Le Médecin bleu

Chapitre 2LE RÔLE D’UNE FEMME

Sainte n’était pas l’unique enfant du Médecinbleu. Elle avait un frère qui, depuis deux ans, avait quitté letoit paternel. René Saulnier était un grand et fort jeune homme, àla physionomie hautaine. Du temps de son enfance, il avait été lefavori du docteur, qui voulait en faire un soldat. À cette époque,c’est-à-dire cinq ou six ans avant la date de notre récit, le bourgde Saint-Yon présentait un tableau champêtre plein de vie et debonheur. Il y avait au manoir une châtelaine aussi compatissanteque riche, et qui ne voulait point qu’il y eût de malheureux surses domaines. Aux environs, une douzaine de gentilhommières étaientpeuplées de ces hobereaux campagnards, si pullulants en Bretagne,dont la tête est aussi folle que le cœur est loyal, et qui parlent,entre les quatre murs enfumés de leur cabane, des royaumes conquisautrefois, en Syrie, par leurs fabuleux ancêtres.

Mme de Rieux, veuve dumarquis d’Ouëssant, dominait toute cette plèbe noble et le fils deSaulnier, le jeune René, était admis chez elle.M. de Vauduy, pauvre gentilhomme et parent éloigné de lamaison de Rieux, était l’intendant et le commensal du château. Lui,le docteur Saulnier et l’abbé de Kernas, alors curé de Saint-Yon,formaient une petite société d’amis. L’honnête curé s’occupait del’éducation religieuse de René Saulnier et de Sainte, sa sœur,qu’il aimait comme un père aime ses enfants ;M. de Vauduy, ancien militaire, apprenait à René lemaniement des armes. À seize ans, René était un jeune homme simplede cœur, fervent chrétien, dévoué à ceux qu’il regardait comme sesbienfaiteurs ; il était de plus robuste, intrépide jusqu’à latémérité, maître passé au maniement de toute arme blanche, et sihabile chasseur, qu’on n’eût point trouvé son pareil à dix lieues àla ronde.

La révolution était venue ; le bon curéavait été obligé de fuir ; la famille de Rieux avait passé lamer, et les douze ou quinze gentillâtres étaient allés se fairetuer dans l’armée de Condé. Seul, M. de Vauduy étaitresté à Saint-Yon.

Quant à René, la fuite de ses ancienscompagnons de plaisir, et surtout celle du bon curé, lui avaientmis au cœur une irritation profonde. Habitué à vivre au milieu despaysans hobereaux, loyaux comme leurs épées, et ne pouvant juger legouvernement nouveau que par ses actes, il se prit à le haïr. Dufond de son obscure retraite, il ne pouvait mesurer les motifs quifaisaient agir tous ces bras impitoyables. Son père, sincèrementimbu des doctrines républicaines, essayait souvent de le ramener àson parti ; mais le jeune homme écoutait d’un air sombre, etrépondait :

– La République a chassé les habitants dupays ; elle a chassé monsieur le curé, dont la vie ne futqu’une longue suite d’actions méritoires ; elle a chassé toutce qui était noble, bon et beau. Je ne puis aimer laRépublique.

Puis, un jour, il prit son fusil double etpartit sans dire adieu à son père.

Sainte avait douze ans ; elle pleura etpria bien son frère qu’il n’abandonnât pas la maisonpaternelle ; mais le jeune homme fut inflexible.

– Sainte, dit-il en l’embrassant, tu nesais pas, ma sœur, dans quelques mois la conscriptionviendra ; on me fera soldat de la République. J’aime mieuxmourir pour Dieu et le roi. N’est-ce pas une noble cause, masœur ?

Sainte ne répondit point. Au fond de son cœurpeut-être chacune de ces paroles trouvait un écho ; mais ellen’eût point voulu donner tort à son père.

– Écoute, reprit René, d’autres motifsencore m’obligent à partir ; il se passe ici des choses que tune vois point et que tu ne saurais comprendre.M. de Vauduy n’est pas ce qu’il paraît être. Jean Brandne couche point la nuit dans son lit, et l’heure approche où lesbois de Saint-Yon retentiront du bruit des fusils ; mais ce nesera plus le joyeux fracas de la chasse.

– Que veux-tu dire ? s’écriaSainte.

– Un jour, ce fut la dernière fois que jevis notre bon curé, en me disant adieu, il me baisa au front, et jesentis une larme rouler sur ma joue : « René,murmura-t-il à mon oreille, de malheureux temps vont venir ;la guerre civile et ses fureurs rompent parfois les liens defamille. Quoi qu’il arrive, mon fils, souviens-toi du divinprécepte, et ne te fais pas l’ennemi de ton père ! »Cette parole est restée dans mon souvenir, et je pars.

