Lénore, et autres ballades

LÉNORELénore : ballade de Bürger / trad.de l’allemand [par Paul Lehr]http://gallica.bnf.fr/document?O=N109097

Traduit par Paul Lehr

 

D’un songe affreux Lénore poursuivie

Au point du jour se réveilla soudain.

« Mon cher Wilhelm ; as-tu perdu lavie ?

Es-tu parjure, ou te verrai-jeenfin ? »

Sous Frédéric il partit pourl’armée,

Et combattit à Prague en bonhussard ;

Mais depuis lors sa jeune bien-aimée

Ne reçut plus de lettres de sa part.

 

L’Impératrice et son noble adversaire,

Moins obstinés dans leurs vastes projets,

Et fatigués des fureurs de la guerre,

Quoique rivaux, avaient signé la paix.

Leurs bataillons, à la riante allure,

Musique en tête avec refrains joyeux,

Parés de fleurs, couronnés de verdure,

Drapeaux flottans, s’en retournaient chezeux.

 

Le peuple accourt partout sur leurpassage ;

Des cris de joie accueillent lessoldats ;

Jeunes et vieux exaltent leurcourage ;

Mères et fils, tous leur tendent les bras.

Plus d’une sœur, mainte et mainte fiancée

Criaient : « Amis ! soyez lesbienvenus ! »…

Lénore, hélas ! muette et délaissée,

Se trouva seule au milieu d’inconnus.

 

Allant, venant, parlant à chaque bande,

De tous les noms elle allas’enquérir ;

Chefs et soldats écoutaient sademande :

Mais nul ne put répondre à son désir.

Bientôt passa le dernier corps d’armée,

Et vint ravir tout espoir à son cœur.

Lénore, à terre et presque inanimée,

N’exhale plus que des cris de douleur.

 

La mère accourt et vers elles’élance :

« Que vois-je ? ô Dieu !qu’as-tu, ma chère enfant ?

Viens dans mes bras, parle avec confiance,

Dis-moi ton mal ; je t’écoute entremblant. » –

« Oh ! c’en est fait ; tout estperdu, ma mère !

Tout est perdu ! hélas ! Wilhelm estmort !

Il n’est plus rien qui m’attache à laterre ;

Dieu, sans pitié, m’abandonne à monsort ! » –

 

« Aide, Seigneur ! au moment dunaufrage

Les affligés n’ont que toi pour soutien.

Dis un Pater, enfant, celasoulage ;

Ce que Dieu fait, il le fait toujoursbien. » –

« Que votre foi, ma mère, estpuérile !

De mon bonheur Dieu n’a pris aucunsoin ;

Il a jugé ma prière inutile,

Et désormais il n’en est plus besoin. »–

 

« Aide, Seigneur ! qui te connaît,mon Père,

Sait qu’en tous lieux ton secours estcertain.

Ma chère enfant, pour calmer ta misère,

Approche-toi, du Sacrement divin. » –

« Ma mère ! il n’est, pour éteindrema flamme,

Ni Sacrement, ni remède ici-bas ;

Nul Sacrement ne peut rappeler l’ame

D’un bien-aimé, victime dutrépas ! » –

 

« Écoute, enfant ! ne pourrait-il sefaire

Que le perfide ait abjuré sa foi.

Pour épouser une femme étrangère,

Et qu’en Bohème il vive sous saloi ?…

Eh ! laisse aller le cœur de ceparjure ;

Il paira cher tant de déloyauté !

Au jour fatal, Dieu, vengeur de l’injure,

Saura punir son infidélité. » –

 

« Oh ! c’en est fait ! Wilhelmest mort, ma mère !

Il est perdu, oui, perdu sansretour :

Il n’est pour moi plus de bonheur surterre !

Pourquoi faut-il qu’on m’ait donné lejour ?

Mort ! frappe-moi. brise monexistence,

Et qu’à jamais mon nom soit oublié !

Jouis, ô Dieu ! jouis de masouffrance,

Puisque pour moi tu n’as pas depitié ! » –

 

« Aide, Seigneur ! oh ! puisseta justice

Ne pas juger ton enfant aujourd’hui !

De ses transports son cœur n’est pascomplice ;

Elle blasphème ; ô Dieu !pardonne-lui !…

Ma chère enfant ! oublie enfin tapeine,

Songe au salut, mets en Dieu tonbonheur ;

Qu’un saint amour vers l’Éternell’entraîne ;

L’époux céleste a seul droit à toncœur. » –

 

« Ah ! dites-moi, ma mère, je vousprie,

Qu’est le salut ? qu’est l’enfer et sesfeux ?

