Les Aventures de Sherlock Holmes

Isa Whitney, frère de feu Elias Whitney, docteur en théologie,principal du collège de théologie Saint-Georges, s’adonnait fort à l’opium. Cette habitude prit possession de lui, à ce que l’on m’a  dit, à la suite d’une sotte fantaisie, alors qu’il était au  collège. Il avait lu la description que fait De Quincey de ses  sensations et de ses rêves de fumeur d’opium et il avait imprégné  son tabac de laudanum pour essayer d’obtenir les mêmes effets. Il trouva, comme tant d’autres, qu’il est plus facile de contracter  cette habitude que de s’en défaire, et pendant de longues années il  continua d’être esclave de la drogue, en même temps qu’il était,pour ses amis et pour les siens, l’objet d’un mélange de pitié et  d’horreur. Même à présent, il me semble le voir encore, épave et  ruine d’un noble caractère, tout recroquevillé dans son fauteuil,avec sa face jaune et pâteuse, ses paupières tombantes et ses  pupilles réduites comme des pointes d’épingle.

Un soir, c’était en juin 1889, quelqu’un sonna à ma porte, à  cette heure où l’on commence à bâiller et à regarder l’horloge. Je  me redressai sur ma chaise et ma femme posa sur ses genoux son  travail à l’aiguille, avec une grimace de déception.

– Un malade ! dit-elle. Tu vas être obligé de  sortir !

Je ronchonnai, car je venais de rentrer après une dure  journée.

Nous entendîmes la porte s’ouvrir, puis quelques mots précipités  et enfin des pas rapides sur le linoléum. Notre porte s’ouvrit  brusquement et une dame, vêtue de sombre et avec un voile noir,entra dans la pièce.

– Vous m’excuserez de venir si tard, commença-t-elle.

Et soudain, perdant toute maîtrise d’elle-même, elle courut vers  ma femme, lui jeta les bras autour du cou et se mît à sangloter sur  son épaule :

– Oh ! j’ai tant de peine ! s’écria-t-elle. J’ai tant  besoin qu’on m’aide un peu !

– En quoi ? dit ma femme et, relevant le voile : C’est  Kate Whitney. Comme vous m’avez fait peur ! Je n’avais, à  votre entrée, pas idée de qui vous étiez.

– Je ne savais que faire ; et alors, je suis venue tout  droit vers vous. C’était toujours comme cela. Les gens en peine  venaient vers ma femme comme les oiseaux vers un phare.

– C’est très gentil d’être venue. Maintenant vous allez prendre  un peu de vin et d’eau, vous asseoir confortablement et nous  raconter tout ça, à moins que vous n’aimiez mieux que j’envoie  James se coucher.

– Oh ! non, non ! J’ai aussi besoin de l’avis et de  l’aide du docteur. C’est à propos d’Isa. Il n’est pas rentré depuis  deux jours et j’ai si peur pour lui !

Ce n’était pas la première fois qu’elle nous avait parlé des  ennuis que lui causait son mari, à moi comme médecin, à ma femme  comme à une vieille amie et camarade de classe. Nous la calmâmes et  la réconfortâmes avec les meilleures paroles que nous pûmes  trouver. Savait-elle où était son mari ? Nous était-il  possible de le lui ramener ?

Cela semblait possible. Elle avait des renseignements très affirmatifs. Depuis quelque temps, quand la crise le prenait, son  mari se rendait dans un bouge, une fumerie d’opium, tout à fait à  l’est de la Cité. Jusqu’ici, ses débauches s’étaient bornées à une  seule journée et il était toujours rentré le soir, chancelant et  épuisé. Mais cette fois la crise avait duré quarante-huit heures  et, sans doute, il était là-bas, prostré parmi la lie des docks, entrain d’aspirer le poison ou de dormir pour en dissiper les effets.C’était là qu’on le trouverait, elle en était sûre, à La Barre  d’or, dans Upper Swandam Lane. Mais que faire ? Comment une  femme jeune et timide comme elle pouvait-elle s’introduire dans untel endroit pour arracher son mari à ce monde de gens sans aveu ?

Telle était la situation et, naturellement, il n’y avait qu’une  issue : ne pourrais-je pas l’accompagner là-bas ? Puis,en y réfléchissant, pourquoi même viendrait-elle ? J’étais le  médecin consultant d’Isa Whitney et, en cette qualité, j’avais sur  lui quelque influence. Je pourrais m’en tirer, moi, si j’étais  seul. Je fis la promesse formelle que je le renverrais chez lui en  fiacre d’ici deux heures au plus, s’il était bien à l’adresse  qu’elle m’avait donnée. Dix minutes plus tard, ayant quitté mon  fauteuil et mon confortable studio, je roulais à toute vitesse en  fiacre vers l’est de la ville, chargé, à ce qu’il me semble, d’une  étrange mission, encore que l’avenir seul pût me montrer à quel point elle allait être étrange.

Mais il ne se présenta guère de difficultés dans la première  étape de mon aventure. Upper Swandam Lane est une ignoble ruelle  tapie derrière les quais élevés qui longent le côté nord de la rivière, à l’est du pont de Londres. Entre un magasin de confection et un assommoir dont on approche par un perron qui conduit à un  passage noir comme la bouche d’un four, j’ai trouvé le bouge que je cherchais. Donnant à mon cocher l’ordre de m’attendre, j’ai  descendu les marches creusées au centre par le piétinement  incessant des ivrognes et, à la lumière vacillante d’une lampe à  huile placée au-dessus de la porte, j’ai trouvé le loquet et je me  suis avancé dans une longue pièce basse, toute remplie de la fumée  brune, épaisse et lourde de l’opium, avec de chaque côté des  cabines en bois formant terrasse, comme le poste d’équipage sur un  vaisseau d’émigrants.

A travers l’obscurité, on distinguait vaguement des corps gisant  dans des poses étranges et fantastiques, des épaules voûtées, des  genoux repliés, des têtes rejetées en arrière, des mentons qui se  dressaient vers le plafond et çà et là un œil sombre, vitreux qui  se retournait vers le nouveau venu. De ces ombres noires  scintillaient de petits cercles de lumière rouge, tantôt brillants,tantôt pâlissants, suivant que le poison brûlait avec plus ou moins  de force dans les fourneaux des pipes métalliques. La plupart de  ces têtes restaient sans rien dire ; quelques-uns marmottaient  pour eux-mêmes et d’autres s’entretenaient d’une voix basse,étrange et monocorde, émettant par saccades des propos qui soudain  se perdaient dans le silence ; chacun, en fait, mâchonnait ses  propres pensées et ne faisait guère attention aux paroles de son  voisin. Tout au bout se trouvait un petit brasier de charbon de  bois, à côté duquel était assis, sur un trépied de bois, un  vieillard grand et mince, dont la mâchoire reposait sur ses poings  et les coudes sur ses genoux. Fixement, il regardait le feu.

A mon entrée, un domestique malais au teint jaunâtre s’était  précipité vers moi, avec une pipe et la drogue nécessaire, tout en  me désignant d’un geste une cabine vide.

– Merci ! dis-je, je ne viens pas pour rester. Il y a ici  un de mes amis, M. Isa Whitney, et je désire lui parler.

Je perçus un mouvement, j’entendis une exclamation à ma droite  et, en tendant les yeux dans l’obscurité, je vis Whitney pâle,hagard, échevelé, qui me regardait fixement.

– Mon Dieu ! c’est Watson, dit-il.

Il était dans un lamentable état de réaction ; tous ses  nerfs tremblaient.

