Les Cages flottantes – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome I

V – L’assaut de la cambuse

Le lendemain, de grand matin, la plagearrière du Bayard était grouillante de la foule de cesdames et des enfants accroupis dans les jupes de leurs mères. Lesfamilles étaient venues se réfugier là. Au moins, là, ellesvoyaient clair. Elles pensaient n’avoir point à redouter desurprise comme dans les entreponts, dans les couloirs, où l’ongrelottait d’effroi. Et puis, il y avait une grande nouvelle, cematin-là, qui faisait les frais de toutes les conversations. Onracontait que la sœur Sainte-Marie-des-Anges était de mèche avecChéri-Bibi ! Çà, par exemple, c’était plus fort que tout,n’est-ce pas ?

On savait maintenant pourquoi et commentla sœur avait été blessée. Elle servait d’intermédiaire auxbagnards ! Et c’est dans le moment qu’elle croyait recevoir unbillet de Gueule-de-Bois qu’elle avait reçu une balle dansl’épaule ! Si c’était vrai, elle ne l’avait pas volé !Car enfin, ça ne devait pas être une vraie religieuse. Sans douteune fille anarchiste qui avait pris ce costume-là pour serapprocher de Chéri-Bibi et qui avait reçu de son parti mission dele sauver. Elle avait « écopé ». C’était le cas ou jamaisde dire « pain bénit » !

On en était là sur la plage arrière,quand on vit arriver Mme Pascaud, la femme du sergent Pascaud,tout essoufflée. Elle devait avoir sans doute quelque chose à direde bien important, car elle avait beau ouvrir la bouche, l’émotionl’empêchait d’articuler une parole. Enfin elle se calma et cria sonaffaire :

« Vous ne savez pas ? C’est sasœur ! »

D’abord on ne comprit pas. On lui fitrépéter ses paroles, on lui demanda de les expliquer. Elle parlaitde qui ? De la sœur Sainte-Marie-des-Anges !

« Eh bien, la sœurSainte-Marie-des-Anges était la sœur de qui ?

– DeChéri-Bibi ! »

Il y eut d’abord une stupeur générale.Et puis on douta :

« Vous en êtessûre ?

– C’est elle-même qui vient del’avouer au commandant. Elle croit qu’elle va mourir. Alors elledit la vérité, c’te fille !

– Ah ! ben, lamalheureuse ! »

Et on la plaignait !

Maintenant on ne doutait plus qu’ellefût innocente de tout et que son seul crime fût d’avoir un pareilfrère.

Avec importance, Mme Pascauddonnait des détails :

« Pour sûr qu’a n’a étéqu’imprudente, le commandant y a bien dit en lui pardonnant degrand cœur. Elle était venue pour soigner les galériens, comme ondit, parce que son patron saint Vincent de Paul, lui aussi, asoigné les galériens ! Pascaud a tout entendu. À ce qu’ilparaît qu’il y avait de quoi pleurer ! Elle s’était faitenvoyer là-bas parce qu’elle avait l’idée de convertir son frère.Convertir Chéri-Bibi ! Elle n’avait pas peur, s’pas ? Etpour qu’il demandât pardon de ses crimes au Bon Dieu encore !Après, qu’elle dit, elle serait morte heureuse ! Si elle s’estcachée d’être la sœur de Chéri-Bibi, c’est qu’elle était sûre qu’onne lui permettrait pas de rester près de lui, et quel’administration lui défendrait le séjour de Cayenne, parce qu’oncroirait qu’elle venait pour le faire évader. Tout de même, vlà unebrave fille qu’a le sentiment de la famille ! Mais ça ne lui apas réussi ! »

Les commères avaient écoutéMme Pascaud avec le plus grand intérêt, et elles sedisposaient à reprendre l’éloge de la religieuse avec le secretespoir que la sœur pourrait peut-être les protéger contre le frère,quand il y eut un grand remue-ménage sur le pont.

Un cortège s’avançait, formé desprincipaux officiers du bord, commandant en tête. Ils entouraienttous une civière portée par quatre matelots, et sur cette civièreétait étendue la sœur de Chéri-Bibi, en religion sœurSainte-Marie-des-Anges.

Sa figure diaphane était aussi blancheque le drap qui la recouvrait. Elle tenait entre ses mainsexsangues un grand Christ qui, posé sur sa poitrine, semblait déjàveiller une morte.

Cependant, les yeux de sœur Mariebrillaient d’un éclat incomparable, et ses lèvres remuaient. Ellepriait.

