Le Double

Chapitre 4

 

Ce jour solennel, anniversaire de la naissance de ClaraOlsoufievna, fille unique du conseiller d’État Berendeiev, jadisprotecteur de M. Goliadkine, ce jour, dis-je, fut marqué par ungrand dîner comme on n’en avait pas vu depuis longtemps dans lesappartements des fonctionnaires du quartier Ismailovski etd’ailleurs, un dîner qui avait les apparences de quelque festin deBalthazar, qui rappelait par son faste, son luxe et son ordonnanceles grandes festivités babyloniennes. Rien ne manquait, ni lechampagne Cliquot, ni les huîtres et les fruits fournis parElisseiv et Milioutine, maisons réputées. Une brillante assemblée,tout le haut gratin de l’administration, se pressait dans lessalons. Cette journée mémorable, marquée par un aussi sublimefestin, fut clôturée par un bal intime, un bal de famille, certes,mais qui n’en était pas moins extrêmement brillant sous le rapportdu goût et de la haute qualité de l’assistance. Je sais que desbals de cette sorte existent, mais ils sont rares. Ce sont degrandes fêtes célébrées en famille et ces fêtes n’ont lieud’habitude, que dans de très bonnes maisons, celle par exemple, duconseiller d’État Berendeiev. J’irai plus loin : Je prétends quetous les conseillers d’État ne sont pas capables de donner desemblables fêtes. Ah ! si j’étais poète ! Un poète de lalignée d’Homère ou de Pouchkine – avec un moindre talent je ne m’yserais pas risqué – je t’aurais dépeint, ô lecteur, d’un pinceaularge et des couleurs éclatantes les grandes lignes de cetteaprès-midi triomphale.

J’aurais commencé mon poème par le dîner ; j’auraisparticulièrement insisté sur cet instant unique et solennel où seleva la première coupe en l’honneur de la reine du jour. J’auraisd’abord montré les invités, figés par l’attente, dans le silence leplus respectueux, un silence qui tenait plus de l’éloquence deDémosthène que du mutisme. J’aurais représenté ensuite AndréPhilippovitch, le doyen de notre assemblée, qui, de surcroît,méritait tous les titres à la préséance. La poitrine ornée dedécorations, allant de pair avec sa chevelure grise, il se dressa,prononça les premiers souhaits, en élevant sa coupe remplie d’unvin rare – un vin qu’on fait spécialement venir d’un royaumelointain pour célébrer des événements aussi importants, breuvageprécieux ressemblant plus au Nectar des Dieux qu’au vin desmortels ; j’aurais fixé les invités et les heureux parents dela reine du jour au moment même où, suivant l’exemple d’AndréPhilippovitch, ils levèrent leurs coupes, les yeux rivés sur lui,dans l’attente de son discours.

Je l’aurais montré, lui-même, profondément ému, laissant tomberune larme furtive dans sa coupe, puis, présentant ses complimentset ses vœux, enfin, proposant un toast à la santé de la belle etvidant son verre… Mais, je l’avoue humblement, jamais je n’auraissu exprimer la suprême solennité de ce moment où Clara Olsoufievna,la reine de notre fête, le visage empourpré, pareil à une rose deprintemps, rouge de félicité et de pudeur, se laissa tomber, aucomble de l’émotion, dans les bras de sa tendre mère ; jen’aurais su peindre cette tendre mère versant quelques larmes debonheur et encore moins le père, le conseiller d’État OlsoufiIvanovitch. Cet honorable vieillard sanglotait, oui, cet homme,qui, au cours de longues années de services, avait perdu l’usage deses jambes et que le sort, par un juste retour, avait nanti d’unsolide capital, d’une belle maison, de quelques propriétés etsurtout d’une fille belle comme le jour, cet homme, dis-je,sanglotait comme un enfant et affirmait, à travers ses larmes, que« Son Excellence était un grand bienfaiteur… ». Non, jamais jen’aurais su rendre l’extrême émotion qui s’empara en cet instant del’auditoire pendu aux lèvres d’André Philippovitch.

Un jeune fonctionnaire au registre, qui, en cette minute, avaitd’ailleurs plus l’aspect d’un vénérable conseiller d’État que celuid’un simple fonctionnaire au registre, ne put retenir ses larmestraduisant ainsi l’émotion générale.

