Lénore, et autres ballades

LÉNORELeçons de littérature allemande :morceaux choisis des poètes et des prosateurs classés par genres ;[ouvrage précédé d’un] coup d’oeil sur la littérature allemandedepuis Luther jusqu’à nos jours / par M. Jules Le Fèvre-Deumierhttp://gallica.bnf.fr/document?O=N029633

Traducteur anonyme

 

Lénore, aux premiers feux du matin, s’éveilled’un songe douloureux, et se lève. Es-tu infidèle, Wilhelm, oumort ? Combien de temps tarderas-tu ? – Il était, avecl’armée du roi Frédéric, allé à la bataille de Prague ; et iln’avait point écrit s’il avait été blessé.

Le Roi et l’Impératrice, fatigués d’une longuequerelle, ont adouci leurs ressentiments, et ont fait enfin lapaix. Au bruit des chants, au bruit des cymbales et desinstruments, chaque armée, couronnée de vert feuillage, regagnaitsa patrie et ses foyers.

Partout, généralement partout, sur leschemins, sur les coteaux, jeunes et vieux, mêlant leurs hymnes dejoie, couraient au-devant des arrivants. Dieu soit loué !criaient les enfants et les épouses. Qu’ils soient lesbienvenus ! disait mainte fiancée joyeuse. Mais, hélas !pour Lénore, le salut et le baiser du retour étaient perdus.

Elle interroge le cortège d’un bout à l’autrebout, et elle s’informe de tous les noms. Mais il n’en est aucun detous ceux qui arrivent qui puisse lui donner des nouvelles. Quandtoute l’armée fut passée, elle arracha ses cheveux noirs, et sejeta sur la terre, avec la rage du désespoir.

Sa mère courut à elle. – Hélas ! que Dieuait pitié de nous ! Toi, mon cher enfant, que t’est-ilarrivé ? Et elle serrait sa fille dans ses bras. – Ô ma mère,ma mère ! Mort ! Il est mort ! Maintenant, adieu lemonde, adieu tout ! Dieu n’a aucune pitié. Ô malheur, malheurà moi, malheureuse !

– Secourez-nous, ô Dieu,secourez-nous ! Soyez-nous indulgent. Mon enfant, dis unPater noster ; ce que Dieu fait est bien fait. ÔDieu, mon Dieu, ayez pitié de nous ! – Ô ma mère, mamère ! Vaines paroles ! Si Dieu fait bien, ce n’est paspour moi. Que sert, que servirait ma prière ? Maintenant jen’ai plus besoin de rien.

– Secourez-nous, ô Dieu,secourez-nous ! Celui qui sait qu’il est un père, sait qu’ilaide ses enfants ; le Saint-Sacrement adoucira ton chagrin. –Ô ma mère ! Ce qui me brûle, il n’y a pas de sacrement quil’adoucisse ! Il n’y a pas de sacrement qui puisse rendre lavie aux morts.

– Écoute, mon enfant ! Peut-être cethomme faux, dans la lointaine Hongrie, aura oublié sa foi pourquelque nouvel hymen ! Laisse aller, mon enfant, laisse allerson cœur ; il n’en sera pas récompensé ; à l’heure oùl’âme et le corps se séparent, son parjure le dévorera.

– Ô ma mère, ma mère, il est mort !Il est mort, perdu, il est perdu ! Mourir, mourir, voilà monlot. Éteins-toi, ma lumière, éteins-toi pour toujours ! Que jemeure aussi ! Que je meure dans la nuit et l’effroi !Dieu n’a aucune pitié ! Ô malheur, malheur à moi,malheureuse !

– Secourez-nous, ô Dieu,secourez-nous ! N’entrez pas en jugement avec votre pauvreenfant. Elle ne sait pas ce que dit sa langue. Ne prenez pas gardeà ses péchés. Hélas ! mon enfant, oublie ta douleur terrestre,et pense à Dieu, à ton salut ! Ce fiancé-là ne manquera pas àton âme.

