Les Aventures de Sherlock Holmes

C’était le surlendemain de Noël. Je m’étais rendu chez mon ami  Sherlock Holmes, afin de lui présenter les vœux d’usage en cette  période de l’année. Je le trouvai en robe de chambre pourpre,allongé sur son divan, son râtelier à pipes à portée de la main.Sur le parquet, un tas de journaux, dépliés et froissés, indiquait  qu’il avait dépouillé avec soin la presse du matin. On avait  approché du divan une chaise, au dossier de laquelle était accroché  un chapeau melon, graisseux et minable, bosselé par endroits et qui  n’était plus neuf depuis bien longtemps. Une loupe et une pince,posées sur le siège, donnaient à penser que le triste objet n’avait  été placé là qu’aux fins d’examen.

– Vous êtes occupé, dis-je. Je vous dérange ?

– Nullement, Watson ! Je suis au contraire ravi d’avoir un  ami avec qui discuter mes conclusions. L’affaire n’a pas la moindre  importance, mais ce vieux couvre-chef soulève quelques menus  problèmes qui ne sont point dépourvus d’intérêt et qui pourraient  être assez instructifs.

Je m’assis dans le fauteuil de Holmes et me réchauffai les mains  devant le feu qui pétillait dans la cheminée. Il gelait sévèrement  et les vitres étaient couvertes d’épaisses fleurs de givre.

– J’imagine, déclarai-je, que, malgré son innocente apparence,ce chapeau joue un rôle dans quelque tragique histoire, qu’il est  l’indice qui vous permettra d’élucider quelque mystérieuse affaire  et de provoquer le châtiment d’un odieux criminel.

– Il n’est nullement question de ça ! répondit Holmes en  riant. Il ne s’agit pas d’un crime, mais d’un de ces petits  incidents amusants qui arrivent nécessairement quand quatre millions d’individus se coudoient dans un espace de quelques miles  carrés. Étant donné la multiplicité et la diversité des activités  d’une telle foule, on peut s’attendre à rencontrer toutes les  combinaisons d’événements possibles et bien des petits problèmes,intéressants parce que bizarres, mais qui ne relèvent pas pour  autant de la criminologie. Nous en avons déjà fait  l’expérience.

– C’est si vrai, fis-je observer, que, des six affaires qui font  l’objet de mes dernières notes, trois au moins ne comportaient  aucun crime, au sens légal du mot.

– Très juste Vous faites allusion à la récupération des papiers  d’Irène Adler, à la curieuse affaire de Miss Mary Sutherland et à  l’aventure de l’homme à la lèvre tordue. Je suis convaincu que la  petite énigme qui m’intéresse en ce moment ressortit à la même  catégorie. Vous connaissez Peterson, le commissionnaire ?

– Oui.

– C’est à lui qu’appartient ce trophée.

– C’est son chapeau ?

– Non, non ! Il l’a trouvé. Son propriétaire est inconnu.Je vous demanderai d’examiner ce chapeau, en le considérant, non  pas comme un galurin qui n’en peut plus, mais comme un problème  intellectuel. Auparavant, toutefois, je veux vous dire comment il  est venu ici. Il est arrivé chez moi le matin de Noël, en compagnie  d’une belle oie bien grasse, qui, je n’en doute pas, est à l’heure  qu’il est en train de rôtir sur le feu de Peterson. Les faits, les  voici. Le matin de Noël, vers quatre heures, Peterson – qui, comme  vous le savez, est un garçon parfaitement honnête – rentrait chez  lui après une petite bombe quand, dans Tottenham Court Road, à la  lumière des réverbères, il aperçut, marchant devant lui et  zigzaguant un peu, un homme assez grand qui portait une oie sur  l’épaule. Au coin de Goodge Street, une querelle éclata entre cet  inconnu et une poignée de voyous, dont l’un lui fit sauter son  chapeau. L’homme leva sa canne pour se défendre et, lui faisant  décrire un moulinet au- dessus de sa tête, fracassa la glace du  magasin qui se trouvait derrière lui. Peterson se mit à courir pour  porter secours au bonhomme, mais celui-ci, stupéfait d’avoir fait  voler une vitrine en éclats et peut-être inquiet de voir arriver  sur lui un type en uniforme, laissait tomber son oie, tournait les  talons et s’évanouissait dans le labyrinthe des petites rues  voisines. Les voyous ayant, eux aussi, pris la fuite à son  apparition, Peterson restait maître du champ de bataille. Il  ramassa le butin, lequel se composait de ce chapeau qui défie les  qualificatifs et d’une oie à qui il n’y avait absolument rien à  reprocher.

– Naturellement, il les a restitués, l’un et l’autre, à leur  légitime propriétaire ?

– C’est là, mon cher ami, que gît le problème ! Il y avait  bien, attachée à la patte gauche de l’oie, une étiquette en carton  portant l’inscription : « Pour Mme Henry  Baker », on trouve aussi sur la coiffe du chapeau les  initiales « H. B. », mais, comme il y a dans notre bonne  ville quelques milliers de Baker et quelques centaines de Henry  Baker, il est difficile de trouver le bon pour lui rendre son  bien.

– Finalement, quel parti Peterson a-t-il pris ?

– Sachant que la moindre petite énigme m’intéresse, il m’a, le  jour de Noël, apporté ses trouvailles. Nous avons gardé l’oie  jusqu’à ce matin. Aujourd’hui, malgré le gel, certains signes  indiquaient qu’elle « demandait » à être mangée sans  délai. Peterson l’a donc emportée vers ce qui est l’inéluctable  destin des oies de Noël. Quant au chapeau, je l’ai gardé.

– Son propriétaire n’a pas mis deux lignes dans le journal pour  le réclamer ?

– Non.

– De sorte que vous n’avez rien qui puisse vous renseigner sur  son identité ?

– Rien. Mais nous avons le droit de faire quelques petites  déductions…

– En partant de quoi ? Du chapeau ?

– Exactement.

– Vous plaisantez ! Qu’est-ce que ce vieux melon pourrait  vous apprendre ?

– Voici ma loupe, Watson ! Vous connaissez ma méthode.Regardez et dites-moi ce que ce chapeau vous révèle sur la  personnalité de son propriétaire.

Je pris l’objet sans enthousiasme et l’examinai longuement.C’était un melon noir très ordinaire, qui avait été porté – et  pendant très longtemps – par un homme dont la tête ronde n’offrait  aucune particularité de conformation. La garniture intérieure, en  soie, rouge à l’origine, avait à peu près perdu toute couleur. On  ne relevait sur la coiffe aucun nom de fabricant. Il n’y avait que  ces initiales « H. B. » dont Holmes m’avait parlé. Le  cordonnet manquait, qui aurait dû être fixé à un petit œillet percé  dans le feutre du bord. Pour le reste, c’était un chapeau fatigué,tout bosselé, effroyablement poussiéreux, avec çà et là des taches  et des parties décolorées qu’on paraissait avoir essayé de  dissimuler en les barbouillant d’encre.

