LE MEURTRE DE ROGER ACKROYD AGATHA CHRISTIE

Si je regarde en arrière, ce qui me frappa le plus dans cette période, c’est son côté brouillon. Tout le monde se mêlait d’élucider le mystère, et chacun apportait sa petite pièce au puzzle. Une idée, une trouvaille… mais cela n’allait pas plus loin. À Poirot seul revient l’honneur d’avoir su mettre chacune de ces pièces à sa place exacte.

Il y eut bien quelques incidents curieux et sans rapport apparent avec le crime, comme celui des chaussures noires par exemple… mais n’anticipons pas. Pour m’en tenir strictement à l’ordre chronologique, je reprendrai au moment où je fus appelé au chevet de Mrs Ackroyd.

Elle m’envoya chercher le mardi matin de très bonne heure. Comme l’appel était urgent, je m’empressai d’accourir, m’attendant à la trouver à la dernière extrémité.

Madame était au lit, la situation l’exigeait. Elle me tendit une main osseuse et me désigna un siège, tout près d’elle.

— De quoi souffrez-vous ? demandai-je avec cette amabilité feinte que tous les malades semblent attendre de leur médecin.

— Je suis à bout de nerfs, gémit-elle d’une voix faible. Absolument à bout. C’est le choc, vous comprenez ? Ce pauvre Roger… le contrecoup peut se produire avec retard, paraît-il. C’est la réaction.

À d’autres !… faillis-je rétorquer.

Malheureusement, un médecin est tenu par son éthique professionnelle de garder ses pensées pour lui. Enfin quelquefois. Je me bornai donc à suggérer un fortifiant, que Mrs Ackroyd accepta de prendre. Nous allions pouvoir entrer dans le vif du sujet. Je n’avais pas cru un seul instant à la version du choc nerveux causé par la mort d’Ackroyd. Dans quelque domaine que ce soit, Mrs Ackroyd est totalement incapable d’aller droit au but. Elle s’en approche toujours par la bande. Je me demandais vraiment pourquoi elle m’avait fait appeler.

— Et cette scène, hier… reprit-elle alors.

Ma patiente se tut, attendant la réplique. Je la donnai.

— Quelle scène ?

— Docteur, comment pouvez-vous ? Auriez-vous oublié ? Cet affreux petit Français, ou Belge, ou tout ce que vous voulez… nous avoir malmenés ainsi ! J’étais bouleversée. Surtout après le choc que m’a causé la mort de ce pauvre Roger.

— Je suis vraiment navré, madame.

— Et nous parler sur ce ton ! Je ne vois pas ce qu’il voulait dire, d’ailleurs. J’espère connaître assez bien mon devoir pour ne pas songer un instant à dissimuler quoi que ce soit. J’ai fourni à la police toute l’aide dont j’étais capable.

— Mais certainement, glissai-je lorsqu’elle s’interrompit.

Je commençais à entrevoir où elle voulait en venir.

— Personne ne peut m’accuser d’avoir manqué à mon devoir, enchaîna-t-elle. Je suis sûre que l’inspecteur Raglan est entièrement satisfait. Pourquoi ce petit parvenu d’étranger fait-il tant d’embarras ? D’ailleurs il est grotesque. On dirait une caricature de Français dans une revue comique. Je ne vois vraiment pas pourquoi Flora a insisté pour le mêler à tout cela. Elle ne m’avait pas soufflé mot de ses intentions. Elle n’en a fait qu’à sa tête. Flora est trop indépendante. Moi qui connais la vie et qui suis sa mère… elle aurait quand même pu me demander mon avis !

Je la laissai s’épancher, sans mot dire.

— Et qu’est-ce qu’il s’imagine ? Je voudrais bien le savoir. Croit-il que je lui cache quelque chose ? Il… il m’a pratiquement accusée, hier !

Je haussai les épaules.