– Dites, Watson, quelle heure est-il ?

– Bientôt onze heures.

– De quel jour ?

– Vendredi 10 juin.

– Dieu du ciel ! Je croyais que nous étions mercredi. Mais  nous sommes mercredi. Pourquoi voulez-vous me faire peur comme  ça ?

Il laissa tomber son visage sur ses bras et se mit à sangloter  d’une façon aiguë.

– Je vous dis que c’est aujourd’hui vendredi. Votre femme vous  attend depuis deux jours. Vous devriez avoir honte.

– J’en ai honte aussi. Mais vous vous trompez, Watson, car il  n’y a que quelques heures que je suis ici ; trois pipes,quatre pipes… Je ne sais plus combien. Mais je rentrerai avec vous,Watson. Je ne voudrais pas faire peur à Kate – pauvre petite Kate.Donnez-moi la main ! Avez-vous un fiacre ?

– Oui, j’en ai un qui attend.

– Alors je le prendrai, mais je dois sans doute quelque chose.Demandez ce que je dois, Watson. Je ne suis pas en train du tout.Je ne peux rien faire.

Je m’avançai dans l’étroit passage qui courait entre les deux  rangées de dormeurs, et, tout en retenant mon souffle pour me  préserver des ignobles vapeurs de la drogue, je cherchai de ci, delà, le tenancier. Comme je passais près de l’homme grand et mince  qui était assis près du brasier, je me sentis soudain tiré par le  pan de mon habit et une voix murmura tout bas :

– Passez votre chemin, puis retournez-vous et regardez-moi.

Les mots frappèrent tout à fait distinctement mon oreille. Je  baissai les yeux. Ces paroles ne pouvaient venir que de l’individu  qui était à côté de moi, et pourtant il était toujours assis, aussi  absorbé que jamais, très mince, très ridé, courbé par la  vieillesse, et une pipe à opium se balançait entre ses genoux,comme tombée de ses doigts par pure lassitude. J’avançai de deux  pas et me retournai. Il me fallut toute ma maîtrise de moi-même  pour ne pas pousser un cri d’étonnement. L’homme avait pivoté de  telle sorte que personne d’autre que moi ne pouvait le voir. Ses  vêtements s’étaient remplis, ses rides avaient disparu, les yeux  ternes avaient retrouvé leur éclat et c’était Sherlock Holmes qui,assis là, près du feu, riait doucement de ma surprise. Il me fit  signe de m’approcher de lui et, en même temps, tandis qu’il  tournait à demi son visage vers les autres, il redevenait l’être  sénile et décrépit de tout à l’heure.

– Holmes ! murmurai-je, que diable faites-vous dans ce  bouge ?

– Aussi bas que possible, répondit-il, j’ai d’excellentes  oreilles. Si vous aviez la bonté de vous débarrasser de votre  imbécile d’ami, je serais enchanté de causer un peu avec vous.

– J’ai un fiacre à la porte.

– Alors, je vous en prie, renvoyez-le avec ce fiacre. Vous  pouvez l’y mettre en toute sécurité, car il me semble trop flasque  pour faire des bêtises. Je vous recommande aussi d’envoyer un mot  par le cocher à votre femme pour lui dire que vous avez lié votre  sort au mien. Si vous voulez bien m’attendre dehors, je vous  rejoindrai dans cinq minutes.

Il était difficile de répondre par un refus à n’importe quelle  demande de Holmes, car elles étaient toujours très expressément  formulées avec un air de profonde autorité. Je sentais d’ailleurs  qu’une fois Whitney enfermé dans le fiacre, ma mission était  pratiquement remplie ; et quant au reste, je ne pouvais rien  souhaiter de mieux que de me trouver associé avec mon ami pour une  de ces singulières aventures qui étaient la condition normale de  son existence. En quelques minutes, j’avais écrit mon billet, payé  les dépenses de Whitney, j’avais conduit celui-ci au fiacre et je  l’avais vu emmener dans l’obscurité. Quelques instants après, un être décrépît sortait de la fumerie d’opium et je m’en allais dans  la rue avec Sherlock Holmes. Dans les deux premières rues, il  marcha le dos voûté en traînant la jambe d’un pas incertain. Puis,après un rapide regard aux alentours, il se redressa et partit  soudain d’un cordial éclat de rire.

– Je suppose, Watson, que vous vous imaginez qu’outre mes  injections de cocaïne, je me suis mis à fumer l’opium et que cela  s’ajoute à toutes ces autres petites faiblesses à propos desquelles  vous m’avez favorisé de vos vues professionnelles.

– J’ai certes été surpris de vous trouver là.

– Pas plus que moi de vous y trouver.

– Je venais chercher un ami.

– Et moi chercher un ennemi.

– Un ennemi ?

– Oui, un de mes ennemis naturels, ou, dirais-je mieux, de mes  proies naturelles. En bref, Watson, je suis au beau milieu d’une  enquête très remarquable et j’ai espéré trouver une piste dans les  divagations incohérentes de ces abrutis, comme je l’ai fait  auparavant. Si l’on m’avait reconnu dans ce bouge, ma vie n’aurait  pas valu qu’on l’achetât pour une heure, car je me suis servi de ce  bouge dans le passé pour mes propres fins et cette canaille de  Lascar, qui en est le tenancier, a juré de se venger de moi. Il existe, sur le derrière du bâtiment, près du coin du quai de Saint-Paul, une trappe qui pourrait raconter d’étranges histoires  sur tout ce à quoi elle a livré passage par des nuits sans  lune.

– Quoi ! vous ne parlez pas de cadavres ?

– Si donc, des corps, Watson. Nous serions riches, Watson, Si  nous avions autant de milliers de livres qu’on a mis à mort de  pauvres diables dans ce bouge. C’est le plus abject piège à  assassinats sur tout le cours de la rivière et je crains fort que  Neville Saint-Clair n’y soit entré pour n’en jamais sortir. Mais  notre voiture doit être ici…

Il mit ses deux index entre ses dents et siffla d’une façon  aiguë, signal auquel, dans le lointain, on répondit par un  sifflement pareil et qui fut bientôt suivi d’un bruit de roues et  du trot des sabots d’un cheval.

– Et maintenant, Watson, dit Holmes, tandis qu’une charrette  s’avançait rapidement dans l’obscurité en projetant, par ses  lanternes latérales, deux tunnels de lumière jaune, vous venez avec  moi, hein ?

– Si je peux vous être utile.

– Un ami loyal est toujours utile. Et un chroniqueur plus  encore. Ma chambre aux Cèdres a deux lits.

– Les Cèdres ?

– Oui, c’est la maison de M. Saint-Clair. J’y demeure  pendant que je mène mon enquête.

– Où est-ce donc ?

– Près de Lee, dans le Kent. Nous avons une course de sept  milles devant nous.

– Mais je suis toujours dans l’obscurité.

– Exact, mais vous allez tout savoir. Sautez là. Ça va, Jean,nous n’aurons pas besoin de vous. Prenez cette demi-couronne. Venez  me chercher demain vers onze heures. Laissez aller ; au  revoir.

Il toucha le cheval avec son fouet et nous partîmes au grand galop, à travers une interminable succession de rues sombres et  désertes qui s’élargirent graduellement. Nous nous trouvâmes  bientôt emmenés comme le vent sur un large pont garni de  parapets ; la rivière boueuse coulait paresseusement  au-dessous. Plus loin s’étendait un autre désert de briques et de  mortier ; le silence n’en était rompu que par le pas lourd et   régulier de l’agent de police ou par les chants et les cris de  fêtards attardés. Un nuage déchiqueté flottait lentement dans le  ciel et une étoile ou deux scintillaient çà et là, entre les  déchirures des nuages. Holmes conduisait en silence, la tête  inclinée sur la poitrine, de l’air d’un homme perdu dans ses  pensées ; cependant, assis auprès de lui, j’étais curieux de  savoir ce que pouvait bien être cette nouvelle enquête qui semblait  si fort lui occuper l’esprit.

