Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 6LE FANDANGO.

 

Le soir, j’étais assis dans ma chambre,attendant Saint-Vrain. Il s’annonça du dehors enchantant :

Las niñas de Durango Conmigo bailandas Alcielo… ha !

– Êtes-vous prêt, mon hardicavalier ?

– Pas encore. Asseyez-vous une minute etattendez-moi.

– Dépêchez-vous alors : la dansecommence. Je suis revenu par là. Quoi ! c’est là votre costumede bal ! Ha ! ha ! ha !

Et Saint-Vrain éclata de rire en me voyantvêtu d’un habit bleu et d’un pantalon noir assez bienconservés.

– Eh ! mais sans doute, répondis-je en leregardant, et qu’y trouvez-vous à redire ? – Mais est-ce làvotre habit de bal, à vous ?

Mon ami n’avait rien changé à soncostume ; il portait sa blouse de chasse frangée, ses guêtres,sa ceinture, son couteau et ses pistolets.

– Oui, mon cher dandy, ceci est mon habit debal ; il n’y manque rien, et si vous voulez m’en croire, vousallez remettre ce que vous avez ôté. Voyez-vous un ceinturon et uncouteau autour de ce bel habit bleu à longues basques !Ha ! ha ! ha !

– Mais quel besoin de prendre ceinturon etcouteau ? Vous n’allez pas, peut-être, entrer dans une sallede bal avec vos pistolets à la ceinture ?

– Et de quelle autre manière voulez-vous queje les porte ? dans mes mains ?

– Laissez-les ici.

– Ha ! ha ! cela ferait une belleaffaire ! Non, non. Un bon averti en vaut deux. Vous netrouverez pas un cavalier qui consente à aller à un fandango deSanta-Fé sans ses pistolets à six coups. Allons, remettez votreblouse, couvrez vos jambes comme elles l’étaient, et bouclez-moicela autour de vous. C’est le costume de bal de cepays-ci.

– Du moment que vous m’affirmez que je seraiainsi comme il faut, ça me va.

– Je ne voudrais pas y aller en habit bleu, jevous le jure.

L’habit bleu fut replié et remis dans monportemanteau. Saint-Vrain avait raison. En arrivant au lieu deréunion, une grande sala dans le voisinage de laplaza, nous le trouvâmes rempli de chasseurs, detrappeurs, de marchands, de voituriers, tous costumés comme ils lesont dans la montagne. Parmi eux se trouvaient une soixantained’indigènes avec autant de señoritas, que je reconnus, àleurs costumes, pour être des poblanas, c’est-à-direappartenant à la plus basse classe ; la seule classe de femme,au surplus, que des étrangers pussent rencontrer à Santa-Fé.

Quand nous entrâmes, la plupart des hommess’étaient débarrassés de leurs sérapés pour la danse, etmontraient dans tout leur éclat le velours brodé, le maroquingaufré, et les bérets de couleurs voyantes. Les femmes n’étaientpas moins pittoresques dans leurs brillantes naguas, leursblanches chemisettes, et leurs petits souliers de satin.Quelques-unes étaient en train de sauter une vive polka ; carcette fameuse danse était parvenue jusque dans ces régionsreculées.

– Avez-vous entendu parler du télégrapheélectrique ?

– No, señor.

– Pourriez-vous me dire ce que c’est qu’unchemin de fer ?

– Quien sabe !

– La polka !

– Ah ! señor, la polka ! lapolka ! cosa bonita, tan graciosa ! vaya !

La salle de bal était une grande salaoblongue, garnie de banquettes tout autour. Sur ces banquettes, lesdanseurs prenaient place, roulaient leurs cigarettes, bavardaientet fumaient dans l’intervalle des contredanses. Dans un coin, unedemi-douzaine de fils d’Orphée faisaient résonner des harpes, desguitares et des mandolines ; de temps en temps, ilsrehaussaient cette musique par un chant aigu, à la manièreindienne. Dans un autre angle, les montagnards, altérés, fumaientdes puros en buvant du whisky de Thaos, et faisaientretentir la sala de leurs sauvages exclamations.

– Holà, ma belle enfant !vamos, vamos, à danser ! mucho bueno ! muchobueno ! voulez-vous ?

C’est un grand gaillard à la mine brutale, desix pieds et plus, qui s’adresse à une petite poblanasémillante.

– Mucho bueno, señor Americano !répond la dame.

– Hourra pour vous ! en avant !marche ! Quelle taille légère ! Vous pourriez servir deplumet à mon chapeau. Qu’est-ce que vous voulez boire ? del’aguardiente[6] ? Ou du vin ?

