Les Aventures de Sherlock Holmes

Nous étions en train de déjeuner un matin, ma femme et moi,quand la bonne apporta une dépêche. Émanant de Sherlock, elle était  ainsi libellée :

« Avez-vous des jours disponibles ? On vient de me  télégraphier de l’ouest de l’Angleterre au sujet de la tragédie de  la vallée de Boscombe. Serais content si pouviez venir avec moi.Climat et site parfaits. Pars de Paddington par train 11 h15. »

– Qu’en dites-vous, chéri ? dit ma femme en me regardant.Irez-vous ?

– Je ne sais pas trop. J’ai une liste de visites assez longue à  présent.

– Oh ! Amstruther ferait votre travail. Vous avez l’air un  peu pâle depuis quelque temps. Je pense que le changement vous sera  bénéfique ; et puis, vous portez toujours tellement d’intérêt  aux enquêtes de M. Holmes !

– Quand on songe à ce que j’ai gagné dans l’une de ces enquêtes,je serais un ingrat s’il en était autrement ; mais si je dois  y aller, il faut que je fasse ma valise tout de suite car je n’ai  qu’une demi-heure.

Mon expérience de la vie des camps en Afghanistan avait tout au  moins eu pour résultat de faire de moi un voyageur prompt à se  préparer. Je n’avais besoin que de quelques objets très simples, de  sorte qu’avant l’heure fixée je roulais en fiacre avec ma valise  vers la gare de Paddington. Sherlock Holmes faisait les cent pas  sur le quai. Sa grande et maigre silhouette semblait encore plus  grande et plus maigre en raison du long manteau de voyage, et de la  casquette en drap qui lui serrait la tête.

– C’est vraiment très aimable de votre part de venir Watson,dit-il. Cela me fait une telle différence d’avoir avec moi  quelqu’un sur qui je puis compter absolument. L’aide qu’on trouve  sur place est toujours ou insignifiante, ou réticente. Si vous  voulez bien garder les deux places de coin, je vais prendre les  billets.

Mis à part l’immense brassée de journaux qu’  Holmes emporta avec  lui, nous eûmes tout le compartiment pour nous seuls. Jusqu’à ce  que nous ayons dépassé Reading, il tourna, retourna et lut les  quotidiens, ne s’interrompant que pour prendre des notes et pour  réfléchir. Puis, d’un geste soudain, il fit du tout un énorme  ballot qu’il jeta dans le filet.

– Avez-vous entendu parler de cette affaire ?demanda-t-il.

– Pas un seul mot, je n’ai pas vu les journaux ces jours-ci.

– La presse londonienne n’en a pas eu des comptes rendus bien  complets. Je viens de parcourir toutes les dernières éditions afin  d’en bien posséder tous les détails. Il semble, à ce que je vois,que ce soit une de ces affaires toutes simples, qui sont si   difficiles.

– Ce que vous dites paraît un peu paradoxal.

– Mais c’est profondément vrai. La singularité constitue presque  invariablement une piste. Plus un crime est dénué de caractère  distinctif, plus il est ordinaire, et plus il est difficile d’en  trouver les auteurs. Dans le cas présent, cependant, on a très  sérieusement mis en cause le fils de la victime.

– Il s’agit donc d’un assassinat ?

– Eh bien ! on le suppose. Je ne considérerai aucun point  comme acquis, tant que je n’aurai pas eu l’occasion de l’étudier  moi-même. Je vais vous expliquer succinctement où en sont les choses, autant que j’aie pu le comprendre.

« La vallée de Boscombe est un coin provincial qui se  trouve non loin de Ross, dans le comté du Herefordshire. Le plus  grand propriétaire terrien de cette région est un certain  M. John Turner, qui a gagné son argent en Australie et qui est  revenu au pays, il y a quelques années. Une des fermes qu’il  possédait, celle d’ Hatherley, était louée à M. Charles Mac  Carthy, lui aussi un ancien d’Australie. Les deux hommes s’étaient  connus aux colonies, rien d’extraordinaire à ce fait sinon qu’en  revenant se fixer en Angleterre ils avaient cherché à demeurer  aussi près que possible l’un de l’autre. Selon toute apparence,Turner était le plus riche des deux ; Mac Carthy devint donc  son locataire, mais pourtant, ils vivaient, semble-t-il, sur un  pied de parfaite égalité, car ils étaient souvent ensemble. Mac  Carthy avait un fils, un gars de dix-huit ans, et Turner une fille  unique du même âge ; tous deux étaient veufs. Ils paraissent avoir évité la société des familles anglaises du voisinage et avoir  mené une existence très retirée, bien que les deux Mac Carthy,amateurs de sport, fréquentassent souvent les hippodromes de la  région. Les Mac Carthy avaient deux domestiques, un homme et une  servante. Les Turner avaient une domesticité plus importante, une  demi-douzaine de visiteurs au moins. C’est là tout ce que j’ai pure  cueillir concernant les familles. Voyons maintenant les  faits.

« Le 3 juin – c’est-à-dire lundi dernier – Mac Carthy  quitta sa maison d’  Hatherley vers trois heures de l’après-midi et  s’en alla, à pied, vers l’étang de Boscombe qui est un petit lac  formé par le débordement du fleuve qui coule dans la vallée de  Boscombe. Le matin, il était allé à Ross avec son domestique et il  avait dit à celui-ci qu’il était obligé de se presser, car il avait  à trois heures un rendez-vous important. De ce rendez- vous il  n’est point revenu vivant.

« De la ferme d’  Hatherley à l’étang de Boscombe, il y a un  quart de mile et deux personnes l’ont vu lorsqu’il traversait la  propriété. L’une était une vieille femme dont on ne dit pas le nom,l’autre était William Cronder, garde-chasse au service de  M. Turner. Ces deux témoins déclarent que Mac Carthy était  seul. Le garde-chasse ajoute que quelques minutes après avoir vu  passer M. Mac Carthy, il a vu son fils, M. James Mac  Carthy, qui, un fusil sous le bras, suivait la même direction. À ce  qu’il croit, le père était encore bel et bien en vue à ce moment-là et le fils le suivait. Il n’y pensa plus avant qu’il n’apprît,le soir, la tragédie qui s’était déroulée.

« Les deux Mac Carthy ont encore été aperçus après le  moment où William Cronder, le garde-chasse, les a perdus de vue.L’étang de Boscombe est entouré de bois épais, avec tout juste une  bordure d’herbe et de roseaux sur sa rive. Une fille de quatorze  ans, Patience Moran, la fille du gardien du domaine de la vallée de  Boscombe, se trouvait en train de cueillir des fleurs dans un de  ces bois. Elle déclare que, pendant qu’elle était là, elle a vu, à  l’orée du bois et tout près du lac, M. Mac Carthy et son fils  qui semblaient se quereller violemment. Elle a entendu le vieux Mac  Carthy employer un langage très vif en s’adressant à son fils et  elle a vu celui-ci lever la main comme pour frapper son père. Leur  violence lui fit tellement peur qu’elle prit la fuite et, quand elle est arrivée chez elle, elle a dit à sa mère qu’elle avait  laissé les deux Mac Carthy en train de se disputer près de l’étang  de Boscombe et qu’elle craignait fort qu’ils ne fussent sur le  point d’en venir aux mains. À peine avait-elle prononcé ces mots  que le jeune Mac Carthy arrivait en courant au pavillon et  annonçait qu’il avait trouvé son père mort dans le bois. Il venait  demander de l’aide au gardien. Il était bien surexcité, il n’avait  ni son fusil, ni son chapeau et on remarqua que sa main droite et sa manche étaient tachées de sang. En le suivant, on trouva le  cadavre de son père étendu sur le gazon, près de l’étang. Les  blessures étaient telles qu’elles pouvaient très bien avoir été  faites par la crosse du fusil du fils, que l’on trouva dans l’herbe  à quelques pas du corps. Étant donné ces circonstances, le jeune  homme fut immédiatement arrêté et, l’enquête de mardi ayant abouti  à un verdict de meurtre, on l’a en conséquence conduit à Ross,devant les magistrats, qui vont envoyer l’affaire aux prochaines  assises. Voilà les faits essentiels, tels qu’ils ressortent de  l’enquête du coroner et de l’exposé fait au tribunal.