– Ô ma mère, qu’est-ce que lesalut ? Ô ma mère, qu’est-ce que l’enfer ? – C’est lui,c’est lui qui est mon salut, et sans Wilhelm tout est enfer.Éteins-toi, ma lumière, éteins-toi pour toujours ! Que jemeure aussi ! Que je meure dans la nuit et l’effroi !Sans lui, je ne puis pas rester sur terre : je ne puis pasêtre heureuse sans lui.

Ainsi le désespoir égare ses esprits etdéchire ses veines ; ainsi elle ose, arrogante, disputer avecla providence de Dieu. Elle meurtrit son sein ; elle se tordles bras, jusqu’au déclin du soleil, jusqu’à l’heure où la voûte duciel se couvre de ses étoiles d’or.

En dehors, écoutez ! Trap, trap,trap : on dirait le galop d’un cheval ; un chevalier endescend, on entend le cliquetis de ses pas prés de la grille.Écoutez ! écoutez ! Il tire la sonnette de la porte toutdoucement. Klin, klin, klin, et à travers la porte arrivedistinctement ces paroles :

Hollo ! hollo ! Ouvre, mon enfant.Dors-tu, ma bien-aimée, ou veilles-tu ? Qu’as-tu pensé demoi ! Pleures-tu, ou souris-tu ? – Hélas, Wilhelm !Toi ! Si tard, dans la nuit ! J’ai pleuré etveillé ! Hélas ! J’ai souffert une grande douleur. D’oùviens-tu donc maintenant à cheval ?

– Nous ne nous mettons en selle qu’àminuit. J’arrive ici du fond de la Bohême, et je veux t’emmeneravec moi. – Hélas ! Wilhelm, dépêche-toi d’abord d’entrer. Levent siffle dans l’aubépine. Viens dans mes bras, mon bien-aimé ducœur, te réchauffer.

– Laisse le vent siffler dans l’aubépine.Laisse-le siffler, enfant ! Le coursier noir bat du pied.L’éperon résonne. Je n’ose demeurer ici. Viens, noue ta robe,descends, et élance-toi sur mon coursier noir, derrière moi. Ilnous faut aujourd’hui courir cent milles, pour aller au litnuptial.

– Hélas ! Comment veux-tu que jepuisse faire aujourd’hui cent milles, pour aller au litnuptial ? Et écoute ! La cloche murmure encore ;elle a déjà sonné onze heures. – Regarde ici, regarde ! Lalune brille pure. Nous, et les morts, nous allons vite. Je teporterai, je le gage, encore aujourd’hui dans le lit de noces.

– Mais dis : où est tachambre ? Où ? Comment est ton lit de noces ? –Loin, bien loin d’ici : tranquille, froid et petit : sixplanches, et deux petites. – Y a t-il place pour moi ? – Pourtoi et pour moi. Viens, noue ta robe, descends, et monte en croupe.Les conviés de la noce nous attendent. Notre chambre estouverte.

Déjà la bien-aimée a noué sa robe. Elle estdescendue, et elle s’est élancée légèrement sur le cheval. Elleenlace autour du chevalier chéri ses mains de lys : et vite,vite : hop, hop, hop, voilà qu’ils partent à grand bruit augalop, tellement que le cheval et le cavalier respiraient à peine,et que les pierres faisaient jaillir sous leurs pas, comme unepoussière d’étincelles.

À droite, à gauche, comme ils fuyaient devantleurs yeux les prés, les plaines, les campagnes ! Les pontsrésonnaient comme la foudre, quand ils passaient. – Ma bien aiméea-t-elle peur ?… La lune brille pure… hurrah ! Les mortsvont vite… ma bien-aimée a-t-elle peur des morts ? –Hélas ! non… mais laisse les morts.

Quels sont ces chants, ces bruits quiretentissent ? Que cherche le vol des corbeaux ? –Écoutez ! c’est la cloche du glas. Écoutez ! c’est lechant des morts : Laissez-nous ensevelir cecorps. Et le convoi funèbre approchait, pourtant le cercueilavec son drap mortuaire. Le chant était semblable au cri du reptiledans les marécages.