De son côté, André Philippovitch, en cette minute solennelle,n’avait en rien l’allure d’un conseiller de collège, d’un chef deservice… non, il avait une toute autre apparence, une apparence queje ne saurais traduire mais, en tout cas, pas celle d’un conseillerde collège. Il planait… il était au-dessus de tout cela…

Enfin, j’aurais… Mais que ne possédai-je le secret d’un stylepur et élevé, d’un style fort et brillant pour exprimer tout lepathétique de ces moments merveilleux et édifiants, ces moments del’existence où tout paraît concourir à affirmer le triomphe de lavertu sur l’incrédulité, l’absence de foi, le vice et l’envie. Non,je préfère me taire et en silence, un silence plus éloquent que laparole, vous peindre cet adolescent bienheureux, à l’orée de sonvingt-sixième printemps, Vladimir Semionovitch, le neveu d’AndréPhilippovitch. Debout, il propose, à son tour, un toast.

Tous les regards sont fixés sur lui : ceux des parents, embuésde larmes, ceux de son oncle, brillants de fierté, ceux pudiques dela reine du jour, ceux enthousiastes de la plupart des invités,ceux enfin, de quelques collègues de ce brillant jeune homme, oùperce l’envie. Je veux me taire, et pourtant cet adolescent estplein d’attraits ; en vérité, par son aspect, il fait plutôtpenser à un vieillard, – dans le sens évidemment favorable de lacomparaison. Son maintien, sa face couperosée, son graded’assesseur qui semble faire corps avec lui-même, tout sembleproclamer en ce moment unique : « Voilà les degrés suprêmes dubonheur où la vertu peut conduire un homme. » Je ne veux pas nonplus conter par le détail comment Anton Antonovitch Sletochkine,fonctionnaire, chef de bureau, collègue d’André Philippovitch etjadis d’Olsoufi Ivanovitch, vieil ami de la maison, et, de plus,parrain de la jeune fille, oui, comment ce vieillard, au crânelunaire proposa à son tour, un toast, chanta à la manière du coq etânonna quelques gaudrioles rimées. Ces prouesses, oubli trèsconvenable des convenances – si je puis m’exprimer ainsi – firentrire aux larmes toute l’assistance et Clara Olsoufievna, enpersonne, sur l’injonction de ses parents, vint l’embrasser et leremercier de tant de gentillesse et de gaieté. Il me suffirad’ajouter que, comme il se doit à la fin d’un pareil repas, lesinvités commencèrent à éprouver, les uns à l’égard des autres, lessentiments les plus chauds, les plus fraternels.

Enfin, on se leva de table. Après avoir échangé quelques proposempreints de la plus amicale, la plus chaleureuse cordialité, leshommes d’un âge raisonnable se retirèrent dignement dans le salonvoisin. Le temps était précieux. Profondément conscients de leurpropre dignité, les joueurs s’installèrent devant les tablestendues de drap vert. Les dames, demeurées au grand salon,devinrent aussitôt exceptionnellement aimables et se mirent àparler toilette. Le maître de la maison, ce respectable vieillardqui avait perdu l’usage de ses jambes au service de la justice etde la vérité et en avait été récompensé de la façon que nous avonsmentionnée plus haut, parcourut le cercle de ses invités, appuyésur ses béquilles et soutenu par sa fille et Vladimir Semionovitch.En proie à une soudaine et exceptionnelle amabilité, ce noblevieillard prit la décision d’organiser un bal impromptu, sans sesoucier de la dépense. Un jeune homme diligent (ce mêmefonctionnaire au registre dont nous avons dit qu’il ressemblaitplus à un respectable vieillard qu’à un adolescent) fut dépêché,sur-le-champ, à la recherche des musiciens.

