Le Médecin bleu

Chapitre 7LA DETTE DE JEAN BRAND

Sainte revint tristement à la cabane, et passaencore une semaine en proie à toutes les tortures de l’attente.

Un jour, Jean Brand arriva tout essoufflé.

– Une chopine de cidre, Mam’zelle, sic’est un effet de votre bonté, dit-il en tombant épuisé sur unbanc.

Sainte se hâta de lui servir à boire, et lebedeau avala la chopine d’un seul trait.

– Ah ! fit-il avec un long soupir desoulagement ; un morceau de lard et du pain, maintenant,Mam’zelle, si ce n’est pas trop demander.

Sainte mit du pain et du lard sur la table.Jean Brand avec une rapidité merveilleuse, fit disparaître le touten un instant.

– Ah ! dit-il encore en avalant ladernière bouchée.

Puis il ajouta dolemment :

– Il y a trois grands jours que jen’avais mangé, Mam’zelle.

– Est-il possible ! s’écriaSainte.

– Voyez, reprit Jean, qui se leva etmontra son costume d’un geste mélancolique.

Son habit d’officier royaliste était réduit àl’état de haillons ; son écharpe blanche, déchirée et noirciepar la poudre, pendait en lambeaux autour de son corps.

– Qu’est-il donc arrivé ? demandaSainte.

– De tristes nouvelles pour les amis duroi, Mam’zelle. Voilà trois jours que nous nous battons, ou plutôtque nous sommes battus. Le général S*** est en campagne, le mauditBleu ! Nous étions un contre quatre. Ah ! Mam’zelleSainte, il y a bien des corps morts à cette heure sur la lande.

– Et mon père ? s’écria la jeunefille dans son égoïste tendresse.

– J’allais y venir, Mam’zelle, et je vousdemande pardon de vous avoir parlé de nous. Il y a des nouvelles…de votre père d’abord… et puis d’un autre encore.

– Mon frère ?

– Bien touché ! C’est du gars René,en effet, qu’il s’agit.

– Parlez, monsieur Brand, par pitié,parlez !

– Je suis venu pour cela, Mam’zelle, etje viens de loin. D’abord, il faut vous souvenir que je vous doisquelque chose, et que j’avais promis de payer ma dette avant demourir. Je l’ai payée, Mam’zelle, et tout à l’heure, je vais allermourir… ça vous étonne ? Écoutez : il y a trois jours, uncorps de Vendéens nous arriva ; les pauvres diables étaientdans un piteux état, car, depuis la Loire, ils avaient étépoursuivis par les Bleus. Néanmoins, ils n’avaient perdu qu’un desleurs : un jeune homme, qui était tombé de fatigue à deuxcents pas du Trou aux Biches. Je demandai son nom : –René Saulnier, me répondit-on.

– Mon frère ! mon pauvrefrère !

– Attendez donc ! Je pris macanardière et m’en allai sur la lande. René était là, qui tirait lalangue à faire pitié. Je lui donnai ma gourde et le chargeai surmes épaules ; mais les républicains arrivaient : saintJésus ! nous l’avons échappé belle ! Heureusement que magourde avait ranimé René ; il fila, et je restai pour couvrirsa fuite.

– Excellent homme ! s’écria Sainteen prenant la main de Jean.

– Attendez donc ! Ce fut l’affairede dix minutes. Les Bleus n’avaient plus de munitions, j’en ai étéquitte pour quelques coups de crosse, et j’ai la tête dure etd’un ! Le lendemain ce fut une autre fête. Nous sortîmes duTrou-aux-Biches avant le jour pour surprendre lesBleus : nous les trouvâmes endormis… Votre père était là,Mam’zelle.

– Mon Dieu ! qu’allez-vousm’apprendre ? murmura Sainte.

– Attendez donc ! Il eut le temps des’armer, et vint à notre rencontre comme un brave homme qu’il est,quoique pataud. Il se trouva en face deM. de Vauduy, son ancien camarade… Voyez-vous, Mam’zelle,dans ces guerres de Français à Français, il n’y a pas d’amitié quitienne : souvent même l’idée qu’on a devant soi un ami vouspousse et vous met le diable au corps. Vauduy est maître en faitd’armes. Il reçut votre père, ferme sur la hanche, et allaitl’embrocher, lorsque je l’ai terrassé d’un coup de crosse, priantle citoyen votre père d’aller voir à deux lieues de là si j’y étaispar hasard. Voilà ?

– Quoi ! sauvés tous deux !sauvés par vous ! dit Sainte, qui fondit en larmes. Que fairepour vous prouver ma reconnaissance ?

– Voulez-vous me rendre biencontent ? dit Brand, qui se sentit rougir sous le cuir bronzéde sa joue.

– Parlez, que faut-il faire ?

Brand ouvrit ses bras.

– Embrassez-moi, mam’zelle Sainte, maislà, bien comme il faut, comme une bonne fille embrasse son vieuxpère.

Sainte se jeta à son cou.

Le bedeau souriait et pleurait en mêmetemps.

– Merci ! dit-il. Maintenant je nevous dis pas au revoir, mam’zelle Sainte, car je ne vous verraiplus ; j’ai frappé mon officier ; nous avons, nous aussi,une discipline. Adieu.

Sainte ne comprit pas tout d’abord ; maisbientôt la réalité lui parut tout entière.

– Ils vont le fusiller !s’écria-t-elle en courant sur les pas du bedeau. Brand ! JeanBrand ! restez avec moi.

Mais le chouan n’était déjà plus à portée del’entendre.

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