Le Médecin bleu

Chapitre 9LES INTÉRÊTS DE LA DETTE DE JEAN BRAND

Au moment où Sainte rêvait ainsi,c’est-à-dire, vers cinq heures du soir, les pauvres chouans duTrou-aux-Biches étaient fort malmenés.M. de Vauduy et bien d’autres encore étaient morts, envendant comme il faut leur vie. Il n’y avait plus à tenir que lepetit corps de Vendéens arrivés récemment en Bretagne.

On se battait dans la forêt de Rieux, etl’ombre des grands arbres ajoutant à l’obscurité croissante, on sefrappait, pour ainsi dire, au hasard et sans se reconnaître.

Aussi, le rêve de la pauvre Sainte seréalisa : les deux Saulnier, le père et le fils, serencontrèrent dans l’ombre et ne se reconnurent point.

Le Médecin bleu, ardent et passionné commetoujours, sous une apparence de froideur, était affolé par lafièvre du combat et frappait avec frénésie ; René, sans espoirde vaincre, voulait du moins mourir vengé : c’était un duel àmort qui allait avoir lieu.

Mais à l’instant où les sabres se croisaient,cherchant un passage, et menaçant à la fois la poitrine des deuxassaillants, un homme se précipita entre eux.

– Bas les armes ! s’écria-t-il d’unevoix brisée.

Et, en disant ces mots, il tomba pesamment surla mousse de la forêt.

La lune, à ce moment, se faisant jour, autravers des hauts chênes, tomba d’aplomb sur nos troispersonnages.

Les deux Saulnier se reconnurent et jetèrentleurs sabres. René se mit à genoux.

– Voilà donc où tu devais en venir !s’écria le Médecin bleu avec amertume.

– Taisez-vous un petit moment, monsieurSaulnier, dit l’homme qui avait mis fin au combat ; mereconnaissez-vous ?

– Jean Brand ! s’écrièrent en mêmetemps le père et le fils.

– En propre original !approchez-vous, docteur, car je sens que je m’en vas.

– Êtes-vous donc blessé ?interrompit Saulnier.

– Mieux que cela, docteur, et tous vosremèdes n’y feraient rien ; ainsi donc écoutez-moi. Je vous aisauvé la vie hier…

– Je le sais.

– Ne m’interrompez pas. Or, si je vous aisauvé la vie, ce n’était pas par tendresse pour vous, monsieurSaulnier, car je vous ai toujours détesté du mieux que j’aipu ; c’était pour votre fille. Quant à toi, René, je t’aisauvé aussi, mais tu es un bon garçon et je te tiens quitte.

– Quel prix mettez-vous au service quevous m’avez rendu ? demanda le docteur.

– Ne m’interrompez donc pas ! Enoutre de cela, docteur, je viens de vous empêcher de vousentre-tuer, votre fils et vous, ce qui eût été désagréable, mêmepour un bleu… excusez-moi. Pour ces deux services, je ne réclamequ’une chose.

– Parlez.

La voix de Jean Brand s’affaiblissaitgraduellement ; il reprit pourtant avec effort :

– Monsieur Saulnier, la guerre estfinie ; il n’y a plus de Chouans à Saint-Yon, je suis ledernier, et dans deux minutes, j’aurai rejoint mes frères.Embrassez votre fils, monsieur Saulnier, cela fera plaisir àmam’zelle Sainte… et je mourrai content.

Le docteur hésita un instant.

– Dépêchez-vous, murmura le bedeau ;si vous voulez que je voie ça, dépêchez-vous !

– Il ne sera pas dit que j’aie refusé ladernière demande d’un homme qui m’a sauvé la vie ! s’écria ledocteur Saulnier.

Et il tendit les bras à son fils, qui s’y jetaen pleurant.

– À la bonne heure ! dit Jean Brandd’une voix si éteinte, qu’on pouvait à peine l’entendre :mam’zelle Sainte sera bien contente… et j’ai fièrement payé madette… principal et intérêts !

Vers sept heures, la porte de la cabanes’ouvrit. Sainte ferma les yeux instinctivement, et se recula,comme pour ne point voir ou entendre la confirmation de sesterreurs.

Mais deux voix connues prononcèrent en mêmetemps son nom, et elle se trouva dans les bras de son père et deson frère.

Derrière eux était entré l’abbé de Kernas.

– Monsieur Saulnier, dit-il, remerciezDieu d’avoir mis cet ange dans votre maison. Au milieu de cesluttes insensées, elle a pratiqué la loi du Seigneur, et leSeigneur l’en a récompensée dans ceux qu’elle aime. Vous, Sainte,ajouta-t-il en mettant un baiser au front de l’enfant,persévérez ; le rôle que vous avez pris, ma fille, a appelésur ce qui vous entoure la miséricorde céleste… Adieu… quoi qu’ilarrive, soyez toujours, au milieu des luttes politiques, l’ange dela PAIX, de la CONCILIATION et de la PITIÉ.

– Ne restez-vous point avec nous ?demanda René.

– Mon fils, répondit le prêtre, on se batencore dans d’autres parties de la Bretagne ; je vais allerprêcher et consoler. Quand il n’y aura plus de malheureux àsecourir au loin, je reviendrai.

Il fit un pas vers la porte. Sainte courut àlui.

– Et Marie ? demanda-t-elle.

Une larme mouilla les yeux du prêtre.

– C’était, répondit-il lentement, lafille des Rieux, ces chevaliers à l’âme de fer ; elle avait lecœur de ses pères ; elle est morte comme eux.

– Morte ! répéta Sainte enpleurant.

– Morte en criant : Dieu et leRoi !

FIN

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