigts, puis, sans mêmeremarquer le sourire insolent du vendeur, sourire qui témoignait deson triomphe et d’une paisible domination, il se faufila à traversla foule et sortit.

« Il est encore heureux qu’il ne m’ait pas définitivementcompromis, se dit-il. Oui, je dois rendre grâce à ce bandit et audestin que tout ce soit bien arrangé, en fin de compte. Il y a bience vendeur qui s’est montré grossier. Mais il faut dire qu’il étaitdans son droit. Il lui revenait légitimement un rouble et dixkopecks. C’est normal… On ne donne rien sans argent, chez nous. Ilaurait pu néanmoins être plus aimable, ce sacripant !… »

M. Goliadkine se tenait ces propos en descendant l’escalier.Parvenu sur la dernière marche du perron, il s’arrêta brusquement,comme pétrifié. Le sang lui monta au visage, et des larmesapparurent dans ses yeux. Il était au comble du désespoir et del’humiliation. Il resta ainsi, figé, durant une bonne demi-minute,puis frappa du pied avec énergie, sauta d’un bond sur le trottoiret se mit à courir comme un fou, sans se retourner. Hors d’haleinemais sourd à la fatigue il courait vers sa maison, vers la rue desSix Boutiques. À peine arrivé, sans même prendre la peine d’enleverson pardessus, ce qui était contraire à ses habitudes douillettes,et de bourrer sa pipe, il s’assit aussitôt sur le divan, prit unencrier et une plume, sortit une feuille de papier et se mit àécrire d’une main tremblante d’émotion.

Voici son épître :

« Honorable Iakov Petrovitch,

» Jamais je n’aurais pris la plume, si les circonstancesactuelles, et votre propre comportement, Monsieur, ne m’y avaientobligé. Croyez-moi, c’est uniquement contraint par la nécessité quej’entre en de pareilles explications avec vous. C’est pourquoi jevous prie tout d’abord de considérer cet acte, non comme uneréponse, longtemps méditée, à vos affronts, mais comme laconséquence inéluctable des circonstances où notre sort commun esten jeu. »

« Cela me paraît fort bien ; c’est décent, poli, sanstoutefois manquer de force et de fermeté… Il n’y a là riend’offensant, me semble-t-il. De plus, je suis dans mon droit », sedit M. Goliadkine en relisant sa missive.

« Votre apparition subite et étrange, par une nuit de tempête aucours de laquelle je venais d’être la victime d’une agressionbrutale et indigne de la part de mes ennemis, dont je tairai lesnoms par mépris, a été l’embryon de tous les malentendus quiexistent entre nous à l’heure actuelle.

» Votre obstination, Monsieur, à n’en faire qu’à votre tête et àvous introduire par la force dans ma vie, tant privée que publique,dépasse les limites prescrites par la plus élémentaire correctionet par les usages les plus stricts de la vie en société. J’estimeinutile de vous rappeler ici le rapt des documents, que vous avezcommis, Monsieur, et l’imposture aux dépens de mon nom respectable,aux seules fins d’obtenir la faveur de nos chefs, faveur que vousne méritez aucunement. Inutile d’insister, également, sur lamanière offensante préméditée dont vous avez éludé mesexplications, que votre attitude rendait indispensables.

» Enfin je ne veux pas mentionner votre étrange, pour ne pasdire incompréhensible comportement, à mon égard, au restaurant.Loin de moi le désir de palabrer sur la dépense d’un rouble, sansaucun profit pour moi. Toutefois je ne puis faire taire monindignation au souvenir de l’évident attentat à mon honneur, dontvous vous êtes rendu coupable, Monsieur, et ceci en présence dequelques personnes qui, encore que je n’aie point l’honneur de lesconnaître, sont certes des gens d’un milieu très convenable… »

« Ne suis-je pas allé trop loin ? se dit M. Goliadkine enrelisant. N’ai-je pas exagéré ? Ainsi, cette allusion aumilieu convenable ne sonne-t-elle pas d’une façon tropoffensante ? Bah ! tant pis ! Il s’agit de montrerde la fermeté. Toutefois, pour adoucir, je pourrais lui glisser àla fin quelqu’amabilité, quelque flatterie. Voyons un peu cela…»

« Monsieur, je ne me serais pas permis de vous importuner par malettre, n’eût été ma profonde conviction que la noblesse de vossentiments et la droiture de votre caractère sauront vous dicterles mesures à prendre pour remédier à vos manquements et remettreles choses en ordre, comme par le passé.

