LÉNOREPoèmes d’Outre-Rhin : poésiesallemandes (1840), suivies des Poésies de Henri Heine (1848) etd’autres traductions.http://www.biblisem.net/narratio/burgleno.htm
Traduction en vers par Gérard de Nerval
Lénore au point du jour se lève,
L’œil en pleur, le cœur oppressé ;
Elle a vu passer dans un rêve,
Pâle et mourant, son fiancé !
Wilhelm était parti naguère
Pour Prague, où le roi Frédéric
Soutenait une rude guerre,
Si l’on en croit le bruit public.
Enfin, ce prince et la tsarine,
Las de batailler sans succès,
Ont calmé leur humeur chagrine
Et depuis peu conclu la paix ;
Et cling ! et clang ! les deuxarmées,
Au bruit des instruments guerriers,
Mais joyeuses et désarmées,
Rentrent gaîment dans leurs foyers.
Ah ! partout, partout quellejoie !
Jeunes et vieux, filles, garçons,
La foule court et se déploie
Sur les chemins et sur les ponts.
Quel moment d’espoir pour l’amante,
Et pour l’épouse quel beau jour !
Seule, hélas ! Lénore tremblante
Attend le baiser du retour.
Elle s’informe, crie, appelle,
Parcourt en vain les rangs pressés.
De son amant point de nouvelle…
Et tous les soldats sont passés !
Mais sur la route solitaire,
Lénore en proie au désespoir
Tombe échevelée… et sa mère
L’y retrouva quand vint le soir.
– Ah ! le Seigneur nous fassegrâce !
Qu’as-tu ? qu’as-tu, ma pauvreenfant ?…
Elle la relève, l’embrasse,
Contre son cœur la réchauffant ;
Que le monde et que tout périsse,
Ma mère ! Il est mort ! il estmort !
Il n’est plus au ciel de justice
Mais je veux partager son sort.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! quelledémence !
Enfant, rétracte un tel souhait ;
Du ciel implore la clémence,
Le bon Dieu fait bien ce qu’il fait.
– Vain espoir ! ma mère ! mamère !
Dieu n’entend rien, le ciel est loin…
À quoi servira ma prière,
Si Wilhelm n’en a plus besoin ?
– Qui connaît le père, d’avance
Sait qu’il aidera son enfant :
Va, Dieu guérira ta souffrance
Avec le très-saint sacrement !
– Ma mère ! pour calmer mapeine,
Nul remède n’est assez fort,
Nul sacrement, j’en suis certaine,
Ne peut rendre à la vie un mort !
– Ces mots à ma fille chérie
Par la douleur sont arrachés…
Mon Dieu, ne va pas, je t’en prie,
Les lui compter pour des péchés !
Enfant, ta peine est passagère,
Mais songe au bonheur éternel ;
Tu perds un fiancé sur terre,
Il te reste un époux au ciel.
– Qu’est-ce que le bonheur céleste
Ma mère ? qu’est-ce quel’enfer ?
Avec lui le bonheur céleste,
Et sans lui, sans Wilhelm, l’enfer ;
Que ton éclat s’évanouisse,
Flambeau de la vie, éteins-toi !
Le jour me serait un supplice,
Puisqu’il n’est plus d’espoir pourmoi !
Ainsi, dans son cœur, dans son âme,
Se ruait un chagrin mortel :
Longtemps encore elle se pâme,
Se tord les mains, maudit le ciel,
Jusqu’à l’heure où de sombres voiles
Le soleil obscurcit ses feux,
À l’heure où les blanches étoiles
Glissent en paix sur l’arc des cieux.
Tout à coup, trap ! trap !trap ! Lénore
Reconnaît le pas d’un coursier,
Bientôt une armure sonore
En grinçant monte l’escalier…
Et puis, écoutez ! la sonnette,
Klinglingling ! tinte doucement…
Par la porte de la chambrette
Ces mots pénètrent sourdement :
– Holà ! holà ! c’est moi,Lénore !
Veilles-tu, petite, ou dors-tu ?
Me gardes-tu ton cœur encore,
Es-tu joyeuse ou pleures-tu ?
– Ah ! Wilhelm, Wilhelm, à cetteheure !
Ton retard m’a fait bien du mal,
Je t’attends, je veille, et je pleure…
Mais d’où viens-tu sur ton cheval ?
– Je viens du fond de la Bohême,
Je ne suis parti qu’à minuit,
Et je veux si Lénore m’aime
Qu’elle m’y suive cette nuit.
– Entre ici d’abord, ma chère âme,
J’entends le vent siffler dehors,
Dans mes bras, sur mon sein de flamme,
Viens que je réchauffe ton corps.
– Laisse le vent siffler, ma chère,
Qu’importe à moi le mauvais temps,
Mon cheval noir gratte la terre,
Je ne puis rester plus longtemps :
Allons ! chausse tes pieds agiles,
Saute en croupe sur mon cheval,
Nous avons à faire cent milles
Pour gagner le lit nuptial.