– Je ne vois rien, dis-je, restituant l’objet à mon ami.

– Permettez, Watson ! Vous voyez tout ! Seulement,vous n’osez pas raisonner sur ce que vous voyez. Vous demeurez  d’une timidité excessive dans vos conclusions.

– Alors, puis-je vous demander ce que sont vos propres  déductions ?

Holmes prit le chapeau en main et le considéra de ce regard  perçant qui était chez lui très caractéristique.

– Il est peut-être, dit-il, moins riche en enseignements qu’il  aurait pu l’être, mais on peut cependant de son examen tirer  certaines conclusions qui sont incontestables et d’autres qui  représentent à tout le moins de fortes probabilités. Que le  propriétaire de ce chapeau soit un intellectuel, c’est évident,bien entendu, comme aussi qu’il ait été, il y a trois ans, dans une  assez belle situation de fortune, encore qu’il ait depuis connu des  jours difficiles. Il était prévoyant, mais il l’est aujourd’hui  bien moins qu’autrefois, ce qui semble indiquer un affaissement de  sa moralité, observation, qui, rapprochée de celle que nous avons  faite sur le déclin de sa fortune, nous donne à penser qu’il subit  quelque influence pernicieuse, celle de la boisson  vraisemblablement. Ce vice expliquerait également le fait, patent  celui-là, que sa femme a cessé de l’aimer.

– Mon cher Holmes !

Ignorant ma protestation, Holmes poursuivait :

– Il a pourtant conservé un certain respect de soi-même. C’est  un homme qui mène une vie sédentaire, sort peu et se trouve en  assez mauvaise condition physique. J’ajoute qu’il est entre deux  âges, que ses cheveux grisonnent, qu’il est allé chez le coiffeur  ces jours-ci et qu’il se sert d’une brillantine au citron. Tels  sont les faits les plus incontestables que ce chapeau nous révèle.J’oubliais ! Il est peu probable que notre homme ait le gaz  chez lui.

– J’imagine, Holmes, que vous plaisantez !

– Pas le moins du monde ! Vous n’allez pas me dire que,connaissant maintenant mes conclusions, vous ne voyez pas comment  je les ai obtenues ?

– Je suis idiot, je n’en doute pas, mais je dois vous avouer,Holmes, que je suis incapable de vous suivre ! Par exemple, de  quoi déduisez-vous que cet homme est un intellectuel ?

Pour toute réponse, Holmes mit le chapeau sur sa tête : la  coiffure lui couvrit le front tout entier et vint s’arrêter sur  l’arête de son nez.

– Simple question de volume, dit-il. Un homme qui a un crâne de  cette dimension doit avoir quelque chose à l’intérieur.

– Et le déclin de sa fortune ?

– Ce chapeau est vieux de trois ans. C’est à ce moment-là qu’on  a fait ces bords plats, relevés à l’extérieur. Il est de toute  première qualité. Regardez le ruban et la garniture intérieure. Si  le personnage pouvait se payer un chapeau de prix il y a trois ans,et s’il n’en a pas acheté un autre depuis, c’est évidemment que ses  affaires n’ont pas été brillantes !

– Je vous accorde que c’est, en effet, très probable. Mais la  prévoyance et l’affaissement de moralité ?

Sherlock Holmes se mit à rire.

– La prévoyance, tenez, elle est là !

Il posait le doigt sur le petit œillet métallique fixé dans le  bord du chapeau.

– Cet œillet, expliqua-t-il, le chapelier ne le pose que sur la  demande du client. Si notre homme en a voulu un, c’est qu’il est  dans une certaine mesure prévoyant, puisqu’il a songé aux jours de  grand vent et pris ses précautions en conséquence. Mais nous  constatons qu’il a cassé le cordonnet et ne s’est pas donné la  peine de le faire remplacer. D’où nous concluons qu’il est  maintenant moins prévoyant qu’autrefois, signe certain d’un  caractère plus faible aujourd’hui qu’hier. Par contre, il a essayé  de dissimuler des taches en les recouvrant d’encre, ce qui nous  prouve qu’il a conservé un certain amour-propre.

– Votre raisonnement est certes plausible.

– Quant au reste, l’âge, les cheveux grisonnants, récemment  coupés, l’emploi de la brillantine au citron, tout cela ressort   d’un examen attentif de l’intérieur du chapeau, dans sa partie  inférieure. La loupe révèle une quantité de bouts de cheveux  minuscules, manifestement coupés par les ciseaux du coiffeur. Ils  sont gras et l’odeur de la brillantine au citron est très  perceptible. Cette poussière, vous le remarquerez, n’est pas la  poussière grise et dure qu’on ramasse dans la rue, mais la  poussière brune et floconneuse qui flotte dans les appartements.D’où nous pouvons conclure que ce chapeau restait la plupart du  temps accroché à une patère. Les marques d’humidité qu’on distingue  sur la coiffe prouvent que celui qui le portait transpirait  abondamment, ce qui donne à croire qu’il n’était pas en excellente  condition physique.

– Mais vous avez aussi parlé de sa femme, allant jusqu’à dire  qu’elle ne l’aimait plus !

– Ce chapeau n’a pas été brossé depuis des semaines. Quand votre  femme, mon cher Watson, vous laissera sortir avec une coiffure sur  laquelle je verrai s’accumuler la poussière de huit jours, je  craindrai fort que vous n’ayez, vous aussi, perdu l’affection de  votre épouse.

– Mais cet homme était peut-être célibataire ?

– Vous oubliez, Watson, qu’il rapportait une oie à la maison  pour l’offrir à sa femme ! Rappelez-vous l’étiquette accrochée  à la patte du volatile !

– Vous avez réponse à tout. Pourtant, comment diable pouvez-vous  avancer que le gaz n’est pas installé chez lui ?

– Une tache de bougie peut être accidentelle. Deux, passe  encore ! Mais, quand je n’en compte pas moins de cinq, je  pense qu’il y a de fortes chances pour que le propriétaire du  chapeau sur lequel je les relève se serve fréquemment d’une bougie…et je l’imagine, montant l’escalier, son bougeoir d’une main et son  chapeau de l’autre. Autant que je sache, le gaz ne fait pas de  taches de bougie ! Vous êtes content, maintenant ?