Sainte baissa douloureusement la tête.

– Toi ma sœur, toi qu’on aime, toi quenul malheureux ne peut voir sans se rappeler un bienfait ou uneconsolation, tu restes avec lui, tu seras son égide. Pour moi,mieux vaut l’abandonner que d’être forcé de le combattre.

Sainte frissonna de la tête aux pieds.

– Pars ! s’écria-t-elle, oh !pars bien vite, mon frère !

René déposa un dernier baiser sur son front,et disparut sur la route de Vannes.

Il se faisait tard ; Sainte reprit lechemin de la demeure de son père. En passant près de l’église, quiétait fermée et déserte, elle s’agenouilla sur le seuil.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, faitesque cette horrible crainte ne se réalise point ! Ils sont bonstous les deux et suivent la voix de leur conscience. Si l’un oul’autre se trompe, et que ce soit un crime, prenez ma vie, monDieu, mais ne permettez point qu’une lutte impie les rapproche, etque…

Elle n’eut point la force d’achever.

– Puisse Dieu vous exaucer, mafille ! dit auprès d’elle une voix grave et triste.

Sainte se releva vivement. Un homme enveloppéd’un manteau s’était agenouillé à ses côtés. Elle reconnut l’abbéKernas, l’ancien curé de Saint-Yon.

C’était un beau vieillard à la physionomieferme et douce à la fois. Il s’était découvert ; les rayons dela lune, luttant contre les dernières lueurs du crépuscule,envoyaient à son front chauve, entouré d’une transparente couronnede cheveux blancs, un reflet indécis, presque fantastique. Saintese sentit calmée par cette apparition inattendue ; elles’inclina comme elle avait coutume de faire autrefois devant leprêtre et celui-ci prononça sur elle les paroles de labénédiction.

– Ma fille, dit-il ensuite, ce que jecraignais est arrivé, je le devine. Votre père, que je regardecomme mon ami, bien qu’un abîme nous sépare désormais, n’a puétouffer les convictions de René ; leurs opinions se heurtent,et peut-être…

– René est parti, mon père.

– Dieu soit loué ! On ne peut dire àun homme : Change de croyance ; mais on peut luiordonner, au nom de la religion, de fuir quand il y a autour de luides occasions de crimes. Je comptais voir votre frère,Sainte ; c’était là le motif de ma présence en un lieu où jene suis plus qu’un proscrit.

– Ne pourriez-vous demeurer quelque tempsparmi nous ? demanda la jeune fille ; le pays estmaintenant tranquille.

– Tranquille ! répéta le vieillarden hochant la tête ; plût au ciel qu’il en fût ainsi !mais des signes que vous ne sauriez apercevoir annoncent unetempête à mes yeux plus clairvoyants. Non ! je ne puisrester ; lors même que ma tranquillité personnelle seraitassurée, je ne pourrais rester encore. Mon devoir m’appelle, mafille, et la vie du prêtre n’est qu’une longue obéissance à la voixdu devoir.

Il prit la main de Sainte et la serra entreles siennes.

– Vous êtes bonne, continua-t-il, je puisle dire, moi qui lis dans votre jeune cœur comme dans un livreouvert. Si les orages politiques pouvaient être conjurés parl’influence d’une âme angélique, votre père et tout ce qui vous estcher serait à l’abri ; mais c’est une haine folle et furieuseque celle qui pousse les uns contre les autres les enfants d’unemême patrie. C’est une haine implacable, qui rend aveugle et sourd,qui durcit le cœur et le ferme à tous les sentiments de la nature.Priez Dieu, Sainte, priez !… mais travaillez aussi, etsouvenez-nous que, dans ces luttes dénaturées, le rôle d’une femmechrétienne est tout de charité, de paix et de clémence. Commencezdonc, enfant, votre rôle de femme, et soyez, au milieu de nosdiscordes intestines, l’ange de la conciliation et de lapitié !

Avant que la jeune fille eût le temps de luirépondre, l’ancien curé de Saint-Yon s’inclina profondément devantla croix de son église, et disparut derrière les ifs touffus ducimetière.

Sainte était triste, mais elle se sentaitforte et courageuse. Ce rôle que le prêtre venait de lui tracer,c’était celui qu’elle avait choisi d’elle-même dès que sa jeuneintelligence avait pu entrevoir et comprendre le malheur des temps.Chouans et Bleus étaient également sesfrères.