Derrière ce groupe, qui se dirigeaitvers les bagnes, marchaient quelques matelots et une grande partiede personnel du bord. Toute la plage arrière du Bayard sedégarnit en une seconde. Ces dames accoururent aux nouvelles, etelles apprirent qu’avant de mourir, sœur Sainte-Marie avait demandéau commandant de la faire porter de cale en cale pour qu’elle pûtappeler son frère et le sommer de se rendre à la justice des hommesà laquelle il appartenait avant de comparaître devant la justice deDieu.

Le commandant avait promis que siChéri-Bibi se rendait à l’appel de sa sœur, la vie du faroucheGueule-de-Bois serait épargnée.

« Eh bien, si c’est là-dessus qu’ilcompte pour réduire Chéri-Bibi, le commandant !… fitquelqu’un.

– Il a toujours bien le droitd’essayer, répliqua Mme Pascaud. La sœur s’accuse d’être lacause de la rébellion de Gueule-de-Bois, elle ne voudrait pas qu’onexécutât le bandit demain, bien sûr !

– Oui, elle voudrait aller toutdroit au Paradis, la pauvre fille, sans avoir rien à sereprocher ! C’est une sainte ! »

On avait descendu la civière dans labatterie, et les forçats, à travers les grilles de leur cage,virent passer cette blanche apparition. En reconnaissant sœurSainte-Marie-des-Anges, ils se découvrirent tous et quelques-unsmême, se souvenant qu’ils avaient eu de la religion, sesignèrent.

Quand on fut arrivé au faux pont, onouvrit le panneau donnant sur la cale dans laquelle on estimait queChéri-Bibi s’était enfui en quittant son cachot. Un grand silencese fit autour de la civière qu’éclairaient les falots portés parles matelots, et la voix de sœur Sainte-Marie-des-Anges s’éleva.Elle était singulièrement forte. La blessée devait avoir rassemblétoute son énergie dans ce suprême effort.

« Chéri-Bibi ! appela-t-elle.Chéri-Bibi ! c’est moi qui te parle, moi, ta sœur ! Aiepitié de moi, Chéri-Bibi, car je vais mourir ! Tu sais combienje t’ai aimé quand tu étais tout petit ! Chéri-Bibi, je t’aimeencore ! Au nom du ciel qui te pardonnera, je te demande devenir mourir avec moi ! Chéri-Bibi !Chéri-Bibi ! »

La voix se tut et l’on écouta si quelquebruit venait du silence de la cale. Mais les ténèbres ne remuèrentpoint ni ne parlèrent point.

La sœur dit encore, au bout de quelquesinstants :

« Si je meurs avant toi,Chéri-Bibi, sache que je te pardonne ! »

Et comme on n’entendait rien encore,elle fit signe qu’on la remportât. On ouvrit ainsi tous lespanneaux de toutes les cales, des soutes à munitions, à filin, àmarchandises, à bagages, tout ! On s’en fut partout dans lenavire, et la voix de la sœur s’élevait au-dessus des trous noirspour appeler le frère, mais le frère ne répondait pas. Et lecortège revint à l’infirmerie où sœur Marie fut étendue dans lacabine d’opération.

Elle avait demandé qu’on ne l’opérâtpoint, car elle désirait mourir, puis elle comprit qu’il était deson devoir de laisser faire au chirurgien qui prétendait la sauver.Elle avait encore à souffrir ici-bas. Elle se résigna.

Cependant, d’accord avec le commandantet malgré l’avis du médecin du bord, elle venait de tenter bieninutilement de faire appel aux souvenirs d’un frère qu’elle avaittendrement aimé. Maintenant elle avait une forte fièvre etl’extraction de la balle s’en trouvait retardée.

Le commandant lui avait pris la main etelle pleurait. Au-dessus du petit lit de fer, elle avait faitaccrocher cette pancarte qu’elle transportait partout avec elle etqui était tout son mobilier. On y lisait :

« Elles ont pour monastère lesmaisons des malades, pour cellule la chambre que la charité leurprête, pour chapelle l’église de leur paroisse, pour cloîtrel’hôpital, pour clôture l’obéissance, pour grilles la crainte deDieu et pour voile une sainte modestie. »

Bien qu’on lui eût défendu de parler,elle soupirait dans ses larmes :

« Il ne m’a pas répondu, il n’estpas venu, il a oublié ma voix ! C’est moi qui lui ai donné cenom de Chéri-Bibi, quand il était tout petit. C’était le nom quelui avait donné mon amour pour lui. Hélas ! qu’en a-t-ilfait ?… »

Sa douleur paraissait inépuisable. Ellela laissa couler de ses yeux levés au ciel…