– Mon Dieu, répondis-je en riant, tout cela est fort ingénieux,mais, étant donné qu’il n’y a pas eu crime, ainsi que vous le     faisiez vous-même remarquer tout à l’heure, et qu’il ne s’agit, en somme, que d’une oie perdue, j’ai bien peur que vous ne vous soyez  donné beaucoup de peine pour rien !

Sherlock Holmes ouvrait la bouche pour répondre quand la porte  s’ouvrit brusquement, livrant passage à Peterson, qui se rua dans  la pièce, les joues écarlates et l’air complètement ahuri.

– L’oie, monsieur Holmes ! L’oie !

– Eh bien, quoi, l’oie ? Elle est revenue à la vie et s’est  envolée par la fenêtre de la cuisine ?

Holmes avait tourné la tête à demi pour mieux voir le visage  congestionné du commissionnaire.

– Regardez, monsieur, ce que ma femme lui a trouvé dans le  ventre !

La main ouverte, il nous montrait une pierre bleue, guère plus  grosse qu’une fève, mais d’un éclat si pur et si intense qu’on la  voyait scintiller au creux sombre de sa paume. Sherlock Holmes émit  un petit sifflement.

– Fichtre, Peterson ! C’est ce qui s’appelle découvrir un  trésor ! Je suppose que vous savez ce que vous avez  là ?

– Un diamant, dame ! Une pierre précieuse ! Ça vous  coupe le verre comme si c’était du mastic !

– C’est plus qu’une pierre précieuse, Peterson ! C’est  la pierre précieuse !

– Tout de même pas l’escarboucle bleue de la comtesse de  Morcar ? demandai-je.

– Précisément, si ! Je finis par savoir à quoi elle  ressemble, ayant lu chaque jour, ces temps derniers, la description  qu’en donne l’avis publié dans le Times. C’est une pierre  unique, d’une valeur difficile à estimer, mais vingt fois supérieure, très certainement, aux mille livres de récompense  promises.

– Mille livres ! Grands dieux !

Peterson se laissa tomber sur une chaise. Il nous dévisageait  avec des yeux écarquillés.

– C’est effectivement le montant de la récompense, reprit  Holmes. J’ai tout lieu de croire, d’ailleurs, que, pour des raisons  de sentiment, la comtesse abandonnerait volontiers la moitié de sa  fortune pour retrouver sa pierre.

– Si je me souviens bien, dis-je, c’est au Cosmopolitan  Hotel qu’elle l’a perdue ?

– C’est exact. Précisons : le 22 décembre. Il y a donc cinq  jours. John Horner, un plombier, a été accusé de l’avoir volée dans  la boîte à bijoux de la comtesse. Les présomptions contre lui ont  paru si fortes que l’affaire a été renvoyée devant la cour  d’assises. II me semble bien que j’ai ça là-dedans…

Holmes, fourrageant dans ses journaux, jetait un coup d’œil sur  la date de ceux qui lui tombaient sous la main. Il finit par en   retenir un, qu’il déplia, cherchant un article, dont il nous donna  lecture à haute voix :

Le Vol du Cosmopolitan  Hotel

« John Horner ; 26 ans, plombier ; a comparu aujourd’hui. Il était accusé d’avoir ; le 22 décembre dernier,volé, dans le coffret à bijoux de la comtesse de Morcar ; la  pierre célèbre connue sous le nom d’Escarboucle bleue ». Dans  sa déposition, James Ryder, chef du personnel de l’hôtel, déclara  qu ‘il avait lui-même, le jour du vol, conduit Horner à  l’appartement de la comtesse, où il devait exécuter une petite  réparation à la grille de la cheminée. Ryder demeura un certain  temps avec Horner ; mais fut par la suite obligé de  s’éloigner, du fait de ses occupations professionnelles. A son   retour ; il constata que Horner avait disparu, qu ‘un  secrétaire avait été forcé et qu’un petit coffret – dans lequel, on  devait l’apprendre ultérieurement, la comtesse rangeait ses bijoux– avait été vidé de son contenu. Ryder donna l’alarme immédiatement  et Horner fut arrêté dans la soirée. La pierre n ‘était pas en sa  possession et une perquisition prouva qu ‘elle ne se trouvait pas  non plus à son domicile.

« Catherine Cusack, femme de chambre de la comtesse,fut entendue ensuite. Elle déclara être accourue à l’appel de Ryder  et avoir trouvé les choses telles que les avait décrites le  précédent témoin. L’inspecteur Bradstreet, de la Division B, déposa  le dernier ; disant que Horner avait essayé de s’opposer parla violence à son arrestation et protesté de son innocence avec  énergie.

« Le prisonnier ayant déjà subi une condamnation  pourvoi, le juge a estimé que l’affaire ne pouvait être jugée  sommairement et ordonné son renvoi devant la cour d’assises.Horner, qui avait manifesté une vive agitation durant les débats,s’est évanoui lors de la lecture du verdict et a dû être emporté,encore inanimé, hors de la salle d’audience. »

– Parfait, dit Holmes, posant le journal. Pour le juge de  première instance, l’affaire est terminée. Pour nous, le problème  consiste à établir quels sont les événements qui se placent entre l’instant où la pierre est sortie du coffret et celui où elle est entrée à l’intérieur de l’oie. Vous voyez, mon cher Watson, que nos petites déductions prennent brusquement une certaine importance.Voici l’escarboucle bleue. Elle provient du ventre d’une oie,laquelle appartenait à un certain M. Henry Baker, le propriétaire de ce vieux chapeau avec lequel je vous ai importuné.Il faut que nous nous mettions sérieusement à chercher ce monsieur,afin de découvrir le rôle exact qu’il a joué dans toute cette histoire. Nous aurons recours, pour commencer, au procédé le plus simple, qui est de publier un avis de quelques lignes dans les journaux du soir. Si nous ne réussissons pas comme ça, nous aviserons.

– Cet avis, comment allez-vous le rédiger ?

– Donnez-moi un crayon et un morceau de papier ! Merci…Voyons un peu ! « Trouvés, au coin de Goodge Street, une  oie et un chapeau melon noir. M. Henry Baker les récupérera en se présentant ce soir, à six heures et demie, au 221 B, Baker  Street. » C’est simple et c’est clair.

– Très clair. Mais, ces lignes, les verra-t-il ?

– Aucun doute là-dessus. Il doit surveiller les journaux, étant donné qu’il est pauvre et que cette perte doit l’ennuyer. Après  avoir eu la malchance de casser la glace d’une devanture, il a pris  peur quand il a vu arriver Peterson et n’a songé qu’à fuir. Mais,depuis, il a dû regretter amèrement d’avoir suivi son premier   mouvement, qui lui coûte son oie. C’est à dessein que je mets son  nom dans l’avis : s’il ne le voyait pas, les gens qui le  connaissent le lui signaleront. Tenez, Peterson, portez ça à une  agence de publicité et faites-le publier dans les feuilles du  soir.