» Le cœur rempli d’espoir, je me permets de croire que vous neverrez dans ma lettre rien qui puisse vous offenser et que vous nerefuserez pas une explication complète par une lettre que vouspouvez remettre à mon valet.

« Dans l’attente de votre réponse, j’ai l’honneur, Monsieur,d’être votre très dévoué serviteur.

I. GOLIADKINE. »

« Bon, tout cela est fort bien. L’affaire est réglée. Nous ensommes arrivés au stade de la correspondance. À qui la faute ?À lui, évidemment ! C’est lui qui m’a acculé à la nécessitéd’exiger des explications par écrit. Moi, je suis dans mon droit… »M. Goliadkine relut une dernière fois sa lettre, la plia, lacacheta, puis appela Petrouchka. Le valet entra, les yeux commed’habitude, bouffis de sommeil. Il paraissait fortementcontrarié.

– Tu vas prendre cette lettre, mon ami… mecomprends-tu ?

Petrouchka resta muet.

– Tu vas prendre cette lettre et la porter à mondépartement ; là, tu demanderas l’huissier de service ;aujourd’hui, c’est Vahrameïev qui est de jour.Comprends-tu ?

– Oui, je comprends.

– Je comprends. Tu ne peux pas dire : je comprends,M’sieur ? Bon. Tu demanderas donc l’employé Vahrameïev. Tu luidiras : Voici ce qui se passe : mon maître vous fait transmettreses salutations et vous prie humblement de rechercher dans le livred’adresses de notre administration, l’endroit où habite leconseiller titulaire Goliadkine.

Petrouchka restait toujours muet. M. Goliadkine crut voir unsourire errer sur ses lèvres.

– Bien, tu lui demanderas donc l’adresse de ce nouveaufonctionnaire qui s’appelle Goliadkine.

– Entendu.

– Tu demanderas donc cette adresse et tu porteras cette lettre àl’adresse indiquée. Comprends-tu ?

– Oui, je comprends.

– Et si à l’endroit… enfin, là où tu auras porté cette lettre,le Monsieur à qui tu remettras la lettre… ce Goliadkine enfin…Qu’as-tu à rire, crétin ?

– Je ne ris pas. Je n’ai aucune raison de rire. Ça ne me regardepas. Je n’y suis pour rien. Il n’y a rien de drôle pour moi…

– Bon, eh bien dans ce cas… si ce Monsieur commence à tedemander comment va ton maître, enfin, comment il se porte… enfins’il te pose des questions de ce genre… ne lui réponds rien, maisseulement dis-lui ceci ; « Mon maître… va bien… il vous priede lui donner une réponse par écrit. » Comprends-tu ?

– Je comprends.

– Alors c’est entendu. Tu lui dis : « Mon maître… va bien… il seporte bien et s’apprête à se rendre chez des amis. Il attend devous une réponse par écrit. » Compris ?

– Compris.

– Alors, vas-y… Ah ! il m’en donne du mal, ce crétin. Ilpasse son temps à ricaner. De quoi rit-il ? Ah ! je suisdans un sale pétrin ! Je suis vraiment dans un sale pétrin ence moment ! Enfin, tout cela peut encore se terminer d’unemanière favorable… Cette fripouille va mettre deux bonnes heures àlambiner en route… il s’arrêtera quelque part… On ne peut pas luiconfier une commission. Ah ! quel malheur ! Quel malheurme tombe sur ma tête !…

