Lénore, et autres ballades

LÉNOREPoésies allemandes : Klopstock,Goethe, Schiller, Burger / morceaux choisis et traduits par M.Gérard [de Nerval]. Publication : Paris : Bureau de laBibliothèque choisie, 1830.http://gallica.bnf.fr/document?O=N074764

Traduction en prose par Gérard de Nerval

 

Lénore se lève au point du jour, elle échappeà de tristes rêves : « Wilhelm, mon époux ! es-tumort ? es-tu parjure ? Tarderas-tu long-tempsencore ? » Le soir même de ses noces il était parti pourla bataille de Prague, à la suite du roi Frédéric, et n’avaitdepuis donné aucune nouvelle de sa santé.

Mais le roi et l’impératrice, las de leursquerelles sanglantes, s’apaisant peu à peu, conclurent enfin lapaix ; et cling ! et clang ! au son des fanfares etdes timbales, chaque armée, se couronnant de joyeux feuillages,retourna dans ses foyers.

Et partout et sans cesse, sur les chemins, surles ponts, jeunes et vieux, fourmillaient à leur rencontre.« Dieu soit loué ! » s’écriaient maint enfant,mainte épouse. « Sois le bienvenu ! » s’écriaitmainte fiancée. Mais, hélas ! Lénore seule attendait en vainle baiser du retour.

Elle parcourt les rangs dans tous lessens ; partout elle interroge. De tous ceux qui sont revenus,aucun ne peut lui donner de nouvelles de son époux bien aimé. Lesvoilà déjà loin : alors, arrachant ses cheveux, elle se jetteà terre et s’y roule avec délire.

Sa mère accourt : « Ah ! Dieut’assiste ! Qu’est-ce donc, ma pauvre enfant ? » etelle la serre dans ses bras. « Oh ! ma mère, ma mère, ilest mort ! mort ! que périsse le monde et tout !Dieu n’a point de pitié ! Malheur ! malheur àmoi !

– Dieu nous aide et nous fassegrâce ! Ma fille, implore notre père : ce qu’il fait estbien fait, et jamais il ne nous refuse son secours. – Oh ! mamère ! vous vous trompez… Dieu m’a abandonnée : à quoim’ont servi mes prières ? à quoi me serviront-elles ?

– Mon Dieu ! ayez pitié denous ! Celui qui connaît le père sait bien qu’il n’abandonnepas ses enfants : le Très-Saint-Sacrement calmera toutes tespeines ! – Oh ma mère, ma mère !… Aucun sacrement ne peutrendre la vie aux morts !…

– Mon Dieu ! ayez pitié de nous.N’entrez point en jugement avec ma pauvre enfant ; elle nesait pas la valeur de ses paroles… ne les lui comptez pas pour despéchés ! Ma fille, oublie les chagrins de la terre ;pense à Dieu et au bonheur céleste ; car il te reste un épouxdans le ciel !

– Oh ! ma mère, qu’est-ce que lebonheur ? Ma mère, qu’est-ce que l’enfer ?… Le bonheurest avec Wilhelm, et l’enfer sans lui ! Éteins-toi, flambeaude ma vie, éteins-toi dans l’horreur des ténèbres ! Dieu n’apoint de pitié… Oh ! malheureuse que je suis ! »

Ainsi le fougueux désespoir déchirait son cœuret son âme, et lui faisait insulter à la providence de Dieu. Ellese meurtrit le sein, elle se tordit les bras jusqu’au coucher dusoleil, jusqu’à l’heure où les étoiles dorées glissent sur la voûtedes cieux.

Mais au dehors quel bruit se faitentendre ? Trap ! trap ! trap !… C’est comme lepas d’un cheval. Et puis il semble qu’un cavalier en descende avecun cliquetis d’armures ; il monte les degrés… Écoutez !écoutez !… La sonnette a tinté doucement… Klinglingling !et, à travers la porte, une douce voix parle ainsi :

– Holà ! holà ! ouvre-moi, monenfant ! Veilles-tu ? ou dors-tu ? Es-tu dans lajoie ou dans les pleurs ? – Ah ! Wilhelm ! c’estdonc toi ! si tard dans la nuit !… Je veillais et jepleurais… Hélas ! j’ai cruellement souffert… D’où viens-tudonc sur ton cheval ?

– Nous ne montons à cheval qu’àminuit ; et j’arrive du fond de la Bohème : c’estpourquoi je suis venu tard, pour te remmener avec moi. – Ah !Wilhelm, entre ici d’abord ; car j’entends le vent sifflerdans la forêt…

– Laisse le vent siffler dans la forêt,enfant ; qu’importe que le vent siffle. Le cheval gratte laterre, les éperons résonnent ; je ne puis rester ici. Viens,Lénore, chausse-toi, saute en croupe sur mon cheval ; car nousavons cent lieues à faire pour atteindre à notre demeure.