Ils arrivèrent peu après, au nombre de onze et, à huit heures etdemie, très exactement, retentirent les premiers accords d’unquadrille français. D’autres danses suivirent… inutile de dire quema plume n’est ni assez fine ni assez forte pour décrire fidèlementce bal improvisé grâce à l’exceptionnelle affabilité du maître decéans à la tête chenue. Et comment pourrais-je, moi, modestenarrateur des aventures de M. Goliadkine – aventures, par ailleurs,assez curieuses, je l’avoue – comment pourrais-je transposerl’extraordinaire éclat et l’harmonie de cette fête où la beauté, lebrillant la joie, l’allégresse se mariaient heureusement à lacourtoisie décente et à la décence courtoise. Comment décrire lesjeux, les rires de toutes ces dames, plus ressemblantes à des féesqu’à des femmes de fonctionnaires – c’est un compliment que je leurfais – avec leurs joues, et leurs épaules d’un rose lilas, leurstailles élancées et leurs petits pieds espiègles, vifs et… «homéopathiques » – pour employer une expression de haut style. Etcomment peindrais-je leurs brillants cavaliers, ces dignesreprésentants de l’administration ?

Les adolescents et les hommes mûrs, les joyeux drilles et lesgarçons posés, les boute-en-train et les rêveurs, ceux qui entrechaque danse s’en vont fumer une pipe dans un petit salon vert etceux qui ne fument pas entre chaque danse… Tous ils portent un nomhonorable. Tous ils ont des titres respectables. Tous sont pleinsde tact et d’élégance, profondément conscients de leur propredignité. Presque tous devisent en français avec ces dames ;ceux même qui emploient le russe, s’expriment avec la plus hautedistinction, mêlant les compliments aux phrases lourdes de sens. Aufumoir, seulement au fumoir, ils se permettent quelques légèresentorses au langage distingué, laissent échapper une phrasegentiment familière du genre de celle-ci : « Eh bien, sacréPierrot, tu as joliment bien sué ta polka » ou bien : « Canaille deVassia, tu es parvenu à tes fins, tu as rudement fatigué ta dame.»

Mais comme j’ai déjà eu l’honneur de te le dire, ô lecteur, maplume me trahit. Je préfère me taire ou plutôt, retourner à M.Goliadkine, le véritable, l’unique héros de cette véridiquehistoire.

Il faut dire qu’il se trouve, en ce moment, dans une situationpassablement étrange, pour ne pas dire plus. Il est là, lui aussi,Messieurs ; il n’est pas au bal, mais c’est tout comme. Iln’a, Messieurs, aucune mauvaise intention. Il ne veut faire de malà personne, mais il se trouve néanmoins à un mauvaistournant ; il se trouve actuellement – c’est même bizarre àdire – dans le vestibule de l’escalier de service de l’appartementd’Olsoufi Ivanovitch. Ce n’est rien, Messieurs, ce n’estrien ; c’est sans penser à mal. Il est dans son petit coin, ils’est blotti dans un petit coin pas très chaud, certes, mais fortsombre, en revanche ; il est caché, en partie, par une énormearmoire et de vieux paravents : il est au milieu d’un tas de vieuxchiffons, de vieille vaisselle ; il se cache pour le moment :il observe, il suit le cours des événements en qualité despectateur impartial. Pour le moment, Messieurs, il ne faitqu’observer. Il pourrait bien évidemment entrer lui aussi,Messieurs… Et, au fait… Pourquoi n’entrerait-il pas ? Il n’aqu’un pas à faire pour entrer. Il saura entrer avec élégance. Ilest là depuis trois heures, au froid, derrière l’armoire et lesparavents, au milieu de tout ce fouillis. Il attend. Pour sejustifier à ses propres yeux, il vient de se remémorer une phrasede Villèle, l’ancien ministre français : « Tout vient à point pourqui sait attendre. » Il avait autrefois lu cette phrase dans unlivre sans importance et aujourd’hui elle lui est revenue à lamémoire, fort à propos Elle convient admirablement à sa situationactuelle et il faut bien dire aussi qu’il passe bien des penséespar la tête d’un homme qui reste à attendre, dans un vestibulefroid et obscur, durant trois grandes heures un dénouementfavorable aux événements en cours.

