Les Cages flottantes – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

IV – La terreur à bord

Que Chéri-Bibi eût trouvé descomplicités à bord, le commandant Barrachon était bien obligé del’admettre ; mais que sœur Sainte-Marie-des-Anges se trouvâtmêlée à l’évasion criminelle du forçat, voilà qui ledépassait ! Bien que cette dernière question le tourmentâtsingulièrement, il ne voulut point perdre de temps à l’élucider surl’heure. Ce qu’il fallait tout d’abord, c’était reprendre le banditcoûte que coûte, mort ou vivant, et l’on verrait après « às’expliquer l’inexplicable ». Barrachon, pour arriver à sesfins, était décidé à « chambarder tout le bâtiment, tout sonvieux sabot » !

Nous n’entrerons point dans les détailsd’une expédition qui ne donna aucun résultat. C’est en vain quel’on fouilla et visita le navire de la pointe des mâts à la quille,et que les petites troupes armées des surveillants militaires etdes matelots se ruèrent à fond de cale, avec, comme on dit, lecourage du désespoir et la soif de la vengeance. On ne trouvarien !

Le grand drain lui-même avait étéentièrement vidé. On nourrissait finalement l’espoir que le banditet l’horrible femelle qui l’avait suivi dans sa farouche aventureétaient morts noyés là-dedans. Hélas ! on fut bientôtdétrompé. Un mousse héroïque revint de cette excursion dangereusesans avoir découvert quoi que ce fût. Chéri-Bibi et la Comtesserestaient introuvables !

« Je ferai vider les soutes àcharbon ! Vider les cales, remonter et replacer toute lamarchandise ! Mais je vous jure bien qu’on lesretrouvera ! » hurlait Barrachon, qui avait perdu touteson aménité. Il renouvela son serment sur les corps des deuxmalheureux gardiens, qu’il fallut « jeter aux requins »dans un sac, après une cérémonie émouvante, ou tout le monde vintpleurer et prier, à l’exclusion de sœur Sainte-Marie-des-Anges, quine se montra pas.

Au déjeuner qui suivit cette tristecérémonie, et qui devait réunir, sous la présidence du commandant,tout le haut personnel du bord, il fut question de cette absence,et les gradés qui avaient assisté à la petite scène de la veille,du haut de la cabine qui dominait le pont, en exprimèrent leursurprise.

Le commandant, qui ne leur avait pointfait part de son entrevue avec sœur Sainte-Marie-des-Anges et quiavait gardé pour lui seul le texte de Gueule-de-Bois mit sur lecompte de l’état maladif de la religieuse son éloignement de lacérémonie. L’attitude de sœur Marie, du reste, l’intriguait autantque quiconque, mais il ne voulait rien en laisser voir, trouvantqu’il y avait déjà assez de mystères dont on parlait àbord.

Et puis il avait résolu d’aller denouveau interroger la sœur après le déjeuner, et cette fois ilpensait bien lui « tirer les vers du nez ».

Bien décidé à ne plus ménager personne,le commandant, effrayé de la responsabilité qu’il encourait s’il neretrouvait pas Chéri-Bibi, ne répondait plus guère que par desgrognements aux questions des uns et des autres.

Il s’étonna que son second ne fût pasencore à table. On lui répondit qu’il devait être retenu parquelque détail de service. Après quoi il y eut un silence pesant.Toutes les pensées étaient à Chéri-Bibi et à laComtesse.

« Ils finiront bien tous les deuxpar crever de faim ou de soif, s’ils ne se montrent pas !gémit le surveillant général.

– Pense pas ! fitl’inspecteur. S’ils sont restés dans les cales, ils trouveront bienle moyen de se nourrir de n’importe quoi ! Il y a desprovisions là-dedans, des douceurs ! Et pour moi, ils doiventavoir assez d’amis à bord pour pouvoir se procurer del’eau !

– Leur compte sera bon à ceux-là,déclara Barrachon. Quels qu’ils soient, il faut que l’on sache bienqu’ils seront exécutés en même temps que Chéri-Bibi. Ceux quiauront apporté une aide quelconque au bandit seront traités commelui.