– Quoi ! cent milles à faireencore
Avant la fin de cette nuit ?
Wilhelm, la cloche vibre encore
Du douzième coup de minuit…
– Vois la lune briller, petite,
La lune éclairera nos pas ;
Nous et les morts, nous allons vite,
Et bientôt nous serons là-bas.
Mais où sont et comment sont faites
Ta demeure et ta couche ? –Loin :
Le lit est fait de deux planchettes
Et de six planches… dans un coin
Étroit, silencieux, humide.
– Y tiendrons-nous bien ? – Oui,tous deux ;
Mais viens, que le cheval rapide
Nous emporte au festin joyeux !
Lénore se chausse et prend place
Sur la croupe du noir coursier,
De ses mains de lis elle embrasse
Le corps svelte du cavalier…
Hop ! hop ! hop ! ainsi dans laplaine
Toujours le galop redoublait ;
Les amants respiraient à peine,
Et sous eux le chemin brûlait.
Comme ils voyaient, devant, derrière,
À droite, à gauche, s’envoler
Steppes, forêts, champs de bruyère,
Et les cailloux étinceler !
– Hourrah ! hourrah ! la luneest claire,
Les morts vont vite par le frais,
En as-tu peur, des morts, ma chère ?
– Non !… Mais laisse les morts enpaix !
– Pourquoi ce bruit, ces chants, cesplaintes,
Ces prêtres ?… – C’est le chant desmorts,
Le convoi, les prières saintes ;
Et nous portons en terre un corps. –
Tout se rapproche : enfin la bière
Se montre à l’éclat des flambeaux…
Et les prêtres chantaient derrière
Avec une voix de corbeaux.
– Votre tâche n’est pas pressée,
Vous finirez demain matin ;
Moi j’emmène ma fiancée,
Et je vous invite au festin :
Viens, chantre, que du mariage
L’hymne joyeux nous soit chanté ;
Prêtre, il faut au bout du voyage
Nous unir pour l’éternité ! –
Ils obéissent en silence
Au mystérieux cavalier :
– Hourrah ! – Tout le convois’élance,
Sur les pas ardents du coursier…
Hop ! hop ! hop ! ainsi dans laplaine
Toujours le galop redoublait ;
Les amants respiraient à peine,
Et sous eux le chemin brûlait.
Ô comme champs, forêts, herbages,
Devant et derrière filaient !
Ô comme villes et villages
À droite, à gauche, s’envolaient ! –
Hourrah ! hourrah ! les morts vontvite,
La lune brille sur leurs pas…
En as-tu peur, des morts, petite ?
– Ah ! Wilhelm, ne m’en parlepas !
Tiens, tiens ! aperçois-tu laroue ?
Comme on y court de tous côtés !
Sur l’échafaud on danse, on joue,
Vois-tu ces spectres argentés ? –
Ici, compagnons, je vous prie,
Suivez les pas de mon cheval ;
Bientôt, bientôt je me marie,
Et vous danserez à mon bal.
– Houch ! houch ! houch !les spectres en foule
À ces mots se sont rapprochés
Avec le bruit du vent qui roule
Dans les feuillages desséchés :
Hop ! hop ! hop ! ainsi dans laplaine
Toujours le galop redoublait ;
Les amants respiraient à peine,
Et sous eux le chemin brûlait.
– Mon cheval ! Mon noir !… Lecoq chante,
Mon noir ! Nous arrivons enfin,
Et déjà ma poitrine ardente
Hume le vent frais du matin…
Au but ! au but ! Mon cœurpalpite,
Le lit nuptial est ici ;
Au but ! au but ! Les morts vontvite,
Les morts vont vite. Nous voici ! –
Une grille en fer les arrête :
Le cavalier frappe trois coups
Avec sa légère baguette. –
Les serrures et les verrous
Craquent… Les deux battants gémissent,
Se retirent. – Ils sont entrés ;
Des tombeaux autour d’eux surgissent
Par la lune blanche éclairés.
Le cavalier près d’une tombe
S’arrête en ce lieu désolé : –
Pièce à pièce son manteau tombe
Comme de l’amadou brûlé…
Hou ! hou !… Voici sa chairencore
Qui s’envole, avec ses cheveux,
Et de tout ce qu’aimait Lénore
Ne laisse qu’un squelette affreux.
Le cheval disparaît en cendre
Avec de longs hennissements…
Du ciel en feu semblent descendre
Des hurlements ! deshurlements !
Lénore entend des cris de plainte
Percer la terre sous ses pas…
Et son cœur, glacé par la crainte,
Flotte de la vie au trépas.
C’est le bal des morts qui commence,
La lune brille… les voici !
Ils se forment en ronde immense,
Puis ils dansent, chantant ceci :
– Dans sa douleur la plus profonde,
Malheur à qui blasphémera !… –
Ce corps vient de mourir au monde…
Dieu sait où l’âme s’en ira !