– Hélas ! comment veux-tu que nousfassions aujourd’hui cent lieues, pour atteindre à notredemeure ? Écoute ! la cloche de minuit vibre encore. –Tiens ! tiens ! comme la lune brille !… Nous et lesmorts, nous allons vite ; je gage que je t’y conduiraiaujourd’hui même.

– Dis-moi donc où est ta demeure ? Ya-t-il place pour moi ? – Pour nous deux. Viens, Lénore, sauteen croupe : le banquet de noces est préparé, et les conviésnous attendent.

La jeune fille se chausse, s’élance, saute encroupe sur le cheval ; et puis en avant ; hop !hop ! hop ! Ainsi retentit le galop… Cheval et cavalierrespiraient à peine ; et, sous leurs pas, les caillouxétincelaient.

Oh ! comme à droite, à gauche,s’envolaient à leur passage, les prés, les bois et lescampagnes ; comme sous eux les ponts retentissaient ! –A-t-elle peur, ma mie ? La lune brille… Hurra ! les mortsvont vite. A-t-elle peur des morts ? – Non… Mais laisse lesmorts en paix !

Qu’est-ce donc là-bas que ce bruit et ceschants ? Où volent ces nuées de corbeaux ? écoute… C’estle bruit d’une cloche ; ce sont les chants desfunérailles : « Nous avons un mort à ensevelir. » Etle convoi s’approche accompagné de chants qui semblent les rauquesaccents des hôtes des marécages.

– Après minuit vous ensevelirez ce corpsavec tout votre concert de plaintes et de chants sinistres :moi, je conduis mon épousée, et je vous invite au banquet de mesnoces. Viens, chantre, avance avec le chœur, et nous entonnel’hymne du mariage. Viens, prêtre, tu nous béniras.

Plaintes et chants, tout a cessé… la bière adisparu… Sensible à son invitation, voilà le convoi qui les suit…Hurra ! hurra ! il serre le cheval de près, et puis enavant ! Hop ! hop ! hop ! Ainsi retentit legalop… Cheval et cavalier respiraient à peine, et sous leurs pasles cailloux étincelaient.

Oh ! comme à droite, à gauches’envolaient à leur passage les prés, les bois et les campagnes. Etcomme à gauche, à droite, s’envolaient les villages, les bourgs etles villes. – A-t-elle peur, ma mie ? La lune brille…Hurra ! les morts vont vite… A-t-elle peur des morts ? –Ah ! laisse donc les morts en paix.

– Tiens ! tiens ! vois-tus’agiter, auprès de ces potences, des fantômes aériens, que la luneargente et rend visibles ? Ils dansent autour de la roue.Çà ! coquins, approchez ; qu’on me suive et qu’on dansele bal des noces… Nous allons au banquet joyeux. »

Husch ! husch ! husch ! toutela bande s’élance après eux, avec le bruit du vent parmi lesfeuilles desséchées : et puis en avant ! Hop !hop ! hop ! ainsi retentit le galop. Cheval et cavalierrespiraient à peine, et sous leurs pas les caillouxétincelaient.

Oh ! comme s’envolait, comme s’envolaitau loin tout ce que la lune éclairait autour d’eux !… Comme leciel et les étoiles fuyaient au-dessus de leurs têtes ! –A-t-elle peur, ma mie ? La lune brille… Hurra ! les mortsvont vite… – Oh mon Dieu ! laisse en paix les morts.

– Courage, mon cheval noir. Je crois quele coq chante : le sablier bientôt sera tout écoulé… Je sensl’air du matin… Mon cheval, hâte-toi… Finie, finie est notrecourse ! J’aperçois notre demeure… Les morts vont vite.… Nousvoici !

Il s’élance à bride abattue contre une grilleen fer, la frappe légèrement d’un coup de cravache… Les verroux sebrisent, les deux battants se retirent en gémissant. L’élan ducheval l’emporte parmi des tombes qui, à l’éclat de la lune,apparaissent de tous côtés.

Ah ! voyez !… au même instants’opère un effrayant prodige : hou ! hou ! lemanteau du cavalier tombe pièce à pièce comme de l’amadoubrûlée ; sa tête n’est plus qu’une tête de mort décharnée, etson corps devient un squelette qui tient une faux et unsablier.

Le cheval noir se cabre furieux, vomit desétincelles, et soudain… hui ! s’abîme et disparaît dans lesprofondeurs de la terre : des hurlements, des hurlementsdescendent des espaces de l’air, des gémissements s’élèvent destombes souterraines… Et le cœur de Lénore palpitait de la vie à lamort.

Et les esprits, à la clarté de la lune, seformèrent en rond autour d’elle, et dansèrent chantant ainsi :« Patience ! patience ! quand la peine brise toncœur, ne blasphème jamais le Dieu du ciel ! Voici ton corpsdélivré… que Dieu fasse grâce à ton âme ! »

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