Nous avions couvert plusieurs milles et nous allions parvenir  aux abords de la ceinture de villas de la banlieue quand il se  secoua, haussa les épaules et alluma sa pipe avec toute l’apparence  d’un homme qui s’est rendu compte qu’il a agi pour le mieux.

– Vous avez une grande faculté de silence, Watson, dit-il. Cela fait de vous un compagnon inappréciable ; ma parole, c’est une  grande chose d’avoir quelqu’un à qui ne pas parler, car mes pensées  ne sont pas toujours des plus plaisantes. J’étais en train de me  demander ce que je dirais à cette chère petite femme, tout à  l’heure, quand elle viendrait à notre rencontre à la porte.

– Vous oubliez que je ne suis au courant de rien.

– J’aurai juste le temps de vous donner les faits de l’affaire  avant d’arriver à Lee. Tout semble absurdement simple et pourtant,malgré tout, je ne peux rien trouver qui me permette le moindre  progrès. Il y a une quantité de fils, sans doute, mais je suis  incapable d’en saisir le bout. Maintenant je vais vous exposer le  cas avec netteté et concision, Watson, et peut-être percevrez-vous  une étincelle là où tout est obscur pour moi.

– Allez-y donc.

– Il y a quelques années – pour être précis, en mai 1884 – vint à Lee un monsieur du nom de Neville Saint-Clair qui paraissait  avoir beaucoup d’argent. Il prit une grande villa, en fit très  joliment arranger les jardins et, d’une façon générale, y vécut sur  un grand pied. Peu à peu, il se fit des amis dans le voisinage et,en 1887, il épousa la fille d’un brasseur de la ville ; il a  eu d’elle, à ce jour, deux enfants. Il n’avait pas d’occupation  permanente, mais, détenant des intérêts dans plusieurs sociétés, il  allait à Londres, en général le matin, pour rentrer chaque soir parle train qui part de la gare de Cannon Street à cinq heures  quatorze. M. Saint-Clair a maintenant trente-sept ans, c’est  un homme aux habitudes sobres, bon mari, père très affectueux, et  très estimé de tous ceux qui le connaissent. Je peux ajouter que  ses dettes, à l’heure présente, s’élèvent, autant que nous avons pu  nous en rendre compte, à quatre-vingt-huit livres et dix shillings,alors qu’il a à son compte deux cent vingt livres, à la Banque de  la Ville et des Comtés. Il n’y a donc aucune raison de penser que  ce sont des ennuis d’argent qui l’ont tracassé.

« Lundi dernier M. Neville Saint-Clair est parti pour  Londres un peu plus tôt que d’ordinaire et, avant de partir, il  avait fait la remarque qu’il avait à faire deux commissions  importantes et qu’il rapporterait à son petit garçon, en rentrant,une boîte de cubes. Or, par le plus grand des hasards, sa femme, ce  même lundi, très peu de temps après son départ, reçut un télégramme  l’informant qu’un petit paquet, d’une très grande valeur, qu’elle  avait attendu, était à sa disposition dans les bureaux de la  Compagnie de Navigation d’  Aberdeen. Or, Si vous connaissez bien votre Londres, vous savez que le siège de cette Compagnie se trouve  dans Fresne Street, une rue qui bifurque d’ Upper Swandam Lane où  vous m’avez trouvé ce soir. Mme Saint-Clair déjeuna, partit  pour la Cité, fit quelques achats et se dirigea vers le siège de la  Compagnie ; elle retira son paquet et à quatre heures  trente-cinq exactement elle se trouvait en train de remonter  Swandam Lane pour retourner à la gare. M’avez-vous bien suivi  jusqu’ici ?

– C’est très clair.

– Si vous vous rappelez, il faisait très chaud lundi dernier.Mme Saint-Clair marchait lentement, regardait à droite et à  gauche dans l’espoir de voir un fiacre, car elle n aimait guère le  voisinage où elle se trouvait. Tandis qu’elle allait ainsi dans   Swandam Lane, elle entendit tout à coup une exclamation ou un cri  perçant et son sang se glaça à la vue de son mari qui la regardait  et, à ce qu’il lui sembla, lui faisait des signes d’une fenêtre du  second étage. La fenêtre était ouverte et elle vit distinctement  son visage, qu’elle décrit comme terriblement bouleversé. Il  agitait ses mains frénétiquement dans sa direction à elle, puis il  disparut de la fenêtre, Si rapidement qu’il semblait avoir été  attiré à l’intérieur par une force irrésistible. Une chose  singulière qui tira l’œil de cette femme observatrice, ce fut que,bien que son mari fût vêtu de sombre, comme le matin en partant, il  n’avait ni col, ni cravate.

« Convaincue qu’il lui était arrivé quelque chose, elle  dégringola les marches – car la maison n’était autre que cette fumerie d’opium où vous m’avez trouvé. Elle traversa en courant la  pièce du devant, et tenta de grimper l’escalier qui menait au  premier étage. Au pied de l’escalier, toutefois, elle rencontra  cette canaille de Lascar dont je vous ai parlé. Il l’écarta et,aidé d’un Danois qui lui sert d’employé, la rejeta dans la rue. En  proie aux craintes et aux doutes les plus affolants, elle courut en  toute hâte dans la ruelle et, par un heureux hasard, elle rencontra  dans Fresne Street quelques agents de police qui, avec un    brigadier, partaient faire leur ronde. Le brigadier et deux hommes  revinrent avec elle et, malgré la résistance obstinée du  propriétaire, ils se dirigèrent vers la pièce où  M. Saint-Clair avait été aperçu en dernier lieu. Là, aucune  trace de lui. En fait, dans tout l’étage on ne put trouver  personne, à part un misérable estropié, hideux d’aspect, qui,paraît-il, logeait là. Et celui-ci et Lascar jurèrent avec force  que, de toute l’après-midi, il n’y avait eu personne d’autre dans  la pièce du devant. Leurs dénégations étaient si fermes que le  brigadier en fut ahuri et en était presque arrivé à croire que  Mme Saint-Clair s’était trompée quand, en poussant un cri,elle s’élança vers une petite boîte en bois blanc posée sur la  table et en souleva brusquement le couvercle. Il en tomba une cascade de cubes d’enfant. C’était le jouet qu’il avait promis de  ramener à la maison.

« Cette découverte et la confusion de l’estropié firent que  le brigadier se rendit compte que l’affaire était sérieuse. On  examina soigneusement les pièces et tous les résultats concluaient à un crime abominable. La première pièce, simplement meublée,communiquait avec une petite chambre à coucher qui donnait sur le derrière d’un des quais. Entre le quai et la fenêtre de la chambre  à coucher, se trouve une bande de terrain étroite qui, séchée à marée basse, est recouverte à marée haute de plus d’un mètre trente d’eau. La fenêtre de la chambre à coucher, assez large, s’ouvrait du bas. En l’examinant, on découvrît des traces de sang sur le seuil de la fenêtre et on voyait des gouttes de sang çà et là sur le plancher de la chambre à coucher. Jetés derrière un rideau de la première pièce, on trouva tous les vêtements de M. Neville Saint-Clair, exception faite de son costume. Ses chaussures, ses chaussettes, son chapeau, sa montre – tout était là. D’ailleurs,aucune trace de violence sur tous ces vêtements et nulle autre trace de M. Neville Saint-Clair. Selon toute apparence, il a  dû sortir par la fenêtre, car on n’a pu découvrir d’autre sortie,et les taches de sang sur le seuil font mal augurer d’une  éventuelle fuite à la nage, car la marée était à son plus haut au  moment de la tragédie.

