Lénore, et autres ballades

LÉNOREBallades allemandes tirées deBürger, Koerner et Kosegarten ; publ. par Ferdinand Floconhttp://gallica.bnf.fr/document?O=N074608

Traduit par Ferdinand Flocon

 

Aux premières lueurs du matin, Lénore,fatiguée de rêves lugubres, s’élance de son lit. Es-tu infidèle,Wilhelm, ou es-tu mort ? tarderas-tu long-temps encore ?– Il avait suivi l’armée du roi Frédéric à la bataille de Prague,et n’avait rien écrit pour rassurer son amie.

 

Lassés de leurs longues querelles, le roi etl’impératrice revinrent de leurs prétentions et conclurent enfin lapaix. Couronnée de verts feuillages, chaque armée retourna, enchantant, dans ses foyers, aux sons joyeux des fanfares et destymbales.

De tous côtés, sur les chemins et sur lesponts, jeunes et vieux se portaient en foule à leur rencontre. Dieusoit loué ! s’écriaient plus d’une épouse. Sois lebienvenu ! disaient plus d’une fiancée. Lénore seule attendaitle baiser du retour.

Elle parcourt les rangs : elle lesmonte ; elle les redescend, elle interroge, hélas, en vain.Dans cette foule innombrable, personne ne peut lui donner deréponse certaine. Déjà tous sont éloignés. Alors elle arrache sesbeaux cheveux, et se roule à terre dans le délire du désespoir.

Sa mère s’approche : Dieu ait pitié detoi, ma pauvre enfant ! et la serrant dans ses bras, elle luidemandait la cause de sa douleur.

– Oh ! ma mère ! ma mère !il est mort ! mort ! Périsse le monde et tout ce qu’ilrenferme ; Dieu est sans pitié. Malédiction sur moi,malheureuse que je suis !

– Que Dieu nous aide, ma fille, imploresa bonté[1] ce qu’il fait est bien fait, et jamais ilne nous abandonne.

– Oh ! ma mère, c’est une vaineillusion, Dieu m’a abandonnée : mes prières sont restéesinutiles ; à quoi serviraient-elles maintenant ?

– Que Dieu nous aide ! Celui quiconnaît sa puissance sait qu’il peut nous secourir jusque dans lesenfers. Sa sainte parole calmera tes douleurs[2].

– Oh ! ma mère, la douleur qui metue, aucune parole ne pourra la calmer. Aucune parole ne peutrendre la vie aux morts !

– Écoute, mon enfant, peut-être leperfide a-t-il trahi sa foi pour une fille de la lointaine Hongrie.Efface-le de ton souvenir. Il ne sera jamais heureux, et, à l’heurede la mort, il sentira le châtiment de son parjure.

– Oh ! ma mère ! les morts sontmorts, et ce qui est perdu est perdu. La mort, voilà mon lot.Oh ! que je voudrais n’être pas née. Éteins-toi pour toujours,flambeau de ma vie ! que je meure dans l’horreur et dans lesténèbres ! Dieu est sans pitié ! Malédiction sur moi,malheureuse que je suis !

– Mon Dieu ! ayez pitié denous ; n’entrez pas en jugement avec ma pauvre enfant, necomptez pas ses péchés ! Elle ne sait pas quelles sont sesparoles. Oh ! ma fille, oublie les souffrances de cemonde : pense à Dieu, à la félicité éternelle ; au moinston âme immortelle ne restera pas dans le veuvage[3].

– Oh ! ma mère ! qu’est-ce quela félicité, qu’est-ce que l’enfer ? Avec Wilhelm est lafélicité, sans Wilhelm est l’enfer. Éteins-toi pourtoujours, flambeau de ma vie ! que je meure dans l’horreur etdans les ténèbres ! Dieu est sans pitié ! Malédiction surmoi, malheureuse que je suis !

Ainsi la douleur ravage son cœur et son âme,et lui fait insulter[4] à la divineProvidence. Elle se meurtrit le sein et se tord les bras. Cependantles astres de la nuit s’élevaient lentement sur la voûte duciel.

Mais écoutez ! Voilà qu’au-dehorsretentit comme le galop d’un cheval. Il semble qu’un cavalier endescend avec bruit au bas de l’escalier. Écoutez ! la sonnettea tinté doucement, et voilà qu’à travers la porte, une voix faitentendre les paroles suivantes :

– Ouvre, mon enfant. Dors-tu, mon amie,ou es-tu éveillée ? Penses-tu encore à moi ? Es-tu dansla joie ou dans les larmes ?

– Ah ! Wilhelm ! est-cetoi ? Si tard dans la nuit ! Je veillais et jepleurais ! Ah ! j’ai bien souffert. D’où viens-tu doncsur ton cheval à cette heure ?

– Nous ne montons nos coursiers qu’àminuit. J’arrive du fond de la Bohême : tard je me suis mis enroute, et je viens te chercher pour te prendre avec moi.

– Oh ! Wilhelm ! entre d’abordque je te réchauffe dans mes bras. Entends-tu le bruit du vent dansla forêt ?

– Laisse l’aquilon mugir dans la forêt,enfant, laisse-le mugir. Le coursier frappe la terre, les éperonsrésonnent ; je ne puis demeurer ici. Viens, chausse-toi, sauteen croupe derrière moi. Il me faut faire encore cent lieuesaujourd’hui pour me précipiter avec toi au lit nuptial !