Ainsi, après s’être souvenu fort à propos de la phrase duministre français, M. Goliadkine pense, Dieu sait pourquoi, àl’ancien vizir turc Marzimiris, puis à la belle Margrave Louise,dont il avait autrefois lu l’histoire dans quelque livre. Il luivint à l’esprit ensuite, que les Jésuites avaient pour principe deconsidérer comme bons tous les moyens, pourvu que le but soitatteint. L’évocation de ce trait historique donna une certaineassurance à M. Goliadkine. Il en déduisit même aussitôt que cesJésuites, oui, tous les Jésuites, du premier au dernier, étaient desuprêmes imbéciles et qu’il serait bien capable de les mettre tousdans sa poche… Ah ! si seulement la pièce où se trouvait lebuffet pouvait être vide, ne serait-ce qu’une minute. (C’était lapièce qui communiquait directement avec le vestibule où se tenait àce moment même M. Goliadkine.) Il aurait vite fait alors, en dépitde tous les Jésuites, de franchir cette pièce, de passer ensuitedans le grand salon, de là, dans la salle de jeu, pour entrer enfindans la salle où l’on était en train de danser la polka. Oh !il passerait, il passerait certainement, il passerait à toutprix ; il se glisserait discrètement… personne ne leremarquerait et le tour serait joué… Et alors il savait bien ce quilui resterait à faire… Tel était, à ce moment précis, l’étatd’esprit du héros de notre véridique histoire encore que nous ayonsbeaucoup de peine à traduire très exactement ses sentiments.

Certes, il avait trouvé les moyens de parvenir à l’escalier deservice et au vestibule en se tenant le raisonnement suivant : «Les autres y sont bien parvenus, alors, pourquoi pas moi ? »Mais aller plus loin, c’était une autre affaire. Il ne l’osait pas…non par pusillanimité, d’ailleurs, mais de par sa propre volonté :Il préférait agir en catimini… Et il guette maintenant l’occasionde se glisser en catimini. Il guette cette occasion depuis près detrois heures D’ailleurs, pourquoi ne pas attendre ? Villèle,lui-même, avait attendu. « Mais que vient faire ici Villèle ?» se dit tout à coup M. Goliadkine. « Qui est-ce d’ailleurs queVillèle ? Et quant à moi il s’agit maintenant de trouver unmoyen pour entrer… Comment faire ? Ah, tu es un drôle defigurant, un sacré imbécile », se dit M. Goliadkine en pinçant avecses doigts gourds sa joue gelée.

« Tu n’es qu’un pauvre Goliadka, rien de plus, tu portes bienton nom… »

Il faut dire que ces petites amabilités, à l’adresse de sapropre personne, étaient débitées sans aucun but précis, uniquementpour passer le temps. Mais le voilà qui s’avance. Le moment estvenu. Le buffet est vide. Il n’y a plus personne. M. Goliadkine aobservé par une petite lucarne… En deux pas il est à la porte, ilva l’ouvrir…

« Irai-je ou n’irai-je pas ? Oui, irai-je ou n’irai-jepas ? J’irai… au fait, pourquoi donc n’irais-je pas ?L’audacieux trouve toujours son chemin. » Ce raisonnement a poureffet de donner confiance à notre héros ; mais, soudain levoilà qui recule : il bat en retraite derrière son paravent. « Non.Il ne faut pas… Et si quelqu’un entrait juste à ce moment. Voilàjustement quelqu’un qui entre. Qu’avais-je à bayer aux corneillespendant que la route était libre ? Il fallait foncer et entrerà tout prix. Foncer. C’est facile à dire. Essayez donc avec uncaractère pareil. Un tempérament de lâche. Tu as eu peur… comme unepoule mouillée. La frousse… rien à dire, ça nous connaît. Lalâcheté… ça nous connaît également… Inutile même d’en discuter. Ehbien, tu n’as plus qu’à rester là, comme un ballot, un ballot etrien de plus. À la maison je serais en train de prendre une tassede thé… Ce serait bien agréable de prendre une bonne tasse de thé…Si je rentre plus tard Petrouchka va encore grogner, à coup sûr. Nevaut-il pas mieux rentrer à la maison. Au diable tout le reste.Allons, je m’en vais, un point c’est tout. »

Ayant pris cette résolution, M. Goliadkine fit un bond brusqueen avant : on eût dit qu’un ressort avait été soudainementdéclenché en lui.

En deux enjambées il se trouva dans la salle réservée aubuffet ; il quitta hâtivement son pardessus, enleva sonchapeau, fourra l’un et l’autre dans un coin, puis mit de l’ordredans ses cheveux et sa toilette et… et, enfin, s’avança, traversale salon, de là se glissa dans une autre pièce, passa inaperçu aumilieu des joueurs enfiévrés et… alors… À partir de ce moment, M.Goliadkine ne se rendit plus compte de tout ce qui se passaitautour de lui et tel la foudre fit irruption dans la salle dedanse.

