Le Médecin bleu

Chapitre 4MARIE BRAND

Grâce à l’achat national qu’en avait faitM. de Vauduy, ou mieux le citoyen Vauduy, le noblechâteau de Rieux n’avait subi aucune dégradation. Il s’élevaitentre ses quatre douves, défendu par sa ceinture de remparts dixfois séculaires, et protégé par huit tourillons qui flanquaientdeux à deux, chacun des quatre angles de ses ailes. Au-dessus de lagrand’porte, l’écusson de Rieux : d’azur aux neufs maclesaccolées d’or, avait été gratté et remplacé par une couche debadigeon : c’était la seule marque qu’y eût laissée le passagedes cohortes républicaines.

À l’heure où Sainte reprenait, seule, lechemin de la maison de son père, il y avait trois personnagesrassemblés dans le grand salon du manoir. Assis dans un vastefauteuil, sous le tablier de la cheminée, Jean Brand, en costume depaysan, les deux pieds sur les chenets, causait avecM. de Vauduy à voix basse. Le riche gentilhomme et lepauvre villageois semblaient se traiter d’égal à égal, et souventles opinions du premier étaient rudement repoussées par le second.Le troisième personnage portait un large chapeau rabattu sur sesyeux, et tout son costume disparaissait sous le manteau qui lecouvrait complètement. Étranger à la conversation, il arpentaitlentement la salle et s’arrêtait de temps à autre devant quelqu’undes vieux portraits de familles qui s’alignaient en cordon le longdes hauts lambris.

Tout à coup, sans qu’aucun des domestiques eûtannoncé la venue d’un étranger, trois coups retentirent à laporte.

– Ce ne peut être que le docteur, murmuraprécipitamment M. de Vauduy.

– Que le diable le confonde !s’écria Jean Brand qui se leva aussitôt, et mettant le bonnet à lamain se hâta de prendre l’humble posture qui semblait luiconvenir.

L’homme au manteau enfonça davantage sonchapeau sur son front et se glissa dans une embrasure.

Au même instant, et avant queM. de Vauduy eût pris le temps de dire :« Entrez ! » la porte s’ouvrit, Le Médecin bleuparut sur le seuil.

Le citoyen Saulnier avait toujours conservéenvers M. de Vauduy les rapports d’amitié qui les liaientautrefois ; il pouvait entrer à toute heure au château etnulle querelle n’avait jamais eu lieu entre lui et l’ancienintendant de Rieux ; mais un observateur eût facilement devinéque ces semblants de bonne intelligence recouvraient une froideurmutuelle.

En entrant le docteur jeta un rapide regardautour de la salle.

– Vous n’êtes pas seul, citoyen, dit-il,je vous dérange ?

Puis il ajouta mentalement en regardant leci-devant bedeau :

– Toujours cet homme !

– Bien le bonjour, monsieur le docteur,murmura Jean Brand d’un ton bourru.

Et il se mit à l’écart.

– Loin de me déranger, mon cher docteur,dit M. de Vauduy, votre venue me fait grand plaisir. Jecomptais me rendre chez vous ce matin.

– Ah ! fit Saulnier.

– Oui. J’avais un service à réclamer devous.

– Je suis à vos ordres. Moi-même, j’avaiségalement un service à vous demander.

– Cela se trouve à merveille !s’écria M. de Vauduy.

– À merveille, en effet ! répétaSaulnier. Puis-je savoir…

– C’est une chose bien simple. JeanBrand, que voilà, est obligé de s’absenter ; moi-même, je suissur le point d’entreprendre un voyage qui sera fort longpeut-être.

– Ah ! fit encore Saulnier, dont unsarcastique sourire releva la lèvre.

– Et je voulais vous prier, continuaM. de Vauduy de prendre chez vous, pendant notreabsence…

– La jeune citoyenne Marie, n’est-cepas ? interrompit le docteur.

– Mademoiselle Marie, dit Brand, avecemphase.