– On pourrait difficilement imaginer un crime plus abominable,remarquai-je, et si jamais les preuves indirectes fournies par les  circonstances ont désigné un coupable, c’est bien en ce cas.

– Les preuves indirectes tirées des circonstances sont très  sujettes à caution, répondit Holmes, pensif. Elles peuvent avoir  l’air d’indiquer nettement une chose, et puis, si l’on change un peu de point de vue, il arrive qu’on constate qu’elles indiquent,de façon non moins nette, quelque chose de tout à fait différent.Il faut avouer pourtant, que le cas du jeune homme semble  excessivement grave et qu’il est certes bien possible qu’il soit  coupable. Il y a pourtant plusieurs personnes dans le voisinage, et  parmi elles Mlle Turner, la fille du propriétaire voisin, qui  croient à son innocence et qui ont engagé Lestrade – vous vous le  rappelez, il fut mêlé à L’Étude en rouge – pour mener une  enquête qui lui soit favorable. Lestrade, assez embarrassé, s’en  est remis à moi et voilà pourquoi deux messieurs entre deux âges  volent dans la direction de l’ouest à cinquante milles à l’heure,au lieu de digérer tranquillement leur déjeuner chez eux.

– J’ai bien peur, dis-je, qu’avec des faits si évidents vous ne  récoltiez guère de gloire dans cette affaire.

– Il n’y a rien de plus trompeur qu’un fait évident, répondit-il  en riant. En outre, il se peut que nous découvrions par hasard  d’autres faits qui, peut-être, n’ont nullement été évidents pour  M. Lestrade. Vous me connaissez trop bien pour aller croire  que je me vante lorsque je dis que je confirmerai sa théorie, ou la  détruirai par des moyens qu’il est, pour sa part, absolument  incapable d’employer, voire de comprendre. Pour prendre à portée de  ma main le premier exemple venu, il m’apparaît clairement que, dans  votre chambre à coucher, la fenêtre est du côté droit ;pourtant je me demande si M. Lestrade aurait remarqué une  chose aussi évidente que celle-là.

– Comment diable ?…

– Mon cher ami, je vous connais bien. Je sais l’élégance  militaire qui vous caractérise. Vous vous rasez tous les matins et,en cette saison, vous vous rasez à la lumière du jour mais, puisque  votre barbe est de moins en moins parfaitement rasée à mesure que  l’on examine le côté gauche – tant et si bien qu’elle est  positivement négligée quand on tourne l’angle de la mâchoire – il  est de toute évidence que ce côté est, chez vous, moins bien  éclairé que l’autre ! Je ne saurais en effet supposer qu’un  homme doué de vos habitudes, lorsqu’il se contemple sous un  éclairage uniforme, se contente d’un résultat pareil. Je ne vous  cite cela que comme un exemple banal d’observation et de déduction,mais c’est ce en quoi consiste mon métier et il est très possible  qu’il me soit utile au cours de l’enquête qui nous attend. Il reste  encore un ou deux points de moindre importance qui ressortent des  recherches antérieures et qui méritent quelque attention.

– Quels sont-ils ?

– Il paraît que l’arrestation n’a pas eu lieu tout de suite,mais après le retour à la ferme d’  Hatherley. Lorsque l’inspecteur  de police informa le jeune homme qu’il était prisonnier, il  remarqua qu’il n’était pas surpris de l’apprendre, et qu’il n’avait  que ce qu’il méritait. Cette observation eut naturellement pour  effet de chasser toute espèce de doute de l’esprit des jurés.

– C’était un aveu ! m’écriai-je.

– Non, car tout de suite après, il a protesté de son  innocence.

– En conclusion de tant d’infamies, cette remarque devenait tout  au moins très suspecte.

– Au contraire, c’est la plus brillante éclaircie que je voie  jusqu’à présent dans les nuages. Si innocent qu’il soit, il ne peut  pas être sot au point de ne pas voir que les circonstances  l’accablent lourdement. S’il avait eu l’air surpris de son  arrestation, ou s’il avait feint de s’en indigner, j’aurais regardé  le fait comme grandement suspect, parce qu’une surprise ou une  colère de ce genre, étant donné les circonstances, ne serait pas  naturelle et pourrait apparaître comme la meilleure politique,adoptée après réflexion. Sa franche acceptation de la situation  révèle, ou qu’il est innocent, ou qu’il possède une grande maîtrise  de lui-même et une grande fermeté. Quant à sa remarque qu’il  n’avait que ce qu’il méritait, elle n’était pas non plus   extraordinaire, si vous considérez qu’il venait de se trouver  auprès du cadavre de son père alors qu’il est hors de doute que, ce  même jour, il avait oublié son devoir filial jusqu’à échanger des  paroles violentes et même, suivant la fille dont le témoignage aune si grande importance, jusqu’à sembler sur le point de le  frapper. Le reproche qu’il s’en faisait et le repentir dont  témoigne sa remarque me paraissent dénoter un esprit sain plutôt  qu’un individu coupable.

Je hochai la tête et je remarquai :

– On a pendu bien des hommes sur des témoignages beaucoup moins  catégoriques.

– C’est bien vrai. Et bien des hommes ont été pendus à tort.

– Quel est le récit que le jeune homme fait des  événements ?

– Il n’est pas, je le crains, fort encourageant pour ses partisans, bien qu’il y ait un ou deux points intéressants. Vous les  trouverez ici, où vous pouvez les lire vous-même.

Il tira du ballot un numéro du journal local et, après en avoir  tourné une page, me montra du doigt le paragraphe dans lequel le  malheureux jeune homme donnait sa propre version des événements. Je  m’installai dans le coin du compartiment et le lus très  soigneusement. En voici le texte :

« M. James Mac Carthy, fils unique du défunt, fut alors appelé et témoigna de façon suivante :

J’avais quitté la maison depuis trois jours et j’étais à  Bristol. Je venais de rentrer dans la matinée de lundi dernier, le3. Mon père était absent de la maison au moment de mon arrivée et  la bonne m’informa qu’il était allé en voiture à Ross, avec John Cobb, le groom. Peu après mon retour, j’entendis les roues de la   carriole dans la cour et, en regardant par la fenêtre, je le vis  descendre et sortir rapidement de la cour, mais je ne vis point  dans quelle direction il s’en allait. J’ai alors pris mon fusil et  je suis parti faire un tour dans la direction de l’étang de  Boscombe, avec l’intention de visiter la garenne qui est de l’autre  côté. En chemin, j’ai vu William Cronder, le garde-chasse, ainsi  qu’il l’a déclaré dans sa déposition, mais il s’est trompé en  pensant que je suivais mon père. J’ignorais complètement que mon  père était devant moi. Quand je me suis trouvé à une centaine de  mètres environ de l’étang, j’ai entendu le cri “Hé !Ho !”. C’était un signal dont nous nous servions  ordinairement, mon père et moi. Je me suis donc pressé et je l’ai  rejoint près de l’étang. Il a paru fort surpris de me voir et,assez rudement, il m’a demandé ce que je faisais là. Une  conversation s’ensuivit, qui nous amena à un échange de mots très  vifs et presque aux coups, car mon père était d’un caractère  violent. Voyant que, dans sa colère, il ne se maîtrisait plus, je  l’ai quitté et j’ai repris le chemin de la ferme d’ Hatherley. Je  n’avais toutefois pas fait plus de cent cinquante mètres quand  j’entendis derrière moi un cri affreux qui me fit revenir sur mes  pas en courant. J’ai trouvé mon père expirant sur le sol, la tête  terriblement meurtrie. J’ai laissé tomber mon fusil et j’ai pris  mon père dans mes bras, mais il est mort presque immédiatement. Je  me suis agenouillé auprès de lui quelques minutes et je me suis  rendu au pavillon de M. Turner, la maison la plus proche, pour  y demander du secours. Je n’ai vu personne près de mon père quand  je suis revenu et je n’ai aucune idée de la façon dont il a pu être  blessé. Les gens ne l’aimaient pas beaucoup, parce qu’il était  froid et cassant, mais, autant que je sache, il n’avait pas  d’ennemis actifs. Je ne sais rien d’autre de l’affaire.