Comme par un fait exprès, on ne dansait pas à ce moment précis.Les dames déambulaient à travers la salle, en groupe pittoresques.Les hommes réunis en petits cercles devisaient ; quelques-unsparcouraient la salle, retenant leurs cavalières pour lesprochaines danses. Mais M. Goliadkine ne vit rien de tout cela. Ilne vit que Clara Olsoufievna et, à côté d’elle, AndréPhilippovitch. Il distingua aussi Vladimir Semionovitch, puis deuxou trois officiers et deux ou trois jeunes gens d’aspectavantageux, de ceux dont on peut dire, au premier coup d’œil,qu’ils sont riches de promesses… de promesses parfois déjàréalisées. Mais non, il ne voyait plus personne, il ne regardaitplus personne… Il paraissait mû par ce même ressort qui l’avaitpoussé à entrer dans ce bal, auquel il n’avait pas été invité. Ilavançait, avançait encore. En chemin il buta contre un conseilleret lui écrasa consciencieusement le pied. Sur son élan, il marchasur la robe d’une vieille dame et la déchira, bouscula undomestique, qui circulait avec un plateau, heurta un monsieur, sansd’ailleurs s’apercevoir de tout cela, ou plus exactement, faisantsemblant de ne rien remarquer, de ne rien voir, avançant, avançanttoujours, jusqu’au moment où il se trouva nez à nez avec ClaraOlsoufievna.

Sans aucun doute, oui, sans l’ombre d’une hésitation, s’il avaitpu, à cet instant précis, disparaître à jamais sous terre, ill’aurait fait avec le plus grand plaisir. Mais ce qui était fait,était fait…

C’était irrémissible… Que lui restait-il à faire ? « Seraidir en cas d’échec, se maintenir en cas de succès », serépéta-t-il. M. Goliadkine n’est pas un intrigant ; il n’a pasl’art de faire reluire le parquet avec les semelles. …C’était biencela. Pour comble de malheur, les Jésuites s’en mêlèrent… LesJésuites… il n’avait qu’en faire en ce moment. Tous ces gens, qui,jusque-là déambulaient, jasaient, riaient, soudain comme parenchantement, s’arrêtèrent, se turent et se rangèrent en cercleautour de M. Goliadkine.

Notre héros, lui, semblait ne rien voir, ne rien entendre… Il nepouvait les regarder, non, pour rien au monde, il ne les eûtregardés. Il était là, planté sur ses pieds, les yeux rivés auplancher…

« Parole d’honneur, cette nuit même, je me tire une balle dansla tête, pensa-t-il et maintenant, advienne que pourra… » Et, à sonpropre étonnement, à sa profonde stupéfaction, il se mit, tout àcoup à parler… M. Goliadkine commença son discours par lesfélicitations et les souhaits d’usage.

Il débita assez bien les félicitations, mais, arrivé auxsouhaits, se mit à bredouiller. Il sentait, en lui-même, que, s’ilcommençait à bafouiller, tout serait immanquablement gâché. C’estce qui arriva. Sa langue fourcha… il s’arrêta… s’enlisa dans lesmots, devint cramoisi et perdit complètement pied… leva les yeux,les promena longuement sur l’assistance, dévisagea les gens etdéfaillit…

Autour de lui, les invités se tenaient immobiles, muets,attendant le dénouement. Quelques murmures se firent entendre endehors du cercle ; quelques rires éclatèrent. M. Goliadkineregarda André Philippovitch, avec humilité et soumission. AndréPhilippovitch répondit par un regard tel que M. Goliadkine, s’iln’avait pas été déjà plus mort que vif, serait tombé à coup sûr,raide inanimé.

Le silence s’éternisait.

– Tout ceci se rapporte à des circonstances particulières… à mavie privée, André Philippovitch, murmura M. Goliadkine à demi-mortde frayeur, d’une voix à peine perceptible. Ce n’est pas unedémarche officielle, André Philippovitch.