– Et la femme, si on la trouve, lafusillera-t-on, commandant ? demanda un autre.

– Je me gênerai ! Fusillés oupendus, leur affaire est bonne !… Mais où estM. de Vilène ? fit-il encore. Est-ce qu’il estarrivé de nouveau quelque chose ?… Allez donc voir,Kerrosgouët. »

L’enseigne se leva et revint au bout dequelques instants. Il n’avait pas rencontré le second, mais on luiavait dit qu’il était descendu aux bagnes.

« Il se livre sans doute à uneinspection supplémentaire, dit Barrachon, à une fouille des sacs,peut-être. L’histoire des bouteilles de rhum lui trotte toujoursdans la tête. Il m’en parlait encore ce matin et me disait qu’il neserait pas tranquille du côté des cages tant qu’il n’aurait paséclairci cette affaire-là ! »

Kerrosgouët se rassit. Les platscirculèrent, mais la conversation, de nouveau, tomba.

Au dessert, le commandant cassa un verreen déclarant que Chéri-Bibi devait bien être quelque part. Ce futl’avis de tout le monde. Cependant le surveillant généraldit :

« Après tout, il est peut-être bienquelque part, mais pas à bord ! »

Et il émit timidement cette hypothèseque le hideux couple avait quitté le Bayard.

« Comment ? demanda Barrachonen haussant les épaules ; il ne manque pas une embarcation… eton les aurait vus !

– Ils se sont peut-être toutsimplement jetés à l’eau.

– Par où ? éclata encoreBarrachon. Ça se saurait ! En bas tout est grillé, et s’ilsétaient montés sur le pont, avec le luxe de sentinelles qui s’ytrouvent, on les aurait encore aperçus peut-être !…Allons ! tâchons de raisonner, mais ne disons pas debêtises ! »

Le surveillant général s’excusa ;mais il eut tort d’ajouter :

« C’est biendommage !

– Quoi ? c’est biendommage ?… interrogea le commandant, de plus en plushirsute.

– Eh bien, oui ! C’est dommagequ’ils ne soient pas partis. On serait biendébarrassé ! »

Le commandant sursauta :

« Ah ! vous trouvez cela,vous ? Eh bien, permettez-moi de vous dire que vous avez unesingulière conception de votre devoir ! Quant à moi, on m’aconfié Chéri-Bibi ! Si je ne le revois pas mort ou vivant, jesais ce qui me reste à faire ! »

Ceci fut dit d’un tel ton que les autresen furent bien désagréablement remués. Ils en eurent froid dans lesmoelles. Ils voyaient déjà l’excellent Barrachon se faisant sauterla cervelle. Et pour eux, après, que d’histoires ! quelleresponsabilité ! Ah ! ils s’en souviendraient longtempsdu numéro 3216 !

En attendant, M. de Vilènen’apparaissait toujours point. Comme on servait le café, Barrachon,inquiet, n’y tint plus. Il sortit pour aller chercher lui-même sonlieutenant. De Vilène avait peut-être découvert quelque chose denouveau !

Mais, sur le pont et dans lesentreponts, l’inquiétude du commandant ne fit que grandir. Il netrouvait de Vilène nulle part. Et, depuis plus d’une heure, nul nel’avait vu. Certains croyaient à ce moment-là l’avoir aperçudescendant aux bagnes, mais encore, dans les bagnes, lesgardes-chiourme affirmaient ne point avoir reçu savisite.

Rejoint par ses officiers, le commandantleur communiqua ses angoisses. Chacun se mit à la besogne et lesrecherches continuèrent avec plus d’activité que jamais. Dans lacabine de de Vilène on ne trouva absolument rien qui pût mettre sursa piste. L’équipage déjà était au courant de cette étrangedisparition et les hommes comme les chefs cherchèrent. On appela lelieutenant partout. Peut-être s’était-il trouvé mal !Peut-être s’était-il rencontré tout à coup avec Chéri-Bibi quil’avait occis !

Après l’avoir cherché vivant, on lechercha mort.

Mais on ne le retrouva ni vivant nimort.