« Et maintenant, que je vous parle des canailles qui  semblaient directement impliquées dans l’affaire. On connaissait Lascar par ses antécédents lamentables, mais comme on savait par le récit de Mme Saint-Clair qu’il se trouvait au pied de  l’escalier quelques secondes après l’apparition de son mari à la  fenêtre, il était difficile de le considérer comme autre chose que  complice du crime. Sa défense fut qu’il ignorait absolument tout et il déclara énergiquement tout ignorer des faits et gestes de Hugh Boone, son locataire, et ne pouvoir en aucune façon expliquer la  présence des vêtements du disparu.

« Suffit pour Lascar, le tenancier. Parlons maintenant du  sinistre estropié qui occupe le second étage de la fumerie et qui  fut certainement le dernier à voir Neville Saint-Clair. Son nom est Hugh Boone et sa face hideuse est familière à tous ceux qui  fréquentent la Cité. C’est un mendiant professionnel, bien que,pour éluder les ordonnances de la police, il prétende exercer un  petit commerce d’allumettes-bougies. A quelque distance, en  descendant Threadneedle Street, du côté gauche, le mur fait un  petit angle, comme vous avez pu le remarquer. C’est là que cet  individu vient s’asseoir tous les jours, les jambes croisées, sa  toute petite provision d’allumettes sur ses genoux. Comme c’est un  spectacle pitoyable, une petite pluie d’aumônes tombe dans la  casquette de cuir graisseuse qu’il pose sur le trottoir à côté de  lui. J’ai plus d’une fois observé le bonhomme – sans penser jamais  que j’aurais à faire sa connaissance par nécessité professionnelle– et j ‘ai toujours été surpris de la moisson qu’il récoltait en  peu de temps. Son aspect, voyez-vous, est si remarquable, que  personne ne peut passer près de lui sans y prêter attention. Une  touffe de cheveux jaunes, un visage pâle défiguré par une horrible cicatrice qui, en se contractant, a retourné le bord externe de sa  lèvre supérieure, un menton de bouledogue, une paire d’yeux très  perçants et noirs qui offrent un contraste singulier avec la  couleur de ses cheveux, tout cela le distingue de la foule  ordinaire des mendiants ; comme on distingue aussi son esprit,car il a toujours une réplique toute prête à n’importe quelle  plaisanterie que les passants peuvent lui lancer. Tel est l’homme  qui, nous venons de l’apprendre, est le locataire de la fumerie et  qui a été le dernier à voir le père de famille honorable que nous  cherchons.

– Mais un estropié ! dis-je. Qu’aurait-il pu faire tout  seul contre un homme dans la force de l’âge ?

– C’est un estropié en ce sens qu’il boite, mais sous tous les  autres rapports, il semble très fort et en bonne forme. Sûrement,Watson, votre expérience médicale vous dirait que la faiblesse d’un  membre est souvent compensée par une force exceptionnelle des  autres.

– Je vous en prie, continuez votre récit.

– Mme Neville Saint-Clair s’était évanouie à la vue des  taches de sang sur la fenêtre et la police l’accompagna jusque chez  elle en fiacre, puisque sa présence ne pouvait en aucune façon être  utile à l’enquête. Le brigadier Barton, chargé de l’affaire, a  examiné très soigneusement les lieux, mais sans rien trouver qui  jetât quelque lumière sur l’affaire. On avait pourtant commis une  faute en n’arrêtant pas Boone sur-le-champ, car cela lui laissa  quelques minutes pendant lesquelles il put communiquer avec son ami  Lascar ; toutefois cette faute fut vite réparée, et il fut  appréhendé et fouillé sans qu’on trouvât rien qui permît de  l’incriminer. Il y avait, c’est vrai, quelques traces de sang sur  la manche droite de sa chemise, mais il fit voir que son annulaire  avait une coupure près de l’ongle, et il expliqua que le sang  venait de là et ajouta qu’il s’était approché de la fenêtre peu  auparavant et que, sans doute, les taches de sang que l’on avait   relevées provenaient de la même source. Il proclama avec force  qu’il n’avait jamais vu M. Neville Saint-Clair et jura que la  présence des vêtements de celui-ci dans sa chambre était un mystère  pour lui, tout autant que pour la police. Quant à l’affirmation de  Mme Saint-Clair qu’elle avait bel et bien vu son mari à la  fenêtre, il prétendit qu’elle devait ou bien être folle ou bien  avoir rêvé. On l’emmena au poste de police en dépit de ses  bruyantes protestations, pendant que le brigadier demeurait sur les  lieux dans l’espoir que la marée descendante fournirait peut-être  quelque nouvel indice.

« Ce fut ce qui se produisit, mais on ne trouva guère sur  la rive boueuse ce qu’on avait craint d’y trouver. Ce fut le  vêtement de Neville Saint-Clair et non Neville Saint-Clair lui-même  qu’on trouva là, gisant à découvert, quand la marée se fut retirée.Et qu’imaginez-vous qu’il y avait dans les poches ?

– Je ne saurais le dire.

– Non, je ne crois pas que vous le devinerez. Toutes les poches  étaient bourrées de gros et de petits sous – quatre cent vingt et  un gros sous et deux cent soixante-dix petits sous. Rien d’étonnant  que l’habit n’eût pas été emporté par la marée. Mais un corps  humain, c’est une autre affaire. Il existe, entre le quai et la  maison, un remous impétueux. Il parut assez vraisemblable que  l’habit ainsi lesté fût resté là, alors que le corps dépouillé  avait été aspiré par le remous et entraîné dans le fleuve.

– Mais vous me dites que l’on avait trouvé tous les autres  vêtements dans la chambre. Le corps aurait-il été vêtu de son seul  costume ?

– Non, Monsieur ; mais on pourrait expliquer les faits de  manière assez spécieuse. Supposez que le dénommé Boone ait jeté  Neville Saint-Clair par la fenêtre et qu’il n’y ait pas eu un seul  témoin pour le voir. Que fera-t-il, alors ? Naturellement  l’idée lui vient tout de suite qu’il faut se débarrasser des  vêtements dénonciateurs. Alors il saisit le costume et, au moment  de le jeter, il s’avise qu’il va flotter et ne coulera pas au fond.Il n’a que peu de temps devant lui, car il a entendu la bagarre en  bas quand la femme a tenté de monter de force ; peut-être  aussi a-t-il su par son complice Lascar que la police accourt dans  la rue. Il n’y a pas un moment à perdre. Il se précipite vers un  magot caché où se trouve accumulé le produit de sa mendicité et il  fourre toutes les pièces sur lesquelles il peut mettre les mains  dans les poches du costume, pour être sûr qu’il coulera. Il le  lance au-dehors et il en aurait fait autant des autres vêtements  s’il n’avait entendu en bas des pas précipités, mais il n’a eu que  le temps de fermer la fenêtre quand la police a fait son  apparition.

– Tout cela semble plausible.