— Ses remarques ne sauraient avoir la moindre importance, Mrs Ackroyd. Puisque vous ne dissimulez rien, elles ne s’appliquaient pas à vous.

Fidèle à elle-même, Mrs Ackroyd louvoya.

— Et ces domestiques, quelle plaie ! Ils bavardent entre eux, leurs cancans se répandent et qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Rien du tout, la plupart du temps.

— Les domestiques ont donc bavardé, Mrs Ackroyd ? Et à propos de quoi ?

Elle me lança un regard si aigu que je faillis perdre contenance.

— Je pensais que vous, au moins, vous seriez au courant, docteur ! N’êtes-vous pas toujours resté aux côtés de M. Poirot ?

— Mais si.

— Alors vous savez, pour cette fille… Ursula Bourne, c’est bien cela ? Bien entendu, elle s’en va. Il fallait qu’elle nous crée le plus d’ennuis possible, par pure malveillance. Ils sont tous pareils ! Mais vous qui étiez présent, docteur, vous devez savoir ce qu’elle a dit, au juste. Il serait si fâcheux que des faux bruits se répandent… Et la police n’a pas besoin de tout savoir, n’est-ce pas ? Quand certaines affaires de famille sont en jeu… rien à voir avec le crime, bien sûr. Mais si cette fille a mauvais esprit, qui sait ce qu’elle a pu raconter ?

J’étais assez perspicace pour me rendre compte que ce flot de paroles cachait une réelle inquiétude. Poirot ne s’était pas trompé. Parmi les six personnes qui avaient pris part à la réunion de la veille, une au moins avait quelque chose à cacher. Il me restait à découvrir quoi et je n’y allai pas par quatre chemins.

— À votre place, Mrs Ackroyd, je ferais des aveux complets.

Elle laissa échapper un petit cri.

— Oh, docteur ! Quelle brutalité ! Comment pouvez-vous me parler ainsi ? Cela fait tellement… tellement… alors que je puis tout expliquer si simplement.

— En ce cas, pourquoi ne pas le faire ?

Mrs Ackroyd exhiba un mouchoir de dentelle et commença à larmoyer.

— Je pensais, docteur, que vous pourriez amener M. Poirot à comprendre… c’est-à-dire… c’est si difficile pour un étranger de partager notre point de vue. Et vous ne savez pas, personne ne peut savoir ce qu’il m’a fallu endurer. Un martyre, un long martyre, voilà ce qu’a été ma vie. Je n’aime pas médire des morts, mais… Roger épluchait les moindres factures, comme s’il n’avait eu qu’un misérable revenu de quelques centaines de livres. Alors qu’il était, comme je l’ai appris hier par Mr Hammond, un des hommes les plus riches du pays.

Mrs Ackroyd s’interrompit pour se tamponner les yeux avec son mouchoir de dentelle.

— Continuez, dis-je d’un ton encourageant. Vous parliez de factures, je crois ?

— Ah, ces horribles factures ! Sans compter celles que je ne tenais pas à montrer à Roger. Il y a des choses qu’un homme ne comprendra jamais et il aurait dit que c’était du superflu. Alors forcément, elles s’accumulaient et il ne cessait d’en arriver, vous savez ce que c’est…

Elle me lança un regard suppliant, comme pour m’inviter à compatir à ce dernier malheur. Je compatis.

— Les factures ont en effet cette fâcheuse habitude.

La voix de Mrs Ackroyd s’altéra, se fit presque implorante.

— Croyez-moi, docteur, j’étais à bout de nerfs ! Je ne dormais plus, j’avais des palpitations épouvantables. C’est alors que j’ai reçu une lettre d’un monsieur écossais… ou plutôt deux lettres, il y avait deux messieurs écossais, Mr Bruce McPherson et Mr Colin McDonald. Quelle coïncidence, non ?

— Pas vraiment, commentai-je d’un ton sec. Ces messieurs vont souvent par paires, et je les soupçonne d’avoir une lointaine ascendance sémitique.