– Vous avez deviné, cher docteur, ils’agit de Marie Brand ; à laquelle je m’intéresse… plus que jene puis dire.

– Citoyen, répondit Saulnier avecsécheresse, je suis forcé de vous refuser, et vous comprendrez mesmotifs. Moi-même, je compte partir ce soir, je venais vous prier dedonner asile à ma fille jusqu’à mon retour.

Jean Brand traversa lentement la salle et vintse placer en face du docteur.

C’était un personnage assez remarquable que ceJean Brand, et il mérite une description particulière. Sa tailleétait de beaucoup au-dessous de la moyenne, mais elle gagnait enlargeur ce qu’elle perdait en longueur. Sa carrure eût fait honneurà un homme de six pieds, et son torse, supporté par de courtesjambes, de forme peu académique, était un modèle parfait de forcemusculaire. D’habitude, il tenait les yeux baissés, et sa tête sepenchait sur son épaule dans une attitude de nonchalanteapathie ; mais quand une passion soudainement excitéeroidissait ses muscles, son cou se redressait et devenait debronze ; les veines de son front se gonflaient, ses yeuxfauves lançaient un éclair sombre et perçant à la fois. En cesinstants, sa physionomie se faisait terrible et puissammentaccentuée.

Rien de semblable n’existait lorsqu’iltraversa la salle pour s’approcher du citoyen docteur. Seulement sapaupière demi-baissée laissait échapper un regard hostile etmoqueur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, ou citoyen,puisque c’est votre idée qu’on vous appelle comme ça, j’ai envie devous donner un conseil.

– Je vous en tiens quitte, répondit leMédecin bleu avec dédain.

Jean Brand cligna de l’œil et roula son bonnetentre ses doigts.

– M’est avis, reprit-il, que vous avezmarché sur une mauvaise herbe, not’maître.

– Je ne suis pas ton maître ; si jel’étais, mon premier soin serait de te dire : Va-t’en.

– Vous auriez tort, mon bonmonsieur ; moi, tout au contraire, je vous dis :Restez !

– Que veut dire ce misérable ?s’écria le docteur en s’adressant à M. de Vauduy.

Mais celui-ci ne répondit que par un gesteéquivoque, qui pouvait se traduire ainsi :

– Je n’ai pas le droit de lui imposersilence.

– Cela veut dire, reprit Jean Brand en seredressant tout à coup, que vous parlez à un capitaine au servicede Sa Majesté le roi de France et de Navarre ; cela veut direque vous n’êtes pas mon maître, en effet, parce que je suis levôtre ; cela veut dire, enfin, que vous avez joué troplongtemps le rôle d’espion de la république dans ce pays, et quevos exploits en ce genre touchent à leur terme. Vous êtes monprisonnier.

À cette époque de troubles, chacun portait sursoi des armes. Saulnier, qui était un homme de cœur, voulutrésister et mit la main sur ses pistolets ; mais Jean Brand,le prévenant, appuya un des siens contre sa poitrine.

– Pas de sang ! s’écria l’homme aumanteau, qui se précipita entre eux et les sépara. Monsieur Brandpourquoi cette violence ? Donnez-moi vos armes,Saulnier ; je vous engage ma parole qu’il ne vous sera pointfait de mal.

Celui qui parlait ainsi releva son chapeau àces mots, et tendit la main au docteur.

– L’abbé de Kernas ! murmuracelui-ci ; j’aurais dû m’en douter ! Je suis dans unrepaire de Chouans.

– Ami, répondit le prêtre, vous êtes eneffet, entre un serviteur de Dieu et un défenseur du trône : àcause de cela, vous êtes en sûreté.

Il fit un geste, et Jean Brand remit sespistolets à sa ceinture.

Vauduy était resté spectateur impassible decette scène.

– Ce diable de Brand, dit-il alors, a desfaçons d’agir tout à fait extraordinaires ; il ne sait pasdire deux mots sans brûler une cartouche. Mon cher Saulnier, jevous demande pardon de ce qui arrive, mais ce que vous a dit Brandest la vérité ; vous êtes son prisonnier.