– Copitita de vino, señor. (Un toutpetit verre de vin, monsieur.)

– Voici, ma douce colombe ; avalez-moi çaen un saut d’écureuil !… Maintenant, ma petite, bonne chance,et un bon mari je vous souhaite !

– Gracias, señor Americano !

– Comment ! vous comprenez cela ?usted entiende, vous entendez ?

– Si, señor.

– Bravo donc ! Eh bien, ma petite,connaissez-vous la danse de l’ours ?

– No entiende.

– Vous ne comprenez pas ! tenez, c’estcomme ça.

Et le lourdaud chasseur commence à se balancerdevant sa partenaire, en imitant les allures de l’ours gris.

– Holà, Bill ! crie un camarade,tu vas être pris au piège, si tu ne te tiens pas sur tes gardes.As-tu tes poches bien garnies, au moins ?

– Que je sois un chien, Gim, si je ne suis pasfrappé là, dit le chasseur étendant sa large main sur la région ducœur.

– Prends garde à toi, bonhomme ! c’estune jolie fille, après tout.

– Très jolie ! offre-lui un chapelet, situ veux, et jette-toi à ses pieds !

– Beaux yeux qui ne demandent qu’à serendre ; oh ! les jolies jambes !

– Je voudrais bien savoir ce que son vieuxmagot demanderait pour la céder. J’ai grand besoin d’unefemme ; je n’en ai plus eu depuis celle de la tribu des Crowque j’avais épousée sur les bords du Yeller-Stone.

– Allons donc, bonhomme, tu n’es pas chez lesIndiens. Fais, si tu veux, que la fille y consente, et il ne t’encoûtera qu’un collier de perles.

– Hourra pour le vieux Missouri ! crie unvoiturier.

– Allons, enfant ! montrons-leur un peucomment un Virginien se fraye son chemin. Débarrassez la cuisine,vieilles et jeunes canailles.

– Gare à droite et à gauche ! la vieilleVirginie va toujours de l’avant.

– Viva el Gobernador ! vivaArmijo ! viva, viva !

L’arrivée d’un nouveau personnage faisaitsensation dans la salle. Un gros homme fastueux, à tournure deprêtre, faisait son entrée, accompagné de plusieurs individus.C’était le gouverneur avec sa suite, et un certain nombre decitoyens bien couverts, qui formaient sans doute l’élite de lasociété new-mexicaine. Quelques-uns des nouveaux arrivants étaientdes militaires revêtus d’uniformes brillants et extravagants ;on les vit bientôt pirouetter autour de la salle dans le tourbillonde la valse.

– Où est la señora Armijo ?demandai-je tout bas à Saint-Vrain.

– Je vous l’avais dit : elle n’est pasvenue. Attendez-moi ici je m’en vais pour quelques instants.Procurez-vous une danseuse : et voyez à vous divertir. Jeserai de retour dans un moment. Au revoir.

Sans plus d’explications, Saint-Vrain seglissa à travers la foule et disparut.

Depuis mon entrée, j’étais demeuré assis surune banquette, près de Saint-Vrain, dans un coin écarté de lasalle. Un homme d’un aspect tout particulier occupait la placevoisine de mon compagnon, et était plongé dans l’ombre d’un rideau.J’avais remarqué cet homme tout en entrant, et j’avais remarquéaussi que Saint-Vrain avait causé avec lui ; mais je n’avaispas été présenté, et l’interposition de mon ami avait empêché unexamen plus attentif de ma part, jusqu’à ce que Saint-Vrain se fûtretiré. Nous étions maintenant l’un près de l’autre, et jecommençai à pousser une sorte de reconnaissance angulaire de lafigure et de la tournure qui avaient frappé mon attention par leurétrangeté. Ce n’était pas un Américain ; on le reconnaissait àson vêtement, et cependant sa figure n’était pas mexicaine. Sestraits étaient trop accentués pour un Espagnol, quoique son teint,hâlé par l’air et le soleil, fût brun et bronzé. La figure étaitrasée, à l’exception du menton, qui était garni d’une barbe noiretaillée en pointe. L’œil, autant que je pus le voir sous l’ombred’un chapeau rabattu, était bleu et doux. Les cheveux noirs etondulés, marqués çà et là d’un fil d’argent. Ce n’étaient point làles traits caractéristiques d’un Espagnol, encore moins d’unHispano-Américain ; et, n’eût été son costume, j’auraisassigné à mon voisin une toute autre origine. Mais il étaitentièrement vêtu à la mexicaine, enveloppé d’une mangapourpre, rehaussée de broderies de velours noir le long des bordset autour des ouvertures. Comme ce vêtement le couvrait presque enentier, je ne faisais qu’entrevoir en dessous une paire decalzoneros de velours vert, avec des boutons jaunes et desaiguillettes de rubans blancs comme la neige, pendant le long descoutures. La partie intérieure des calzoneros était garniede basane noire gaufrée, et venait joindre les tiges d’une paire debottes jaunes munies de forts éperons en acier. La large bande decuir piqué qui soutenait les éperons et passait sur le cou-de-pieddonnait à cette partie le contour particulier que l’on remarquedans les portraits des anciens chevaliers armés de toutes pièces.Il portait un sombrero noir à larges bords, entouré d’un largegalon d’or. Une paire de ferrets, également en or, dépassait labordure ; mode du pays. Cet homme avait son sombrero penché ducôté de la lumière, et paraissait vouloir cacher sa figure.Cependant, il n’était pas disgracié sous ce rapport. Saphysionomie, au contraire, était ouverte et attrayante ; sestraits avaient dû être beaux autrefois, avant d’avoir été altérés,et couverts d’un voile de profonde mélancolie par des chagrins quej’ignorais. C’était l’expression de cette tristesse qui m’avaitfrappé au premier aspect. Pendant que je faisais toutes cesremarques, en le regardant de côté, je m’aperçus qu’il m’observaitde la même manière, et avec un intérêt qui semblait égal au mien.Il fit sans doute la même découverte, et nous nous retournâmes enmême temps de manière à nous trouver face à face ; alorsl’étranger tira de sa manga un petit cigarerobrodé de perles et me le présenta gracieusement endisant :