– Eh bien ! faute de mieux, ce sera l’hypothèse sur  laquelle nous travaillerons. Boone, je vous l’ai dit, a été arrêté  et emmené au poste, mais on n’a pas pu prouver qu’on ait jamais eu  auparavant quoi que ce soit à lui reprocher. Depuis des années on  le connaissait comme un mendiant de profession, mais sa vie  semblait avoir toujours été tranquille et inoffensive. Voilà où en  sont les choses à l’heure présente et toutes les questions qu’il  s’agit de résoudre ; ce que Saint-Clair faisait dans le bouge,ce qui lui est arrivé quand il était là, et quel rôle a joué Boone  dans sa disparition, toutes ces questions sont aussi loin que  jamais d’être résolues. J’avoue que je ne peux, dans ma carrière,me rappeler aucun cas qui, au premier abord, semblât si simple et  qui cependant présentât tant de difficultés !

Pendant que Sherlock Holmes avait relaté cette singulière suite  d’événements, nous avions traversé à toute vitesse la banlieue de la grande ville ; nous avions laissé derrière nous les  dernières maisons disséminées çà et là et nous roulions bruyamment  le long d’une route campagnarde bordée d’une haie de chaque côté.Sur la fin du récit, cependant, nous traversions deux villages aux  maisons éparses et dont quelques lumières éclairaient encore les  fenêtres. « Nous sommes maintenant à la lisière de Lee, dit  mon compagnon, et dans notre brève course nous avons touché trois  comtés anglais partant du Middlesex nous avons traversé un coin du  Surrey et nous finissons dans le Kent. Voyez-vous cette lumière parmi les arbres ? C’est la villa Les Cèdres, et auprès de  cette lumière est assise une femme dont les oreilles anxieuses ont déjà, je n’en doute point, perçu le bruit des sabots de notre  cheval.

– Mais pourquoi ne menez-vous pas l’affaire de Baker  Street ?

– Parce qu’il y a de nombreuses recherches qu’il faut faire ici.Mme Saint-Clair a eu l’amabilité de mettre deux pièces à ma   disposition, et vous pouvez être assuré qu’elle ne saurait faire  qu’un accueil cordial à mon ami et collègue. Cela me coûte fort de  la rencontrer, Watson, alors que je n’apporte encore aucune  nouvelle de son mari. Nous y voici. Holà ! là !Holà !Nous nous étions arrêtés en face d’une grande villa,située au centre de la propriété. Un petit valet d’écurie accourut  à la tête du cheval, et, ayant sauté de la voiture, je remontai,derrière Holmes, la petite allée de gravier qui serpentait jusqu’à   la maison. Comme nous en approchions, la porte s’ouvrit brusquement  et une petite femme blonde parut dans l’entrée. Elle était vêtue  d’une sorte de mousseline de soie légère, avec un soupçon de  peluche rose au cou et aux poignets. Sa silhouette se détachait  contre le flot de la lumière une main sur la porte, l’autre à moitié levée dans son empressement, le buste légèrement incliné, la tête et le visage tendus vers nous, les yeux anxieux, les lèvres  entrouvertes, tout son être semblait nous interroger.

– Eh bien ? s’écria-t-elle. Eh bien ?

Puis, en voyant que nous étions deux, elle poussa un cri  d’espérance, mais celui-ci se changea en un gémissement quand elle  vit mon compagnon hocher la tête et hausser les épaules

– Pas de bonnes nouvelles ?

– Aucune.

– Pas de mauvaises non plus ?

– Non.

– Dieu merci pour cela. Mais entrez, vous devez être fatigué,car la journée a été longue, pour vous.

– Monsieur est mon ami, le Dr Watson. Il m’a été d’une aide  vitale dans plusieurs affaires et un heureux hasard m’a permis de  l’amener avec moi et de l’associer â cette enquête.

– Je suis enchantée de vous voir, dît-elle en me serrant  chaleureusement la main. Vous pardonnerez, j’en suis sûre, tout ce  qui peut être défectueux dans notre organisation, quand vous  réfléchirez au coup qui nous a frappés si brusquement.

– Chère Madame, dis-je, je suis un vieux soldat et même s’il  n’en était pas ainsi, je peux très bien voir que vous n’avez pas  besoin de vous excuser. Si je puis vous être utile soit à vous,soit à mon ami, j’en serai, en vérité très heureux.

– Maintenant, Monsieur Sherlock Holmes, dit la dame pendant que  nous entrions dans une salle à manger bien éclairée, sur la table  de laquelle on avait préparé un souper froid, j’aimerais beaucoup  vous poser une ou deux questions très précises auxquelles je vous  prierai de faire une réponse également très précise.

– Certainement, Madame.

– Ne vous occupez pas de ce que je ressens. Je ne suis pas  hystérique et je ne m’évanouis point. Je désire simplement vous  entendre exprimer votre opinion, mais votre opinion sincère.

– Sur quoi, Madame ?

– Tout au fond de votre cœur, croyez-vous que Neville soit vivant ?

La question parut embarrasser Sherlock Holmes.

– Franchement donc !

Debout sur le tapis du foyer, elle répéta les deux mots, en regardant fixement Sherlock, renversée en arrière dans une  bergère.

– Franchement donc, Madame, je ne le crois pas.

– Vous pensez qu’il est mort ?

– Je le pense.

– Assassiné ?

– Je ne dis pas cela. Peut-être.

– Et quel jour est-il mort ?

– Lundi.

– Alors peut-être, Monsieur Holmes, aurez-vous la bonté de  m’expliquer comment il se fait que j’aie, aujourd’hui, reçu cette  lettre de lui ?

Sherlock Holmes bondit de son fauteuil comme s’il avait été  galvanisé.

– Quoi ? rugit-il.

– Oui, aujourd’hui.

Elle était debout et, souriante, tenait en l’air un petit carré  de papier.

– Puis-je la voir ?

– Certainement.

Il lui prit le message avec fébrilité et, l’aplatissant sur la  table, il en approcha la lampe et l’examina très attentivement.J’avais quitté ma chaise et je regardais par-dessus son épaule.L’enveloppe était très grossière, elle portait le cachet de la  poste de Gravesend, avec la date même du jour ou plutôt de la  veille, car il était déjà bien plus de minuit.

– Écriture bien lourde ! murmura Holmes. Sûrement ce n’est  pas là l’écriture de votre mari, Madame.

– Non, mais le contenu est de son écriture.

– Je vois aussi que celui, quel qu’il soit, qui a écrit  l’enveloppe a dû aller s’informer de l’adresse.

– Comment pouvez-vous dire cela ?

– Le nom, vous le voyez, est écrit d’une encre parfaitement  noire qui a séché toute seule. Le reste est d’une couleur grisâtre  qui indique que l’on a employé un papier buvard. Si l’enveloppe  avait été écrite tout d’un coup, puis passée au buvard, il n’y  aurait point des mots d’un ton plus foncé. Cet homme a écrit le nom  et puis il y a eu un arrêt, une pause avant d’écrire l’adresse, ce  qui peut seulement signifier que l’adresse ne lui était pas  familière. C’est une chose insignifiante, bien sûr, mais rien n’est  plus important que les choses insignifiantes. Voyons la lettre,maintenant. Ah ! On a joint quelque chose à la lettre.

– Oui, il y avait un anneau : son cachet.

– Et vous êtes sûre que c’est l’écriture de votre  mari ?

– Oui une de ses écritures.

– Une ?

– Son écriture quand il est pressé. Elle diffère beaucoup de son  écriture ordinaire pourtant je la reconnais bien.