– Comment veux-tu que nous fassionsaujourd’hui cent lieues pour aller au lit de noces !Écoute : la cloche qui a sonné onze heures vibre encore.

– Regarde ! La lune est claire etbrillante. Nous et les morts nous allons vite. Je te promets de temener aujourd’hui même au lit nuptial.

– Dis-moi, où est ta demeure, et commentest ton lit de noces ?

– Loin, bien loin d’ici ; étroit,humide et silencieux : six planches et deux planchettes.

– Y a-t-il de la place pour toi et pourmoi ?

– Pour toi et pour moi. Viens,chausse-toi et monte en croupe : la chambre nuptiale estouverte, les conviés nous attendent.

La jeune fille se chausse et saute avecagilité sur le cheval : elle enlace ses blanches mains autourde celui qu’elle aime, et ils s’élancent avec le bruit et larapidité de la tempête. Le cheval et le cavalier respiraient àpeine, les pierres étincelaient sous leurs pas.

Oh ! comme à gauche et à droitedisparurent à leurs yeux les prairies, les plaines et lescampagnes ! comme les ponts retentirent à leurpassage !

– A-t-elle peur, mon amie ?… La luneest brillante. Hurrah ! les morts vont vite. A-t-elle peur desmorts ?

– Oh ! non. Mais laisse les morts enrepos.

Quelles sont ces voix lugubres ! Oùvolent ces corbeaux ? Écoutez : c’est le glas des clocheset l’hymne des funérailles. « Laissez-nous ensevelir cecorps[5]. » Et de plus en plus approchait leconvoi funèbre, déjà on distinguait la bière, et le chant semblaitles accents sinistres des habitans des marais.

– Après minuit, vous ensevelirez ce corpsavec vos chants et vos plaintes. Maintenant je conduis chez moi mafiancée, venez assister au banquet : viens, chantre, viensavec le chœur, et entonne l’hymne du mariage ! prêtre, viensaussi, tu prononceras la bénédiction quand nous entrerons au litnuptial.

Le chant funèbre a cessé, la bière adisparu : obéissant à sa voix, le convoi part à leur suite.Hurrah ! Hurrah ! Ils sont presque sur les pieds ducheval, et ils s’élancent avec le bruit et la rapidité de latempête : le cheval et le cavalier respiraient à peine ;les pierres étincelaient sous leurs pas.

Oh ! comme s’envolèrent à gauche et àdroite les montagnes et les forêts, les buissons et les campagnes,les hameaux et les villes !

– Crains-tu ? mon amie…

Là lune est brillante. Hurrah ! les mortsvont vite ! A-t-elle peur des morts ?

– Oh ! laisse donc les morts enrepos !

– Vois-tu, vois-tu auprès de ces potencesces fantômes aériens, demi visibles à la pâle clarté de lalune ? ils dansent autour de la roue. Ici, ici, troupe vile etinfâme, suivez-nous ; dansez la danse des noces, nous allonsau lit nuptial.

Et la foule des esprits s’élance après euxavec des cris et un bruit semblable à celui de l’ouragan dans lesbruyères desséchées. Et ils allaient toujours au galop avec lefracas et la rapidité de la tempête : le cheval et le cavalierrespiraient à peine ; les pierres étincelaient sous leurspas.

Oh ! comme s’envolait au loin tout ce quela lune éclairait autour d’eux ! Comme le ciel et les astresglissaient au-dessus de leurs têtes ! – A-t-elle peur, monamie ?… La lune est brillante. Hurrah ! Les morts vontvite ! A-t-elle peur des morts ?

– Oh ! mon Dieu ! laisse doncles morts en repos !

– Mon cheval noir ! Il me sembleentendre déjà le chant du coq. Bientôt le sablier seraécoulé ! Mon noir ! mon noir ! Je sens l’air dumatin. Dépêche-toi, hâte-toi !… Finie, finie est notrecourse ! Le lit nuptial s’ouvre pour nous : les mortsvont vite : nous voici arrivés ! »

Il s’élance à bride abattue contre une grillede fer : de sa houssine légère, il frappe… les verroux sebrisent et les deux battans s’ouvrent avec fracas. Leur élan rapideles emporte par-delà les tombes qui apparaissent de tous côtés à laclarté de la lune.

Mais voyez, voyez ! Au même instant,Dieu ! quel affreux miracle ! Le manteau du cavaliertombe en poussière[6], sa têteest changée en une tête de mort décharnée, son corps est unsquelette armé d’une faux et d’un sablier !

Le cheval noir se cabre furieux ; ilhennit, vomit des flammes, et s’abîme dans de sombres profondeurs.Des hurlemens, des hurlemens descendent des sphères célestes, desgémissemens sortent du fond des tombes. Le cœur de Lénore palpitaitavec angoisses entre la vie et la mort.

Alors, à la lueur de l’astre nocturne, et setenant par la main, dansèrent en rond, autour d’elle, de pâlesfantômes, et ils entonnèrent l’hymne suivante :

« Patience ! Patience ! si ladouleur brise ton cœur, ne blasphême jamais le Dieu du ciel !Ton corps est délivré ; Dieu ait pitié de tonâme ! »

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