Pleinement conscient de tous ses malheurs, notre héros décidad’adopter, au moins durant deux heures, une attitude passive, enattendant le retour de Petrouchka. Pendant une bonne heure ildéambula à travers la chambre, fuma une pipe puis l’abandonna,essaya de lire, s’allongea ensuite sur le divan, reprit à nouveausa pipe, enfin recommença sa promenade effrénée à travers lachambre. Il aurait voulu réfléchir, raisonner, mais étaitabsolument incapable de se concentrer. Petit à petit, cetteattitude passive le conduisit aux derniers stades de l’agonie. Ilse décida à changer sa ligne de conduite. Il se dit : « Petrouchkane sera pas là avant une heure. Je pourrais remettre ma clef augardien et profiter de ce temps pour faire une enquête… pour fairemon enquête personnelle. » Sans perdre de temps, désireux de menerrapidement ses recherches, M. Goliadkine mit son chapeau, sortitsur le palier, ferma la porte à double tour, passa chez le gardienet lui remit la clef en l’accompagnant d’un pourboire de dixkopeks. Notons à ce propos que M. Goliadkine était devenuexceptionnellement généreux ces derniers temps, il sortit ensuitedans la rue et se mit en route vers la destination qu’il s’étaitfixée. Il marcha d’abord jusqu’au pont Ismailovsky, qu’il atteigniten une demi-heure. Parvenu là, il entra sans hésiter dans la courde la maison qu’il connaissait si bien et leva les yeux sur lesfenêtres de l’appartement du conseiller d’État Berendeiev…

À l’exception de trois fenêtres éclairées et voilées par desrideaux rouges, toutes les autres étaient obscures. « OlsoufiIvanovitch n’a pas d’invités ce soir, se dit notre héros, et toutela famille est restée à la maison. »

M. Goliadkine resta un bon moment dans la cour, indécis. Ilétait sur le point de prendre une décision, mais au dernier momentil changea d’avis. Sa main esquissa un geste de lassitude. M.Goliadkine quitta les lieux. Dans la cour il se dit : « Non, cen’est point ici que je dois aller. Qu’ai-je à faire ici ? Jeferais mieux de faire ma petite enquête personnelle. » Ayant priscette résolution, M. Goliadkine se dirigea vers son bureau. Ilavait un assez long et pénible trajet à accomplir dans la boue. Laneige mouillée tombait à gros flocons. Mais, en cet instant notrehéros ignorait tous les obstacles. Il était trempé jusqu’aux os etpassablement crotté, mais n’en avait cure. « Le principal estd’atteindre le but fixé », se répétait-il. Effectivement M.Goliadkine approchait de son but. Il apercevait déjà au loin devantlui la masse sombre de l’énorme bâtisse de l’administrationpublique. « Stop, se dit-il, où vais-je ? Que vais-je faireici ? Bon, disons que je connaîtrais son adresse… Pendant cetemps Petrouchka sera déjà rentré à la maison en rapportant saréponse. Je perds inutilement un temps précieux… J’ai dépensé montemps en pure perte. Bah ! ce n’est rien, je peux encore toutrattraper. Au fait, il serait peut-être bon de passer quand mêmechez Vahrameïev ?… Non, pas la peine… plus tard… Ah ! jen’avais aucun besoin de sortir… C’est un trait de mon caractère…Toujours pressé, que ce soit nécessaire ou non… toujours pressé dedevancer les événements… Hum !… Quelle heure est-il ? Pasloin de neuf heures, sans doute. Et si Petrouchka rentre et netrouve personne à la maison ? J’ai fait vraiment une sottiseen sortant… Ah ! quelle aventure ! »

Après cet aveu sincère au sujet de sa sotte conduite, notrehéros se mit à courir vers son domicile où il arriva éreinté. Legardien lui apprit qu’il n’avait pas encore vu trace dePetrouchka.

« C’est bien cela. Je l’avais bien prévu, pensa notre héros. Etpourtant il est déjà neuf heures. Ah ! quelle crapule !Toujours en train de se saouler. Ah ! mon Dieu, monDieu ! Le destin m’a bien servi… quelle journée ! »

La tête pleine de ces pensées et de ces récriminations M.Goliadkine monta l’escalier, ouvrit la porte de son appartement,alluma une bougie, se déshabilla, puis, affamé, épuisé, abattu, lesmembres brisés, il s’allongea sur le divan, attendant le retour dePetrouchka. La bougie projetait sa lueur blafarde et vacillante surles murs… M. Goliadkine resta longtemps à penser, à regarder autourde lui, puis s’endormit enfin d’un sommeil de plomb.