Près de Wilhelm je bénirais la vie,

Et loin de lui le jour m’est odieux.

Oh ! c’en est fait… Mort, néant quej’appelle.

Venez, venez ! je vous vois sanseffroi ;

Je ne veux pas de la vie éternelle,

Si mon Wilhelm sur terre est loin demoi. »

 

Rien ne calmait son désespoirextrême ;

Elle accusait avec témérité

La Providence et sa bonté suprême,

Lui reprochait un sort non mérité.

La pauvre enfant, défaite, échevelée,

Frappait son sein, versait des pleursamers.

Jusqu’au moment où la nuit étoilée

Vint de ses feux couronner l’univers.

 

Chut !… on entend arriver endroiture,

À pas pressés, un coursier au grandtrot ;

Un cavalier, à la bruyante armure,

Vient à la rampe et descend aussitôt.

Vers le cordon alors sa main seporte ;

L’oreille au guet, il sonne doucement

À petits coups ;… puis, à travers laporte.

Il fit voler ces mots distinctement :

 

« Lénore, viens ! viens, ouvre-moi,ma chère !

Dors-tu, ma belle ? ou n’as-tu pudormir ?

Ai-je toujours le bonheur de teplaire ?

Je viens te voir !… hâte-toi dem’ouvrir ! », –

« Oh ! cher Wilhelm ! sepeut-il ? est-ce un rêve ?

Est-ce bien toi ?… J’ai veillé, j’aipleuré,

J’ai bien souffert !… mais je t’écoute,achève !

D’où viens-tu donc ?… j’avaisdésespéré ! » –

 

« Minuit sonnant nous nous mîmes enroute,

Il m’a fallu bravement chevaucher !

Je viens de loin, de la Bohème :…écoute.

Il faut me suivre, et je viens techercher » –

« Ah, cher Wilhelm ! entre dans machambrette :

J’entends siffler les vents dans levallon ;

Viens te chauffer, ami ! je suisseulette :

Viens dans mes bras délierl’aquilon ! » –

 

« Laisse siffler au loin le ventd’automne ;

Mon cheval noir gratte le sol poudreux.

Et l’on entend l’éperon quirésonne !…

Je ne saurais m’arrêter en ces lieux.

Viens, couvre-toi, prends ton élan, machère !

Assise en croupe, il fait bon à cheval.

J’aurai ce jour bien cent milles à faire,

Pour t’amener dans le lit nuptial. »–

 

« Quoi ! tu voudrais me porter toutà l’heure

Dans notre couche en pays silointain ?

Déjà la cloche annonce l’onzièmeheure ;

N’entends-tu pas encor vibrerl’airain ? » –

« Lénore, vois ! la lune nouséclaire ;

Nous et les morts nous voyageons bontrain.

Je veux gager d’être avec toi, machère !

Au gite avant l’étoile du matin.

 

« Dis-moi, Wilhelm, où voit-on tachambrette ? » –

« Bien loin d’ici ! » –« Comment est fait le lit ? » –

« Six ais cloués forment notrecouchette,

En un lieu frais, paisible, assezpetit… » –

« Puis-je y loger ? » –« Oh ! deux y trouvent place ;

Viens, couvre-toi, prends ton élan,voyons !

Des conviés la foule attend, selasse ;

La chambre est prête, amie, allons,partons ! »

 

À peine il dit, que Lénore s’avance ;

Un doux penser l’agite en ce moment ;

Sur le coursier, légère, elles’élance ;

Ses bras de lis étreignent son amant.

Au grand galop, volant à perdre haleine,

Le feu jaillit et brille sous leurspas ;

Comme le vent le coursier les entraine,

Et du gravier lance au loin les éclats…

 

À leurs regards, dans ce fougueux voyage,

Tout semblait fuir, prés, champs, vastesforêts ;

Les ponts foulés accusaient leurpassage :

Pour eux les monts abaissaient leurssommets.

« M’amie a peur ? Eh ! vois, lalune donne :

Hourrah ! les morts ne s’arrêtentjamais.

Allons, courons !… crains-tu les morts,ma bonne ? » –

« Non, mon ami, mais laisse-les enpaix ! »

 

Quel bruit là-bas, au milieu desténèbres ?

Pourquoi voit-on ces corbeauxaccourir ?

La cloche tinte !… entends ces chantsfunèbres !

« Portons le corps, il fautl’ensevelir ! »

Alors on vit un lugubre cortège,

Cercueil en tête, orné de noirscyprès ;

Les chants pouvaient bien ressembler, quesais-je ?