– Lesquelles, monsieur ?

– Eh bien toutes ! Le Globe, le Star, le  Pall Mall, le Saint James’ Gazette, l’  Evening  News, l’  Evening Standard, l’  Echo, et les  autres, toutes celles auxquelles vous penserez.

– Bien, monsieur. Pour la pierre ?

– La pierre ? Je vais la garder. Merci… À propos, Peterson,en revenant, achetez-moi donc une oie ! Il faut que nous en  ayons une à remettre à ce monsieur pour remplacer celle que votre  famille se prépare à dévorer…

Le commissionnaire parti, Holmes prit la pierre entre deux  doigts et l’examina à la lumière.

– Joli caillou, dit-il. Regardez-moi ces feux ! On comprend  qu’il ait provoqué des crimes. Il en va de même de toutes les  belles pierres : elles sont l’appât favori du diable. On peut  dire que toutes les facettes d’un diamant ancien, pourvu qu’il soit  de grande valeur, correspondent à quelque drame. Cette pierre n’a  pas vingt ans. Elle a été trouvée sur les rives de l’  Amoy, un  fleuve du sud de la Chine, et ce qui la rend remarquable, c’est  qu’elle a toutes les caractéristiques de l’escarboucle, à ceci près  que sa teinte est bleue, au lieu d’être d’un rouge de rubis. Malgré  sa jeunesse, elle a une histoire sinistre : deux assassinats,un suicide, un attentat au vitriol et plusieurs vols, voilà ce que représentent déjà ces quarante grains de charbon cristallisé. À  voir un objet si éblouissant, croirait-on qu’il n’a jamais été créé  que pour expédier les gens en prison ou à l’échafaud ? Je vais  toujours le mettre dans mon coffre et envoyer un mot à la comtesse  pour lui dire qu’il est en ma possession.

– Croyez-vous à l’innocence de Horner ?

– Pas la moindre idée !

– Et pensez-vous que l’autre, ce Baker, soit pour quelque chose  dans le vol ?

– Il est infiniment probable, je pense, que cet Henry Baker ne  sait rien et qu’il ne se doutait guère que l’oie qu’il avait sous  le bras valait beaucoup plus que si elle avait été en or massif.Nous serons fixés là-dessus, par une petite épreuve très simple, si  notre annonce donne un résultat.

– Jusque-là vous ne pouvez rien faire ?

– Rien.

– Dans ces conditions, je vais reprendre ma tournée et rendre  visite à mes malades. Je m’arrangerai pour être ici à six heures et  demie, car je suis curieux de connaître la solution de ce problème,qui me semble terriblement embrouillé.

– Je serais ravi de vous voir. Le dîner est à sept heures et  Mme Hudson cuisine, je crois, un coq de bruyère. Compte tenu  des récents événements, je ferais peut-être bien de la prier de  s’assurer de ce qu’il a dans le ventre !

Une de mes visites s’étant prolongée plus que je ne pensais, il était un peu plus de six heures et demie quand je me retrouvai dans  Baker Street. Comme j’approchais de la maison, je vis, éclairé parla lumière qui tombait de la fenêtre en éventail placée au-dessus  de la porte, un homme de haute taille, qui portait une toque  écossaise et qui attendait, son pardessus boutonné jusqu’au menton.La porte s’ouvrit comme j’arrivais et nous entrâmes ensemble dans  le bureau de mon ami.

– Monsieur Henry Baker, je présume ? dit Sherlock Holmes,quittant son fauteuil et saluant son visiteur avec cet air aimable  qu’il lui était si facile de prendre. Asseyez-vous près du feu,monsieur Baker, je vous en prie ! La soirée est froide et je  remarque que votre circulation sanguine s’accommode mieux de l’été  que de l’hiver. Bonsoir, Watson ! Vous arrivez juste. Ce  chapeau vous appartient, monsieur Baker ?

– Sans aucun doute, monsieur !

L’homme était solidement bâti, avec des épaules rondes et un cou  puissant. Il avait le visage large et intelligent. Sa barbe,taillée en pointe, grisonnait. Une touche de rouge sur le nez et  les pommettes ainsi qu’un léger tremblement des mains semblaient  justifier les hypothèses de Holmes quant à ses habitudes. Il avait  gardé relevé le col de son pardessus élimé et ses maigres poignets  sortaient des manches. Il ne portait pas de manchettes et rien ne  prouvait qu’il eût une chemise. II parlait d’une voix basse et  saccadée, choisissait ses mots avec soin et donnait l’impression  d’un homme instruit, et même cultivé, que le sort avait  passablement maltraité.

– Ce chapeau et cette oie, dit Holmes, nous les avons conservés  pendant quelques jours, parce que nous pensions qu’une petite  annonce finirait par nous donner votre adresse. Je me demande  pourquoi vous n’avez pas fait paraître quelques lignes dans les  journaux.

Le visiteur rit d’un air embarrassé.

– Je vois maintenant bien moins de shillings que je n’en ai vu  autrefois, expliqua-t-il. Comme j’étais convaincu que les voyous  qui m’avaient attaqué avaient emporté et le chapeau et l’oie, je me  suis dit qu’il était inutile de gâcher de l’argent dans l’espoir de  les récupérer.

– C’est bien naturel ! A propos de l’oie, je dois vous dire  que nous nous sommes vus dans l’obligation de la manger.

– De la manger !

L’homme avait sursauté, presque à quitter son fauteuil.

– Oui, reprit Holmes. Si nous ne l’avions fait, elle n’aurait  été d’aucune utilité à personne. Mais je veux croire que l’oie que  vous voyez sur cette table remplacera la vôtre  avantageusement : elle est à peu près du même poids… et elle  est fraîche !

Baker poussa un soupir de satisfaction.

– Évidemment !

– Bien entendu, poursuivit Holmes, nous avons toujours les plumes, les pattes et le gésier, et si vous les voulez…

L’homme éclata d’un rire sincère.

– Je pourrais les conserver en souvenir de cette aventure,s’écria-t-il, mais, pour le surplus, ces dis  jecta membrane me serviraient de rien. Avec votre permission, je préfère m’en  tenir au substitut que vous voulez bien me proposer, lequel me  semble fort sympathique.

Sherlock Holmes me jeta un regard lourd de sens et eut un  imperceptible haussement des épaules.