Il se réveilla très tard. La bougie, presque consumée,fumait ; elle en était à son dernier souffle. M. Goliadkine seleva d’un bond, s’ébroua, se secoua et se souvint aussitôt de tout,oui, absolument de tout. Il entendait les ronflements puissants dePetrouchka qui dormait derrière le paravent. M. Goliadkine seprécipita vers la fenêtre. Pas une lumière à l’horizon. Il ouvritun vasistas ; tout était silencieux ; la ville dormait,semblait morte. Il devait donc être deux heures, peut-être trois…L’horloge derrière la cloison prit son élan et marqua deux coups.M. Goliadkine se précipita dans le réduit du valet.

Tant bien que mal, après de multiples efforts, il parvint àredresser Petrouchka. La bougie s’était éteinte entre temps. M.Goliadkine mit une bonne dizaine de minutes pour en trouver uneseconde et l’allumer. Pendant ce temps Petrouchka se rendormit.

« Espèce de crapule, espèce de scélérat, répétait M. Goliadkine,le secouant à nouveau : vas-tu te réveiller, vas-tu teredresser ? » Au bout d’une demi-heure d’efforts, M.Goliadkine parvint à le remettre d’aplomb. Il le transporta dans sachambre. Notre héros s’aperçut alors que Petrouchka était ivre mortet qu’il tenait à grand-peine sur ses jambes.

– Espèce de fainéant, espèce de brigand, hurla M. Goliadkine. Tume perces le cœur, tu m’assassines ! Ah ! mon Dieu !Et qu’a-t-il fait de ma lettre, Seigneur ? Qu’en a-t-ilfait ? Et pourquoi l’ai-je écrite ? Quel besoin avais-jeje l’écrire ? Je me suis, une fois encore, emballé !C’est encore mon amour-propre qui a parlé. Je me suis mis dans debeaux draps avec cet amour-propre… Qu’as-tu fait de la lettre,brigand ? À qui l’as-tu remise ?…

– À personne. Et d’ailleurs je n’avais pas de lettre… Voilà…

De désespoir, M. Goliadkine se tordait les mains.

– Écoute, Pierre, écoute… écoute-moi bien…

– J’écoute…

– Où es-tu allé ? Réponds…

– Où je suis allé ?… Eh bien, je suis allé chez de bravesgens… Il n’y a pas de mal.

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Où es-tu alléd’abord ? Es-tu passé par l’administration ?… Écoute-moi,Pierre ; peut-être es-tu ivre ?…

– Moi, ivre ? Rien bu-bu-bu… Que je meure si je mens…Voilà !…

– Non, non, cela ne fait rien que tu sois ivre. Je te l’aidemandé comme cela. C’est même plutôt bien. Ça ne fait rien,Petrouchka, rien du tout. Tu as dû oublier momentanément… et ça vate revenir… Alors te souviens-tu être passé chez le fonctionnaireVahrameïev ? Es-tu allé chez lui, oui ou non ?

– Non, je n’y ai pas mis les pieds ; et le fonctionnairen’existe pas. Je suis prêt à…

– Non, Pierre, non te dis-je. Écoute, Pierre, je ne t’en veuxpas… tu le vois bien… Que s’est-il passé ? Il fait froiddehors, il fait humide, alors tu as bu un petit peu… etaprès ? Cela ne fait rien. Je ne suis pas fâché. Moi aussij’ai bu un peu aujourd’hui, vieux frère. Allons, fais un effort,rappelle-toi, dis-moi tout, vieux frère… Es-tu allé chez lefonctionnaire Vahrameïev ?