Holmes lut :

« Chérie n’aie pas peur. Tout ira bien. Il y a une  grosse erreur, il faudra peut-être un certain temps pour la  rectifier. Attends avec patience. NEVILLE. »

– Écrite au crayon sur la feuille de garde d’un livre in-octavo,sans filigrane ; a été mise à la poste aujourd’hui à Gravesend  par quelqu’un qui avait le pouce sale. Ah ! et la gomme de la  fermeture a été léchée (ou je me trompe beaucoup) par une personne  qui avait chiqué. Et vous n’avez, Madame, aucun doute que ce soit  bien l’écriture de votre mari ?

S

– Pas le moindre doute. C’est Neville qui a écrit ces   mots-là.

– Et ils ont été mis à la poste de Gravesend aujourd’hui. Eh  bien, Madame Saint-Clair, les nuages s’éclaircissent, bien que je  ne me risquerais pas à dire que le danger soit passé !

– Mais il doit être vivant, Monsieur Holmes.

– A moins que ce ne soit là un faux très habile pour nous lancer   sur une fausse piste. La bague, après tout, ne prouve rien. On peut  la lui avoir prise.

– Non, non ! c’est bien, absolument bien, son écriture.

– D’accord ! Pourtant ce billet a pu être écrit lundi et  mis à la poste aujourd’hui seulement.

– C’est possible.

– S’il en est ainsi, bien des choses ont pu survenir depuis.

– Oh ! il ne faut pas me décourager, Monsieur Holmes. Je  sais qu’il ne court aucun danger. Il y a entre nous tant  d’affinités que s’il lui arrivait malheur je le saurais, je le  sentirais. Le jour même où je l’ai vu pour la dernière fois, il  s’est coupé. Il était dans la chambre à coucher et moi, de la salle  à manger où j’étais, je me suis sur-le-champ précipitée au premier,car j’étais certaine que quelque chose venait de lui arriver.Croyez-vous que j’aurais été sensible à une telle bagatelle et que,malgré cela, j’ignorerais sa mort ?

– J’ai vu trop de choses pour ne pas savoir que les impressions  d’une femme peuvent être de plus de poids que les conclusions analytiques d’un logicien. Et vous avez certainement, en cette  lettre, une preuve importante pour corroborer votre façon de voir.Mais Si votre mari est vivant et s’il peut écrire, pourquoi  resterait-il loin de vous ?

– Je ne saurais l’imaginer. C’est inconcevable.

– Et lundi, avant de vous quitter, il n’a fait aucune  remarque ?

– Non.

– Et vous avez été surprise de le voir dans Swandam  Lane ?

– Très surprise.

– La fenêtre était-elle ouverte ?

– Oui.

– Alors il aurait pu vous appeler ?

– C’est vrai.

– Et, d’après ce que je sais, il a seulement poussé un cri  inarticulé ?

– Oui.

– C’était, pensiez-vous, un appel au secours.

– Oui, il a agité les mains.

– Mais ce pouvait être un cri de surprise. L’étonnement en vous  voyant de façon inattendue a pu lui faire jeter les bras en  l’air.

– C’est possible.

– Et vous avez pensé qu’on le tirait en arrière.

– Il a disparu si brusquement.

– Il a pu faire un bond en arrière. Vous n’avez vu personne  d’autre dans la pièce ?

– Non, mais cet homme horrible a avoué qu’il y était, et Lascar   était au pied de l’escalier.

– Exactement. Votre mari, autant que vous avez pu voir, portait  ses vêtements ordinaires ?

– A l’exception de son col ou de sa cravate. J’ai vu nettement  sa gorge nue.

– Avait-il jamais parlé de Swandam Lane ?

– Jamais.

– Vous avait-il jamais laissé percevoir à certains signes, qu’il  avait fumé de l’opium ?

– Jamais.

– Merci, Madame Saint-Clair ; ce sont là les points  principaux sur lesquels je désirais être absolument renseigné. Nous  allons maintenant souper légèrement et nous nous retirerons, car nous aurons peut-être demain une journée très occupée.

On avait mis à notre disposition une grande et confortable  chambre à deux lits et je fus rapidement entre mes draps, car je me  sentais fatigué après cette nuit d’aventures. Sherlock Holmes,cependant, était un homme qui, quand il avait en tête un problème à  résoudre, passait des jours et même une semaine sans repos, à  tourner et retourner son problème, à réarranger les faits, à les  considérer sous tous les points de vue, jusqu’à ce qu’il en eût  complètement pris la mesure ou qu’il se fût convaincu que ses  données étaient insuffisantes. Pour moi, il fut bientôt évident  qu’il se préparait en vue d’une veillée qui durerait toute la nuit.Il enleva son habit et son gilet, endossa une ample robe de chambre  bleue, puis erra dans la pièce pour rassembler les oreillers du  lit, et les coussins du canapé et ceux des fauteuils. Il en  construisît une sorte de divan oriental sur lequel il se percha,les jambes croisées, avec, devant lui, un paquet de tabac ordinaire  et une boîte d’allumettes. Dans la vague lumière de la lampe, je le  voyais là, assis, une vieille pipe de bruyère entre les dents, les  yeux perdus attachés à un coin du plafond, la fumée bleue montant   au-dessus de lui et la lumière mettant en relief ses traits  aquilins. Tel il était, silencieux et immobile, quand je  m’endormis, tel je le retrouvai quand un cri subit m’éveilla. Le  soleil d’été brillait dans notre chambre. Sherlock Holmes avait  toujours sa pipe entre les dents, la fumée montait toujours en  volutes et la chambre était pleine d’un intense brouillard de  tabac ; il ne restait d’ailleurs plus rien du paquet de tabac  que j’avais vu la veille.

– Réveillé, Watson ? demanda-t-il.

– Oui.

– Dispos pour une course matinale ?

– Certainement.

– Alors, habillez-vous.

– Personne ne bouge encore, mais je sais où couche le garçon  d’écurie et nous aurons bientôt la voiture.

Ce disant, il riait sous cape, ses yeux pétillaient et il avait  l’air d’un homme totalement différent du sombre penseur de la  veille.

Tout en m’habillant, j’ai regardé ma montre. Il n’y avait rien  de surprenant que personne ne bougeât. Il était quatre heures  vingt-cinq. J’avais à peine fini que Holmes revenait et m’annonçait  que le garçon était en train d’atteler.

– Je vais mettre à l’épreuve une de mes théories, dit-il en  enfilant ses chaussures. Je crois, Watson, que vous êtes en ce  moment en présence d’un des plus parfaits imbéciles de l’Europe. Je  mérite un coup de pied qui m’enverrait à tous les diables ;mais je crois que je tiens maintenant la clé de l’affaire.

– Et où est-elle ? demandai-je en souriant.

– Dans la salle de bains. Vraiment, je ne plaisante pas,continua-t-il devant mon air d’incrédulité. J’en viens et je l’ai  prise, et je l’ai là, dans mon sac de voyage. Venez, mon cher, et  nous verrons si elle va dans la serrure.

Nous sommes descendus aussi doucement que possible et nous  sommes sortis dans l’éclatant soleil du matin. Le cheval et la  carriole étaient sur la route, avec, à la tête de la bête, le  garçon d’écurie à moitié habillé. Nous avons sauté en voiture et à  toute vitesse nous avons pris le chemin de Londres. Quelques  charrettes seulement, chargées de légumes pour la capitale,s’avançaient sur la route, mais les villas qui la bordent de chaque  côté étaient silencieuses et mortes comme celles d’une ville de  rêve.

– Sous certains rapports, dit Holmes, en touchant du fouet le  cheval pour lui faire prendre le galop, j’avoue que j’ai été aussi  aveugle qu’une taupe, mais quand il s’agit d’apprendre la sagesse,mieux vaut tard que jamais.