— Ils s’offraient à prêter entre dix et dix mille livres, sur simple signature, murmura pensivement Mrs Ackroyd. J’ai répondu à l’un d’eux, mais quelques difficultés surgirent, semble-t-il.

Elle se tut, m’indiquant par là que le terrain devenait glissant. Jamais, avec qui que ce soit, je n’avais eu autant de mal à en venir au fait.

— Vous comprenez, reprit-elle sur le même ton, tout est une question d’espérances, enfin… d’espérances d’héritage. Et moi, n’est-ce pas, j’espérais que Roger assurerait mon avenir, mais je n’avais aucune certitude à ce sujet. J’ai pensé que si je pouvais jeter un coup d’œil sur un exemplaire de son testament… sans me montrer indiscrète, non ! rien d’aussi vulgaire… mais seulement pour être en mesure de prendre mes dispositions personnelles.

Elle me regarda à la dérobée. La situation était devenue très délicate. Par bonheur, certaines nuances de langage peuvent servir à voiler la hideuse nudité des faits.

— Je ne pouvais me confier qu’à vous, cher Dr Sheppard, enchaîna rapidement Mrs Ackroyd. Je sais que vous ne me jugerez pas mal et que vous saurez présenter les choses à M. Poirot sous leur véritable jour. Voilà. Vendredi après-midi…

Elle s’interrompit, hésita et avala sa salive.

— Eh bien, vendredi après-midi ?

— Tout le monde était sorti, ou du moins je le croyais. Je suis entrée dans le bureau de Roger… pas en cachette, j’avais vraiment une bonne raison d’y aller, et… c’est là que j’ai vu tous ces papiers entassés sur le bureau. Cela a fait comme un déclic dans mon esprit. Je me suis demandé : « Et si Roger rangeait son testament dans un de ces tiroirs ? » J’ai toujours été impulsive, j’agis sur l’inspiration du moment. Et Roger avait laissé ses clés sur le tiroir du haut, ce qui était très négligent de sa part d’ailleurs.

— Je vois, dis-je pour l’encourager, vous avez fouillé le bureau. Et avez-vous trouvé le testament ?

Une exclamation de Mrs Ackroyd m’avertit que j’avais manqué de diplomatie.

— Quelle horrible façon de voir les choses ! En fait, cela ne s’est pas passé tout à fait comme ça.

— Bien sûr que non ! Veuillez me pardonner si j’ai eu un mot malheureux.

— Les hommes sont vraiment bizarres. Moi, à la place de ce cher Roger, je n’aurais vu aucune objection à révéler mes dispositions testamentaires. Mais vous êtes si cachottiers… nous sommes bien forcées d’avoir recours à de petits subterfuges pour nous défendre.

— Et quel fut le résultat de votre petit subterfuge ?

— Justement, j’y arrive. Au moment où j’ouvrais le tiroir du bas, Bourne est entrée, ce qui était très embarrassant. Bien entendu, j’ai refermé le tiroir. Je me suis relevée et lui ai fait remarquer quelques traces de poussière sur le bureau, mais son attitude m’a profondément déplu. Très respectueuse en apparence, mais le regard mauvais… presque méprisant, si vous voyez ce que je veux dire. Je n’ai jamais beaucoup aimé cette fille. Elle travaille bien, s’exprime avec déférence et ne fait pas d’histoires pour porter la coiffe et le tablier, ce qui devient rare, soit dit en passant. Elle n’hésite pas à éconduire un visiteur, lorsqu’il lui arrive de remplacer Parker, et n’est pas affligée de ces curieux gargouillis d’estomac qui semblent si répandus chez les filles qui servent à table… mais où en étais-je ?

— Vous disiez que, malgré ses nombreuses et remarquables qualités, vous n’aimiez pas Bourne.

— C’est juste. Elle est… bizarre. Différente des autres domestiques et, à mon avis, trop bien élevée. De nos jours, on ne sait plus distinguer une dame de sa femme de chambre.