– Vous devriez avoir honte, Monsieur, vous devriez avoir honte,répliqua André Philippovitch d’une voix sourde ; il paraissaitau comble de l’indignation. Il prit la main de Clara Olsoufievna ettourna le dos à M. Goliadkine.

– Je n’ai pas à avoir honte. André Philippovitch. De quoiaurais-je honte ? murmura M. Goliadkine. Ses yeux affolésfaisaient le tour de l’assistance cherchant dans cette foulepétrifiée un visage connu, un être de son milieu, de sa conditionsociale.

– Ce n’est rien, je vous assure, ce n’est rien. Messieurs,continua-t-il toujours à voix basse, ce n’est rien, ça peut arriverà tout le monde…

À tâtons, il chercha à sortir du cercle ; on lui fit unpassage. Tant bien que mal, notre héros parvint à se faufiler entredeux rangées de spectateurs éberlués, avides de curiosité. Sondestin l’entraînait ; M. Goliadkine s’en rendait parfaitementcompte. Il aurait, certes, donné cher pour se retrouver à nouveaudans le vestibule de l’escalier de service, à sa petite place, sansavoir pour cela à enfreindre les règles de la décence. Mais c’étaitimpossible dorénavant. C’est pourquoi il dirigea ses efforts en vuede trouver un petit coin tranquille, un petit coin où il pût seglisser, se tapir. Il serait resté là, modeste. Paisible, sansdéranger personne, sans attirer l’attention de personne ; ilaurait même obtenu, par une conduite irréprochable, labienveillance des invités et de leur hôte.

Mais à ce moment même, M. Goliadkine ressentit une sorte devertige ; il se sentit défaillir, prêt à tomber, il était toutprès du petit coin convoité – il s’y réfugia. Il s’y installa etprit aussitôt, l’attitude d’un spectateur qui observeimpartialement. En même temps ses deux mains agrippèrent lesdossiers de deux chaises et en prirent impérieusementpossession ; ses yeux ragaillardis bravaient ceux des amis deClara Olsoufievna, groupés autour de lui. Tout près de lui setrouvait un officier, un grand gaillard de belle allure. En face delui M. Goliadkine se sentit pareil à un moucheron.

– Mon lieutenant, ces deux chaises sont réservées ;celle-ci est pour Clara Olsoufievna et celle-là pour la princesseTchevtchekanov qui dansent en ce moment. Je les garde pour elles,murmura M. Goliadkine d’un ton suppliant. Sans répondre lelieutenant lui lança un regard fulminant et se détourna. Se sentantrebuté de ce côté, notre héros tenta sa chance d’un autre et prit àpart un conseiller d’État, un monsieur très important, dont lapoitrine s’ornait d’une décoration d’un ordre élevé. Le regard dontfut gratifié en retour notre héros fut si peu encourageant qu’illui fit l’effet d’un seau d’eau glacée sur la tête. M. Goliadkinese tut.

« Gardons le silence, se dit-il, plus un mot. Il faut qu’ils serendent bien compte que je suis comme tout le monde, que je suislà, ma foi, invité comme eux-mêmes et que ma situation est, pour lemoment, aussi honorable que la leur. »

Ayant pris cette décision, il fixa ses yeux sur les revers de saredingote ; mais un instant après son regard se déplaça sur unmonsieur d’apparence parfaitement respectable.

« Ce monsieur porte perruque, se dit-il, et, si on lui enlèvecette perruque, il n’y aura plus qu’un crâne nu, oui, un crâneaussi nu, aussi lisse que la paume de ma main. » À peine M.Goliadkine eut-il fait cette importante découverte que sa pensées’orienta aussitôt sur les émirs arabes. « Il suffit d’enlever leturban qu’ils portent sur la tête, en signe de leur parenté avecleur grand prophète Mahomet, pour qu’aussitôt n’apparaisse plusqu’un crâne lisse, un crâne absolument dénudé. »

Ensuite, en vertu, sans doute, d’une curieuse associationd’idées relative aux musulmans, M. Goliadkine vint à penser auxpantoufles turques et constata qu’André Philippovitch portait deschaussures ressemblant plus à des pantoufles qu’à des souliers.