– Quiere a fumar, caballero ?(Désirez-vous fumer, monsieur ?)

– Volontiers, je vous remercie, – répondis-jeen espagnol.

Et en même temps je tirai une cigarette del’étui.

À peine avions-nous allumé, que cet homme, setournant de nouveau vers moi, m’adressa à brûle-pourpoint cettequestion inattendue :

– Voulez-vous vendre votre cheval ?

– Non.

– Pour un bon prix ?

– À aucun prix.

– Je vous en donnerai cinq cents dollars.

– Je ne le donnerais pas pour le double.

– Je vous en donnerai le double.

– Je lui suis attaché. Ce n’est pas unequestion d’argent.

– J’en suis désolé. J’ai fait deux centsmilles pour acheter ce cheval.

Je regardai mon interlocuteur avec étonnementet répétai machinalement ses derniers mots.

– Vous nous avez donc suivis depuisl’Arkansas ?

– Non, je viens du Rio-Abajo.

– Du Rio-Abajo ! du bas duDel-Norte ?

– Oui.

– Alors, mon cher monsieur, il y a erreur.Vous croyez parler à un autre et traiter de quelque autrecheval.

– Oh ! non ; c’est bien du vôtrequ’il s’agit, un étalon noir, avec le nez roux, et à touscrins ; demi-sang arabe. Il a une petite marque au-dessus del’œil gauche.

Ce signalement était assurément celui de Moro,et je commençai à éprouver une sorte de crainte superstitieuse àl’endroit de mon mystérieux voisin.

– En vérité, répliquai-je, c’est tout à faitcela ; mais j’ai acheté cet étalon, il y a plusieurs mois, àun planteur louisianais. Si vous arrivez de deux cents millesau-dessous de Rio-Grande, comment, je vous le demande, avez-vous puavoir la moindre connaissance de moi ou de mon cheval ?

– Dispensadme, caballero ! je neprétends rien de semblable. Je viens de loin au-devant de lacaravane pour acheter un cheval américain. Le vôtre est le seuldans toute la cavalcade qui puisse me convenir, et, à ce qu’ilparait, le seul que je ne puisse me procurer à prix d’argent.

– Je le regrette vivement ; mais j’aiéprouvé les qualités de l’animal. Nous sommes devenus amis, et ilfaudrait un motif bien puissant pour que je consentisse à m’enséparer.

– Ah ! señor, c’est un motifbien puissant qui me rend si désireux de l’acheter. Si vous saviezpourquoi, peut-être… – Il hésita un moment. – Mais non, non,non !

Après avoir murmuré quelques parolesincohérentes au milieu desquelles je pus distinguer les motsbuenas noches, caballero ! l’étranger se leva enconservant les allures mystérieuses qui le caractérisaient, et mequitta. J’entendis le cliquetis de ses éperons pendant qu’il sefrayait lentement un chemin à travers la foule joyeuse, et ildisparut dans l’ombre.

