Le Médecin bleu

Chapitre 6LE TROU-AUX-BICHES

Huit jours se passèrent, et aucune nouvelle dudocteur ne vint calmer l’inquiétude de Sainte. Grâce à ses soins,Jean Brand était complètement rétabli.

– Mam’zelle Sainte, dit-il un matin, jevais retrouver mes frères. Le secret de notre retraite fait toutenotre sûreté, mais je me confie en vous comme si vous étiez mafille ; voulez-vous venir avec moi !

– Aurai-je des nouvelles de monpère ? demanda Sainte.

– Nous chercherons ; nousinterrogerons les gars depuis le premier jusqu’au dernier. Quant àmoi, je ferai de mon mieux, voilà qui est sûr.

– Partons donc ! dit Sainte ;mais la route est longue sans doute ?

– Pas si longue que vous pensez.Venez.

Les dernières maisons du bourg de Saint-Yontouchent à un terrain dépourvu d’arbres et dont une portion estmaintenant défrichée. C’était alors une lande aride, s’étendant àperte de vue, entre la lisière de la forêt et les rivages du maraisde l’Ouest. Toute cette lande était couverte d’ajoncs vigoureux ettouffus, qui s’élevaient un peu au-dessus de la stature d’unhomme.

De tous côtés, comme il arrive d’ordinaire surles landes où nulle considération ne force le piéton à s’écarter dela ligne directe, ce taillis épineux était percé de mille sentiersdivergents, qui se coupaient et s’enchevêtraient de telle sorte quele fameux fil d’Ariane eût été une ressource parfaitementinsuffisante pour se diriger au milieu de cet inextricablelabyrinthe. Mais, à défaut de fil, Jean Brand, qui s’y était engagéavec Sainte, avait une connaissance exacte et minutieuse du pays.Aussi allait-il d’un pas ferme, changeant de sentier tous les dixpas, mais ne montrant jamais une ombre d’hésitation.

Au bout d’une demi-heure de marche, ils’arrêta.

– Nous voici arrivés, dit-il.

Sainte regarda autour d’elle avec surprise.Elle connaissait ce lieu pour y être venue souvent dans sespromenades, mais elle n’y avait jamais rien découvert qui pûtservir d’abri à des êtres humains.

Cet endroit formait à peu près le milieu de lalande. Le terrain s’y affaissait circulairement, de manière àformer un large amphithéâtre ou entonnoir, à pente insensible, dontle centre était marqué par un menhir (pierre druidique).Le sol, uni et sans mouvement aucun, ne permettait pas de croire àl’existence d’une caverne cachée ; et l’absence complèted’arbres éloignait toute idée d’un campement en plein air.

– C’est le Trou-aux-biches, ditSainte, en donnant à ce lieu le nom sous lequel il était désignédans le pays.

– C’est plutôt leTrou-aux-Chouans, répondit le bedeau. Du moins, à l’heurequ’il est, vous y trouverez plus de chouans que de biches.

Sainte jeta un nouveau regard aux alentours.Elle ne vit rien encore.

Jean Brand écarta alors avec précaution lesbranches épineuses d’un gigantesque ajonc.

– Passez, dit-il.

Sainte obéit. Aidée par le Chouan, qui, avecune adresse singulière, la préserva de toute piqûre, elle franchitle premier obstacle, et se trouva dans un nouveau sentier,tortueux, étroit, et le long duquel on ne pouvait marcher qu’en secourbant, parce que les ajoncs se rejoignaient à quatre pieds dusol et formaient une manière de buisson impénétrable à l’œil. Onserait passé vingt fois devant la touffe d’ajoncs qui masquait cesentier sans soupçonner son existence, et ce n’était là, cependant,pour ainsi dire, que le premier anneau de la chaîne de précautionsdont s’entouraient les insurgés royalistes.

Jean Brand prit la main de Sainte, et lui fitdescendre la pente douce de l’amphithéâtre.

Ils arrivèrent ainsi au pied dumenhir dont la tête grise s’élevait à plusieurs toises deterre. Jean Brand en fit le tour et toucha par trois fois, avec lacrosse ferrée de son fusil, une pierre rugueuse et carrée quisemblait scellée dans le sol. Au troisième coup, la pierre,tournant sur une charrière intérieure, fit bascule et laissadécouvert l’orifice d’un large trou.

– Mort ! cria une voixsouterraine.

– Bleu ! répondit Jean Brand,achevant ainsi le juron caractéristique qui servait de mot depasse.

La pauvre Sainte s’était reculée avec effroi,en voyant la gueule béante de la caverne ; le Chouan larassura tout doucement, et tous deux commencèrent à descendre.

– Mettez vos fusils de côté, mes braves,dit Jean Brand en voyant deux sentinelles en blouse et en sabotscroiser les armes au bas de l’escalier.

– Le bedeau ! s’écrièrent en mêmetemps les deux Chouans ; le bedeau qui revient !