Le Coroner. – Votre père ne vous a rien dit avant de  mourir ?

Le Témoin. – Il a marmonné quelques mots, mais je n’ai  pu saisir qu’une allusion à un rat.

Le Coroner. – Qu’avez-vous compris par là ?

Le Témoin. – Ça n’avait pour moi aucun sens. J’ai cru  qu’il délirait.

Le Coroner. – Quel était le motif de cette dernière  querelle entre votre père et vous ?

Le Témoin. – Je préférerais ne pas répondre.

Le Coroner. – C’est malheureusement mon devoir que de  vous presser de répondre.

Le Témoin. – Il m’est absolument impossible de vous le  dire. Je peux vous affirmer que cela n’avait rien à voir avec la  tragédie qui a suivi.

Le Coroner. – La Cour en décidera. Je n’ai pas à vous  faire observer que votre refus de répondre nuira considérablement à  votre cause dans les poursuites qui pourront avoir lieu.

Le Témoin. – Je dois pourtant refuser.

Le Coroner. – Je comprends que le cri de “Hé !Ho !” était un signal ordinaire entre vous et votre père ?

Le Témoin. – En effet.

Le Coroner. – Comment se fait-il alors qu’il ait  proféré ce cri avant de vous voir et avant même de savoir que vous étiez revenu de Bristol ?

Le Témoin, fortement démonté. – Je ne sais pas.

Un Juré. – Vous n’avez rien vu qui ait éveillé vos  soupçons quand vous êtes revenu sur vos pas, lorsque vous avez  entendu le cri et que vous avez trouvé votre père mortellement  blessé ?

Le Témoin. – Rien de précis.

Le Coroner. – Que voulez-vous dire par là ?

Le Témoin. – J’étais si troublé et surexcité quand je  me suis précipité dans la clairière que je ne pouvais penser à rien  d’autre qu’à mon père. Pourtant, j’ai eu la vague impression que,tandis que je courais droit devant moi, il y avait quelque chose  qui gisait sur le sol, à ma gauche. Ça m’a paru être quelque chose  de gris, un vêtement quelconque ou un plaid, peut-être. Quand je me  suis relevé d’auprès de mon père, je me suis retourné et je l’ai  cherché. Il n’y était plus.

Le Coroner. – Voulez-vous dire que cela avait disparu  avant que vous n’alliez chercher du secours ?

Le Témoin. – Oui, cela avait disparu.

Le Coroner. – Vous ne sauriez dire ce que  c’était ?

Le Témoin. – Non, mais j’avais bien l’impression qu’il  y avait quelque chose là.

Le Coroner. – À quelle distance du corps ?

Le Témoin. – A une douzaine de mètres, à peu près.

Le Coroner. – Et à quelle distance de l’orée du bois ?

Le Témoin. – À peu près autant.

Le Coroner. – Alors, si on l’a enlevé, ce fut pendant  que vous étiez à une douzaine de mètres ?

Le Témoin. – Oui, mais le dos tourné à l’objet.

Ainsi se termina l’interrogatoire du témoin. »

– Je vois, dis-je en jetant un rapide coup d’œil au reste de la  colonne du journal, que le coroner a plutôt été dur pour le jeune Mac Carthy. Il insiste, et non sans raison, sur la contradiction  impliquée par le fait que son père lui a signalé sa présence avant  qu’il ne l’ait vu, puis sur son refus de donner des détails sur sa  conversation avec son père, et enfin sur la singularité des paroles du mourant. Tout cela, comme le remarque le coroner, constitue de lourdes charges contre le fils.

Holmes rit doucement et s’étendit sur le siège garni de  coussins.

– Vous et le coroner, vous vous donnez bien du mal pour mettre  en évidence les points mêmes qui militent le plus fortement en  faveur du jeune homme. Ne voyez-vous pas que vous lui faites tour à  tour l’honneur d’avoir trop d’imagination ou trop peu ? Trop  peu, s’il n’a pas été capable d’inventer un motif de querelle qui  lui aurait gagné la sympathie du jury ; trop, s’il a tiré de  son propre fonds quelque chose d’aussi outré que l’allusion d’un  mourant à un rat et l’incident de cette étoffe qui a disparu. Non,j’aborderai cette affaire en considérant que ce que dit ce jeune  homme est vrai et nous verrons bien où nous conduira cette  hypothèse. Mais j’ai là mon Pétrarque de poche, je ne dirai plus un  mot à propos de cette enquête tant que nous ne serons pas sur les  lieux. Nous déjeunons à Swindon, et je vois que nous y serons dans  vingt minutes.

Il était environ quatre heures quand, enfin, après avoir  traversé la splendide vallée de la Stroude et passé au-dessus de la  Severn étincelante et large, nous avons atteint la jolie petite  ville de Ross. Un homme maigre, avec une figure de furet et l’air  chafouin, nous attendait sur le quai. Malgré son long  cache-poussière clair et les guêtres de cuir qu’il portait en  hommage au milieu rustique, je n’eus aucune peine à reconnaître  Lestrade de Scotland Yard. Il nous mena en voiture aux Armes  d’Hereford, où il avait déjà retenu une chambre pour nous.

– J’ai commandé une voiture, dit-il pendant que nous dégustions  une tasse de thé. Connaissant votre tempérament actif, je sais que vous ne serez heureux qu’une fois sur les lieux du crime.

– C’est très gentil et très flatteur de votre part, répondit  Holmes, mais nous n’irons pas et c’est uniquement une question de  pression atmosphérique.

Lestrade eut l’air fort étonné.

– Je ne vous suis pas tout à fait, dit-il.

– Que dit le thermomètre ? Trois degrés au-dessous de zéro,à ce que je vois. Pas de vent, pas un nuage au ciel. J’ai un plein étui de cigarettes qui ne demandent qu’à être fumées et ce canapé  est bien supérieur aux horreurs qu’on trouve d’ordinaire dans les  auberges de campagne. Je ne pense pas que je me serve de la voiture  ce soir.

Lestrade sourit, indulgent.

– Vous avez sans doute déjà tiré vos conclusions d’après les  journaux, dit-il. La chose crève les yeux, et plus on  l’approfondit, plus ça devient clair. Cependant, vous ne sauriez  opposer un refus à une dame, surtout à une dame aussi décidée. Elle  a entendu parler de vous et veut à toute force votre opinion, bien  que je lui aie dit et redit qu’il n’y avait rien que vous puissiez  faire que je n’eusse déjà fait. Mais… ma parole, voici sa voiture à  la porte !

À peine avait-il achevé que se précipitait dans la pièce l’une  des plus charmantes jeunes femmes que j’eusse jamais vue de ma vie.Ses yeux violets étincelaient et, en voyant ses lèvres entrouvertes  et la teinte rose de ses joues, on devinait que sa réserve  naturelle s’évanouissait devant le souci qui l’accaparait.