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi… eh bien, je vous en donne maparole… j’y suis allé, je suis prêt à…

– Bien, très bien, Petrouchka, c’est très bien que tu y soisallé, je ne suis pas en colère, tu le vois bien… Allons, allons,continua notre héros, mettant en confiance son valet, lui adressantdes sourires, et lui tapotant sur l’épaule. Allons, avoue-le, tu assiroté un petit peu, coquin, juste un petit peu… tu as siroté pourdix kopeks, pas plus… Sacré fumiste ! Bon, ça ne fait rien. Tuvois bien que je ne suis pas fâché. Je ne suis pas fâché, vieuxfrère, pas du tout fâché…

– Non, je ne suis pas un fumiste, je vous assure… je suisseulement rentré chez de braves gens… je ne suis pas un fumiste, jene l’ai jamais été…

– Mais non, mais non, Petrouchka. Mais, écoute-moi bien, Pierre.Il n’y a pas de mal, tu le vois bien. Fumiste, ce n’est pas uneinjure. Je te dis cela pour te rassurer. Tu sais, Petrouchka,parfois on dit à un homme, pour lui faire plaisir, qu’il estcoquin, fripouille ; cela veut dire qu’il est débrouillard,qu’il ne s’en laissera conter par personne. Certains hommesapprécient ce genre d’expressions ; allons, allons, ce n’estrien. Allons, dis-moi maintenant, Petrouchka, dis-moi sincèrement,sans rien cacher, comme à un ami, es-tu allé chez le fonctionnaireVahrameïev et t’a-t-il donné l’adresse en question ?

– Oui, oui, il m’a donné l’adresse. C’est un brave homme. Il m’adit d’ailleurs : « Ton maître est un honnête homme, un très bravehomme. Transmets-lui mes salutations, à ton maître et dis-lui queje l’aime et l’estime. C’est un brave homme et toi aussi,Petrouchka, tu es un brave garçon… » Voilà…

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Et l’adresse, et cetteadresse, Judas ? proféra M. Goliadkine, d’une voix sourde.

– L’adresse ? Il me l’a donnée, l’adresse.

– Il te l’a donnée ? Bon. Et où habite-t-il alors, ceGoliadkine, ce fonctionnaire Goliadkine, le conseillertitulaire ?

– Eh bien, il m’a dit : « Goliadkine habite dans la rue desSix-Boutiques. Tu verras, c’est à droite dans la rue. C’est autroisième étage. C’est là qu’il habite, Goliadkine…

– Espèce de bandit, hurla notre héros hors de lui, espèce debrigand ! Mais c’est de moi que tu parles, c’est de moi !Moi, je te parle d’un autre, moi ! D’un autre Goliadkine,espèce de bandit !

– À votre aise. Moi, ça m’est égal. Comme il vous plaira…

– Et la lettre, la lettre ?… Qu’en as-tu fait de cettelettre, espèce de scélérat ?

– Je l’ai donnée, je l’ai donnée, la lettre… Et il m’a dit : «Transmets mes salutations à ton maître ; c’est un brave homme,ton maître. Salue-le de ma part… »

– Qui t’a dit cela ? Est-ce Goliadkine ?

Petrouchka resta silencieux un moment ; puis, il sourit detoutes ses dents et dévisagea fixement son maître…

– Écoute-moi, espèce de bandit, fit Goliadkine, en s’étranglantde rage… réponds-moi, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait demoi ? Tu m’as tué, misérable, tu m’as tué. Tu m’as tranché latête, Judas !…

– Comme il vous plaira. Moi, ça m’est égal, répondit Petrouchkad’un air décidé et en battant en retraite derrière la cloison.

– Viens ici, reviens ici, bandit…

– Non, je ne reviendrai plus, Je n’ai rien à y faire. Je préfèrealler chez de braves gens… Les braves gens qui vivent honnêtement…Les braves gens qui vivent sans tricherie, sans fausseté… ils nesont jamais en double.

Ici M. Goliadkine sentit que ses mains et ses pieds seglaçaient.

Il ne respirait plus.

– Parfaitement, continua Petrouchka, ils ne sont jamais endouble. Ils ne portent jamais offense à Dieu et aux honnêtesgens…

– Tu es ivre, vaurien… Va dormir maintenant, espèce de bandit.Et demain tu auras une correction, marmonna M. Goliadkine d’unevoix à peine perceptible. Quant à Petrouchka, il bredouillait desparoles incompréhensibles.

Notre héros l’entendit s’allonger sur son lit ; lesressorts du lit grincèrent. Petrouchka émit un long et sonorebâillement, s’étira et, finalement, s’endormit, en ronflant, dusommeil du juste.