– Comment ! vous aussi !

– Moi plus que personne, poursuivitVauduy. Je n’ai pas changé d’état ; je suis, comme autrefois,le serviteur de la maison de Rieux ; rien de plus.

– Mais de quel droit…

– Permettez. Le droit est positif ;Brand a prononcé un mot fâcheux, mais juste ; vous faites,parmi nous, le métier d’espion, mon très cher Saulnier.

Celui-ci voulut se récrier.

– Permettez, poursuivitM. de Vauduy avec la même froideur ; vous êtes unhonnête homme, je le crois, et je vais vous en donner bientôt unepreuve ; mais il n’en est pas moins vrai que vous comptiezpartir ce soir pour Redon, afin de dénoncer…

– Je l’avoue, interrompit Saulnier ;je fais plus, je m’en glorifie !

– Chacun prend sa gloire où il la trouve,mon cher Saulnier ; mais, en bonne conscience, votre aveusuffit pour motiver la conduite du capitaine Brand, et, sans notreexcellent curé, qui a mieux aimé jeter bas son incognito que depermettre…

– Me croyez-vous assez lâche pour ledénoncer ?

– Je ne prétends point cela, quoiqueBrand fasse, dans son coin, une grimace significative ; maisbrisons-là. Voulez-vous être libre ?

– Quelles sont vos conditions ?

– Peu de chose. Vous me rendrez le petitservice que je réclamais de vous au commencement de cetteentrevue.

– C’est-à-dire ?

– Vous recevrez chez vous Marie Brand, enpromettant, sous serment – je crois à votre parole, moi – enpromettant de la traiter comme votre fille, et surtout de ne pointaller à Redon.

Saulnier se prit à réfléchir.

À ce moment, on entendit ouvrir la porteextérieure du château, et les pas d’un cheval retentirent sur lepavé de la cour.

L’hésitation du docteur ne dura paslongtemps.

– Ni l’un ni l’autre, répondit-il. Ensortant d’ici, le premier acte de ma liberté sera de partir pourRedon.

– Voilà qui est parler, murmura JeanBrand.

Le prêtre haussa les épaules en soupirant.

– En outre, poursuivit Saulnier, je nesouffrirai jamais que le toit qui abrite ma fille soit souillépar…

– Silence ! s’écria Brand d’une voixmenaçante.

– Silence, en effet, maître Saulnier, ditM. de Vauduy, perdant tout à coup son ton defroideur ; si j’ai deviné ce que vous alliez dire, vous feriezbien de recommander à Dieu votre âme avant d’achever tout hautvotre pensée.

L’ancien curé de Saint-Yon s’approcha denouveau du docteur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, nous étionsautrefois amis, et j’espère que vous m’avez gardé votre estime.

– Mon estime et mon amitié, citoyenKervas, dit le docteur en lui tendant la main.

– Eh bien, reprit le prêtre, ayez égard àma prière ; consentez à rester neutre dans ces tristes combatset à donner asile à Marie Brand.

Avant que le docteur eût pu répondre, il sefit un léger bruit à la porte : personne n’y prit garde.

– Jamais ! s’écria le citoyenSaulnier ; je suis républicain, je servirai la Républiquejusqu’à ma mort.

– Ainsi vous refusez de recevoir MarieBrand ? prononça lentement M. de Vauduy.

– Je refuse.

Vauduy tira le cordon d’une sonnette, et deuxpaysans armés jusqu’aux dents parurent sur le seuil d’une portelatérale.

Mais, au même instant, la porte d’entrées’ouvrit avec fracas, et Marie Brand s’élança dans le salon. Unevive rougeur colorait sa joue ; son œil brillait d’un éclatextraordinaire, et ses sourcils froncés donnaient à sa physionomieune expression de sauvage et impérieuse rudesse.

À son aspect, M. de Vauduy, JeanBrand et le curé lui-même se découvrirent respectueusement. Elle nerépondit point à leur salut.