– Oh ! monsieur Holmes ! s’écria-t-elle, très agitée,nous regardant l’un après l’autre, puis avec la promptitude de  l’intuition féminine, arrêtant définitivement ses yeux sur mon  compagnon. Je suis si contente que vous soyez venu ! Je suis  descendue jusqu’ici pour vous le dire. Je sais que James n’est pas  coupable. Je le sais et je veux que vous commenciez votre travail en le sachant, vous aussi. Ne vous laissez jamais aller à en  douter. Nous nous connaissons depuis que nous sommes enfants, je  connais ses défauts comme personne au monde ne les connaît, mais ila trop bon cœur pour faire du mal à une mouche. Une telle  accusation est absurde quand on le connaît réellement.

– J’espère que nous pourrons prouver son innocence,mademoiselle, dit Sherlock. Vous pouvez être sûre que je ferai tout mon possible.

– Vous avez lu les dépositions. Vous êtes arrivé à une  conclusion ? Vous n’y voyez pas une lacune, une fissure  quelconque ? Ne pensez-vous pas, vous-même, qu’il est  innocent ?

– Je crois que c’est très probable.

– Ah ! Vous l’entendez ? s’écria-t-elle en rejetant  vivement la tête en arrière et en regardant Lestrade d’un air de  défi. Vous entendez ? Lui me donne de l’espoir.

Lestrade haussa les épaules.

– J’ai peur, dit-il, que mon collègue n’ait été un peu prompt à former ses conclusions.

– Mais il a raison. Oh ! je sais qu’il a raison. James  n’est pas coupable. Et quant à sa dispute avec son père, je suis  sûre que s’il n’a pas voulu en parler au coroner c’est qu’elle me  concernait.

– De quelle façon ? demanda Holmes.

– Ce n’est pas le moment de cacher quoi que ce soit. James et  son père ont souvent été en désaccord à mon sujet. M. Mac  Carthy désirait fort que nous nous mariions. James et moi, nous  nous sommes toujours aimés comme frère et sœur, mais,naturellement, il est jeune et connaît encore peu la vie.., et… et…eh bien !… il ne voulait pas encore en entendre parler. Alors  il y avait des disputes et celle-ci, j’en suis sûre, était du  nombre.

– Et votre père ? demanda Holmes. Était-il favorable à  cette union ?

– Non, lui aussi y était opposé. À part M. Mac Carthy,personne n’en était partisan.

Comme Holmes dirigeait sur elle un de ses regards perçants et  perspicaces, une vive rougeur passa sur le visage jeune et frais de  Mlle Turner.

– Merci pour vos renseignements, dit Holmes. Pourrais-je voir  votre père, demain ?

– J’ai peur que le docteur ne le permette pas.

– Le docteur ?

– Oui, vous ne saviez pas ? Mon pauvre père n’a jamais été  bien valide ces dernières années, mais cette affaire l’a  complètement abattu. Il s’est alité et le Dr Willowe dit que ce  n’est plus qu’une épave, que son système nerveux est ébranlé. De  ceux qui ont connu mon père autrefois à Victoria, M. Mac Carthy était le seul survivant.

– Ah ! À Victoria ! C’est important, ça.

– Oui, aux mines.

– Précisément, aux mines d’or où, si j’ai bien compris,M. Turner a fait sa fortune.

– Oui, exactement.

– Je vous remercie, mademoiselle Turner. Vous m’avez apporté une  aide très sérieuse.

– Vous me direz si vous avez des nouvelles demain ? Sans doute irez-vous à la prison voir James. Oh ! Si vous y allez,monsieur Holmes, dites-lui que je sais qu’il est innocent.

– Je le lui dirai certainement, mademoiselle.

– Il faut que je m’en aille maintenant, car papa est très malade et je lui manque beaucoup, quand je le quitte. Au revoir, et Dieu vous aide dans votre tâche !

Elle sortit de la pièce aussi vivement qu’elle y était entrée et nous entendîmes dans la rue le fracas des roues de sa voiture.

– J’ai honte de vous, Holmes, dit Lestrade avec dignité après quelques minutes de silence. Pourquoi faire naître des espérances que vous serez obligé de décevoir ? Je ne pèche pas par excès de tendresse, mais j’appelle cela de la cruauté.

– Je pense voir un moyen d’innocenter James Mac Carthy, répondit  Holmes. Avez-vous un permis pour le voir en prison ?

– Oui, mais seulement pour vous et moi.

– Alors, je reviens sur ma résolution de ne pas sortir. Nous avons encore le temps de prendre un train pour Hereford et de le  voir ce soir ?

– Largement.

– Allons-y donc. J’ai peur, Watson, que vous ne trouviez le temps long, mais je ne serai absent qu’une ou deux heures.

Je descendis jusqu’à la gare avec eux et errai dans les rues de la petite ville pour revenir enfin à l’hôtel où, allongé sur un  canapé, je tentai de m’intéresser à un roman. La mesquine intrigue était bien mince, toutefois, comparée au profond mystère dans  lequel nous avancions à tâtons ; je constatai bientôt que mon  attention quittait si constamment la fiction pour revenir à la  réalité, qu’au bout du compte je lançai le roman à travers la pièce et m’absorbai tout entier dans la considération des événements du  jour… À supposer que le récit de ce malheureux jeune homme fût  absolument vrai, quel événement infernal, quelle calamité  absolument imprévue et extraordinaire, avait donc pu survenir entre le moment où il avait quitté son père et l’instant où, ramené sur  ses pas par les cris, il était revenu dans la clairière encourant ? Quelque chose de terrible avait eu lieu. Mais  quoi ? La nature des blessures n’était-elle pas susceptible de révéler un détail quelconque à un médecin comme moi ? Sonnant un domestique, je lui demandai les hebdomadaires locaux qui donnaient le compte rendu in extenso de l’enquête. Dans son rapport, le chirurgien précisait que le tiers postérieur de l’os pariétal gauche et la moitié de l’os occipital avaient été brisés par un coup très lourd assené avec une arme contondante. Je marquai l’endroit sur ma propre tête. Évidemment, un coup de ce genre ne pouvait être porté que par-derrière. Jusqu’à un certain point, cette observation était favorable à l’accusé, puisque, au moment de leur querelle, ils étaient face à face. Toutefois, cela ne prouvait pas grand-chose, car le père avait pu se retourner avant que le coup ne tombât. Cela valait pourtant la peine d’y attirer l’attention d’ Holmes. Il y avait aussi cette allusion singulière du mourant à un rat. Qu’est-ce que cela signifiait ? Ce ne pouvait être du délire. Une personne qui meurt d’un coup soudain ne délire généralement pas. Non,vraisemblablement, le vieillard tentait d’expliquer comment on l’avait tué. Mais qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire ? Je me torturai l’esprit en quête d’une explication possible. Et encore  cet incident de l’étoffe grise qu’avait vue le jeune Mac Carthy. Si la chose était vraie, l’assassin avait dû laisser tomber un  vêtement quelconque, son pardessus sans doute, dans sa fuite, et il avait eu la témérité de revenir sur ses pas et de le reprendre pendant que le fils était agenouillé, le dos tourné, à une douzaine de pas de là. Quel enchevêtrement de mystères et d’improbabilités que tout cela ! L’opinion de Lestrade ne me surprenait pas, et pourtant j’avais tellement foi dans l’intuition de Holmes que je me refusais à abandonner tout espoir, et ce d’autant moins que chaque élément nouveau semblait renforcer mon ami dans sa conviction que le jeune Mac Carthy était innocent.

Il était tard quand Sherlock Holmes revint, seul, car Lestrade  avait pris ses quartiers en ville.

– Le thermomètre n’a guère varié, remarqua-t-il en prenant un siège. Ce qu’il faut, c’est qu’il ne pleuve pas avant que nous  allions sur le terrain. D’autre part comme il convient d’être très  frais et très en forme pour une besogne aussi délicate que  celle-là, je ne tenais pas à l’entreprendre alors que j’étais  fatigué par un long voyage. J’ai vu le jeune Mac Carthy.