Petit à petit, d ailleurs. M. Goliadkine parut se familiariseravec sa situation. Une idée lui traversa la tête : « Si seulementce lustre, se dit-il, pouvait se détacher de sa chaîne, en cemoment même, oui, si ce lustre venait à tomber, je me précipiteraisimmédiatement pour sauver Clara Olsoufievna. Je la sauverais et jelui dirais simplement : « Ne vous inquiétez pas Madame, ce n’estrien. Je suis votre sauveur. » Ensuite M. Goliadkine se mit àchercher Clara Olsoufievna parmi l’assistance, mais au lieu d’elle,il vit Guérassimovitch, le vieux majordome d’Olsoufi Ivanovitch. Levieux domestique venait droit sur lui ; il avait l’airpréoccupé. M. Goliadkine eut un frisson. Il éprouva une sensationétrange, imprécise, et cependant, nettement désagréable. Il grimaçaet regarda autour de lui, comme un automate. Le désir lui vint des’éclipser, de sortir, ni vu ni connu, de la salle, discrètement,en rasant les murs : il aurait voulu se volatiliser… Mais il étaittrop tard. Avant même qu’il ait pris une décision, Guérassimovitchse trouva devant lui.

– Voyez-vous, Guérassimovitch, commença notre héros en souriant,vous devriez… Tenez, regardez cette bougie, là, dans lecandélabre ; elle est sur le point de tomber. Vous devriezdonner l’ordre de la redresser, Guérassimovitch, sinon elle vatomber, elle va immanquablement tomber.

– Quelle bougie ? Mais elle est toute droite, la bougie.Quant à vous, il y a quelqu’un qui vous demande, là-bas.

– Qui est-ce qui me demande ? Guérassimovitch.

– Je ne sais pas exactement qui. Un domestique qui vient de lapart de… Il m’a demandé : « Iakov Petrovitch Goliadkine est-ilici ? Veuillez lui dire de venir ; il s’agit d’uneaffaire urgente et très importante… » Voilà.

– Non, Guérassimovitch, vous faites erreur ; vous faitescertainement erreur.

– J’en doute.

– Non, Guérassimovitch, il n’y a aucun doute, absolument aucundoute. Personne n’est venu me demander. Personne ne peut medemander, d’ailleurs… et ici je suis chez moi, c’est-à-dire je suisà ma place. M. Goliadkine reprit son souffle et regarda autour delui. Il s’en doutait… Tous les yeux étaient braqués sur lui :toutes les oreilles, tendues dans sa direction. Tous ces gensréunis dans le salon, semblaient suspendus à lui et, avecrecueillement paraissaient attendre. L’assistance entière semblaitparticiper à l’événement. Les dames, un peu à l’écart, chuchotaientavec anxiété. Le maître de la maison se tenait loin de M.Goliadkine. Il ne paraissait pas prendre une part active et directeaux tribulations de notre héros. Tout se passait, d’ailleurs, avecbeaucoup de tact et de délicatesse. Néanmoins, notre héros sentitclairement que l’instant fatidique était arrivé. Il devaitmaintenant frapper un grand coup ; le moment était venud’anéantir ses ennemis. M. Goliadkine était profondément troublé.Enfin l’inspiration lui vint. D’une voix chevrotante mais décidée,il s’adressa à Guérassimovitch.

– Non, mon ami, non, personne ne te demande. Tu te trompes. Jedirai plus : Déjà ce matin tu t’es trompé en m’affirmant… oui, enosant m’affirmer (M. Goliadkine haussa la voix) qu’OlsoufiIvanovitch, mon bienfaiteur, l’homme qui, depuis de longues années,m’a tenu lieu de père, m’avait interdit sa porte en ce joursolennel, en ce jour de bonheur pour son cœur paternel…

M. Goliadkine toisa l’assistance : il paraissait content delui-même et, en même temps, profondément ému. Des larmes apparurentau bord de ses cils.