M. Goliadkine était plus mort que vif. Le comportement de sonvalet, ses allusions étranges – trop vagues et trop lointaines,certes, pour motiver sa colère, d’autant plus qu’elles venaientd’un homme ivre – avaient bouleversé profondément notre héros.L’affaire prenait un tour nettement défavorable.

« Qu’est-ce qui m’a pris de le réveiller ainsi, en pleine nuit,murmura M. Goliadkine frissonnant de tout son corps sous l’emprised’une étrange et désagréable sensation. Quelle idée d’aller mequereller avec un homme ivre ? Que peut-on attendre décemmentd’un homme ivre ? Il ment à chaque mot. À quoi faisait-ilallusion, au fait, ce bandit ?

» Ah ! mon Dieu. Et pourquoi as-tu écrit cette lettre. Tues ton propre assassin… ton propre criminel. Ne pouvais-tu tetaire ? Il te fallait absolument faire une gaffe. Pas moyen det’en passer, hein. Tu es déjà à deux doigts de ta perte, presqueréduit déjà à l’état de loque, et te voilà encore qui te redresses,qui essaies de faire valoir ton amour-propre… Ton honneur souffre,paraît-il… eh bien, essaie donc de le sauver ton honneur, tu es tonpropre assassin, va… »

Ainsi parlait M. Goliadkine, assis sur son divan, n’osant bougerde terreur. Soudain, ses yeux furent attirés par un objet qui luiparut digne, aussitôt, de la plus grande attention. Tremblantd’émotion, il tendit la main pleine d’espoir et de crainte,profondément intrigué. N’était-ce point un mirage, une illusion deses sens, un produit mensonger de son imagination ?… Non, cen’était pas un mirage. Ce n’était pas une illusion. C’était bienune lettre, une vraie lettre qui lui était personnellementadressée. M. Goliadkine prit la lettre. Son cœur battait à serompre…

« C’est sans doute ce bandit qui l’a apportée, se dit-il. Il adû la poser sur la table et l’oublier ensuite. Oui, c’est ainsi queles choses ont dû se passer, exactement ainsi… »

La lettre venait du fonctionnaire Vahrameïev, jeune collègue etnaguère ami de notre héros. « Tout cela je l’avais déjà pressenti,comme je prévois tout ce que contient cette lettre », pensa notrehéros… Il se mit à lire :

« Cher Monsieur Iakov Petrovitch,

» Votre valet est ivre et on ne peut rien en tirer de positif.Pour cette raison, je préfère vous répondre par écrit. Jem’empresse de vous assurer que la commission dont vous m’avezchargé, à savoir la remise par mon intermédiaire de votre lettre àla personne en question, sera exécutée fidèlement etponctuellement. Cette personne, bien connue de vous, compte àl’heure actuelle parmi mes amis. Je ne la nommerai point, nevoulant pas jeter le discrédit sur un homme absolument innocent.Cette personne, dis-je, réside actuellement, en notre compagnie,dans la pension de Caroline Ivanovna.

» Elle y occupe la chambre où s’arrêtait jadis, à l’époque oùvous étiez des nôtres, cet officier d’infanterie, venant de Tambov.Je vous signale, en passant, que vous pouvez toujours rencontrer lapersonne en question partout où se trouvent des gens honnêtes etsincères, ce qu’on ne peut pas dire de tout le monde. D’autre part,je suis fermement résolu à cesser toute relation avec vous à daterde ce jour. Il nous est désormais impossible de conserver le tonamical et les rapports de camaraderie qui furent jadis lesnôtres.