– Et qu’en avez-vous appris ?

– Rien.

– Il n’a pu vous donner aucun éclaircissement ?

– Absolument aucun. J’étais porté à croire tout d’abord qu’il savait qui avait fait le coup et qu’il couvrait l’assassin, homme ou femme, mais je suis maintenant convaincu qu’il est plus perplexe  que n’importe qui. Le gaillard n’a pas l’esprit très prompt, bien  qu’il soit beau garçon et, je crois, parfaitement droit.

– Je ne saurais en tout cas admirer son goût, observai-je, si  c’est vraiment un fait qu’il ne veut pas d’un mariage avec une  jeune personne aussi charmante que Mlle Turner.

– Ah ! Il y a là une histoire bien pénible. Le pauvre  diable, il l’aime à la folie, il en perd la tête ; mais il y a  à peu près deux ans, quand il n’était encore qu’un gamin, et avant  qu’il ne connût bien Mlle Turner jeune fille, car elle a passé cinq  ans en pension je ne sais où, est-ce que cet idiot n’est pas allé  tomber entre les griffes de la serveuse d’un bar de Bristol qu’il a  épousée clandestinement ! Personne n’en sait rien ; mais  vous pouvez imaginer à quel point ce devait être affolant pour lui  d’être tancé parce qu’il ne faisait point ce pour quoi il eût  volontiers donné sa vie, tout en sachant que c’était absolument  impossible. C’est bel et bien l’affolement en question qui lui  faisait jeter les bras en l’air quand son père, lors de leur  dernière rencontre, cherchait à le persuader de demander la main de  Mlle Turner. D’un autre côté, il ne possédait aucun moyen de  subvenir à ses propres besoins et son père qui, de l’avis unanime,était très dur, l’aurait jeté complètement par-dessus bord, s’il  avait su la vérité… C’était avec la serveuse de bar, sa femme,qu’il venait de passer les trois jours précédant le crime et son  père ignorait où il était. Notez bien ce point. Il a une grande  importance. À quelque chose malheur est bon ! La serveuse,ayant appris par les journaux qu’il a des ennuis sérieux et qu’il  risque d’être sans doute pendu, a pour sa part complètement renoncé  à lui. Elle lui a écrit pour l’informer qu’elle a déjà un mari aux  chantiers des Bermudes et qu’il n’existe, en réalité, aucun lien  légal entre eux. Je crois que cette nouvelle a consolé le jeune Mac  Carthy de tout ce qu’il a souffert.

– Mais s’il est innocent, qui a commis le crime ?

– Ah ! Qui ? Je voudrais attirer votre attention tout  particulièrement sur deux points. Le premier, c’est que la victime  avait un rendez-vous avec quelqu’un à l’étang et que ce quelqu’un  ne pouvait être son fils, puisque le fils était absent et que le  père ne savait pas quand il reviendrait. Le second point, c’est  qu’on a entendu le défunt crier « Hé ! Ho ! »avant qu’il sût que son fils était revenu. Ça, ce sont les points  cruciaux dont dépend toute l’enquête. Et maintenant, si vous le  voulez bien, parlons littérature et laissons de côté pour demain  les points sans importance.

La pluie, comme Holmes l’avait prévu, ne tomba pas, et le matin  éclatant brilla dans un ciel sans nuages. À neuf heures, Lestrade   vint nous chercher avec la voiture et nous nous mîmes en route pour  la ferme d’  Hatherley et l’étang de Boscombe.

– Il y a de graves nouvelles ce matin, dit Lestrade. On dit que  M. Turner est si malade qu’on désespère.

– Un homme d’âge mûr, sans doute ? dit Holmes.

– Dans les soixante, mais sa constitution a été ébranlée par sa  vie à l’étranger et depuis quelque temps sa santé décline. Cette  affaire a eu sur lui un très mauvais effet. C’était un vieil ami de  Mac Carthy et, il faut l’ajouter, son grand bienfaiteur, car j’ai  appris qu’il lui abandonnait la ferme d’  Hatherley sans réclamer  aucune redevance.

– Vraiment ! Voilà qui est intéressant, dit Holmes.

– Oui. Il l’a aidé de cent autres façons. Tout le monde par ici  parle de sa bonté pour lui.

– Réellement ! Et cela ne vous paraît pas un peu singulier  que ce Mac Carthy, qui semble avoir eu si peu de biens personnels  et tellement d’obligations envers Turner, songeât encore, malgré cela, à marier son fils à la fille de Turner ? Le fait qu’elle  est vraisemblablement l’héritière du domaine ne l’empêchait pas  d’en parler avec une certitude écrasante, comme s’il n’y avait qu’à  faire la proposition et que tout le reste eût suivi ! C’est  d’autant plus étrange que nous savons que Turner lui-même ne  voulait pas de ce mariage. La fille nous l’a dit. Vous n’en  déduisez rien ?

– Nous voici arrivés aux déductions et aux inductions, dit  Lestrade en clignant de l’œil de mon côté. Je trouve, Holmes, qu’on  a assez de mal à se débrouiller avec les faits, sans prendre notre  vol avec les théories et l’imagination.

– Vous avez raison, approuva Holmes posément, vous trouvez qu’on  a de la peine à débrouiller les faits ?

– En tout cas, j’en ai saisi un que vous paraissez trouver  difficile à retenir, répliqua Lestrade en s’échauffant un peu.

– Et lequel ?

– Que Mac Carthy père est mort de la main de Mac Carthy fils, et  que toutes les théories qui vont à l’encontre de ce fait sont de  pures lubies, des rêvasseries au clair de lune.

– Le clair de lune est une chose plus brillante que le  brouillard, dit Holmes en riant. Mais, si je ne me trompe, voici à   gauche la ferme d’  Hatherley ?

– Oui, c’est cela.

C’était un vaste bâtiment d’aspect cossu, avec ses deux étages,son toit d’ardoises et ses murs gris semés de grandes taches de  mousse. Les stores baissés et les cheminées qui ne fumaient pas lui  donnaient toutefois un air de tristesse, comme si le poids de cette  tragédie pesait encore sur lui. Nous nous présentâmes à la porte.Puis, à la requête de Holmes, la servante nous montra les  chaussures que portait son maître au moment de sa mort, et aussi  une paire de souliers qui appartenait au fils, bien que ce ne fût  pas celle qu’il portait alors. Après les avoir mesurés très  soigneusement en sept ou huit points différents, Holmes se fit  conduire dans la cour, et de là nous suivîmes tous le sentier  sinueux qui menait à l’étang de Boscombe.

Quand il était lancé sur une piste comme celle-ci, Sherlock  Holmes était transformé. Ceux qui n’ont connu que le raisonneur, le  logicien tranquille de Baker Street, n’auraient jamais pu le  reconnaître. Son visage tantôt s’enflammait, tantôt  s’assombrissait. Son front se plissait de deux rides dures et  profondes au-dessous desquelles ses yeux brillaient avec l’éclat de l’acier. Il penchait la tête, ses épaules se courbaient, ses lèvres  se pinçaient et les muscles de son cou puissant saillaient comme  des cordes. Ses narines semblaient dilatées par cette passion  purement animale qu’est la chasse, et son esprit se concentrait si  intégralement sur le but poursuivi que toute question ou remarque  qu’on pouvait lui adresser frappait son oreille sans qu’il y prêtât  attention, ou sans provoquer autre chose qu’un grognement  d’impatience. Rapide et silencieux, il suivit le chemin qui   traverse les prairies puis, par les bois, va jusqu’à l’étang de  Boscombe. Le sol était humide et marécageux, comme l’est toute  cette région, et il y avait de nombreuses traces de pas, tant sur  le sentier que dans l’herbe courte qui le bordait de chaque côté.Tantôt Holmes se portait vivement en avant, tantôt il s’arrêtait  net ; et une fois, il fit tout un petit détour et entra dans  la prairie. Lestrade et moi marchions derrière lui, le détective  avec un air d’indifférence et de mépris, alors que, moi, je ne  quittais pas des yeux mon ami, car j’avais la conviction que chacun  de ses gestes avait un but bien défini.