– Dans ce cas, monsieur, dit-il, voici votre chapeau et voici  votre oie ! À propos de l’autre, celle que nous avons mangée,serait-il indiscret de vous demander où vous vous l’étiez  procurée ? Je suis assez amateur de volaille et j’avoue avoir  rarement rencontré une oie aussi grassement à point.

– Il n’y a aucune indiscrétion, répondit Baker, qui s’était levé  et qui, son oie sous le bras, s’apprêtait à se retirer. Nous sommes  quelques camarades qui fréquentons l’Alpha Inn, un petit  café qui est tout près du British Museum, où nous travaillons.Cette année, le patron, un certain Windigate, un brave homme, avait  créé ce qu’il appelait un « club de Noël » : chacun  de nous payait quelques pence par semaine, et à Noël, se  voyait offrir une oie par Windigate. J’ai versé ma cotisation avec  régularité, le cafetier a tenu parole… et vous connaissez la suite.Je vous suis, monsieur, très reconnaissant de ce que vous avez   fait, d’autant plus qu’une toque écossaise ne convient ni à mon  âge, ni à mon allure.

Ayant dit, notre visiteur s’inclina cérémonieusement devant nous  et se retira avec une dignité fort comique.

– Terminé, en ce qui concerne M. Henry Baker ! dit  Holmes, une fois la porte refermée. Il est incontestable que le  bonhomme n’est au courant de rien. Vous avez faim,Watson ?

– Pas tellement !

– Alors, nous transformerons notre dîner en souper et nous  suivrons la piste tandis qu’elle est chaude.

– Tout à fait d’accord !

Nous passâmes nos pardessus et, la gorge protégée par des  foulards, nous nous mîmes en route. La nuit était froide. Les  étoiles brillaient dans un ciel sans nuages et une buée sortait de  la bouche des passants. Nos pas sonnant haut sur le trottoir, nous  traversâmes le quartier des médecins, suivant Wimpole Street,Harley Street, puis Wigmore Street, pour gagner Oxford Street. Un  quart d’heure plus tard, nous étions dans Bloomsbury et pénétrions  dans l’Alpha Inn, un petit café faisant le coin d’une des rues qui descendent vers Holborn. Holmes s’approcha du bar et,avisant un homme à figure rougeaude et à tablier blanc, qui ne  pouvait être que le patron, lui commanda deux verres de bière.

– Votre bière doit être excellente, ajouta-t-il, si elle est  aussi bonne que vos oies !

– Mes oies ?

Le cafetier paraissait fort surpris.

– Oui. Nous parlions d’elles, il n’y a pas une demi-heure, avec  M. Henry Baker, qui était membre de votre « club de  Noël ».

– Ah ! je comprends. Seulement, voilà, monsieur, ce ne sont  pas du tout mes oies !

– Vraiment ? Alors, d’où viennent-elles ?

– J’en avais acheté deux douzaines à un marchand de Covent  Garden.

– Ah, oui ! J’en connais quelques-uns. Qui  était-ce ?

– Un certain Breckinridge.

– Je ne le connais pas. À votre santé, patron, et à la  prospérité de la maison !

Peu après, nous nous retrouvions dans la rue.

– Et maintenant, reprit Holmes, boutonnant son pardessus, allons  voir M. Breckinridge ! N’oubliez pas, Watson, que si, à  l’une des extrémités de la chaîne, nous avons cette oie qui  n’évoque que des festins familiaux, à l’autre bout nous avons un  homme qui récoltera certainement sept ans de travaux forcés, si  nous ne démontrons pas qu’il est innocent. Il se peut que notre  enquête confirme sa culpabilité, mais, dans un cas comme dans  l’autre, nous tenons, par l’effet du hasard, une piste qui a  échappé à la police. Il faut la suivre. Donc, direction plein  sud !

Nous traversâmes Holborn pour nous engager, après avoir descendu  Endell Street, dans le dédale des allées du marché de Covent Garden. Nous découvrîmes le nom de Breckinridge au fronton d’une  vaste boutique. Le patron, un homme au profil chevalin, avec des  favoris fort coquettement troussés, aidait un de ses commis à  mettre les volets. Holmes s’approcha.

– Bonsoir ! dit-il. Il ne fait pas chaud.

Le commerçant répondit d’un signe de tête et posa sur mon ami un  regard interrogateur. Holmes montra de la main les tables de marbre  vides de marchandises.

– Vous n’avez plus d’oies, à ce que je vois !

– Il y en aura cinq cents demain matin.

– Ça ne m’arrange pas !

– Il m’en reste une, là-bas. Vous ne la voyez pas ?

– J’oubliais de vous dire que je viens vers vous avec une  recommandation.

– Ah ! De qui ?

– Du patron de l’Alpha.

– Ah, oui ?… Je lui en ai vendu deux douzaines.

– Et des belles ! D’où venaient-elles ?

A ma grande surprise, la question provoqua chez le marchand une  véritable explosion de colère. Il se campa devant Holmes, les  poings sur les hanches et la tête levée dans une attitude de  défi.

– Ah ! ça, dit-il, où voulez-vous en venir ? Dites-le  franchement et tout de suite !

– C’est tout simple ! répondit Holmes. J’aimerais savoir  qui vous a vendu les oies que vous avez procurées au patron de  l’Alpha.

– Eh bien, je ne vous le dirai pas. Ça vous gêne ?

– Pas le moins du monde, car la chose n’a pas grande importance.Ce qui m’étonne, c’est que vous montiez sur vos grands chevaux pour  si peu !

– Que je monte sur mes grands chevaux ! Je voudrais bien voir ce que vous feriez, si on vous embêtait comme on m’embête avec  cette histoire-là ! Lorsque j’achète de la belle marchandise  et que je la paie avec mon bel argent, je pourrais croire que c’est  terminé ! Eh bien, pas du tout ! C’est des questions à  n’en plus finir ! « Ces oies, qu’est-ce qu’elles sont  devenues ? » – « A qui les avez-vous   vendues ? » – « Combien en  demanderiez-vous ? » – etc. ! Parole ! Quand on  voit le potin fait autour de ces bestioles, on croirait qu’il n’y a  pas d’autres oies au monde !

– Je n’ai rien à voir avec les gens qui ont pu vous poser ces  questions, répondit Holmes sur un ton de parfaite insouciance.Puisque vous ne voulez pas nous renseigner, nous annulerons le pari  et on n’en parlera plus ! Malgré ça, je sais ce que je dis et  je suis toujours prêt à parier ce qu’on voudra que l’oie que j’ai  mangée ne peut pas avoir été engraissée ailleurs qu’à la campagne !

– Dans ce cas-là, répliqua le marchand, vous avez perdu !Elle était de Londres.

– Impossible !

– Je vous dis que si.