— Et ensuite, que s’est-il passé ?

— Rien. Enfin si. Roger est entré et m’a demandé ce que je faisais là. J’ai répondu que j’étais simplement venue chercher le Punch. J’ai donc pris le Punch, je suis sortie, mais pas Bourne. Je l’ai entendue demander à Roger un instant d’entretien et suis montée tout droit dans ma chambre pour m’étendre un peu. J’étais bouleversée.

Un silence plana.

— Vous expliquerez tout cela à M. Poirot, n’est-ce pas ? Vous voyez bien vous-même à quel point c’est insignifiant. Mais il avait l’air si sévère en parlant de ce que nous lui dissimulions, cela m’a tout de suite rappelé cet incident. Bourne a dû raconter je ne sais quelles histoires, mais vous arrangerez tout cela, n’est-ce pas ?

— M’avez-vous vraiment tout dit ? Sans rien omettre ?

— Ou… i, commença Mrs Ackroyd. Oui, c’est tout.

Elle avait repris de l’assurance, mais j’avais noté son hésitation passagère et deviné qu’elle me cachait quelque chose. Ce fut un véritable éclair d’intuition qui me poussa à lui demander :

— Mrs Ackroyd, est-ce vous qui avez laissé la vitrine ouverte ?

Aucune couche de fard ou de poudre n’aurait suffi à cacher la rougeur qui lui monta au visage. J’avais ma réponse.

— Comment avez-vous su ? chuchota-t-elle.

— Alors, c’était vous ?

— Oui… je… voyez-vous… il y avait là quelques vieux bibelots en argent très intéressants. Je venais de lire un article sur la question, illustré par une photographie. Celle d’un objet minuscule vendu aux enchères chez Christie’s pour une somme astronomique. Et il y en avait un presque pareil dans la vitrine. J’ai pensé que je pourrais le faire évaluer à Londres, la prochaine fois que j’irais. Si par hasard il avait eu une grande valeur, quelle bonne surprise pour Roger, non ?

J’acceptai l’histoire de Mrs Ackroyd pour ce qu’elle valait et m’abstins de tout commentaire. Je ne lui demandai même pas pourquoi elle s’était entourée de tant de précautions pour prendre l’objet qu’elle voulait emporter. Simplement, je m’étonnai :

— Mais pourquoi n’avez-vous pas refermé le couvercle ? Vous avez oublié ?

— C’est la surprise, quand j’ai entendu des pas sur la terrasse. Je suis sortie précipitamment et je venais d’arriver à l’étage quand Parker vous a ouvert.

— Ce devait être miss Russell, dis-je d’une voix songeuse.

Mrs Ackroyd venait de me révéler un détail du plus haut intérêt. Que ses vues sur l’argenterie d’Ackroyd fussent ou non des plus honorables m’importait peu. Ce qui éveillait mon intérêt était le fait que miss Russell avait dû entrer par la porte-fenêtre. Je ne m’étais donc pas trompé en supposant qu’elle était essoufflée d’avoir couru. Où était-elle allée ? Je pensai au pavillon d’été et au lambeau de batiste et m’exclamai sans réfléchir :

— Je me demande si miss Russell amidonne ses mouchoirs !

Mrs Ackroyd sursauta, ce qui me rappela à moi-même. Je me levai.

— Croyez-vous pouvoir expliquer tout cela à M. Poirot ? s’inquiéta-t-elle.

— Certainement. Et en détail.

Je réussis enfin à prendre congé, non sans avoir dû subir une nouvelle avalanche de justifications.

Ursula Bourne était dans le hall et ce fut elle qui m’aida à enfiler mon pardessus. Je l’observai, un peu plus attentivement que je ne l’avais fait jusqu’ici. Il était clair qu’elle venait de pleurer. Je l’interrogeai :

— Pourquoi nous avoir dit que Mr Ackroyd vous avait fait appeler, vendredi ? J’apprends que c’est vous qui avez sollicité cet entretien.