En ville les tout premiers levés, encore à demi endormis,commençaient tout juste à mettre le nez à la fenêtre, que nous  roulions déjà le long des rues du côté du Surrey. Suivant la route  du pont de Waterloo, nous avons traversé la rivière et, tournant brusquement à droite par Wellington Street, nous nous sommes  trouvés dans Bow Street. Sherlock Holmes était bien connu au  commissariat central et les deux agents à la porte le saluèrent.L’un d’eux tint la bride du cheval pendant que l’autre nous faisait  entrer.

– Qui est de service ? demanda Holmes.

– L’inspecteur Bradstreet, Monsieur.

– Ah ! Bradstreet, comment allez-vous ?

– Un fonctionnaire grand et corpulent s’était avancé dans le  couloir dallé. Il avait sur la tête un calot pointu et était vêtu  d’un habit à brandebourgs.

– Je voudrais vous dire deux mots, Bradstreet.

– Certainement, Monsieur Holmes. Entrez dans ma pièce, ici.

C’était une petite pièce qui avait des airs de bureau avec un  énorme registre sur la table et un téléphone à demi encastré dans  le mur. L’inspecteur s’assît à son pupitre.

– Et que puis-je pour vous, Monsieur Holmes ?

– C’est à propos de ce mendiant Boone, celui qui est impliqué  dans la disparition de M. Neville Saint-Clair, de Lee.

– Oui, on l’a amené ici hier et on le garde à notre disposition  pour plus ample informé.

– C’est ce qu’on m’a dit. Vous l’avez ici ?

– En cellule.

– Est-il calme ?

– Oh ! il ne donne aucun embarras. Il est seulement d’une  saleté !

– Sale ?

– Oui, c’est tout ce que nous pouvons faire que de le faire se  laver les mains, et son visage est aussi noir que celui d’un  ramoneur. Ah ! une fois son affaire réglée, on lui fera  prendre quelque chose comme bain, je vous le promets et je crois  que si vous le voyiez, vous seriez d’accord avec moi pour dire  qu’il en a besoin.

– Je voudrais bien le voir.

– Vraiment ? C’est facile. Venez par ici. Vous pouvez  laisser votre sac.

– Non, je crois que je vais le prendre.

– Très bien. Venez par ici, s’il vous plaît.

Il nous guida le long d’un couloir, ouvrît une porte barricadée,descendit un escalier tournant et nous amena dans un corridor  blanchi à la chaux avec une rangée de portes de chaque côté.

– La troisième à droite, c’est la sienne ! dit  l’inspecteur. C’est ici !

Il fit sans bruit glisser un panneau dans la partie supérieure  de la porte et regarda à l’intérieur.

– Il dort, dit-il. Vous pouvez très bien le voir.

Nous regardâmes tous les deux par le grillage. Le prisonnier  était couché, le visage tourné vers nous, il dormait d’un sommeil  très profond ; il respirait lentement, et avec bruit. C’était  un homme de taille moyenne. Pauvrement habillé comme il convenait à  sa profession, il portait une chemise de couleur qui sortait par  une déchirure de son vêtement en guenilles. Il était, comme le  policier nous l’avait dit, extrêmement sale ; toutefois la  saleté qui couvrait son visage ne pouvait cacher sa laideur  repoussante. Une large couture, résultant d’une vieille cicatrice,courait de l’œil au menton et, par sa contraction, avait retourné  une partie de la lèvre supérieure de telle sorte que trois dents  qui restaient perpétuellement visibles lui donnaient un air  hargneux. Une tignasse de cheveux d’un rouge vif descendait sur ses  yeux et sur son front.

– C’est une beauté, hein ? dit l’inspecteur.

– Il a certainement besoin qu’on le lave, observa Holmes. Je  m’en doutais et j’ai pris la liberté d’en apporter avec moi les  moyens.

Tout en parlant, il ouvrit son sac de voyage et en sortit, à mon  grand étonnement, une très grosse éponge de bain.

– Hi ! Hi ! vous êtes un rigolo ! dit  l’inspecteur en riant à demi.

– Maintenant, Si vous voulez bien avoir la grande amabilité  d’ouvrir cette porte tout doucement, nous lui ferons bientôt  prendre une figure beaucoup plus respectable.

– Pourquoi pas, je n’y vois pas d’objection. Il ne fait pas  honneur aux cellules de Bow Street, hein ?

Il glissa sa clé dans la serrure et, sans bruit, nous pénétrâmes  dans la cellule. Le dormeur se retourna à demi et tout de suite se  remit à dormir profondément. Holmes se pencha sur la cruche à eau,y mouilla son éponge, puis, à deux reprises, en frotta avec vigueur  le visage du prisonnier de haut en bas et de droite à gauche.

– Permettez-moi de vous présenter, cria-t-il, M. Neville  Saint-Clair, de Lee, dans le comté de Kent !

Jamais de ma vie je n’ai vu pareil spectacle. Le visage de  l’homme pela sous l’éponge comme l’écorce d’un arbre. Disparurent  également l’horrible cicatrice qui couturait ce visage et la lèvre  retournée qui lui donnait son hideux ricanement. Une légère  secousse détacha les cheveux roux emmêlés et, assis devant nous,dans son lit, il ne resta plus qu’un homme pâle, au visage morose  et à l’air distingué, qui se frottait les yeux et regardait autour  de lui, abasourdi et encore endormi. Puis, se rendant tout à coup  compte qu’il était démasqué, il poussa un cri perçant et se rejeta  sur le lit, le visage contre l’oreiller.

– Bon Dieu s’écria l’inspecteur, en effet, c’est bien le  disparu. Je le reconnais par sa photo.

Le prisonnier se retourna, avec l’air insouciant d’un homme qui  s’abandonne à son destin.

– D’accord, dit-il, mais, je vous en prie, de quoi  m’accuse-t-on ?

– D’avoir fait disparaître M. Neville Saint… Oh ! au  fait, on ne peut pas vous accuser de ça, à moins qu’on ne vous  poursuive pour tentative de suicide, dit l’inspecteur avec une  grimace. Eh bien, il y a vingt-sept ans que je suis dans la police,mais ça, en vérité, ça décroche la timbale !

– Si je suis M. Neville Saint-Clair, il est évident alors  qu’il n’y a pas eu de crime et que, par conséquent, on me détient  illégalement.

– Il n’y a pas eu de crime, dit Holmes, mais une grosse erreur a  été commise. Vous auriez mieux fait d’avoir confiance en votre  femme.

– Ce n’était pas pour ma femme, c’était à cause des enfants…grommela le prisonnier. Seigneur ! Je ne voulais pas qu’ils  eussent honte de leur père. Mon Dieu ! être ainsi  démasqué ! Que faire ?

Sherlock Holmes s’assit à côté de lui sur la couchette et avec  bonté lui tapa sur l’épaule.

– Si vous laissez un tribunal débrouiller la chose, dit-il, vous  ne pourrez, bien entendu, éviter la publicité. D’autre part, si  vous persuadez la police qu’il n’y a pas lieu d’intenter une action  contre vous, il n’y a pas, que je sache, la moindre raison pour que  les détails soient communiqués aux journaux. L’inspecteur  Bradstreet, j’en suis sûr, prendrait note de tout ce que vous  pourriez nous dire et le soumettrait aux autorités compétentes. En  ce cas, votre affaire n’irait jamais devant un tribunal.