– Je ne vous crois pas.

– Est-ce que vous vous figurez, par hasard, que vous connaissez  la volaille mieux que moi, qui la manipule depuis le temps où je  portais des culottes courtes ? Je vous répète que toutes les  oies que j’ai livrées à l’Alpha avaient été engraissées à  Londres.

– Vous ne me ferez jamais croire ça !

– Voulez-vous parier ?

– C’est comme si je vous prenais de l’argent dans la poche,étant donné que je suis sûr d’avoir raison, mais je veux bien vous  parier un souverain, histoire de vous apprendre à être moins  têtu !

Le marchand ricana et interpella son commis :

– Bill, apporte-moi mes livres !

Une demi-minute plus tard, M. Breckinridge allait se placer   dans la lumière de la lampe pendue au plafond de la boutique. Il  tenait ses livres à la main : un petit carnet, mince et   graisseux, et un grand registre au dos fatigué.

– Et maintenant, dit-il, à nous deux, Monsieur la  Certitude ! Je crois bien qu’il me reste encore une oie de  plus que je ne pensais. Vous voyez ce carnet ?

– Oui.

– C’est là-dessus que je note le nom de mes fournisseurs. Sur  cette page, vous avez les noms de tous ceux qui habitent hors de  Londres, avec, à la suite de chacun, un chiffre qui renvoie à la  page du registre où se trouve leur compte. Sur cette autre page,voici, à l’encre rouge, la liste complète de mes fournisseurs de  Londres. Voulez-vous lire vous-même le nom porté sur la troisième  ligne ?

Holmes obéit.

– Mme Oakshott, 117 Brixton Road, 249.

– Bon ! Voulez-vous prendre le registre et l’ouvrir à la  page 249 ?… Voulez-vous lire ?

– Mme Oakshott, volailles, 117 Brixton Road.

– Donnez-moi l’avant-dernière ligne du compte !

– 22 décembre. Vingt-quatre oies à sept shillings six  pence.

– Parfait ! La suivante ?

– Vendues à M. Windigate, de l’Alpha, à douze shillings pièce.

– Et alors ? Qu’est-ce que vous dites de ça ?

Sherlock Holmes avait l’air consterné, il tira un souverain de  son gousset, le jeta sur une table, avec la mine de quelqu’un qui  est trop écœuré pour ajouter quoi que ce soit, et se retira sans un  mot. Nous fîmes quelques pas, puis, sous un réverbère, il s’arrêta,riant de ce rire silencieux que je n’ai jamais connu qu’à lui.

– Quand vous rencontrez un type qui porte de tels favoris et quia un journal de courses dans la poche, me dit-il, il y a toujours  moyen de faire un pari avec lui ! J’aurais offert cent livres  à ce bonhomme, il ne m’aurait pas donné des renseignements aussi  complets que ceux qu’il m’a fournis spontanément, uniquement parce  qu’il croyait me prendre de l’argent à la faveur d’un pari. J’ai  l’impression, Watson, que notre enquête touche à sa fin. Toute la  question est de savoir si nous rendons visite à Mme Oakshott  ce soir ou si nous attendons demain matin. D’après ce que nous adit ce bourru personnage, il est évident que nous ne sommes pas les  seuls à nous intéresser à cette affaire et je devrais…

Il s’interrompit, des éclats de voix frappant nos oreilles qui  paraissaient provenir de la boutique même que nous venions de   quitter. Nous nous retournâmes. Un petit homme, dont le visage  faisait songer à un rat, affrontait Breckinridge qui, debout dans  l’encadrement de sa porte, secouait son poing sous le nez de son visiteur, tout en l’envoyant au diable.

– J’en ai assez de vous et de vos oies ! hurlait-il. Si  vous continuez à m’embêter avec vos boniments, je lâcherai mon  chien à vos trousses ! Amenez-moi Mme Oakshott et je lui  répondrai ! Mais, vous, en quoi tout cela vous  regarde-t-il ? Est-ce que je vous ai acheté de  soies ?

– Non ! Seulement, il y en avait tout de même une qui était  à moi !

– Réclamez-la à Mme Oakshott !

– C’est elle qui m’a dit de venir vous trouver !

– Allez trouver le roi de Prusse, si ça vous amuse, mais, ici,vous vous trompez de porte ! J’en ai par-dessus la tête, de  cette histoire-là ! Fichez-moi le camp !

Il avança d’un pas, menaçant. Le petit homme disparut dans  l’obscurité.

– Voilà qui nous épargne sans doute une visite à Brixton  Road ! dit Holmes, revenant sur ses pas. Il y a peut-être  quelque chose à tirer de ce petit bonhomme !

Nous le rattrapâmes sans trop de difficulté. Il fit un véritable  bond quand Holmes lui frappa sur l’épaule. Tournant vers mon ami un   visage d’où toute couleur avait brusquement disparu, il demanda,d’une voix blanche, qui il était et ce qu’il voulait. Holmes  s’expliqua avec douceur.

– Je m’en excuse, dit-il, mais je n’ai pu faire autrement que  d’entendre, sans le vouloir, la petite discussion que vous venez  d’avoir avec le marchand d’oies et je crois que je pourrais vous  être utile.

– Vous ? Mais qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous  savez de cette histoire-là ?

– Je m’appelle Sherlock Holmes et c’est mon métier de savoir ce  que les autres ne savent pas.

– Mais, cette affaire-là, vous en ignorez tout !

– Permettez ! Je la connais à fond, au contraire. Vous  essayez de savoir ce que sont devenues des oies qui furent vendues  par Mme Oakshott, de Brixton Road, à un commerçant du nom de  Breckinridge, lequel les a revendues à M. Windigate, de  l’Alpha Inn, qui les a lui-même réparties entre ses  clients, parmi lesquels se trouve un certain M. Henry  Baker.

– Monsieur, s’écria le petit homme, vous êtes évidemment la  personne que je souhaitais le plus rencontrer !

Il tremblait. Il ajouta :

– Il m’est impossible de vous dire quelle importance cette  affaire représente pour moi !

Sherlock Holmes héla un fiacre qui passait.

– Dans ce cas, dit-il, nous poursuivrons mieux cet entretien  dans une pièce bien close que dans les courants d’air de ce marché.Cependant, avant d’aller plus loin, puis-je vous demander à qui  j’ai le plaisir d’être agréable ?

L’homme hésita un instant. Guettant Holmes, du coin de l’œil, il  répondit :

– Je m’appelle John Robinson.

– Non, dit Holmes de son ton le plus aimable. C’est votre nom  véritable que je vous demande. Il est toujours gênant de traiter  avec quelqu’un qui se présente à vous sous un pseudonyme.