Aux. cris plaintifs sortant de nos marais…

 

Vous porterez plus tard le corps en terre,

À son de cloche, avec chantsépulcral :

Moi, de ce pas, je conduis ma bergère,

Ma jeune épouse, au festin nuptial…

Viens, sacristain ! entonner lesfiançailles ;

Amène aussi les chantres, le serpent…

Viens, prêtre ! viens bénir nosépousailles ;

La couche est prête et l’hymen nousattend. »

 

À cet appel du cavalier fantasque,

L’airain funèbre et les chants… tout setait :

Comme enlevé par un coup de bourrasque,

Cercueil, cortège, enfin tout disparaît…

Le coursier noir au galop les entraîne.

Et siffle au loin, tel qu’un légerroseau ;

En bondissant il vole à perdrehaleine ;

Le sol frémît sous son double fardeau.

 

Comme à leurs yeux tous les objetss’enfuirent ;

Sur l’horizon les hameaux, les cités,

Les monts, les bois, soudains’évanouirent,

Et leur semblaient par les vents emportés.

« M’amie a peur ?… Eh ! vois,la lune donne ;

Hourrah ! les morts ne s’arrêtentjamais ;

Allons, courons ! Crains-tu les morts, mabonne ? » –

« Ah ! laisse-les !… laisse lesmorts en paix ! »

 

Vois-tu, vois-tu l’étrangephénomène ?

Au clair de lune, on aperçoit là-bas

Sous le gibet la gent aérienne,

Qui danse en rond et qui prend ses ébats.

« Ah ! ça, venez et suivez-nous,canailles !

Je veux vous voir décorer notre bal ;

Vous ouvrirez la danse à nos fiançailles,

Et nous suivrez jusqu’au litnuptial ! »

 

Il dit La bande accourt, les environne

À flots bruyans, comme la feuille aubois ;

Qui dans les airs s’amasse ettourbillonne.

Quand l’aquilon élève au loin sa voix.

Au grand galop, volant à perdre haleine,

Rien ne s’oppose à leur trajetfougueux ;

Impatient le coursier les entraine,

Et de ses fers jaillissent mille feux.

 

Dans leur essor, à peine touchantterre ;

Ils voyaient fuir et disparaître aux yeux,

Tous les objets qu’au loin la luneéclaire,

Et les flambeaux sur la voûte des cieux.

« M’amie a peur ?… Eh ! vois,la lune donne ;

Hourrah ! les morts ne s’arrêtentjamais ;

Allons, courons !… Crains-tu les morts,ma bonne ? » –

« De grâce, ami, laisse les morts enpaix ! » –

 

« Ardent coursier ! le coq se faitentendre ;

Je sens déjà la fraîcheur du matin ;

Courage, allons ! ne te fais pasattendre ;

Le sablier va tirer à sa fin…

Nous voici donc au terme du voyage !

Toujours les morts vont d’un train sanségal ;

Il est fini, notre pèlerinage ;

Je vois s’ouvrir notre litnuptial ! »

 

Disant ces mots, il vole à toute bride

Vers un portail à deux vastesbattans ;

De sa houssine il frappe un coup rapide.

Et fait tomber les verrouximpuissans :

Avec fracas les doubles portess’ouvrent ;

Il entre alors dans ce funèbre enclos.

Au clair de lune, autour d’eux sedécouvrent

Les monumens de l’éternel repos.

 

Ô ciel ! voilà, tout comme un coup defoudre,

Qu’il s accomplit un prodigeeffrayant :

Du cavalier l’armure tombe en poudre,

Son crâne est vide et son cœurflamboyant ;

Un blanc squelette, à face épouvantable,

Tient d’une main le sablier fatal ;

De l’autre armé de sa fauxredoutable ;

Il grince encor des dents sur son cheval.

 

Le coursier noir en frémissant sedresse ;

De ses naseaux un jet de feujaillit ;

La terre tremble et sous ses pieds saffaisse :

Un gouffre affreux tout à coupl’engloutit…

Des hurlemens descendent de la nue ;

Des cris plaintifs s’élèvent du tombeau.

Lénore lutte, et par la mort vaincue,

Voit de ses jours s’éteindre le flambeau.

 

Mille démons, aux clartés de lalune ;

Vinrent danser une ronde en ces lieux,

Et tous hurlaient ; pleins d’une ardeurcommune,

Cette morale en refrains pouradieux :

« Quand la douleur empoisonne ta vie.

Résigne-toi, n’accuse pas le Ciel !

Que l’ame enfin de ton corps affranchie

Obtienne grâce aux pieds del’Éternel ! »

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