Le Médecin bleu

Chapitre 3LA CROIX DU CARREFOUR

Par une fraîche matinée du mois de septembre,le Médecin bleu et sa fille se mirent en route, à pied, pour faireune promenade dans la forêt de Rieux.

Le citoyen Saulnier, toutes les fois qu’unepréoccupation politique n’exaltait point son esprit, était unexcellent homme, un peu froid, mais franc, honnête et capable dedonner à sa fille une éducation irréprochable. Sainte s’appuyaitsur son bras. Ils allaient lentement, savourant le charme d’unintime entretien.

Insensiblement, la conversation, après avoireffleuré divers sujets, était tombée sur l’abbé Kernas. Le docteur,entraîné par ses souvenirs, parlait avec chaleur des servicesnombreux et désintéressés que le bon prêtre lui avait rendusautrefois. Sainte l’écoutait et se réjouissait : la pauvreenfant croyait que cet hommage payé à un homme proscrit par larépublique, était une preuve que les opinions de son pèredevenaient moins extrêmes, moins passionnées. Malheureusement lapente était glissante, et l’ancien curé de Saint-Yon ramena toutnaturellement le docteur à ses déclamations favorites.

– Il était bon, dit-il, il étaitvertueux, et sa présence était une bénédiction pour le pays. Jel’aimais comme un frère. Mais doit-on regretter un juste quand lecoup qui l’a frappé a jeté à terre, en même temps, des milliers descélérats et de tyrans ?

Ils étaient alors au centre de la forêt deRieux, à deux ou trois cents pas du Château. Sainte, voulantdétourner l’entretien, montra du doigt, au hasard, un objet qui setrouvait au bord du sentier.

– Qu’est-ce là, mon père ?dit-elle.

Le docteur leva les yeux il s’arrêtastupéfait. Sainte elle-même tressaillit ; elle se repentitvivement de sa question étourdie.

Au centre d’une étoile, formée par lecroisement de plusieurs routes, s’élevait autrefois une croix debois, dont les bras et la tête, terminés en fleur de lis, avaientéveillé la susceptibilité des Bleus. La croix depuis bienlongtemps, gisait à terre, sous la bruyère touffue ; onl’avait remplacée par un poteau routier, surmonté d’un bonnetphrygien.

Mais ce jour-là, les choses avaient changé deface. C’était, à son tour, le poteau républicain qui gisait surl’herbe, et c’était la croix qui, droite et haute, marquait lecentre du carrefour. À son sommet, un drapeau blanc livrait seslongs plis à la brise, et la main du Christ tenait un écriteau surlequel on lisait le cri de guerre des insurgés bretons etvendéens : Dieu et le roi.

– Dieu et le roi ! s’écria leMédecin bleu avec un amer sourire ; sacrilège alliance du bienet du mal, du sublime et du grotesque ! Il faut qu’ils secroient bien forts pour oser pousser à ce pointl’insolence !

– Ils sont malheureux, mon père, dit ladouce voix de Sainte ; ne peut-on les plaindre, au lieu de leshaïr ?

– Les plaindre ! répéta le docteur,dont les sourcils se froncèrent ; plaint-on le serpent quivous enfonce au cœur son dard venimeux ? Plaint-on le sanglierqui aiguise ses dents au tronc des chênes, le loup qui attend dansl’ombre sa proie pour la dévorer ?

Il s’interrompit, et dominant sa colère, ilreprit :

– Mais je t’effraye, pauvre enfant. Tu estrop jeune encore pour comprendre tout ce qu’a de sacré la saintecause que j’ai embrassée, pour sentir tout ce qu’a d’odieux etd’abominable le principe qu’ils défendent. Les lâches ! ilsm’ont volé le cœur de mon fils !… Malheur à eux !

Des larmes vinrent aux yeux de la jeunefille.

– Pauvre René !murmura-t-elle ; il y a deux ans que nous n’avons eu de sesnouvelles.

– Puissions-nous… s’écria le citoyenSaulnier.

Il allait ajouter : ne jamais lerevoir ; mais son cœur démentit à l’instant ce vœublasphématoire, et il n’acheva point.

– Sainte, poursuivit-il d’un ton pluscalme, en lâchant le bras de la jeune fille, cette croix etl’écriteau qu’elle supporte sont de clairs et tristes présages. Uneinsurrection nouvelle va éclater, je m’y attendais ; lesbrigands de la Vendée, vaincus au delà de la Loire, devaient venirchercher chez nous un asile et des prosélytes. Retourne seule à lamaison, et prépare en toute hâte ma valise ; je partirai cesoir pour Redon.

– Ne répugnez-vous donc point, mon père,à ramener de nouveau les milices républicaines dans ce malheureuxpays ? dit Sainte.

– Il le faut. Je vais entrer au château,afin de m’entendre avec Vauduy… Va !

Sainte obéit sans répliquer, et le Médecinbleu prit à grands pas le chemin du manoir.

La pauvre Sainte, au contraire, marchaitlentement et la tête baissée. Son cœur se serrait à l’idée de cettenouvelle lutte et des malheurs qui, nécessairement, en devaientêtre la suite.

Comme elle tournait un angle de la route, legalop d’un cheval vint frapper ses oreilles. Elle s’arrêtacraintive ; son père avait déjà disparu derrière les grandsarbres de la forêt. Le bruit, cependant, approchait rapidement.Bientôt, Sainte aperçut un cheval lancé à toute bride, et quivenait vers elle. Sur le cheval était une jeune fille à peinesortie de l’enfance, qui, vêtue en amazone, poussait sa montureavec une sorte de frénésie. Sainte reconnut Marie Brand.

La fille du ci-devant bedeau passa près de sonancienne amie sans s’arrêter. Elle fit de la main un geste dereconnaissance, plutôt hautain qu’amical, et un fier sourire vinterrer sur sa lèvre. Puis, elle toucha de sa cravache la croupefumante de son beau cheval, qui bondit en avant, et franchit endeux sauts l’espace qui la séparait de la route.

Sainte répondit au froid salut de Marie par lecordial : Bonjour ! du village. Elle ne l’avait jamaisvue ainsi parée des atours qui conviennent à une demoiselle desvilles. Elle la trouva belle, et se sentit venir au front unesubite rougeur. Peut-être était-ce le plaisir de revoir unecompagne aimée ; peut-être aussi était-ce un vague et fugitifdésir de parures : pour être simple, généreuse et bonne,Sainte n’en était pas moins une enfant.

Quand Marie fut passée, elle la suivit duregard et remarqua le fusil double qu’un cordon de soie retenait àl’épaule de la jeune amazone ; elle remarqua aussi que satoque de velours était surmontée d’une cocarde blanche.

– Où va-t-elle ainsi ? se demandaSainte.

Puis, se souvenant des demi-mots de son père,lorsqu’il venait à parler de Marie, elle ajouta :

– Et qui donc est-elle ?…

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