L’autre rougit.

– Alors, je m’appelle James Ryder.

– C’est ce que je pensais. Vous êtes le chef du personnel au  Cosmopolitan Hotel. C’est bien ça ? Montez en  voiture, je vous prie ! Je serai bientôt en mesure de vous  dire tout ce que vous désirez savoir.

Le petit homme nous regardait, hésitant, visiblement partagé  entre la crainte et l’espérance, comme quelqu’un qui ne sait pas  très bien s’il est près du triomphe ou au bord de la catastrophe.Il se décida enfin à monter dans le fiacre. Une demi-heure plus  tard, nous nous retrouvions à Baker Street, dans le bureau de  Sherlock Holmes. Pas un mot n’avait été prononcé durant le trajet.Mais la respiration pénible de notre compagnon et l’agitation de  ses mains, dont les doigts étaient en perpétuel mouvement,trahissaient sa nervosité.

– Nous voici chez nous ! dit Holmes avec bonne humeur en  pénétrant dans la pièce. On a plaisir à voir du feu par un temps  pareil ! Vous avez l’air gelé, monsieur Ryder ? Prenez ce  fauteuil, voulez-vous ? Je vais enfiler mes pantoufles et nous  nous occuperons de cette affaire qui vous intéresse. Voilà !Maintenant, je suis à vous. Vous voulez savoir ce que sont devenues  ces oies ?

– Oui, monsieur.

– Ou plutôt, j’imagine, cette oie ! Je ne crois  pas me tromper si je dis que l’oie en question était toute blanche,avec une barre transversale noire à la queue. C’est bien  ça ?

– Oui, monsieur. Vous savez où elle est ?

Ryder était si ému que sa voix s’étranglait.

– Je l’ai eue ici.

– Ici ?

– Oui. C’était une oie remarquable… et je ne m’étonne pas de  l’intérêt que vous lui portez. Après sa mort, elle a pondu un œuf…le plus beau petit œuf bleu qu’on ait jamais vu. Il est ici, dans  mon musée…

Notre visiteur s’était levé en chancelant. Accroché d’une main  au manteau de la cheminée, il regardait Holmes qui ouvrait son  coffre-fort pour en extraire l’escarboucle bleue. Mon ami, la  tenant entre le pouce et l’index, la fit voir à Ryder. La pierre  étincelait. Ryder, le visage contracté, n’osait ni réclamer l’objet  ni dire qu’il ne l’avait jamais vu.

– La partie est jouée, Ryder ! dit Holmes d’un ton calme.Cramponnez-vous, mon garçon, sinon vous allez tomber dans le  foyer ! Watson, aidez-le donc à se rasseoir ! Il n’a pas  assez de cran pour commettre des crapuleries et s’en tirer sans  dommage. Donnez-lui une gorgée de cognac… Il reprend figure  humaine, mais c’est une chiffe tout de même !

Ryder, qui avait failli s’écrouler sur le plancher, s’était un  peu ressaisi. L’alcool lui avait mis un peu de couleur aux joues.Il levait vers son accusateur un regard craintif.

– J’ai en main à peu près tous les maillons de la chaîne, reprit  Holmes, et toutes les preuves dont je pourrais avoir besoin. Vous  n’avez donc pas grand-chose à me raconter. Cependant, pour qu’il  n’y ait pas de « trous » dans mon histoire, ce peu que  vous pourriez me dire, j’aimerais l’entendre. Naturellement, cette  escarboucle bleue, on vous avait parlé d’elle ?

Ryder balbutia une réponse.

– Oui… Catherine Cusack…

– Compris ! La femme de chambre de la comtesse. L’idée  qu’il vous était possible d’acquérir d’un seul coup une véritable  fortune a été pour vous une tentation trop forte, comme elle l’a  déjà été pour bien d’autres. Seulement, vous n’avez pas été très  scrupuleux sur le choix des moyens et j’ai l’impression, Ryder,qu’il y a en vous l’étoffe d’une jolie crapule ! Vous saviez   que ce Horner, le plombier, avait été impliqué autrefois dans une   vilaine affaire et que les soupçons s’arrêteraient volontiers sur  lui. Vous n’avez pas hésité. Avec Catherine Cusack, votre complice,vous vous êtes arrangé pour qu’il y eût une petite réparation à  faire dans l’appartement de la comtesse et vous avez veillé  personnellement à ce qu’elle fût confiée à Horner, et non à un  autre. Après son départ, vous avez forcé le coffret à bijoux, donné  l’alarme et fait arrêter le pauvre type qui ne se doutait de rien.Après quoi…

Ryder, brusquement, se jeta à genoux. Les mains jointes,geignant et pleurnichant, il suppliait mon ami de l’épargner.

– Pour l’amour de Dieu, ayez pitié de moi ! J’ai un vieux  père et une vieille maman ! Ils ne survivront pas à ça !C’est la première fois que je suis malhonnête et je ne  recommencerai jamais ! Je vous le jure sur la Bible ! Ne  me traînez pas devant les tribunaux, je vous en conjure !

Holmes restait très calme.

– Regagnez votre fauteuil ! ordonna-t-il d’un ton sec.C’est très joli de demander aux gens d’avoir pitié, mais il semble  qu’il vous a été assez égal d’envoyer ce pauvre Horner devant les  juges pour un méfait dont il ignorait tout !

– Je m’en irai, monsieur Holmes, je quitterai le pays ! A ce moment-là, ce n’est plus lui qu’on accusera !

– Hum ! Nous verrons ça. En attendant, parlez-nous un peu du second acte ! Cette pierre, comment est-elle entrée dans  l’oie ? Et, cette oie, comment est-elle arrivée sur le  marché ? Dites-nous la vérité, c’est la seule chance de vous  en sortir !

Ryder passa sa langue sur ses lèvres sèches.

– Monsieur Holmes, dit-il enfin, je vais vous raconter les  choses exactement comme elles se sont passées. Quand Horner a été  arrêté, je me suis dit que ce que j’avais de mieux à faire, c’était  de me débarrasser de la pierre sans plus attendre, étant donné qu’il n’était pas prouvé du tout que la police n’aurait pas l’idée  de me fouiller et de perquisitionner dans ma chambre. II n’y avait pas de cachette sûre dans l’hôtel. Je suis donc sorti, comme si  j’avais à faire dehors, et je me suis rendu chez ma sœur. Elle est mariée à un certain Oakshott, avec qui elle exploite, dans Brixton  Road, un commerce de volaille. Durant tout le trajet, j’ai eu l’impression que chaque passant que je rencontrais était un agent  de police ou un détective et, bien qu’il fît très froid, j’étais en  nage quand j’arrivai chez ma sœur. Elle me trouva si pâle qu’elle  me demanda si je n’étais pas souffrant. Je lui répondis que j’étais seulement bouleversé par un vol de bijoux qui avait été commis à  l’hôtel et je passai dans la cour de derrière pour y fumer une pipe et réfléchir à la situation.