Pendant un instant, le regard de la jeune fille se déroba devant le mien, puis elle prit la parole d’un ton mal assuré.

— Je comptais m’en aller, de toute façon.

Je ne répondis rien et elle ouvrit la porte devant moi. J’allais sortir quand elle demanda soudain d’une voix sourde :

— Je vous prie de m’excuser, monsieur. A-t-on des nouvelles du capitaine Paton ?

Je secouai la tête et lui jetai un regard interrogateur.

— Il faudrait qu’il revienne, ajouta-t-elle. Oui, vraiment. Il devrait revenir.

Elle levait sur moi des yeux implorants.

— Personne ne sait donc où il est ?

— Et vous ? rétorquai-je vivement.

— Non, je n’en sais vraiment rien. Mais n’importe lequel de ses amis devrait le lui dire : il faut qu’il revienne.

Je m’attardai, espérant que la jeune fille ne s’en tiendrait pas là, mais la question qui vint ensuite me surprit.

— À quelle heure la police pense-t-elle que le meurtre a été commis ? Juste avant 22 heures ?

— À peu près. Entre 10 heures moins le quart et 10 heures.

— Pas plus tôt ? Pas avant moins le quart, par exemple ?

Je l’observai avec attention : il était si évident qu’elle désirait une réponse affirmative !

— Non, c’est hors de question. Miss Ackroyd a vu son oncle vivant à 10 heures moins le quart.

Elle se détourna et parut se tasser sur elle-même.

Jolie fille, me dis-je en m’en allant. Une vraie beauté !

Caroline était à la maison, transportée d’aise et gonflée d’importance : elle avait de nouveau reçu la visite de Poirot.

— Je l’aide à résoudre l’énigme, m’expliqua-t-elle.

Je ne me sentis pas rassuré. Caroline est déjà assez pénible comme ça. Mais si on encourage ses instincts de limier, où va-t-on ? Je m’informai :

— Seriez-vous en train d’explorer le voisinage pour retrouver la mystérieuse amie de Ralph ?

— Cela, je pourrais le faire toute seule. Non, c’est quelque chose de très spécial que M. Poirot m’a chargée de découvrir pour lui.

— Mais encore ?

Une note solennelle vibra dans la voix de Caroline.

— Il veut savoir si les bottines de Ralph étaient noires ou marron.

J’ouvris des yeux effarés. Je sais maintenant de quelle incroyable stupidité j’ai fait preuve, à propos de ces bottines. J’aurais dû comprendre tout de suite.

— C’étaient des souliers marron, je les ai vus.

— Pas des souliers, James : des bottines. M. Poirot veut savoir si la paire de bottines que Ralph avait dans ses affaires à l’hôtel était marron ou noire. C’est un détail capital.

Traitez-moi d’ahuri tant qu’il vous plaira. Je ne compris pas.

— Et comment comptes-tu t’y prendre ? demandai-je.

Caroline prétendit que cela ne présentait aucune difficulté. La meilleure amie de notre brave Annie était Clara, la bonne de miss Gannett. Et Clara fréquentait le garçon d’étage des Trois Marcassins. L’affaire était donc d’une simplicité enfantine, et miss Gannett coopéra loyalement. Elle accorda sur-le-champ un congé à Clara, et la question fut réglée tambour battant.

Nous nous mettions à table pour déjeuner lorsque Caroline laissa tomber d’un ton faussement détaché :

— Au fait, les bottines de Ralph Paton…

— Eh bien ? Qu’as-tu appris ?

— M. Poirot pensait qu’elles devaient être marron. Il se trompait : elles étaient noires.

Sur ce, Caroline hocha la tête à plusieurs reprises. De toute évidence, elle estimait qu’elle venait de marquer un point contre Poirot.

Je ne répondis pas : je réfléchissais. Je me demandais quel rapport la couleur des bottines de Ralph pouvait bien avoir avec le meurtre.