Ce fut une consternationgénérale.

Puis tout le monde, à bord, depuis lespassagers jusqu’aux plus humbles des marchands, fut pris d’unefièvre particulière qui a son origine dans la peur et sondénouement dans la rage.

Littéralement on devenait enragé. Il yavait de quoi !

Le commandant eut toutes les peines dumonde à retenir la fureur de ses hommes qui, sans le moindreprétexte, voulaient casser la tête aux relingues. Les revolvers necessaient d’être braqués à travers les barreaux. C’étaient desmenaces de mort à chaque instant et cependant jamais les forçats nes’étaient aussi correctement tenus. Boule-de-Gomme lui-même avaitcessé son odieux ricanement, car il avait compris que, dans cesmoments-là s’il riait encore, ce serait la dernièrefois.

L’inspecteur et le surveillant général,écrasés par la disparition du second, et se demandant si leur tourde disparaître ne viendrait pas bientôt, avaient décidé de lierleurs services et de ne se plus quitter l’un l’autre.

Un besoin de vengeance contre quelquechose ou quelqu’un leur fit demander au commandant de mettre toutesles cages au régime de la boule de son et de l’eau et de supprimerles promenades sur le pont.

Mais Barrachon, qui était entré chez luiun instant pour se plonger la tête dans une cuvette, car ilcraignait un coup de sang, était ressorti avec une lueur delucidité qui lui fit repousser ces mesures dangereuses.

Tous les revolvers étaient sortis desétuis. Les femmes elles-mêmes sur le pont étaient armées et on nese rendait plus seul dans les corridors, bien qu’ils fussent gardésde loin en loin.

Ce nouvel événement formidable, ladisparition de son second, avait fait oublier momentanément aucommandant l’étrange attitude de sœur Sainte-Marie. Mais celle-cidevait bientôt elle-même se rappeler à son attention. Choseextraordinaire : cette sainte fille qu’on n’avait pas vue detoute la journée, même au moment de la cérémonie religieuse, semontra sur le pont à l’heure où y était conduite, comme la veille,l’horrible clique de Gueule-de-Bois.

Barrachon la vit apparaître sans qu’elles’en aperçût et il resta à l’observer.

Elle parvint jusqu’aux gardes en setraînant le long du sabord, et là, appuyée à la« muraille », elle égrena son chapelet. Elle paraissaitsi faible que l’on pouvait s’attendre, à chaque instant, à la voirs’affaler sur le pont comme le commandant l’avait vue, la veille,s’écrouler dans sa cabine.

Sa pâleur était effrayante, mais sesyeux étaient extraordinairement vivants. Elle priait et ses yeuxétaient fixés sur Gueule-de-Bois, un Gueule-de-Bois qui venait dereprendre sa position de la veille et qui s’apprêtait sans doute,comme la veille, à « mettre à la poste » sacorrespondance.

Alors Barrachon comprit ce que sœurSainte-Marie venait faire là. Elle venait avertir l’ami deChéri-Bibi de mettre fin à sa correspondance.

Voilà de toute évidence ce que disaientces yeux, ces grands yeux extraordinairement vivants. Voilà ce quesignifiait ce léger signe de la tête qui allait de droite à gaucheet de gauche à droite, télégraphie de la négation : il nefallait plus glisser de billet entre les planches ! Et voilàce que Gueule-de-Bois comprit, car le bandit se releva en regardantla sœur et en remettant sa main dans sa poche.

Aussitôt Barrachon se dévoila, et, d’unbond, fut près des gardes-chiourme.

« Fouillez-moi cet homme !s’écria-t-il en désignant le forçat. Tout de suite ! Tout desuite ! Mais prenez-lui les bras ! Prenez-lui donc lesbras… »

Deux surveillants militaires s’étaientrués sur Gueule-de-Bois, mais il les secouait déjà, était alléchercher le papier à sa poche et voulait le porter à sabouche.