» En conséquence, je vous prie, Monsieur, de m’envoyer, parretour du courrier, les deux roubles que vous me devez pour lesrasoirs de provenance étrangère que je vous ai vendus à crédit, ily a de cela sept mois ; veuillez vous en souvenir, à l’époquede notre cohabitation chez Caroline Ivanovna, que je respecte detout mon cœur. Mon attitude est motivée par le fait que, suivantl’opinion de gens intelligents, vous avez perdu complètement lanotion d’honneur et de dignité, et que votre société est devenue undanger pour la moralité des gens sains et innocents. Il existe, eneffet, des êtres qui vivent en dehors des principes du vrai et dubien, dont chaque parole est un mensonge et dont l’attitudehypocrite est plus que suspecte. Quant à défendre l’honneur outragéde Caroline Ivanovna, personne vertueuse, d’une conduiteirréprochable, jeune fille, dans le vrai sens du mot, en dépit d’unâge déjà mûr, issue d’une honorable famille étrangère – il setrouvera toujours et partout des hommes prêts à le faire ;certains de mes amis m’ont prié de vous le notifier dans ma lettre.Je prends la responsabilité de leurs déclarations.

» En tout état de cause, vous serez éclairé en temps voulu, surce point, si vous ne l’êtes déjà. Je tiens, d’ailleurs, de la mêmesource, que vous vous êtes couvert de gloire, ces temps derniers,dans différents quartiers de la capitale ; en conséquence, jesuppose que vous avez été déjà suffisamment informé de l’opinionque les gens ont de vous. En terminant ma lettre, je vous déclare,Monsieur, que la personne que vous connaissez et dont j’ometsvolontairement et par pudeur le nom dans ma lettre, est fortestimée par les gens honorables. Elle joint à un caractère aimableet enjoué un grand zèle dans le travail ; elle est fortappréciée par ses supérieurs et ses collègues et aussi par les gensde bien au milieu desquels elle vit ; elle est fidèle à saparole et à l’amitié et ne se permet jamais d’offenser par-derrièreceux avec lesquels elle se trouve publiquement liée par desrapports amicaux.

» Au demeurant, je reste votre dévoué serviteur.

N. VAHRAMEÏEV. »

« P.-S – Vous devriez chasser votre domestique. C’est un ivrogneet il doit vraisemblablement vous causer beaucoup de souci. Engagezà sa place Eustache qui servait chez nous dans le temps et qui setrouve sans travail. Votre valet est non seulement un ivrogne maisaussi un voleur. La semaine dernière il a vendu à Caroline Ivanovnaune livre de sucre en morceaux pour un prix inférieur, ce qui meporte à croire qu’il avait dû vous dérober perfidement ce sucre,petit à petit, chaque fois que l’occasion s’en présentait.

» Je vous signale ceci pour votre bien. Je ne suis pas commecertains, qui ne tendent qu’à humilier et à tromper les gens deleur entourage, les plus honnêtes et les plus crédules toutspécialement, et s’empressent de les calomnier et à leur faire dutort en cachette, uniquement par jalousie et par dépit de nepouvoir leur ressembler.

N. V. »

Après avoir lu la lettre de Vahrameïev, notre héros resta unlong moment immobile sur son divan. Une lueur nouvelle perçaitl’étrange et opaque brouillard qui l’enveloppait depuis deux jours.Il commença à voir clair… Il voulut se lever, faire quelques paspour rafraîchir son cerveau et rassembler ses idées éparpillées,les concentrer sur un point, unique et mûrir ainsi, dans le calme,une décision.

Mais à peine eut-il esquissé un mouvement qu’il retomba épuise,impuissant, à la même place.

« J’avais tout pressenti, c’est certain ! Cependant queveut-il dire dans sa lettre ? Quel en est le sensvéritable ? En fait, j’en connais le sens ; mais où celanous mènera-t-il ? S’il m’avait déclaré nettement : Faitesceci ou cela… on exige de vous ceci ou cela… eh bien, j’auraisobtempéré. Mais cette affaire commence à prendre une tournurepassablement désagréable.

» Ah ! je voudrais déjà être à demain. Je voudrais arriverau dénouement le plus vite possible. Maintenant je sais ce que jedois faire. Voilà, je leur dirai ceci : Je suis d’accord avec vosraisonnements, mais je refuse d’aliéner mon honneur… quant àl’autre… On verra. Comment se fait-il d’ailleurs que cet autre, cepersonnage douteux, soit encore mêlé à cette affaire ?Qu’est-il venu faire dans cette affaire ? Ah ! vivementdemain ! Ils sont en train de me calomnier ; ilsintriguent contre moi, ils essayent de me couler… L’important estde ne pas perdre de temps. Il serait bon, je crois, d’écrireimmédiatement une lettre, faire quelques avances, quelquesconcessions… Et demain, à la première heure, j’enverrai la lettre,et moi-même, je prendrai les devants ; oui, c’est cela, jelancerai une contre-attaque et ils verront, ces chers pigeons…Sinon, ils me traîneront dans la boue et ce sera fini. »