L’étang de Boscombe est une petite nappe d’eau entourée de  roseaux de quelque cinquante mètres de large, qui se trouve au  point où les terres de la ferme de Hatherley bordent le parc  particulier du riche M. Turner. Au-dessus des bois qui le  longeaient sur l’autre rive, nous pouvions voir les tourelles  élancées qui indiquaient l’emplacement de la demeure de l’opulent  propriétaire. Le long de l’étang, vers Hatherley, les bois étaient  très épais, mais une étroite bande de terre détrempée, large de  cinq ou six mètres, courait entre la rangée d’arbres et les roseaux  du bord. Lestrade nous montra l’endroit précis où l’on avait trouvé  le corps et, en fait, la terre était si humide que je pouvais voir  nettement les traces qu’avait laissées le corps de l’homme abattu.Holmes, ainsi qu’en témoignaient l’ardeur de son visage et  l’intensité de son regard, lisait encore bien d’autres choses dans  cette herbe foulée. Il courait et virait comme un chien qui flaire   une piste. Soudain, il s’en prit à mon compagnon :

– Pourquoi êtes-vous allé dans l’étang ?

– Je l’ai fouillé avec un râteau, pensant qu’il pourrait s’y  trouver une arme ou un indice quelconque. Mais comment  diable ?…

– Assez, assez ! je n’ai pas le temps ! On le trouve  partout, votre pied gauche légèrement tourné en dedans ! Une  taupe même le verrait, et il se perd parmi les roseaux. Oh !que la chose eût été simple, si je m’étais trouvé ici avant qu’ils  ne viennent, comme un troupeau de buffles, patauger de tous  côtés ! C’est ici que le gardien est venu avec les siens, près  du corps : ils ont recouvert toutes les empreintes de pas à  trois mètres à la ronde. Mais voici trois parcours distincts des  mêmes empreintes.

Il tira une loupe de sa poche, et s’allongea sur son imperméable  pour mieux voir, sans cesser de parler, pour lui-même plutôt que  pour nous.

– Voici les pas du jeune Mac Carthy. En deux occasions il  marchait et une fois il courait, car les semelles sont profondément  imprimées et les talons à peine visibles. Cela confirme son récit.Il a couru quand il a vu son père à terre. Et voici les pieds de  son père alors qu’il allait et venait de-ci, de-là. Mais qu’est-ce  que ceci ? C’est la crosse du fusil, alors que le fils restait  là, à écouter. Et ça ? Ah ! ah ! Qu’avons-nous  là ? Des bouts de souliers ! Des bouts de souliers !Et carrés encore ! Des souliers tout à fait  extraordinaires ! Ils vont, ils viennent, ils reviennent. Oui,bien sûr, pour le manteau. Et maintenant, d’où  venaient-ils ?

Il se mit à courir à droite et à gauche, tantôt perdant, tantôt  retrouvant la piste, jusqu’au moment où nous fûmes à quelque  distance de l’orée du bois et au pied d’un grand hêtre, le plus gros des arbres du voisinage. Holmes se dirigea vers l’autre côté  du tronc et, une fois encore, s’aplatit avec un petit cri de  satisfaction. Longtemps il resta là à retourner les feuilles et les  brindilles sèches, à ramasser, pour le glisser dans une enveloppe,ce qui me parut être de la poussière. Il examina à la loupe non  seulement le sol, mais même l’écorce de l’arbre, aussi haut qu’il  pouvait atteindre. Une pierre rugueuse gisait dans la mousse ;il l’examina aussi soigneusement et la garda. Après quoi, ensuivant un petit sentier à travers bois, il aboutit à la grand-route, où toutes les traces se perdaient.

– Ç’a été une visite du plus vif intérêt, remarqua-t-il en  revenant à son état normal. Je suppose que cette maison grise, à  gauche, est celle du gardien. Je crois que je vais y aller dire  deux mots à Moran et peut-être écrire un petit billet. Cela fait,nous pourrons repartir déjeuner. Vous pouvez regagner la voiture,je vous rejoins tout de suite.

Il s’écoula à peu près dix minutes avant que nous ne remontions  en voiture et que nous ne retournions à Ross ; Holmes tenait  toujours la pierre qu’il avait ramassée dans le bois.

– Ceci peut vous intéresser, Lestrade, dit-il, en la lui  tendant. C’est avec cela que le crime a été commis.

– Je n’y vois aucune trace.

– Il n’y en a pas.

– Alors, comment le savez-vous ?

– L’herbe poussait sous cette pierre. Elle n’était là que depuis  quelques jours. Il n’y avait aucune trace indiquant qu’on l’eût  enlevée d’un endroit quelconque. Elle correspond bien aux  blessures. Il n’y a pas trace d’une autre arme.

– Et le meurtrier ?

– C’est un homme grand, un gaucher, qui boite du pied  droit ; il porte des souliers de chasse à semelles épaisses et  un manteau gris ; il fume des cigares indiens et il a en poche  un fume-cigare et un canif émoussé. Il y a encore quelques autres  indices, mais ceux-là peuvent suffire à orienter nos  recherches.

Lestrade se mit à rire :

– Je demeure sceptique, hélas ! Les théories, c’est très  joli, mais nous avons affaire à un jury d’Anglais qui ont la tête  dure.

– Nous verrons, répondit Holmes avec calme. Travaillez selon  votre méthode à vous, je travaillerai selon la mienne. Je serai très occupé cet après-midi et sans doute retournerai-je à Londres  par le train du soir.

– Et vous laisserez votre enquête inachevée ?

– Non, achevée.

– Mais le mystère ?

– Éclairci.

– Qui donc est le criminel ?

– Le monsieur que j’ai décrit.

– Mais qui est-ce ?

– Ce ne sera sûrement pas difficile de le trouver. La région  n’est pas tellement peuplée.

Lestrade haussa les épaules :

– Je suis un homme pratique, et je ne puis vraiment pas courir  le pays à la recherche d’un gaucher qui boite. Je serais la risée  de Scotland Yard.

– Fort bien, dit Holmes tranquillement. Je vous aurai donné  votre chance. Vous voici chez vous. Au revoir. Je vous laisserai un  mot avant de m’en aller.

Après avoir abandonné Lestrade à son domicile, nous nous  rendîmes à l’hôtel, où le déjeuner était prêt. Holmes restait             silencieux. Il semblait perdu dans ses pensées et son visage était  empreint d’une expression pénible, celle de quelqu’un qui se trouve  dans une situation angoissante.

– Watson, dit-il, quand la table fut débarrassée, asseyez-vous   là, sur cette chaise, et laissez-moi un instant vous prêcher un  sermon. Je ne sais pas trop quoi faire et je voudrais votre avis.Allumez un cigare et laissez-moi développer ma pensée.

– Je vous en prie, faites…

– Eh bien ! Donc, en considérant cette affaire, il y a deux  points dans le récit du jeune Mac Carthy qui nous ont tous les deux  frappés sur-le-champ, bien qu’ils nous aient impressionnés, moi en  sa faveur, et vous contre lui. L’un, c’était le fait que son père,suivant ce qu’il a dit, avait crié « Hé !Ho ! » avant de le voir. L’autre, c’était cette  singulière allusion du mourant à un rat. Il a marmonné plusieurs  mots, vous le savez, mais ce fut là tout ce que l’oreille du fils  put saisir. Or c’est de ce double point que nos recherches doivent  partir et nous commencerons en supposant que ce que dit le jeune  homme est absolument vrai.