– Dieu vous bénisse ! s’écria le prisonnier avec véhémence.J’aurais enduré la prison, et davantage, la pendaison même, plutôt que de laisser mon misérable secret devenir une tare familiale aux  yeux de mes enfants.

« Vous serez les premiers à connaître mon histoire. Mon  père était maître d’école à Chesterfield où j’ai reçu une  excellente éducation. J’ai voyagé dans ma jeunesse, j’ai fait du théâtre et finalement je suis devenu reporter dans un journal du  soir de Londres. Un jour, mon rédacteur en chef désira avoir une série d’articles sur la mendicité dans la capitale, et je m’offris  pour les faire. Ce fut le point de départ de toutes mes aventures.Ce n’était qu’en essayant de mendier en amateur que je pouvais entrer en possession des faits sur lesquels je bâtissais mes  articles. Au temps que j’étais acteur, j’avais naturellement appris tous les secrets de l’art de se grimer, et mon habileté m’avait rendu célèbre dans la profession. Je me peignis donc le visage et pour me rendre aussi pitoyable que possible, je me fis une belle  cicatrice tout en immobilisant un des côtés de ma lèvre, retroussée au moyen d’une petite bande de taffetas couleur de chair. Et puis,avec une perruque rousse et des vêtements de circonstance, je me suis installé dans le coin le plus fréquenté de la Cité, avec l’air  de vendre des allumettes, mais en fait, en demandant la charité.Pendant sept heures j’exerçai mon métier et quand je rentrai le  soir chez moi, je découvris, à ma grande surprise, que je n’avais pas reçu moins de vingt-six shillings et quatre pence.

« J’écrivis mes articles et je ne pensais plus guère à  cette aventure quand, un peu plus tard, après avoir endossé une  traite pour un ami, je reçus une assignation d’avoir à payer  trente-cinq livres. Je ne savais que faire ni où me procurer  l’argent, quand une idée me vint. J’ai demandé un délai de quinze  jours à mon créancier et un congé à mon journal et j ‘ai passé ce  temps à mendier dans la Cité, déguisé comme vous savez. En dix  jours j’avais l’argent et la dette était payée.

« Vous pouvez imaginer qu’il était dur de se remettre à un  travail fatigant pour deux livres par semaine quand je savais que  je pouvais gagner autant en une seule journée rien qu’en me  barbouillant la face avec un peu de couleur, et en demeurant  tranquillement assis à côté de ma casquette posée par terre. Il y  eut un long débat entre mon orgueil et l’argent, mais les livres  l’emportèrent en fin de compte. Je renonçai au reportage et, jour  après jour, dans le coin que j’avais choisi d’emblée, je m’assis,inspirant la pitié par mon lugubre visage et remplissant mes poches  de sous. Un seul homme connaissait mon secret. C’était le tenancier  du bouge où je logeais dans Swandam Lane. Je pouvais chaque matin  en sortir sous l’aspect d’un mendiant crasseux et, le soir, m’y  transformer en un monsieur bien habillé. Cet individu – un certain Lascar – je le payais si largement pour sa chambre, que je savais  que mon secret ne risquait rien en sa possession.

« J’ai bientôt constaté que je mettais de côté des sommes  considérables. Je ne prétends pas que n’importe quel mendiant des  rues de Londres peut gagner sept cents livres par an – et c’est là  moins que je ne me faisais en moyenne – mais j’avais des avantages exceptionnels, grâce à ma science du maquillage et aussi grâce à  une facilité de repartie qui devint plus grande par l’habitude et  qui fit de moi un type bien connu de la Cité. Toute la journée une  pluie de sous, agrémentée de piécettes d’argent, tombait sur moi etc était une bien mauvaise journée que celle où je ne recueillais  pas mes deux livres.

« A mesure que je devenais plus riche, je devenais plus  ambitieux ; je pris une maison à la campagne et un beau jour  je me suis marié sans que personne soupçonnât mon véritable métier.Ma chère femme savait que j’étais occupé dans la Cité ; elle  ne savait guère à quoi.

« Lundi dernier, j’avais fini ma journée et je m’habillais  dans ma chambre au-dessus de la fumerie d’opium quand je regardai  par la fenêtre et je vis, avec horreur et surprise, que ma femme  était là, dans la rue, les yeux en plein fixés sur moi. J’ai poussé  un cri de surprise, j’ai levé les bras pour cacher mon visage et,me précipitant vers mon confident, vers Lascar, je l’ai supplié  d’empêcher qui que ce fût de monter dans ma chambre. J’ai entendu  en bas la voix de ma femme, mais je savais qu’elle ne pourrait pas  monter. Rapidement j’ai enlevé mes vêtements, j’ai endossé ceux du  mendiant, j’ai mis mes fards et ma perruque. Même les yeux d’une  épouse ne pouvaient pas percer un déguisement aussi complet. Mais  il me vint alors à la pensée qu’on pourrait fouiller la pièce et  que mes vêtements risquaient de me trahir. J’ai vivement ouvert la  fenêtre – mouvement violent qui fît se rouvrir une petite coupure  que je m’étais faite dans notre chambre à coucher ce matin-là.Là-dessus, j’ai saisi mon habit qui était alourdi par les sous que  je venais d’y mettre, en les déversant du sac de cuir dans lequel  je fourrais mes gains. Je l’ai lancé par la fenêtre et il a disparu  dans la Tamise. Les autres vêtements auraient suivi, mais à ce  moment-là les agents grimpaient l’escalier quatre à quatre et,quelques minutes plus tard, je constatai – ce qui me fit plutôt  plaisir, je l’avoue – qu’au lieu d’identifier en moi  M. Neville Saint-Clair, on m’arrêtait comme son assassin.

« Je ne crois pas qu’il y ait autre chose à vous expliquer.J’étais bien résolu à garder mon déguisement aussi longtemps que  possible, ce qui explique ma répugnance à me laver. Sachant que ma  femme serait en proie à une terrible anxiété, j’ai enlevé ma bague  et je l’ai confiée à Lascar à un moment où aucun agent ne me  surveillait. J’ai griffonné en même temps quelques mots pour lui  dire qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur.

– Ce billet ne lui est parvenu qu’hier, dit Holmes.

– Grand Dieu ! Quelle semaine elle a dû passer !

– La police surveillait Lascar, dit l’inspecteur Bradstreet, et  je comprends sans peine qu’il ait trouvé quelque difficulté à  expédier cette lettre sans qu’on le voie. Peut-être l’a-t-il passée à un de ses clients, à un marin qui l’aura complètement oubliée  pendant quelques jours.

– C’est bien cela, dît Holmes, approuvant d’un signe de tête. Je  n’en doute point. Mais vous n’avez donc jamais été poursuivi pour  mendicité ?

– Que si ! maintes fois ; mais qu’était-ce qu’une  amende pour moi ?

– Il va pourtant falloir que ça cesse, dit Bradstreet. Pour que  la police consente à faire le silence sur cette affaire, il faudra  qu’il n’y ait plus de Hugh Boone.

– Je l’ai juré par le serment le plus solennel que puisse faire  un homme.

– En ce cas, je crois que ça n’ira probablement pas plus loin.Mais Si on vous y reprend, alors tout se saura. Pour sûr, Monsieur  Holmes, que nous vous sommes fort obligés d’avoir éclairci cette  affaire. Je voudrais bien savoir comment vous obtenez ces  résultats-là !

– J’ai obtenu celui-ci, dit mon ami, en restant assis sur cinq  coussins et en brûlant un paquet de tabac. Je crois, Watson, que si  nous rentrons à Baker Street en voiture, nous y serons juste à  temps pour le déjeuner.

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