Après minuit, vous ensevelirez ce corps aubruit des cloches, des chants, des gémissements ! Maintenantje conduis dans mes foyers ma jeune épouse. Avec nous, avec nous, àla fête ! Viens ici, sacristain ! Viens avec le chœur, etdébite-moi l’office du mariage. Viens, curé, et prononce labénédiction, avant que nous nous mettions au lit.

Les bruits, les chants ont cessé… La bière adisparu. Obéissant à sa voix le cortège les suit. Vite, vite !Il courait le cortège, qu’il touchait presque aux sabots du cheval,et toujours plus rapides, hop, hop, hop, ils continuaient leurbruyant galop, tellement que le cheval et le cavalier respiraient àpeine, et les pierres faisaient jaillir sous leurs pas comme unepoussière d’étincelles.

Comme ils fuyaient à droite, comme ilsfuyaient à gauche, les coteaux, les bois, les buissons ! Commeils fuyaient à gauche, et à droite, et à gauche, les villages, lesvilles, les bourgades ! – – Ma bien aimée a-t-ellepeur ?… La lune brille pure !… hurrah ! Les mortsvont vite… ma bien-aimée a-t-elle peur des morts ? –Hélas ! non. Mais laisse-les reposer, les morts.

– Vois là ! vois là ! Près dela potence, vois-tu danser autour de la roue, à demi visible à laclarté de la lune, cette canaille de fantômes ? Sasa !Canaille de toi ! Viens ici ! Canailles, venez etsuivez-moi. Vous nous danserez le branle de noces, quand nousserons pour nous mettre au lit.

Et cette canaille, vite, vite, vite, se mit àles suivre, en criant comme l’ouragan, qui grince dans la coudraieà travers les feuilles sèches ; et toujours plus rapides, hop,hop, hop ! ils continuaient leur bruyant galop, tellement quele cheval et le cavalier respiraient à peine, et les pierresfaisaient jaillir sous leurs pas comme une poussièred’étincelles.

Comme tout fuit autour d’eux de ce que la luneéclaire ! Comme tout fuit au loin ! Au-dessus d’eux,autour d’eux, comme ils fuient, le ciel et les étoiles ! – Mabien aimée a-t-elle peur ?… La lune brille pure… Hurrah !Les morts vont vite… ma bien-aimée a-t-elle peur des morts ? –Ô malheur ! Laisse reposer les morts.

– Mon cheval noir ! Mon chevalnoir ! Il me semble déjà que le coq m’appelle ; le sablesera bientôt écoulé. Mon cheval noir ! Mon cheval noir !Je sens l’air du matin. Mon cheval noir, dépêche-toi ! Elleest finie ! Notre course est finie ! Voilà le lit nuptialqui s’ouvre ! les morts vont vite. Nous sommes, nous sommesarrivés.

Soudain contre une grille de fer il s’élance,bride abattue ; d’un coup de sa légère houssine, il brise laporte et les verroux. Leur fuite retentissante a des ailes. Ilscourent par-dessus les tombeaux. Toutes les pierres sépulcralesbrillent autour d’eux éclairées par la lune.

Et voyez, voyez ! En un moment, voyezquel horrible miracle ! Le manteau du chevalier, morceau parmorceau, tombe comme les lambeaux d’amadou. Un crâne, sans chair etsans cheveux, un crâne nu, voilà sa tête ! Son corps est unsquelette, avec un sablier et une faulx.

Le cheval noir se cabre tout droit. Il pousseun hennissement sauvage, ses naseaux jettent du feu, puis sous lecavalier, il s’enfonce et disparaît. Des hurlements, des hurlementsdescendent du fond des airs, des gémissements montent du creux destombeaux. Le cœur tremblant de Lénore battait entre la mort et lavie.

Maintenant les esprits dansent au clair delune, en se tenant par la main et tournant : c’est la rondedes ombres, et ils chantent ces paroles : Patience !Patience, quand même le cœur se brise ! Ne dispute pas avecDieu dans le ciel. Tu es délivrée de ton corps : Dieu soit bonpour ton âme.

 

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