« Mon Dieu, c’est moi qui suiscause de son malheur, pardonnez-moi !…pardonnez-lui !… »

Elle dit, quelques instants plus tard,d’une voix plus faible :

« Ah ! j’aurais bien cru qu’auson de ma voix, il serait venu !… »

À ce moment, il y eut un grand bruitdans le couloir. Des pas accouraient. On entendait un tumulte devoix. Elles appelaient le commandant :

« Mon commandant ! moncommandant ! C’est Chéri-Bibi !… C’estChéri-Bibi !…

– Ah ! je savais bien qu’ilviendrait ! » s’écria-t-elle, et elle joignit les mainsavec extase.

Le commandant s’était précipitéau-dehors. Il y avait un terrible drame là-bas, du côté descuisines. En effet, Chéri-Bibi était apparu, l’espace d’uneseconde, dans un couloir, et une sentinelle avait tiré dessus. Ellel’avait manqué naturellement. Il s’était réfugié d’un bond dans lacambuse, et de là, il tirait sur tous ceux qui tentaient del’approcher. C’était un siège en règle, là-bas !…

En effet, on entendait des coups de feuvenus du pont supérieur et du côté des cuisines.

Ce que l’on appelait la cambuse, à borddu Bayard, n’était qu’une sorte d’office assez vaste,située entre les deux cuisines, où l’on accumulait les provisionsnécessaires à la nourriture courante de l’équipage, des passagerset des condamnés. Le grand magasin aux provisions se trouvait sousle troisième pont, à l’avant. Cette cambuse ne communiquaitdirectement qu’avec l’une des cuisines, la plus vaste, celle descondamnés, qui ne contenait guère, en fait de récipients, que troisimmenses chaudrons, profonds comme des cuves, où l’on aurait pufaire la lessive d’un régiment, et où l’on faisait bouillir lasoupe des forçats. Cette cuisine « sommaire » étaitdirigée par la Ficelle, mitron élevé pour la circonstance à laqualité de chef, tandis que le véritable maître coq trônait dans lacuisine des officiers. Ces cuisines étaient situées vers le centredu navire, entre les deux cheminées. On y descendait du pontsupérieur, presque directement, par des escaliers appelés à bord« échelles », et on y montait aussi par des degrés de fertrès rapides, de l’étage où se trouvaient le commandant et sapetite troupe.

Arrivé au bas de l’échelle, on fitvivement se garer le commandant, car cette échelle se trouvaitcommandée par la porte extérieure de la cambuse. Celle-ci étaitgrande ouverte, et de là le feu de l’assiégé, qui se tenait tout aufond, sans qu’on pût le voir, plongeait droit jusqu’au pontinférieur.

Sur les deux échelles latéralessupérieures, Kerrosgouët, le revolver à la main, etM. de Vilène commandaient les opérations, qui jusqu’alorsavaient été assez difficiles.

Deux surveillants militaires quis’étaient trop approchés de la porte de la cuisine des condamnésavaient reçu des projectiles, l’un dans une jambe, l’autre dans lamain.

Ainsi, selon les besoins de sa défense,Chéri-Bibi sautait d’une pièce à l’autre et se trouvait toujoursprêt à tirer, avant même qu’on eût eu le temps de le mettre enjoue, car il ne laissait personne pénétrer sur le carré, en face delui.

Comment était-il là ? Commentl’avait-on découvert ? C’était, racontait-on, la Ficelle quiavait donné l’alarme. Le second se disposait à pénétrer dans lacambuse quand il s’était heurté à la Ficelle qui en sortait ens’écriant :

« N’entrez pas ! J’ai vuquelque chose remuer sous les légumes ! »

Par extraordinaire, le second n’étaitpas armé. Il appela deux gardes-chiourme qui passaient et ilsouvrirent la porte de la cambuse qui ne présenta aucunerésistance ; mais sitôt ouverte, l’individu qui était dans lacambuse fit feu à la fois de deux revolvers et les gardes,atteints, durent se réfugier aux échelles.

Vilène avait eu le tempsd’entr’apercevoir une figure de démon qui bondissait de la cambuseà la cuisine. Il l’avait reconnue : c’étaitChéri-Bibi !