« Le papier ! le papier !criait le commandant. Tenez-lui les bras ! »

Doué d’une force herculéenne, le banditavait agrippé à la gorge l’un de ses gardiens et, s’étantdébarrassé de l’autre, avalait le papier. Le premier garde, quirâlait, ne pouvait obéir au commandant qui luicriait :

« Tirez !… Mais tirezdonc ! »

Le commandant allongea son revolver,mais ce fut un autre garde qui lâcha le coup sur Gueule-de-Bois, enpleine poitrine.

Et ce ne fut point le bandit qui reçutce coup-là… Ce fut sœur Sainte-Marie-des-Anges, qui venait de sejeter dans la mêlée et qui avait porté sa main défaillante sur lecanon qui crachait la mort. La balle traversa la main et l’épaulede la pauvre fille. Tout de suite, elle s’affaissa comme une morte,dans son sang. Gueule-de-Bois, maintenant, se tenait tranquille,les bras croisés. Pendant qu’on emportait sœur Sainte-Marie àl’infirmerie, le commandant donnait des ordres pour que l’onconduisît Gueule-de-Bois aux fers. Il y fut descendu immédiatement.Barrachon, l’inspecteur et le surveillant général descendirent aufaux pont en même temps que le cortège desgardes-chiourme.

Le commandant voulait tout de suiteinterroger Gueule-de-Bois, qui devait être traduit le lendemain enconseil de guerre et certainement exécuté pour rébellion ettentative d’assassinat sur la personne d’un de ses gardes. C’étaitle moment ou jamais de faire un exemple.

Quand ils furent arrivés dans le couloirdes cachots, le sergent Pascaud annonça à ces messieurs qu’il n’yavait plus qu’un seul cachot disponible car il ne fallait pascompter mettre Gueule-de-Bois dans celui d’où la Comtesse s’étaitévadée. Le trou n’en avait pas encore été bouché. Il ne restaitdonc plus que le cachot où l’on avait mis Chéri-Bibi aux fers et oùl’on avait retrouvé les cadavres de deux surveillants. Barrachondonna l’ordre qu’on l’ouvrît sur-le-champ, ce que fitPascaud.

Les gardes-chiourme, sur les indicationsdu commandant, se disposaient à mettre Gueule-de-Bois, qui neprésentait aucune résistance, aux fers, quand ils reculèrent enpoussant un cri. Il y avait quelqu’un dans l’ombre, une formeaffalée là. Il y avait là un homme aux fers !

Comme on ne distinguait que vaguementcette chose immobile dans les ténèbres, les gardes purent croireque Chéri-Bibi, comme par enchantement, était revenu. Lecommandant, l’inspecteur et le surveillant général s’étaientprécipités et on avait approché les falots. Ce ne fut qu’uncri : de Vilène !

Oui, cette chose était bien lelieutenant de vaisseau, M. de Vilène, le second du bord,pieds et poignets emprisonnés aux fers de Chéri-Bibi, en place deChéri-Bibi lui-même !… Ce n’était, du reste, plus qu’un paquetnoir qui ne donnait plus signe de vie. Un épais bâillon tenaitencore la bouche, le nez et les yeux. On le délivra en hâte, on letransporta dans le couloir, on le fit respirer, du moins ons’efforça de lui rendre la respiration. Pendant quelques secondes,on put croire qu’il était mort !

Enfin sa poitrine se souleva et unprofond soupir annonça le retour de la vie dans ce corpsinerte.

M. de Vilène regarda autour delui d’un air hébété, et puis il dit :

« Commandant ! »

Il était sauvé.

Mais il revenait de loin. Ill’avoua :

« Oh ! fit-il, j’ai cru quec’était fini ! »

Pendant qu’on continuait à donner dessoins à son second, et qu’on lui faisait boire un verre de rhumapporté par un garde, Barrachon était retourné au cachot, et lesautres chefs, derrière lui, accoururent, pour constater, une foisde plus, le miracle.

Le cachot était toujours hermétiquementclos comme une boîte, et il était impossible de discerner par quelsubterfuge un homme pouvait en sortir, un autre y entrer sanspasser par la porte. La colère de Barrachon se passait sur lesmurs, qu’il frappait du poing sans qu’il pût trouver la clef dumystère. En fait de clef, il ne lui restait que celle des cadenasqui avait la prétention d’ouvrir seule les fers deChéri-Bibi.