Le siège vacant fut immédiatement occupé parune manola tout en noir, dont la brillante nagua,la chemisette brodée, les fines chevilles et les petits piedschaussés de pantoufles bleues attirèrent mon attention. C’étaittout ce que je pouvais apercevoir de sa personne ; de temps entemps, l’éclair d’un grand œil noir m’arrivait à traversl’ouverture du rebozo tapado (mantille fermée). Peu à peule rebozo devint moins discret, l’ouverture s’agrandit, etil me fut permis d’admirer les contours d’une petite figurecharmante et pleine de malice. L’extrémité de la mantille futadroitement rejetée par-dessus l’épaule gauche, et découvrit unbras nu, arrondi, terminé par une grappe de petits doigts chargésde bijoux, et pendant nonchalamment. Je suis passablementtimide ; mais, à la vue de cette attrayante partenaire, je nepus y tenir plus longtemps, et, me penchant vers elle, je lui disdans mon meilleur espagnol :

– Voulez-vous bien, mademoiselle, m’accorderla faveur d’une valse ?

La malicieuse petite manola baissa d’abord latête en rougissant ; puis, relevant les longs cils de ses yeuxnoirs, me regarda et me répondit avec une douce voix decanari :

– Con gusto, señor (avec plaisir,monsieur).

– Allons ! m’écriai-je, enivré de montriomphe.

Et, saisissant la taille de ma brillantedanseuse, je m’élançai dans le tourbillonnement du bal.

Nous revînmes à nos places, et, après nousêtre rafraîchis avec un verre d’Albuquerque, un massepain et unecigarette, nous reprîmes notre élan. Cet agréable programme futrépété à peu près une demi-douzaine de fois ; seulement, nousalternions la valse avec la polka, car ma manola dansait la polkaaussi bien que si elle fût née en Bohême. Je portais à mon petitdoigt un diamant de cinquante dollars, que ma danseuse semblaittrouver muy buonito. La flamme de ses yeux m’avait touchéle cœur, et les fumées du champagne me montaient à la tête ;je commençai à calculer le résultat que pourrait avoir latranslation de ce diamant de mon petit doigt au médium de sa joliepetite main, où sans doute il aurait produit un charmant effet. Aumême instant je m’aperçus que j’étais surveillé de près par unvigoureux lepero de fort mauvaise mine, un vraipelado qui nous suivait des yeux, et quelquefois de sapersonne, dans toutes les parties de la salle. L’expression de sasombre figure était un mélange de férocité et de jalousie que madanseuse remarquait fort bien, mais qu’elle me semblait assez peusoucieuse de calmer.

– Quel est cet homme ? lui demandai-jetout bas, comme il venait de passer près de nous, enveloppé dansson sérapé rayé.

– Esta mi marido, señor (c’est monmari, monsieur), me répondit-elle froidement.

Je renfonçai ma bague jusqu’à la paume et tinsma main serrée comme un étau. Pendant ce temps, le whisky de Thaosavait produit son effet sur les danseurs. Les trappeurs et lesvoituriers étaient devenus bruyants et querelleurs ! Lesleperos qui remplissaient la salle, excités par le vin, lajalousie, leur vieille haine, et la danse, devenaient de plus enplus sombres et farouches. Les blouses de chasses frangées et lesgrossières blouses brunes trouvaient faveur auprès desmajas aux yeux noirs à qui le courage inspirait autant derespect que de crainte ; et la crainte est souvent un motifd’amour chez ces sortes de créatures.

Quoique les caravanes alimentassent presqueexclusivement le marché de Santa-Fé, et que les habitants eussentun intérêt évident à rester en bons termes avec les marchands, lesdeux races, anglo-américaine et hispano-indienne, se haïssentcordialement ; et cette haine se manifestait en ce moment,d’un côté par un mépris écrasant, et de l’autre par descarajos concentrés et des regards féroces respirant lavengeance.

Je continuais à babiller avec ma gentillepartenaire. Nous étions assis sur la banquette où je m’étais placéen arrivant. En regardant par hasard au-dessus de moi, mes yeuxs’arrêtèrent sur un objet brillant. Il me sembla reconnaître uncouteau dégainé qu’avait à la main su marido, qui setenait debout derrière nous comme l’ombre d’un démon. Je ne fisqu’entrevoir comme un éclair ce dangereux instrument, et je pensaisà me mettre en garde, lorsque quelqu’un me tira par lamanche ; je me retournai et me trouvai en face de monprécédent interlocuteur à la manga pourpre.

– Pardon, monsieur, me dit-il en me saluantgracieusement ; je viens d’apprendre que la caravane poussejusqu’à Chihuahua.

– Oui ; nous n’avons pas acheteurs icipour toutes nos marchandises.