« Cette fois, nous le tenons !s’était-il écrié avec joie : qu’on aille chercher lecommandant ! »

Il paraissait en effet impossible queChéri-Bibi pût s’échapper. Les aides avaient vidé les cuisines ets’étaient enfuis, laissant le local tout entier à la disposition dubandit ; mais que pouvait-il faire ? De toutes parts lessurveillants militaires étaient accourus. Sans doute il y aurait dela casse ; mais il était pris ! il était pris ! Lespassagers, les femmes elles-mêmes se montraient à toutes leséchelles qui n’étaient point sous le feu de l’ennemi etcriaient : « À mort ! Àmort ! »

Dans le moment, Chéri-Bibi, sentantqu’on allait tout risquer pour pénétrer dans l’une des deux pièces,cuisine ou cambuse, et le prendre ainsi entre deux feux, parvint àfermer assez rapidement la porte de la cuisine pour se trouverencore à temps dans la cambuse quand le commandant, à la tête d’unedemi-douzaine d’hommes, s’y précipitait.

Il tira.

Trois hommes basculèrent, arrêtantl’élan des autres.

Ce qui était extraordinaire, c’est quel’on faisait un feu terrible contre l’assiégé et que celui-ci n’enparaissait pas le moins du monde incommodé. Il est vrai que l’ontirait au jugé sur une ombre qui apparaissait et disparaissait avecune rapidité inouïe.

Le commandant avait ordonné à de Vilèneet à Kerrosgouët de ne point bouger de leur place et de garder leséchelles en cas d’une tentative de fuite désespérée.

Des clameurs assourdissantes montaientde tous les coins du vaisseau. Les bagnes, en bas, chantaient ethurlaient :

« Hardi, Chéri-Bibi !Hardi ! Qui qui fera sauter tout l’ fourbi ? C’estChéri-Bibi ! C’est Chéri-Bibi ! »

Et les « artoupans », derrièrele commandant, hésitaient.

Barrachon résolut d’en finir coûte quecoûte. Il se précipitait lui-même en avant, se découvrant tout àfait, et il eût été infailliblement abattu si une forme touteblanche, une sorte de pâle fantôme, ne s’était dressée devant luipour le protéger.

Sœur Sainte-Marie !…

Oui, c’était elle qui s’était levée,malgré sa faiblesse, était accourue au bruit des clameurs et desdétonations. Elle avait appelé Chéri-Bibi ! Eh bien, il étaitvenu ! Mais encore, mais toujours la mort à la main… et lesang coulait à flots autour de lui.

Elle marcha devant le commandant, maisd’une marche si légère qu’on eût pu croire que ses pieds, sous seslongs voiles, ne posaient sur rien. C’était un ange. Sa douce voixexpirante dit alors :

« Me voici, Chéri-Bibi… mereconnais-tu, me voici… Puisque tu veux tuer, tue-moi donc !tue-moi tout à fait, mon frère enJésus-Christ !… »

Mais l’autre ne tira pas, et comme elleavançait toujours suivie du commandant et des hommes, ilspénétrèrent tous ensemble dans la cambuse.

Chéri-Bibi n’y étaitplus !

Il avait fermé la porte de communicationet se trouvait maintenant dans la cuisine des condamnés.

Ça, c’était le dernierrefuge.

Les hommes ébranlaient déjà la porte.C’est là qu’allait avoir lieu la curée. Sœur Marie suppliait lemisérable de se rendre, de ne plus faire de victimes.

« C’est assez de morts, luicria-t-elle. Chéri-Bibi, aie pitié de nous ! Aie pitié demoi ! Prie Dieu ! Je viens mourir avectoi !… »

Il fallut écarter la sainte fille pourfaire sauter la porte. Tous entrèrent en trombe dans lacuisine.

Elle était vide.

La fumée s’échappait des trois grandesmarmites à soupe et lui aussi s’était échappé comme unefumée.

Encore une fois, par où était-ilpassé ? Cette pièce ne communiquait absolument avec rien (horsla cambuse d’où l’on sortait). Pas de hublots donnant sur la mer.L’éclairage était fourni par de gros verres donnant sur le pontsupérieur et qui étaient criblés de balles et qui ne pouvaientlivrer passage à un homme à cause des croisilles des armatures defer. Et puis, encore là-haut, il y avait deshommes !

Où était-il ?

On entendit soudain la voix de laFicelle qui criait :

« Par ici !… Par ici !…Le voilà ! le voilà ! »

En un clin d’œil cuisine et cambuse sevidèrent et tous coururent derrière la Ficelle, qui courait aussi,lui, comme un fou, le long des couloirs, se jetant dans unescalier, dégringolant, s’affalant, relevant la tête et disant àceux qui l’entouraient, avec un désespoir comique :

« Je l’ai vu !… Ah, je l’aivu !… Tenez, il a disparu par là ! Pour sûr, c’est lediable ! »

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