Or, Chéri-Bibi était sorti de ses ferset avait su y attacher et y cadenasser ensuite le second officierdu bord sans cette clef-là ! Le sergent Pascaud, complètementahuri et plus abattu encore que lui de la découverte de la fuite du3216, disait :

« Ma foi, commandant, je n’ai vuune chose comparable à celle-là qu’une seule fois dans ma vie, à lafin d’une représentation de saltimbanques, au fond d’un café de monvillage. L’un d’eux s’enfermait dans une malle bien cadenassée,entourée de cordes et cachetée à la cire rouge par nous tous. Nousavions encore pris la précaution de la lier nous-mêmes avec desnœuds comme les mathurins nous ont appris à en faire. Eh bien, onjetait un voile là-dessus, on comptait jusqu’à dix, et quand levoile était relevé, on trouvait notre homme libre, sans entraves, àcôté de sa malle fermée, ligotée, cachetée, cadenassée. Qu’est-ceque vous voulez que je vous dise ? Chéri-Bibi a peut-être étésaltimbanque. Il doit connaître tous les métiers, cetoiseau-là ! »

On avait reconduit pendant ce temps lesecond dans sa cabine. Le commandant l’y rejoignit aussitôt.M. de Vilène avait une faim et une soif terribles. On luidonna à manger et il but. Et il put parler. Alors il racontaquelque chose de très obscur, mais de très redoutable, qui fitréfléchir ceux qui étaient là sur la singulière puissance del’infernal Chéri-Bibi.

L’affaire était arrivée immédiatementaprès la cérémonie funèbre du matin. De Vilène, comme lecommandant, comme tout le monde, avait été étonné de ne pasapercevoir, au moment de la prière des trépassés, sœurSainte-Marie-des-Anges. Était-elle malade ? Il avait résolu des’en informer et s’était dirigé vers la cabine de la religieuse. Ilallait y arriver et tournait le coin de la cambuse, quand il avaitété saisi par-derrière avec une rapidité et une forceincroyables.

Il n’avait pu ni faire un mouvement, nipousser un cri. Un bâillon déjà l’étouffait et quatre hommes aumoins (M. de Vilène estimant que ses agresseurs étaientau moins quatre), l’avaient annihilé en quelques secondes.Transformé en paquet, n’y voyant plus, il ne savait exactement paroù on l’avait fait passer, et il n’eût pu dire, mêmeapproximativement, dans quel coin on l’avait provisoirement déposé.Car on l’avait laissé pendant un certain temps bien tranquille. Onavait même pris la précaution d’écarter légèrement le bâillon deson nez pour qu’il n’étouffât point tout de suite. Cependant, il nedevait pas être très loin de la cuisine, car les relents de soupeparvenaient jusqu’à lui. Il est vrai qu’à l’heure du déjeuner, lesentreponts sont pleins de cette odeur-là.

Enfin, on était venu le chercher. Onl’avait porté pendant quelques minutes, puis on l’avait attachéavec une corde et on l’avait descendu dans le vide. Il s’étaitdemandé un instant si ses agresseurs ne le descendaient pas ainsi àla mer, désireux tout simplement de le noyer sans bruit pour qu’onn’eût pas l’occasion de venir à son secours. Mais bientôt ilarrivait à destination. Il heurtait des corps durs. Il était pousséet puis repris et puis redéposé par des individus qui ne separlaient pas. On le hissa plus d’une fois sur un objet pour l’enfaire redescendre quelques instants plus tard, et il jugea à cemoment qu’il était dans les cales. Mais dans quelle cale ?dans quelle soute ? il ne pouvait le dire.

Enfin, après bien des chocs brutaux (onne le ménageait point et on le traitait un peu comme une inertemarchandise), il avait été déposé sur des planches, puis le longd’une barre de fer, et on lui avait glissé les pieds et lespoignets dans les maillons. Il jugea alors que ses ennemis avaientrésolu de le laisser mourir de faim aux fers, à fond de cale.Quelques minutes plus tard, la respiration lui manquait et ils’évanouissait.