Et de tous les coins de la caverne, un hourragénéral et joyeux répéta :

– Le bedeau !

Sainte descendait en ce moment la dernièremarche ; en tournant l’angle saillant de l’escalier, elle setrouva tout à coup dans une immense salle brillamment éclairée, etremplie d’hommes armés. Plus morte que vive, elle se pressatimidement contre son conducteur.

La caverne, de forme semi-circulaire et dontles deux bouts se repliaient légèrement, de manière à figurer uncroissant, était entourée d’une litière de paille, couche communeoù s’étendaient les Chouans, lorsque l’heure du sommeil étaitvenue. Au-dessus de cette litière, une sorte de râtelier contenaitl’arsenal de rechange de la bande. C’étaient des armes de toutesorte, de toute forme et, on peut le dire, de toute provenance. Àcôté d’une rapière droite, à lame triangulaire, pendait un sabrerecourbé à pointe de Damas, dont la poignée, bizarrement historiée,annonçait une origine musulmane ; auprès d’un tromblon decuivre, à la gueule évasée comme le pavillon d’un cor de chasse, sedressait la longue et fluette canardière du chasseur desmarais ; puis venait un luxueux fusil à deux coups, arme degentilhomme, qui avait mis à mort, sans doute, plus d’un vieuxloup, plus d’un fort sanglier ; puis encore un mousquetmassif, un canon blanc et lisse, trophée conquis sur un pauvremilicien de la République. Au bout de ce magasin, sur un affût, unepetite pièce de deux livres de balles était soigneusementrecouverte de son étui de serge. Ce petit canon ne sortait jamaisdu souterrain ; c’était l’artillerie de défense.

Sainte ne vit tout cela, comme on le pense,que fort imparfaitement. L’aspect de tous ces hommes à figuresfarouches l’effrayait ; elle osait à peine lever les yeux, etavait rabattu son voile sur son visage.

– Bedeau, mon ami, dit un officiersupérieur en costume, dans lequel Sainte reconnutM. de Vauduy, nous avions presque fait le sacrifice de taprécieuse personne. D’où viens-tu ? et qui nous amènes-tulà ?

– C’est trop de questions, répondit JeanBrand, et je n’ai pas le temps d’y répondre. Où estMademoiselle ?

– Dans son boudoir, répliquaM. de Vauduy en ricanant.

Jean Brand traversa la foule, écartant àl’aide de ses coudes vigoureux ceux que la curiosité portait às’approcher trop près de Sainte.

Arrivé au bout de la caverne, il poussa uneporte et entra dans une petite cellule voûtée, où Marie de Rieuxétait seule.

– Ah ! ah ! fit Marie enprenant un air de souveraine qui ne lui allait point tropmal ; notre fidèle père nourricier ! Sois le bienvenu,Jean Brand, je craignais de ne plus te revoir.

Elle tendit la main avec une affectationthéâtrale, et le bedeau la porta à ses lèvres.

– Not’demoiselle, dit-il, voici mam’zelleSainte, qui m’a sauvé la vie, et qui voudrait savoir des nouvellesdu Médecin bleu.

– Sainte ! s’écria la hautaineenfant en cachant une émotion réelle sous un sardoniquesourire ; qu’elle soit aussi la bienvenue ! Mais est-cebien chez nous qu’il faut venir, pour chercher des nouvelles duMédecin bleu ?

– Sauf respect, commença Brand, eninterrogeant nos hommes…

– C’est bien ! interrompit Marie,interroge qui tu voudras, et laisse-nous seules.

Brand salua et se retira aussitôt.

Les deux jeunes filles ne s’étaient point vuesdepuis le jour où la croix, surmontée d’un drapeau blanc, avait étérelevée au carrefour de la forêt. Il y avait de cela plusieursmois. Sainte fut surprise et affligée du changement que ce courtespace de temps avait opéré sur les traits de sa compagne. Marieétait toujours belle, mais une mate et maladive pâleur avaitremplacé les fraîches couleurs qui brillaient autrefois sur sajoue. Son œil était entouré d’un cercle bleuâtre, et il y avait unetristesse profonde sous la méprisante ironie de son sourire.

Elles restèrent quelques minutes en face l’unede l’autre. Marie semblait faire une comparaison pénible entre ledoux visage de Sainte et ses traits à elle, ses traits d’enfant,déjà fanés et presque flétris. Enfin elle rompit le silence.

– La fille du Médecin bleu, dit-elle sansabandonner son ton de froideur, s’est donc enfin souvenue de sonancienne amie ?

– Elle ne l’a jamais oubliée, réponditSainte avec douceur.

– C’est de sa part bien de la bonté. Etn’avez-vous point tremblé, Sainte, à l’idée de confier votre vie àdes brigands tels que nous ?