15

Geoffrey Raymond

Je devais, ce jour-là, avoir une nouvelle preuve du succès des méthodes de Poirot. Le défi qu’il nous avait lancé révélait sa finesse et sa connaissance innée de la nature humaine. Mrs Ackroyd avait été la première à réagir. La peur et le sentiment de sa culpabilité lui avaient arraché la vérité.

Dans l’après-midi, en revenant de ma tournée de visites, j’appris par Caroline que Geoffrey Raymond venait de partir.

— Est-ce qu’il voulait me voir ? demandai-je en accrochant mon pardessus dans le vestibule.

Caroline rôdait autour de moi comme une ombre.

— Non, il cherchait M. Poirot. Il revenait des Mélèzes mais M. Poirot n’était pas chez lui. Mr Raymond a pensé qu’il serait peut-être ici, ou que tu pourrais lui dire où le trouver.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— J’ai essayé de le retenir mais il m’a dit qu’il retournerait aux Mélèzes dans la demi-heure et il est descendu au village. Et c’est bien dommage car M. Poirot est arrivé juste après son départ.

— Ici ?

— Non, chez lui.

— Et comment le sais-tu ?

— Je l’ai vu par la petite fenêtre du couloir.

Je pensais que nous avions épuisé le sujet, mais Caroline était d’un autre avis.

— Tu ne vas pas y aller ?

— Aller où ?

— Aux Mélèzes, cela va de soi !

— Ma chère Caroline, qu’irais-je y faire ?

— Mr Raymond semblait si désireux de le voir… tu pourrais savoir de quoi il retourne.

Je haussai les sourcils et déclarai avec froideur :

— Je ne suis pas spécialement curieux. Et je peux très bien vivre sans savoir tout ce qu’il se passe chez mes voisins, ni ce qu’ils ont dans la tête.

— Taratata ! Tu es tout aussi curieux que moi, James, mais tu n’es pas aussi franc, voilà tout. Il faut toujours que tu te donnes des airs.

— Vraiment, Caroline !

Sur cette exclamation indignée, je me retirai dans mon cabinet.

Dix minutes plus tard, Caroline frappait à la porte et entrait, tenant quelque chose à la main. Un pot de confiture, semblait-il.

— James, est-ce que cela t’ennuierait de porter ce pot de gelée de nèfles à M. Poirot ? Je le lui ai promis : il n’a jamais goûté de gelée de nèfles faite à la maison.

— Tu ne pourrais pas envoyer Annie ? demandai-je d’un ton peu aimable.

— Elle fait du raccommodage, et j’ai besoin d’elle.

Caroline et moi nous dévisageâmes.

— Très bien, dis-je en me levant, j’irai la porter, ta gelée de malheur ! Mais il n’est pas question que j’entre, c’est clair ? Je la remettrai à la bonne.

Ma sœur eut une mimique étonnée.

— Naturellement. Qui t’a demandé d’en faire plus ?

Caroline s’en tirait avec les honneurs de la guerre.

— Et si jamais tu vois M. Poirot, lança-t-elle comme j’ouvrais la porte, tu pourras toujours lui parler des bottines.

Cela, c’était le coup de Jarnac, et il fit mouche : je mourais d’envie de percer l’énigme des bottines. Quand la vieille Bretonne en coiffe vint m’ouvrir, je m’entendis demander si M. Poirot était chez lui.

Poirot se leva promptement pour m’accueillir et parut enchanté de me voir.

— Asseyez-vous, mon bon ami. Que préférez-vous ? Le fauteuil ou une chaise ? Il ne fait pas trop chaud, n’est-ce pas ?

À mon avis, on étouffait, mais je m’abstins d’en faire la remarque. Les fenêtres étaient fermées et un grand feu ronflait dans l’âtre.

— Les Anglais ont la manie d’aérer, déclara Poirot. Le grand air, ça va très bien dehors, c’est sa place, n’est-ce pas ? Pourquoi vouloir le faire entrer ? Mais laissons ces banalités : avez-vous quelque chose pour moi ?