Ce récit épouvanta parce que, s’il nedonnait aucun renseignement sur l’endroit où se cachait le bandit,il prouvait d’abord que celui-ci se déplaçait sur le bâtiment commeil voulait, et qu’ensuite il avait des complices agissants etlibres dont on ignorait le nombre. C’était cette dernièreconsidération qui était de beaucoup la plus importante, car à quise fier désormais ?

Resté seul avec son second, lecommandant lui communiqua les réflexions que lui avait suscitéescette tragique aventure. Mais de Vilène ne pensait déjà plus audanger qu’il avait couru. Comme son commandant, il pensait surtoutqu’ils étaient entourés d’ennemis et que leurs malheurs nefaisaient peut-être que commencer.

Embarqués nouvellement sur un vieuxvaisseau, dont l’équipage avait été réuni au dernier moment, avecdes passagers et des passagères, des employés et des fonctionnairesqui, pour la plupart, étaient expédiés sur Cayenne parce que lamétropole n’en voulait plus, ils ignoraient à qui ils avaientaffaire et ne pouvaient même pas se douter du véritable esprit dechacun.

Ils comptaient bien cependant sur leursmatelots et sur l’administration de la surveillance militaire quiavait fait ses preuves par ailleurs, mais ne pouvait-il, dans cetroupeau nouveau pour eux, s’être glissé quelques brebisgaleuses ? C’était à craindre ! C’étaitsûr !

Plusieurs hommes avaient attaquéM. de Vilène. Cela, il pouvait l’affirmer. Quels étaientces hommes ? Des anarchistes peut-être ou soi-disant… Enfin,on savait que sous le couvert de ce titre ils étaient prêts à tout.C’étaient eux, certainement, qui avaient aidé Chéri-Bibi à sedérober si longtemps à la police, eux qui l’avaient soutenu dansses monstrueux attentats, eux qui avaient juré de le venger et qui,le matin même de son procès, pour épouvanter le jury, avaient faitsauter le restaurant Ferdy !

À quoi ne fallait-il pas s’attendre dela part de pareils forbans qui avaient déclaré une guerre à mort àla société ? De quoi n’étaient-ils pas capables ?Quelques-uns s’étaient sans doute embarqués sur le même bateau queChéri-Bibi dans le désir de le sauver et cela, certainement, avecla recommandation de la haute administration, toujours leurpremière victime, et dont ils se jouaient à chaque instant. Ehbien, s’il en était ainsi, c’était la guerre, c’était la bataille.Barrachon et de Vilène étaient des soldats. Ils sauraient sebattre. Et ils se serrèrent la main.

Réconfortés par cette accolade, ilsrestèrent un instant silencieux. Quelques minutes plus tard, ilsmontaient sur le pont.

En dehors des hommes de service et dessurveillants militaires qui menaient une garde ardente, le pontétait désert. Chacun était déjà enfermé chez soi. L’incident deGueule-de-Bois et de la blessure de sœur Sainte-Marie-des-Anges,suivi de l’extraordinaire découverte du lieutenant attaché aux fersde Chéri-Bibi, faisait dans les cabines l’objet de toutes lesconversations apeurées.

Quelle était donc cette boîte àmystère ? Qu’était-ce qu’un cachot pareil, où se passaient deschoses si diaboliques ? La figure fantomatique de Chéri-Bibiavait encore grandi dans des proportions démesurées. Et l’épouvantegénérale était doublée du sentiment qui commençait à se répandrequ’il y avait à bord des anarchistes décidés à tout pour sauver lemonstre. S’ils mettaient le feu au navire ? S’ils le faisaientsauter ? Qui est-ce qui les en empêcherait ? Ah !comme on écoutait derrière les portes les moindres bruits, comme onessayait de se les expliquer ! Et quand des pas passaient dansle corridor, comme on avait hâte qu’ilss’éloignassent !

Cela faisait deux nuits qu’on ne dormaitpas. Si le commandant était raisonnable, on retournerait tout desuite en Europe, bien sûr… et rapidement… Quelletraversée !…

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