« Je me souvins d’un de mes vieux amis, qui s’appelait  Maudsley et qui avait mal tourné. Il venait de sortir de  Pentonville, après un long séjour en prison. Un jour, nous avions  eu ensemble une longue conversation sur les procédés utilisés parles voleurs pour se débarrasser de leur butin. J’en savais assez  long sur son compte pour être sûr qu’il ne me trahirait pas. Je  venais de décider d’aller le voir à Kilburn, où il habite, et de me  confier à lui, certain qu’il m’indiquerait le meilleur moyen de  tirer de l’argent de la pierre que j’avais dans la poche, quand je  songeai à cette peur qui me tenaillait depuis que j’étais sorti de  l’hôtel. Le premier flic venu pouvait m’interpeller, me fouiller…et trouver l’escarboucle dans mon gousset ! Je pensais à tout  ça, adossé au mur, tout en regardant les oies qui se dandinaient  dans la cour. Et, soudain, une idée me traversa l’esprit, une idée  dont j’étais sûr qu’elle me permettrait de tenir en échec tous les  détectives du monde, et le plus fort d’entre eux !

« Ma sœur m’avait dit, quelques semaines plus tôt, que je pourrais choisir dans ses oies celle dont j’aimerais qu’elle me fît  cadeau à Noël. Elle a toujours été de parole et il me suffisait donc de choisir mon oie tout de suite et de lui faire avaler ma  pierre. Après ça, je pourrais m’en aller tranquillement à Kilburn,ma bête sous le bras. Il y avait dans la cour une petite remise,derrière laquelle je fis passer une des oies, une volaille bien  grasse, toute blanche, avec la queue barrée de noir. Je l’attrapai  et, l’obligeant à ouvrir le bec, je lui fis entrer la pierre dans  le gésier. L’opération ne fut pas facile et cette maudite oie se  débattit tellement qu’elle finit par m’échapper, s’envolant avec de  grands cris, qui attirèrent ma sœur, laquelle me demanda ce qui se passait.

« – Tu m’as dit, lui répondis-je, que tu me donnerais une  oie pour Noël. J’étais en train de chercher la plus  grasse !

« Elle haussa les épaules.

« – Ton oie est choisie depuis longtemps ! C’est la  grosse, toute blanche, que tu vois là-bas. Il y en a vingt-six en  tout. Une pour toi, une pour nous, et vingt-quatre pour la  vente !

« – Tu es très gentille, Maggie, répliquai-je, mais, si ça  ne te fait rien, j’aimerais mieux avoir celle que je tenais il y a  un instant.

« Elle protesta.

« – L’autre pèse au moins trois livres de plus et nous  l’avons engraissée spécialement pour toi !

« Naturellement, je m’entêtai.

« – Ça ne fait rien ! Je préfère l’autre et, si tu n’y  vois pas d’inconvénient, je vais l’emporter tout de suite.

« Ma sœur ne savait plus que répliquer.

« – Très bien ! dit-elle. Laquelle est-ce ?

« Je la lui montrai.

« – La blanche, avec un trait noir sur la queue !

« – Parfait ! Tu n’as qu’à la tuer et à  l’emporter !

« C’est ce que je fis, monsieur Holmes. Mon oie sous le  bras, je m’en allai à Kilburn. Je racontai mon histoire au copain en question, qui était de ceux qu’elle ne pouvait indigner, et elle  le fit bien rire. Après quoi, nous prîmes un couteau et nous  ouvrîmes la bestiole. La pierre n’était pas à l’intérieur ! Je  crus que j’allais m’évanouir. Il était évident que je m’étais  trompé… et l’erreur avait quelque chose de tragique. Je retournai  chez ma sœur en courant : il n’y avait plus une oie chez  elle !

« – Où sont-elles ? m’écriai-je.

« – Vendues ! me répondit-elle.

« – À qui ?

«– À Breckinridge, de Covent Garden.

« – Mais il y en avait donc deux qui avaient une barre  noire sur la queue ? demandai-je.

« – Oui. Nous n’avons jamais pu les distinguer l’une de  l’autre.

« À ce moment-là, je compris tout ! Mais il était trop  tard. Je courus chez ce Breckinridge. Toutes ses oies étaient déjà  vendues et impossible de savoir à qui ! Vous avez pu voir  vous-même comment il répond aux questions qu’on lui pose !J’ai insisté, je n’ai rien pu obtenir de lui. Ma sœur, elle, a cru  que je devenais fou… et je me demande parfois si elle n’avait pas  raison. Je suis un voleur et je me suis déshonoré pour rien !Mon Dieu ! mon Dieu ! »

La tête dans ses mains, l’homme pleurait.

Il y eut un long silence, troublé seulement par ses sanglots et  par le martèlement rythmé des doigts de Holmes, pianotant sur le  bord de la table. Au bout d’un instant, mon ami se leva et alla  ouvrir la porte.

– Allez-vous-en ! dit-il.

Ryder sursauta.

– Oh ! Monsieur, merci ! Dieu vous bénisse !

– On ne vous demande rien. Filez !

Ryder ne se le fit pas dire deux fois. Il se précipita vers la  sortie, dégringola l’escalier quatre à quatre et j’entendis la  porte de la rue claquer derrière lui. Holmes se rassit dans son  fauteuil et, tout en bourrant une pipe en terre, tira en quelques  mots la conclusion de l’aventure.

– Après tout, Watson, me dit-il, je ne suis pas chargé par la  police de suppléer à ses déficiences. Si Horner risquait quelque  chose, le problème se présenterait différemment, mais, étant donné  que Ryder n’osera jamais se présenter à la barre, l’affaire  tournera court, c’est évident. Sans doute, on peut estimer que je  ne fais pas mon devoir. Seulement, j’ai peut-être sauvé une âme. Ce  type ne se risquera plus à être malhonnête, alors que, si nous  l’envoyons en prison, il deviendra un gibier de potence. Enfin,nous sommes en cette époque de l’année où il convient de pardonner.Le hasard nous a saisis d’un petit problème à la fois curieux et  amusant, nous l’avons résolu et la solution suffit à nous payer de  nos peines. Si vous voulez bien, docteur, appuyer sur la sonnette,nous commencerons avant qu’il ne soit longtemps une autre enquête,où un coq de bruyère jouera cette fois un rôle de première  importance…

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