M. Goliadkine s’empara du papier, prit une plume et composal’épître suivante, en réponse à la lettre du secrétairegouvernemental Vahrameïev :

« Cher Monsieur Nestor Ignatievitch,

» J’ai lu votre lettre avec un profond étonnement et une sincèretristesse. J’ai compris clairement, qu’en faisant allusion àcertaines personnes indignes et hypocrites, vous pensiez à moi. Jem’aperçois avec une sincère amertume, que la calomnie a vite faitde pousser ses longues et multiples racines au préjudice de moncalme, de mon honneur et de mon bon renom. Je constate également,et ceci m’est d’autant plus pénible et offensant, que les genshonnêtes, ceux dont les sentiments et les pensées sont nobles etsincères et le caractère droit et loyal, abandonnent le parti del’honneur et de la vertu et s’agglutinent avec toutes les forces etles qualités de leur âme, autour de la perfidie malfaisante, qui,hélas, en notre époque cruelle et corrompue, se développe ets’étend avec une vigueur sans cesse accrue. J’ajoute, qu’en ce quiconcerne la dette à laquelle vous avez fait allusion, je considèrecomme un devoir sacré de vous restituer intégralement ces deuxroubles. Pour ce qui est de vos allusions, cher Monsieur, ayanttrait à une personne du beau sexe, ainsi qu’aux intentions, auxdesseins et aux revendications que vous lui prêtez, je vousdéclare, Monsieur, qu’elles me restent incompréhensibles etnébuleuses. Permettez-moi, cher Monsieur, de préserver mon nomhonorable et mes sentiments élevés de toute souillure ; je metiens toutefois à votre disposition pour une explication verbale.J’ai toujours estimé que ce genre d’explication est préférable à unéchange épistolaire. Je suis prêt, également, à toute tentative deconciliation, à condition, évidemment, que la bonne volonté soitréciproque.

» À cette fin, je vous prie, Monsieur, de transmettre à lapersonne en question mon accord en vue d’un entretien personnel etprivé ; je lui laisse, par ailleurs, le soin de fixer l’heureet l’endroit de notre réunion.

» J’ai lu avec amertume, Monsieur, vos insinuations touchant àmes soi-disant offenses à votre égard ; vous semblez mereprocher d’avoir trahi notre ancienne amitié et de vous avoircalomnié. Je mets ces accusations sur le compte d’un malentendu ouplutôt sur celui d’infâmes ragots, de la jalousie et de la haine deceux que j’ai, en toute conscience, le droit de considérer commemes ennemis implacables et cruels. Ceux-ci ignorent sans doute quel’innocence tire sa force d’elle-même et que l’impudence,l’effronterie et le sans-gêne révoltant de certains trouveront tôtou tard leur récompense sous la forme du mépris général ; ilspériront alors, victimes de leur propre inconduite et de ladépravation de leurs cœurs. En conclusion, je vous prie, Monsieur,de transmettre à ces personnes, que leur étrange prétention, leurdésir vil et fantastique d’usurper par la force la place de ceuxqui l’occupent de plein droit, ne méritent qu’étonnement, dédain,compassion et surtout l’asile d’aliénés.

» J’ajoute, de plus, que des entreprises de cette sorte sontformellement interdites par les lois, ce qui me semble parfaitementjustifié, car chacun doit se contenter de la place qui lui estdévolue. Il y a des limites à tout, et s’il s’agit, dans le casprésent d’une plaisanterie, j’affirme qu’elle est de mauvais goûtet même tout simplement immorale. J’ose vous assurer, en effet,cher Monsieur, que les idées que je viens de vous exprimer sur laplace dévolue à chacun relèvent des principes les plus purs de lamorale.

» Au demeurant, j’ai l’honneur de rester votre dévouéserviteur.

I. GOLIADKINE. »

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