– Vous y allez, naturellement ?

– Certainement, il le faut.

– Reviendrez-vous par ici,señor ?

– C’est très probable. Je n’ai pas d’autreprojet pour le moment.

– Peut-être alors pourrez-vous consentir àcéder votre cheval ? Il vous sera facile d’en trouver un autreaussi bon dans la vallée du Mississipi.

– Cela n’est pas probable.

– Mais señor, si vous y étiezdisposé, voulez-vous me promettre la préférence ?

– Oh ! cela, je vous le promets de toutmon cœur.

Notre conversation fut interrompue par unmaigre et gigantesque Missourien, à moitié ivre, qui, marchantlourdement sur les pieds de l’étranger, cria :

– Allons, heup, vieux marchand degraisse ! donne-moi ta place.

– Y porqué ? (etpourquoi ?) demanda le Mexicain se dressant sur ses pieds.

Et toisant le Missourien avec une surpriseindignée.

– Porky te damne ! Je suisfatigué de danser. J’ai besoin de m’asseoir. Voilà, vieillebête.

Il y avait tant d’insolence et de brutalitédans l’acte de cet homme que je ne pus m’empêcher d’intervenir.

– Allons ! dis-je en m’adressant à lui,vous n’avez pas le droit de prendre la place de cegentleman, et surtout d’agir d’une telle façon.

– Eh ! monsieur, qui diable vous demandevotre avis ? Allons, heup ! je dis.

Et il saisit le Mexicain par le coin de samanga comme pour l’arracher de son siège.

Avant que j’eusse eu le temps de répliquer àcette apostrophe et à ce geste, l’étranger était debout, et d’uncoup de poing bien appliqué envoyait rouler l’insolent à quelquespas.

Ce fut comme un signal. Les querellesatteignirent leur plus haut paroxysme. Un mouvement se fit danstoute la salle. Les clameurs des ivrognes se mêlèrent auxmalédictions dictées par l’esprit de vengeance ; les couteauxbrillèrent hors de l’étui : les femmes jetèrent des crisd’épouvante, et les coups de feu éclatèrent, remplissant la chambred’une épaisse fumée. Les lumières s’éteignirent, et l’on entenditle bruit d’une lutte effroyable dans les ténèbres, la chute decorps pesants, les vociférations, les jurements, etc. La mêlée duraenviron cinq minutes. N’ayant pour ma part aucun motif d’irritationcontre qui que ce fût, je restai debout à ma place sans faire usageni de mon couteau ni de mes pistolets ; ma maja,effrayée, se serrait contre moi en me tenant par la main. Une vivedouleur que je ressentis à l’épaule gauche me fit lâcher tout àcoup ma jolie compagne, et, sous l’empire de cette inexpressiblefaiblesse que provoque toujours une blessure reçue, je m’affaissaisur la banquette. J’y demeurai assis jusqu’à ce que le tumulte fûtapaisé, sentant fort bien qu’un ruisseau de sang s’échappait de mondos et imbibait mes vêtements de dessous.

Je restai dans cette position, dis-je, jusqu’àce que le tumulte eût pris fin ; j’aperçus un grand nombred’hommes vêtus en chasseurs courant çà et là en gesticulant avecviolence. Les uns cherchaient à justifier ce qu’ils appelaient unebagarre, tandis que d’autres, les plus respectables parmi lesmarchands, les blâmaient. Les leperos et les femmesavaient tous disparu, et je vis que les Americanos avaientremporté la victoire. Plusieurs corps gisaient sur leplancher ; c’étaient des hommes morts ou mourants. L’un étaitun Américain, le Missourien, qui avait été la cause immédiate dutumulte ; les autres étaient des pelados. Ma nouvelleconnaissance, l’homme à la manga pourpre n’était plus là.Ma fandanguera avait également disparu, ainsi que sumarido, et, en regardant à ma main gauche, je reconnus que mondiamant aussi avait disparu.

– Saint-Vrain ! Saint-Vrain !criai-je en voyant la figure de mon ami se montrer à la porte.

– Où êtes-vous, Haller, mon vieuxcamarade ? Comment allez-vous ? bien, j’espère ?

– Pas tout à fait, je crains.

– Bon Dieu ! qu’y a-t-il donc ?Aïe ! vous avez reçu un coup de couteau dans les reins !Ce n’est pas dangereux, j’espère. Ôtons vos habits que je voiecela.

– Si nous regagnions d’abord machambre ?

– Allons ! tout de suite, mon chergarçon ; appuyez-vous sur moi ; appuyez,appuyez-vous !

Le fandango était fini.

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