– Que signifie cela, Messieurs ?dit-elle, en entrant, d’une voix courroucée ; depuis quand lafille de mon père a-t-elle besoin qu’on sollicite pour elle unasile.

– Not’demoiselle… murmura humblement JeanBrand.

– Paix ! je vous avais faitconnaître mes volontés ; vous saviez qu’il me plaisait desuivre l’armée royaliste, et de combattre dans les rangs desfidèles soutiens du trône et de l’autel. Est-ce un complot que voustramiez contre moi, Messieurs ?

– Mademoiselle, dit Vauduy, si c’est uncrime d’avoir voulu mettre à l’abri votre précieuse personne…

– Est-ce donc la fille d’un roi ? sedemanda Saulnier.

Et, en effet, à voir le geste impérieux et lapose pleine de majesté de cette enfant de treize ans, devantlaquelle s’inclinaient les trois hommes, une pareille questionétait permise. Si Marie n’était pas de race royale, du moinsdevait-elle être d’une bien illustre naissance, pour que soncaprice fût ainsi accueilli par le respect et l’humilité.

Le prêtre, néanmoins, parut bientôt sesouvenir que son ministère était au-dessus de toute distinctionsociale.

– Ma fille, dit-il d’un ton ferme, vousêtes bien jeune…

– Qu’importe.

– Peu importe, en effet. Eussiez-vousl’âge d’une femme, votre place ne serait point au milieu des camps.N’est-ce point assez des hommes pour répandre le sang dans cettedéplorable querelle ?

Marie écoutait, le front haut ; unsourire impatient et railleur précéda sa réponse.

– Mon père, dit-elle, je suis femme, jele sais ; c’est un malheur. Mais monsieur mon cousin de Rieux,marquis de Sourdéac, est mort en exil, je suis le dernier rejetonde la plus illustre maison de Bretagne, et par la Vierge, ma saintepatronne, je dis : Foin de mon sexe ! et je porte l’épée.Il ne faut pas, voyez-vous, que l’héritage de Rieux tombe enquenouille !

– Bravo ! murmura Jean Brand, dontl’œil rayonna d’enthousiasme.

– Que Dieu ait pitié de vous, ma fille,dit le prêtre, car votre cœur est plein d’orgueil.

Et il se retira lentement.

Le docteur était né vassal de Rieux.Involontairement saisi par le souvenir de tous les bienfaits dontcette noble race avait de tout temps comblé le pays, il sedécouvrit à son tour.

– Citoyenne, balbutia-t-il avec embarras,j’ai refusé asile à Marie Brand, mais Marie de Rieux…

– Assez, Monsieur ! interrompit lajeune fille avec mépris ; je ne veux point vous dire ce que jepense de vous, car Sainte, votre fille, fut mon amie, et René,votre fils, est un digne soldat du roi ; mais si vous eussiezaccepté l’offre que ces messieurs ont eu la faiblesse de vousfaire, j’aurais refusé, moi. Allez, Monsieur, allez continuer votrerôle ; il n’y a pas loin d’ici à Redon… et vous êteslibre !

– Libre ! répéta le Médecin bleu aucomble de la surprise.

– Not’demoiselle l’a dit ! grommelaJean Brand avec résignation.

– Qu’il soit fait suivant savolonté ! ajouta M. de Vauduy.

Saulnier salua profondément Marie de Rieux etfit un froid signe de tête à Vauduy. En passant près de l’abbé deKernas, il lui tendit de nouveau la main.

– C’est une noble enfant ! dit-il àvoix basse en désignant Marie.

– Monsieur Saulnier, répondit le prêtre,remerciez Dieu, car il vous a donné une fille qui a toutes lesvertus de son sexe et qui n’a que celles-là.

Quant à Jean Brand, il suivit le docteur,jusqu’au seuil, d’un regard haineux et plein de rancune.

– Il va nous dénoncer, pensa-t-il ;mais nous serons loin demain, et je veux que le loup me croque,s’il retrouve autre chose qu’un tas de cendre à la place de samaison !

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