– Qu’est-ce que ce « Hé ! Ho ! »alors ?

– De toute évidence il ne pouvait être à l’intention du fils. Le  fils, pour ce que l’autre en savait, était à Bristol. Ce fut tout à  fait par hasard qu’il se trouva à portée pour l’entendre. Le« Hé ! Ho ! » devait attirer l’attention de  quelqu’un, n’importe qui, avec qui il avait rendez-vous. Mais« Hé ! Ho ! » est distinctement un cri  australien et un cri qui est employé entre Australiens. Il a donc  une forte présomption pour que la personne que Mac Carthy  s’attendait à rencontrer à l’étang de Boscombe fût quelqu’un qui  avait été en Australie.

– Et le rat ?

Sherlock Holmes tira de sa poche un papier plié et l’aplatit sur  la table.

– Ceci, dit-il, est une carte de la colonie de Victoria. Je l’ai  demandée hier soir à Bristol par dépêche.

Il posa la main sur une partie de la carte et demanda :

– Que lisez-vous ici ?

Je lus : Rat.

– Et maintenant ?

Il leva sa main.

– Ballarat.

– Exactement. C’est là le mot que l’homme a prononcé et dont le fils n’a saisi que la dernière syllabe. Il essayait de prononcer le  nom de son assassin, un tel, de Ballarat.

– C’est merveilleux ! m’écriai-je.

– C’est évident. Et maintenant, vous le voyez, j’ai rétréci  considérablement mon champ d’investigations. La possession d’un  vêtement gris constitue, si l’on suppose exact le récit du fils,une troisième certitude. Nous sommes donc à présent sortis du vague  absolu pour arriver à l’idée bien définie d’un Australien venu de  Ballarat et qui porte un manteau gris.

– Certainement.

– Et d’un Australien qui était chez lui dans ce coin, car on ne  peut s’approcher de l’étang que par la ferme ou par la grande  propriété où ne pouvaient guère errer des étrangers.

– Exactement.

– Là-dessus se place notre expédition d’aujourd’hui. Par  l’examen du terrain, j’ai obtenu sur la personne de l’assassin les  détails insignifiants que j’ai donnés à cet imbécile de  Lestrade.

– Mais comment les avez-vous obtenus ?

– Vous connaissez ma méthode. Elle est fondée sur l’observation  des détails sans grande importance.

– Sa taille, je sais que vous pouvez en juger approximativement  d’après la longueur de ses enjambées. Ses chaussures aussi, vous  pouvez les connaître par leurs empreintes.

– Oui, c’étaient des chaussures particulières.

– Mais sa claudication ?

– L’empreinte de son pied droit était toujours moins marquée que  la gauche. Il pesait moins dessus. Pourquoi ? Parce qu’il  boitait.

– Mais comment savez-vous qu’il était gaucher ?

– Vous avez été vous-même frappé de la nature de la blessure,telle que le chirurgien l’a décrite lors de l’enquête. Le coup a  été porté par-derrière et a pourtant atteint le côté gauche. Or,comment cela se pourrait-il s’il n’avait pas été donné par un  gaucher ? Le meurtrier est resté derrière le hêtre pendant  l’entrevue du père et du fils. Il y a même fumé. J’ai trouvé la  cendre d’un cigare et mes connaissances spéciales en fait de  cendres de tabac m’ont permis de dire que c’était un cigare indien.Je me suis, comme vous le savez, quelque peu intéressé à ces  choses-là et j’ai écrit une petite monographie sur les cendres de  cent quarante variétés de tabac pour la pipe, le cigare et les  cigarettes. Après avoir trouvé la cendre, j’ai cherché aux  alentours et découvert le mégot, dans la mousse où il l’avait jeté.C’était un cigare indien d’une variété qu’on roule à Rotterdam.

– Et le fume-cigare ?

– J’ai pu voir que le bout du cigare n’avait pas été dans la  bouche. L’assassin se servait donc d’un fume-cigare. Le bout en  avait été coupé, et non mordu, mais la coupure n’était pas nette,d’où j’ai déduit un canif émoussé.

– Holmes, vous avez tissé autour de cet homme un filet d’où il  ne saurait s’échapper et vous avez sauvé la vie d’un innocent aussi  sûrement que si vous aviez tranché la corde qui le pendait. Je vois  où convergent tous ces points. Le coupable, c’est…

– M. John Turner ! annonça le garçon d’hôtel en  ouvrant la porte de notre studio et en introduisant un  visiteur.

L’homme qui entrait avait une allure étrange, dont on était  frappé dès l’abord. Sa démarche lente et claudicante, ses épaules  voûtées lui donnaient un air de décrépitude, et pourtant ses traits  profondément accentués et rugueux, autant que sa formidable  stature, montraient qu’il était doué d’une force physique et morale  extraordinaire. Sa barbe touffue, ses cheveux grisonnants, ses  sourcils saillants et drus lui conféraient un air de dignité et de  puissance, mais son visage était d’une blancheur de cendre, et ses  lèvres et les coins de sa bouche se nuançaient d’une légère teinte  bleue. Au premier coup d’œil, il m’apparut clairement que cet homme  était la proie d’une maladie mortelle.

– Je vous en prie, dit Holmes doucement, asseyez-vous sur le  canapé. Vous avez reçu mon billet ?

– Oui, le gardien me l’a apporté. Vous disiez que vous vouliez  me voir ici afin d’éviter tout scandale.

– J’ai pensé qu’on jaserait si j’allais au manoir.

– Et pourquoi désiriez-vous me voir ?

Il regardait mon compagnon avec du désespoir dans ses yeux  fatigués, comme si déjà la réponse lui était connue.

– Oui, dit Holmes, répondant au regard plutôt qu’aux paroles.C’est ainsi. Je n’ignore rien de ce qui concerne Mac Carthy.

Le vieillard laissa tomber son visage dans ses mains.

– Que le ciel me vienne en aide ! s’écria-t-il. Mais je  n’aurais pas permis que le jeune homme en souffrît. Je vous donne  ma parole que j’aurais parlé si, aux assises, le procès avait  tourné contre lui.

– Je suis content de vous l’entendre dire, fit Holmes avec  gravité.

– J’aurais parlé dès à présent, n’eût été ma fille. Cela lui  briserait le cœur – cela lui brisera le cœur d’apprendre que je  suis arrêté.

– Il se peut qu’on n’en vienne pas là, dit Holmes.

– Quoi !

– Je ne suis pas un agent officiel. Je sais que c’est votre  fille qui a demandé que je vienne ici et j’agis dans son intérêt.Toutefois, il nous faut tirer de là le jeune Mac Carthy.

– Je suis mourant, dit le vieux Turner. Depuis des années je  souffre de diabète. Mon médecin dit qu’on peut se demander si je  vivrai encore un mois. Pourtant, j’aimerais mieux mourir sous mon  propre toit qu’en prison…

Holmes se leva et alla s’asseoir à la table, la plume en main et  du papier devant lui.

– Dites-moi simplement la vérité, dit-il. Je noterai les faits.Vous signerez et Watson, que voici, en sera témoin. Alors je  pourrai, à la toute dernière extrémité, produire votre confession  pour sauver le jeune Mac Carthy. Je vous promets de ne m’en servir  que si cela devient absolument nécessaire.

– C’est bien, dit le vieillard. On ne sait pas si je vivrai  jusqu’aux assises, cela a donc peu d’importance. Mais je voudrais  épargner un pareil choc à Alice. Maintenant, je vais tout vous  exposer clairement. Ça a été long à se produire, mais ça ne me  prendra guère de temps pour vous le dire.