Marie appuya sur ce mot avec une singulièreemphase ; on voyait que la pauvre enfant prenait fort ausérieux sa position d’héroïne. Sainte songea peut-être à cettefable que le bon La Fontaine a intitulée la Mouche ducoche, mais elle n’en fit rien paraître, et réponditsimplement :

– Je suis sous la sauvegarde de JeanBrand.

– Pauvre sauvegarde, ma fille ! JeanBrand est ce que tout le monde est ici, mon serviteur… un mot demoi, un geste, moins que cela le ferait rentrer sous terre.

Sainte baissa les yeux. Elle se sentait prisede pitié.

– Vous êtes bien puissante, Marie,dit-elle ; êtes-vous heureuse ?

Cette question fit tomber comme parenchantement le masque au moyen duquel Marie voulait cacher sonnaturel franc et sincère. Elle regarda un instant Sainte d’un airindécis puis, se levant d’un saut, elle lui jeta les bras autour ducou et se prit à pleurer.

– Sainte, ma bonne Sainte, dit-elle, queje voudrais être à ta place !

La fille du docteur lui rendit son étreinte,et toutes deux, les bras enlacés, s’assirent côte à côte.

– Ainsi, dit Sainte, tu n’est pasheureuse ?

– Je ne sais. Parfois des idées de gloiretraversent ma cervelle ; je me sens le cœur d’un homme, et mamain trouve plaisir à caresser la garde d’une épée. C’est le sangde Rieux qui parle, alors ; en cet instant, j’irais à la mortcomme on court à une fête. Mais d’autre fois, quand je me vois,pauvre enfant que je suis, au milieu de tous ces hommes dévoués,mais grossiers et toujours prêts à lâcher la bride à leurs passionsbrutales, faut-il le dire ! j’ai peur.

Elle cacha sa tête dans le sein de sonamie.

– Oh ! reprit-elle après un momentde silence, ce n’est pas la mort que je crains. Mon bras estfaible, mais mon cœur est fort. Ce qui me ronge, c’est ledoute : parfois, je crois surprendre un sourire de pitié surles lèvres de mes hommes ; parfois, ils me répondent avec cetair de condescendance que prennent les bons serviteurs enversl’enfant gâté d’un maître qu’ils aiment. Admirent-ils ma précoceénergie ? Raillent-ils mes inutiles exploits ? Suis-jegrande ou suis-je ridicule ?

En prononçant ce dernier mot, elle lança à ladérobée, vers Sainte, un regard plein d’anxiété.

Celle-ci fut quelque temps avant de prendre laparole. Quand elle rompit enfin le silence, ce fut d’un ton grave,presque sévère.

– Et c’est là tout ce que vouscraignez ? dit-elle.

– N’est-ce pas assez ?

– Un jour, le curé de Saint-Yon, que vousrespectiez autrefois, Marie.

– Et que je respecte encore…

– Je le souhaite. Un jour donc, le saintprêtre me dit ces paroles, qui se sont gravées dans mamémoire : « En ce temps de luttes impies, ma fille, lerôle d’une femme doit être le rôle de paix, de conciliation et depitié. » Ne vous a-t-il jamais rien dit de semblable,Marie !

– Si fait… je crois me souvenir. Mais jetrouve injustes et cruelles ces prescriptions qui font de la femmeun être passif, un être nul.

– Nul pour le mal, et tout-puissant pourle bien ! pensez-vous que ce soit un mauvais partage que lenôtre ?

– Je ne sais, dit Marie ensoupirant ; peut-être as-tu raison. En tout cas, pour reculer,je suis trop avancée.

– Est-il jamais trop tard pourreconnaître ses torts ? dit Sainte.

– Pour toi, pour tout autre, non !mais je m’appelle de Rieux, et suis seule pour soutenir la gloirede ma race. Adieu ! Sainte, tes paroles amollissent mon cœur,et j’ai besoin d’un cœur de bronze. Adieu !

Marie de Rieux déposa un baiser sur le frontde Sainte, et la congédia d’un geste. Quand elle fut seule elletomba dans une rêverie profonde et murmura machinalement :

– Paix, conciliation, pitié ! C’estlà le rôle d’un ange et non d’une créature mortelle… et pourtant,c’est celui de Sainte.

Cette dernière rentra dans la caverne etchercha des yeux Jean Brand, qui vint aussitôt à sa rencontre d’unair triste.

– J’ai interrogé tout le monde, dit-il,et personne n’a pu me répondre.

– N’y a-t-il plus d’espoir ? murmuraSainte accablée.

– Notre bande n’est pas seule, réponditle bedeau. J’irai, je m’informerai.

– Oh ! merci, merci, monsieurBrand ! s’écria Sainte. Dieu vous récompensera.

– Pensez-vous donc, dit le paysan enmontrant, sa poitrine, que ceux que vous appelez des brigands n’ontpas là de cœur pour aimer et se souvenir ? J’ai contractéenvers vous une dette, Mam’zelle, et je vous la payerai avant demourir.

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