— Deux choses. D’abord ceci, de la part de ma sœur.

Je lui tendis le pot de gelée de nèfles.

— Quelle charmante attention ! Miss Caroline s’est souvenue de sa promesse. Et l’autre chose, disiez-vous ?

— Appelons cela… une information.

Je lui racontai mon entretien avec Mrs Ackroyd et il l’écouta avec intérêt, mais sans plus.

— Voilà qui déblaie le terrain, observa-t-il pensivement. Et cela confirme la déposition de la gouvernante, ce qui n’est pas sans importance non plus. Rappelez-vous : elle a déclaré avoir trouvé la vitrine ouverte et rabattu le couvercle en passant.

— Et aussi qu’elle n’était entrée que pour vérifier la fraîcheur des bouquets… qu’en pensez-vous ?

— Nous n’avons jamais pris cela très au sérieux, n’est-ce pas, mon ami ? De toute évidence, c’était une excuse inventée à la hâte par une femme anxieuse de justifier sa présence, sur laquelle, d’ailleurs, personne n’aurait eu l’idée de s’interroger. J’avais supposé que son agitation pouvait venir de ce qu’elle avait… tripoté quelque chose dans la vitrine, mais j’ai changé d’avis. Nous devons chercher ailleurs.

— Oui. Qui a-t-elle rencontré dehors et pourquoi ?

— Vous croyez qu’elle est sortie pour rencontrer quelqu’un ?

— J’en suis sûr.

— Moi aussi, fit Poirot l’air songeur.

Nous restâmes quelques instants silencieux.

— Au fait, annonçai-je, j’ai un message à vous transmettre de la part de ma sœur. Les bottines de Ralph Paton n’étaient pas marron, mais noires.

Ce disant, je l’observai attentivement et, le temps d’un éclair, je crus voir vaciller son regard. Ce fut si fugitif que je n’en eus même pas la certitude.

— Elle est absolument sûre qu’elles n’étaient pas marron ?

— Absolument.

— Ah ! soupira Poirot, l’air navré. Quel dommage !

Il paraissait vraiment très abattu. Et, sans la moindre explication, il changea brusquement de sujet.

— Et miss Russell, la gouvernante, qui est venue vous consulter ce vendredi-là… est-il indiscret de vous demander de quoi vous avez parlé ? Je veux dire, sans violer le secret professionnel ?

— Pas du tout. La consultation proprement dite une fois terminée, nous avons bavardé quelques minutes. Sur les poisons, leur détection plus ou moins facile, la drogue, les drogués…

— Et la cocaïne en particulier ?

— Comment l’avez-vous deviné ? demandai-je, quelque peu surpris.

Pour toute réponse, le petit homme se leva et s’approcha d’un meuble où des journaux étaient soigneusement rangés. Il me tendit un numéro du Daily Budget daté du vendredi 16 septembre et m’indiqua un article relatif à la contrebande de cocaïne. Article haut en couleur et qui n’épargnait pas les effets pittoresques.

— Et voilà où votre patiente est allée chercher ses histoires de cocaïne, mon ami ! commenta Poirot.

Peu convaincu, je l’aurais volontiers prié de s’expliquer davantage mais la porte s’ouvrit et la bonne annonça Geoffroy Raymond. Il entra, aimable et animé comme à son ordinaire, et nous salua tous deux.

— Comment allez-vous, docteur ? Monsieur Poirot, c’est la seconde fois aujourd’hui que je viens chez vous. J’avais hâte de vous joindre.

— En vérité ? dit poliment Poirot.

— Oh ! cela n’est pas très important à vrai dire, mais tout de même, ma conscience me tourmente, depuis hier après-midi. Vous nous avez tous accusés de vous cacher quelque chose, monsieur Poirot. Je plaide coupable. J’ai un aveu à vous faire.

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