Il reprit :

– Je répète mon ami, tu as commis une erreur impardonnable…

Le moment était pathétique. M. Goliadkine sentit qu’il avaitatteint l’effet le plus sûr. Dans une attitude modeste, recueillie,les yeux baissés, il attendit les effusions, l’accolade d’OlsoufiIvanovitch. Les invités semblaient bouleversés, abasourdis. Même leterrible, l’impitoyable Guérassimovitch parut ébranlé, incapable deprononcer un mot… Mais soudain, l’orchestre, le maudit orchestre,entonna sans rime ni raison, une polka. Le charme était rompu. Toutétait fini. M. Goliadkine sursauta. Guérassimovitch fit un écart enarrière, la masse des invités, véritable mer humaine, s’agita encadence. Déjà Vladimir Semionovitch ouvrait la danse avec ClaraOlsoufievna. Derrière eux, le beau lieutenant avec la princesseTchevtchekanov. Ceux qui ne dansaient pas, se pressaient pouradmirer les couples lancés dans la polka. Quelle belle danse que lapolka. Si moderne, si passionnante. Rien de tel pour tourner lestêtes. On en oublia même M. Goliadkine pour un bon moment. Mais ily eut soudain un grand bouleversement. Les gens s’agitèrent, sebousculèrent. Au milieu de la confusion générale, la musiques’arrêta… Un événement étrange, imprévu, survint. Sans doute,fatiguée par la danse, le souffle coupé, les joues violemmentcolorées, la poitrine haletante, à bout de forces, ClaraOlsoufievna se laissa tomber dans un fauteuil. Tous les cœursbattirent à l’unisson pour elle. On se précipita, on se pressaautour d’elle. Chacun voulait lui montrer sa sollicitude, sagratitude pour le grand plaisir qu’elle venait de procurer à tous.Soudain, M. Goliadkine apparut devant elle. Il était pâle,profondément troublé. Il paraissait, lui aussi, absolument à boutde forces. Il se traînait… Un étrange sourire sur les lèvres, iltendit sa main vers elle, avec un regard suppliant. Abasourdie,Clara Olsoufievna n’eut pas le temps de retirer sa main. Pareille àun automate, elle se leva, répondant à son invitation. M.Goliadkine vacilla, fit un pas en avant, puis un autre, leva lajambe, esquissa un pas, frappa du pied le plancher et trébucha… Luiaussi, voulait danser avec Clara Olsoufievna. La jeune fille poussaun cri. Ses amis se précipitèrent pour délivrer ses mains del’étreinte de celle de M. Goliadkine. En un tournemain notre hérosfut bousculé, rejeté à une dizaine de pas de la belle. Un cercle seforma aussitôt autour d’elle. On entendit un cri, un piaillement.C’étaient deux vieilles dames que M. Goliadkine manquait derenverser au cours de sa brusque retraite. La confusion étaitextrême. On se questionnait, on discutait, on hurlait. L’orchestres’était tu définitivement. M. Goliadkine se débattait au milieud’un groupe et marmonnait machinalement, avec un faible sourire : «Mais oui, pourquoi pas ? La polka à mon avis, est une dansemoderne. C’est une danse intéressante, inventée pour l’agrément deces dames… mais, étant donné les circonstances, ma foi, je consensà essayer moi aussi. »

Mais on n’avait cure de son consentement. Tout à coup, notrehéros sentit une main se poser sur son bras ; une autre mainle prenait par le dos, avec beaucoup de ménagement d’ailleurs. Ilsentit qu’on le poussait dans une direction déterminée. Il remarquapresque aussitôt qu’on l’emmenait droit vers la porte. M.Goliadkine voulut faire un geste, dire un mot… Mais non, en fait,il ne voulait plus rien. Il se contentait de rire, faiblement,comme un automate. Il sentit enfin qu’on le revêtait de sonpardessus, qu’on lui enfonçait son chapeau jusque sur les yeux. Ilse rendit compte ensuite, qu’il était sur le palier, dans le froidet l’obscurité… qu’il descendait déjà l’escalier. Il trébucha. Ileut l’impression qu’il tombait dans un précipice. Il voulut crier.Mais il était déjà dans la cour. Il sentit un souffle frais auvisage, s’arrêta une seconde. Au même moment les sons d’une dansearrivèrent à ses oreilles. L’orchestre se remettait à jouer.Subitement M. Goliadkine se souvint de tout. Il parut reprendre desforces. Il s’arracha de l’endroit où il était resté, jusqu’alors,littéralement cloué ; il bondit, s’envola. Il courut, courutdroit devant lui. Où allait-il ? N’importe où… partout où il yaurait de l’air, de la liberté…

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