– Je serai toujours du parti des vaincus,se dit-elle, et Dieu me récompensera en faisant qu’un jour mon pèreet mon frère se retrouveront et s’embrasseront.

Elle rentra. La nouvelle du départ de son filsfut un coup terrible pour le médecin bleu. Jusqu’alors il avaitcompté le ramener à ses propres croyances, mais tout espoir étaitdésormais perdu.

– J’ai donc assez vécu, s’écria-t-il,pour voir mon fils devenir le suppôt des tyrans !

Sainte n’essaya point en ce moment de prendrela défense de son frère. Il fallait, pour ce rôle conciliateurqu’elle s’était imposé, non seulement de la bonne volonté, maisaussi de la prudence et de l’adresse. Elle attendit.

Ce soir-là, le citoyen Saulnier refusa deprendre part au modeste souper que lui avait préparé Sainte. Il seretira dans sa chambre en silence, et passa la nuit en proie à unefièvre ardente. La fuite de René avait doublé tout d’un coup sahaine contre les partisans des princes exilés. Il accusait lesChouans d’avoir séduit son fils, et de l’avoir entraîné dans leursténébreuses associations.

Ce soupçon n’était point sans quelquefondement.

René, pendant son séjour à Saint-Yon, visitaitsouvent, à l’insu de son père, la cabane de Jean Brand. Leci-devant bedeau était trop prudent pour endoctriner lui-même lejeune homme : il eût fallu se confier à lui, et Jean Brand nese fiait à personne ; mais il y avait sous son toit un autreavocat dont l’éloquence avait un grand pouvoir sur le cœur de René.Marie Brand était royaliste, et elle portait dans la manifestationde son opinion la fougue ardente et indomptée qui était le fond deson caractère. Quand elle parlait de la mort de Louis XVI ou desinnombrables meurtres par lesquels la Convention déshonorait sacause, son œil flamboyait d’un éclat étrange ; sa voixd’enfant vibrait et atteignait un diapason presque viril.

René dévorait la parole de la jeuneenthousiaste. Sa haine propre se fortifiait de la haine de Marie,et il jurait mentalement de faire une guerre à mort à quiconqueportait la cocarde aux trois couleurs.

Il ne songeait pas que ces couleurs étaientcelles du drapeau de son père.

Sainte ignorait cette circonstance. Elle avaitreligieusement exécuté l’ordre du docteur et avait cessé depuislongtemps de voir Marie.

Celle-ci, bien qu’elle habitât toujours lapauvre cabane de Jean Brand, avait pris des habitudes qui neconvenaient guère à la fille d’un paysan. Elle portait des robes dedemoiselle, et il n’était pas rare de la rencontrer dans lessentiers de la forêt, montée sur un magnifique cheval que n’auraitpas pu payer la vente du patrimoine entier de Jean Brand, et tenantà la main un petit fusil luxueusement orné, dont les garnituresd’argent renvoyaient en gerbes les rayons du soleil. Cette conduitesemblait à peine exciter la surprise des habitants deSaint-Yon.

– Jean Brand, avait-on coutume de dire,fait comme il veut : sa fille aussi : voilà tout.

Quant au citoyen Saulnier, lorsqu’il parlaitde Marie, il disait :

– Il y a dans les veines bleuâtres quidiaprent si délicatement la peau blanche et douce de cette main sifine, il y a du sang d’aristocrate !

Puis il hochait la tête.

Nous verrons plus tard si le citoyen Saulnierse trompait.

Les deux années qui suivirent le départ deRené s’écoulèrent, pour Sainte, tristes et remplies par d’inutilesefforts. Elle dépensait à miner, peu à peu, le courroux haineux deson père, plus de patiente adresse qu’il n’en faut à nos diplomatespour minuter leurs amphibologiques protocoles ; elle étaitsans cesse à son poste, prête à saisir l’occasion de placer un moten faveur de l’absent ; mais rien ne faisait. La rancune dudocteur semblait augmenter, loin de diminuer. Il était, au milieude ces campagnes royalistes, comme une vedette de l’arméerépublicaine ; et, plus d’une fois, ses avis amenèrent descolonnes de Bleus par-delà les marais et dans le voisinage duchâteau.

Les paysans étaient fortement irrités contrelui ; mais Sainte était si bonne ! Souvent elle avaitrecueilli et soigné de malheureux Chouans blessés ; plussouvent, les femmes de ceux qui étaient dans les bandes avaient dûà sa générosité le pain quotidien de leur famille. Le docteur, ences occasions, ne mettait nul obstacle à sa bienfaisance. Iladorait sa fille, et se reposait de ses haines dans le spectacle dela perfection de Sainte.

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