« Vous ne le connaissiez pas, le mort, Mac Carthy. C’était  le diable incarné. Je vous l’affirme. Dieu vous garde de tomber  jamais dans les griffes d’un pareil individu. Pendant vingt ans  j’ai été sa proie et il a ruiné ma vie. Je vous dirai tout d’abord  comment il se trouva que je fus à sa merci.

« C’était entre 1860 et 1864. J’étais alors jeune,aventureux et plein d’ardeur prêt à me mettre à n’importe quoi. Je  me suis trouvé parmi de mauvais compagnons et je me suis mis à  boire. Comme je n’avais pas de chance, aux mines, avec ma  concession, j’ai pris le maquis et je suis devenu ce que, par ici,on appellerait un voleur de grands chemins. Nous étions six et nous  menions une vie libre et sauvage ; de temps en temps nous  attaquions un établissement, ou nous arrêtions les chariots sur la  route des placers. Jack le Noir, de Ballarat, tel était le nom sous  lequel on me connaissait, et dans la colonie on se souvient encore  de notre groupe, qu’on appelle la bande de Ballarat.

« Un jour, un convoi d’or descendait de Ballarat à  Melbourne. Nous avons dressé une embuscade et nous l’avons attaqué.Il y avait six soldats et nous étions six ; ce fut donc une  lutte serrée, mais à la première décharge nous en avions désarçonné   quatre. Trois de nos gars, cependant, furent tués avant que nous ne  nous emparions du butin. Je posai mon pistolet sur la tempe du  conducteur du chariot ; c’était cet homme, ce Mac Carthy. Que  je regrette, grand Dieu, de ne pas l’avoir tué alors ! mais je  l’ai épargné ; pourtant, je voyais bien que ses petits yeux  méchants se fixaient sur mon visage, comme pour s’en rappeler tous  les traits. Nous sommes partis avec l’or, nous sommes devenus  riches et nous sommes revenus plus tard en Angleterre, sans qu’on  nous ait jamais soupçonnés. Je me suis donc séparé de mes anciens  camarades, résolu à me fixer et à mener une vie tranquille. J’ai  acheté cette propriété, qui se trouvait en vente, et je me suis  efforcé de faire un peu de bien avec mon argent, pour réparer la  façon dont je l’avais gagné. Je me suis marié et, bien que ma femme  soit morte jeune, elle m’a laissé ma chère petite Alice. Même alors  qu’elle n’était qu’un bébé, sa toute petite main semblait me  conduire sur la voie du bien, comme rien jusqu’alors ne l’avait  jamais fait. En un mot, j’avais changé de vie et je faisais de mon  mieux pour racheter le passé. Tout allait bien, quand un jour Mac  Carthy me prit dans ses filets.

« J’étais allé à Londres pour placer des fonds et je le  rencontrai dans Regent Street ; c’est à peine s’il avait un  veston sur le dos et des souliers aux pieds.

« – Nous voici, Jack ! dit-il en me touchant le bras.Nous serons pour toi comme une famille. Nous sommes  deux, moi et  mon fils, et tu as les moyens de nous entretenir. Si tu ne veux  pas… l’Angleterre est un beau pays où l’on respecte la loi et où il  y a toujours un agent de police à portée de voix.

« Ils sont donc venus dans l’Ouest ; il n’y avait pas  moyen de m’en débarrasser et, depuis ce temps-là, ils ont vécu,sans rien payer, sur la meilleure de mes terres. Pour moi, il n’y  avait plus de paix, plus d’oubli. Partout où j’allais, sa face  rusée et grimaçante était là, à côté de moi. À mesure qu’Alice  grandissait, cela empirait, car il s’aperçut bientôt que je  craignais moins la police que de voir ma fille connaître mon passé.Quoi qu’il me demandât, il fallait le lui donner, et quoi que ce  fût, je le lui abandonnais sans aucune question : terre,argent, maison, jusqu’au jour où il me demanda quelque chose que je  ne pouvais pas donner.

« Il me demanda Alice.

« Son fils, voyez-vous, avait grandi, et ma fille aussi, et  comme on savait ma santé fragile, il lui semblait assez indiqué que  son rejeton entrât en possession de mes biens. Mais, cette fois,j’ai tenu bon. Je ne voulais pas que sa maudite engeance fût mêlée  à la mienne, non que le garçon me déplût, mais le sang du père  était en lui, et c’était assez. Je suis resté ferme. Mac Carthy a  proféré des menaces. Je l’ai mis au défi. Nous devions nous  rencontrer à l’étang, à mi-chemin de nos deux maisons, pour en  discuter.

« Quand j’y suis allé, je l’ai trouvé qui parlait à son  fils ; j’ai donc fumé un cigare derrière un arbre en attendant  qu’il fût seul. Mais pendant que j’écoutais ce qu’il disait, tout  ce qu’il y avait de noir et d’amer en moi semblait revenir à la  surface. Il pressait son fils d’épouser ma fille avec aussi peu  d’égards pour ses sentiments que si ç’ eût été une garce des rues.Cela m’exaspéra de penser que moi-même et ce que j’avais de plus  cher, nous étions à la merci d’un tel être. Ne pouvais-je donc  briser ce lien ? J’étais déjà désespéré, mourant. J’avais  encore l’esprit assez clair, les membres assez forts, et mon sort,je le savais, était réglé. Mais ma mémoire, mais ma fille !L’une et l’autre seraient sauves, si seulement je parvenais à  réduire au silence cette langue infâme. Je l’ai fait, monsieur  Holmes. Je le ferais encore. Si fortement que j’aie péché, j’ai  mené une vie de martyr pour racheter mes fautes. Mais que ma fille  dût se trouver prise dans ces mêmes filets qui m’emprisonnaient,c’était plus que je n’en pouvais endurer. Je l’ai abattu sans plus  de scrupules que s’il avait été une bête immonde et venimeuse. Son  cri a fait revenir son fils, mais j’avais rejoint le couvert du  bois ; je fus pourtant obligé de retourner chercher le manteau  que j’avais laissé tomber dans ma fuite. Tel est, messieurs, le  récit véridique de tout ce qui s’est passé.

– C’est bien, dit Holmes, pendant que le vieillard signait la  déclaration que mon ami avait écrite. Ce n’est pas à moi de vous  juger, je souhaite seulement que nous ne soyons jamais placés dans  une pareille position.

– Je le souhaite aussi, monsieur. Qu’avez-vous l’intention de  faire ?

– En raison de votre santé, rien. Vous savez que vous aurez  bientôt à répondre de vos actes devant un tribunal plus haut que  les assises. Je garderai votre confession et, si le jeune Mac  Carthy est condamné, je serai forcé de m’en servir. Sinon, nul œil  humain ne la verra jamais et votre secret, que vous soyez vivant ou  mort, ne risquera rien entre nos mains.

– Adieu donc, dit le vieillard d’un ton solennel. Quand viendra pour vous l’heure de la mort, les moments en seront moins pénibles  si vous pensez à la paix que vous aurez procurée à la mienne.

Et d’un pas incertain et chancelant, tout son corps de géant  frémissant, il sortit de la pièce.

– Dieu nous vienne en aide ! dit Holmes après un long  silence. Pourquoi le Destin joue-t-il de tels tours à de pauvres  êtres impuissants ? Je n’entends jamais parler d’une affaire  comme celle-ci sans penser aux mots de Baxter, et sans dire :« Ce coupable-là, sans la grâce de Dieu, ce pourrait être  moi. »

James Mac Carthy fut acquitté aux assises, grâce aux nombreuses  et puissantes objections que Sherlock Holmes avait rédigées et  soumises à son défenseur. Le vieux Turner vécut encore sept mois,après notre entrevue, mais il est mort maintenant, et tout laisse à  prévoir que le fils et la fille pourront vivre heureux ensemble,dans l’ignorance du sombre nuage qui pèse sur leur passé.

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