Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 14LUMIÈRE ET OMBRE

 

La maison que nous habitions occupait lemilieu d’un enclos carré qui s’étendait jusqu’au bord de la rivièrede Del-Norte. Cet enclos, qui renfermait un parterre et un jardinanglais, était défendu de tous côtés par de hauts murs enadobe. Le faîte de ces murs était garni d’une rangée decactus dont les grosse branches épineuses formaientd’infranchissables chevaux de frise. On n’arrivait à lamaison et au jardin que par une porte massive munie d’un guichet,laquelle, ainsi que je l’avais remarqué, était toujours fermée etbarricadée. Je n’avais nulle envie d’aller dehors. Le jardin, quiétait fort grand, limitait mes promenades, souvent je m’y promenaisavec Zoé et sa mère, et plus souvent encore avec Zoé seule. Ontrouvait dans cette enceinte plus d’un objet intéressant. Il yavait une ruine, et la maison elle-même gardait encore les tracesd’une ancienne splendeur effacée. C’était un grand bâtiment dans lestyle moresque-espagnol, avec un toit plat (azotea) bordéd’un parapet crénelé sur la façade. Çà et là, l’absence dequelqu’une des dents de pierre de ces créneaux accusait lanégligence et le délabrement. Le jardin était rempli de symptômesanalogues ; mais dans ces ruines mêmes on trouvait un éclatanttémoignage du soin qui avait présidé autrefois à l’installation deces statues brisées, de ces fontaines sans eaux, de ces berceauxeffondrés, de ces grandes allées envahies par les mauvaises herbes,et dont les restes accusaient à la fois la grandeur passée etl’abandon présent. On avait réuni là beaucoup d’arbres d’espècesrares et exotiques ; mais il y avait quelque chose de sauvagedans l’aspect de leurs fruits et de leurs feuillages. Leursbranches entrelacées formaient d’épais fourrés qui dénotaientl’absence de toute culture. Cette sauvagerie n’était pas dénuéed’un certain charme ; en outre, l’odorat était agréablementfrappé par l’arôme de milliers de fleurs, dont l’air étaitcontinuellement embaumé. Les murs du jardin aboutissaient à larivière et s’arrêtaient là ; car la rive, coupée à pic, et laprofondeur de l’eau qui coulait au pied, formaient une défensesuffisante de ce coté. Une épaisse rangée de cotonniers bordait lerivage, et, sous leur ombre, on avait placé de nombreux sièges demaçonnerie vernissée, dans le style propre aux contrées espagnoles.Il y avait un escalier taillé dans la berge, au-dessus duquelpendaient les branches d’arbustes pleureurs, et qui conduisaitjusqu’au bord de l’eau. J’avais remarqué une petite barque amarréesous les saules, auprès de la dernière marche. De ce côtéseulement, les yeux pouvaient franchir les limites de l’enclos. Lepoint de vue était magnifique, et commandait le cours sinueux duDel-Norte à la distance de plusieurs milles.

Le pays, de l’autre côté de la rivière,paraissait inculte et inhabité. Aussi loin que l’œil pouvaits’étendre, le riche feuillage du cotonnier garnissait le paysage,et couvrait la rivière de son ombre. Au sud, près de la ligne del’horizon, une flèche solitaire s’élançait du milieu des massifsd’arbres. C’était l’église d’El-Paso del Norte dont les coteauxcouverts de vignes se confondaient avec les plans intérieurs duciel lointain. À l’est, s’élevaient les hauts pics des montagnesRocheuses ; la chaîne mystérieuse des Organos, dont les lacssombres et élevés, avec leurs flux et reflux, impriment à l’âme duchasseur solitaire une superstitieuse terreur. À l’ouest, tout auloin, et à peine visibles, les rangées jumelles des Mimbres, cesmontagnes d’or, dont les défilés résonnent si rarement sous le pasde l’homme. Le trappeur intrépide lui-même rebrousse chemin quandil approche de ces contrées inconnues qui s’étendent au nord-ouestdu Gila : c’est le pays des Apaches et des Navajoèsanthropophages.

Chaque soir nous allions sous les bosquets decotonniers, et, assis près l’un de l’autre sur un des bancs, nousadmirions ensemble les feux du soleil couchant. À ce moment de lajournée nous étions toujours seuls, moi et ma petite compagne. Jedis ma petite compagne, et cependant, à cette époque, j’avais cruvoir en elle un changement soudain ; il me semblait que sataille s’était élevée, et que les lignes de son corps accusaient deplus en plus les contours de la femme ! À mes yeux, ce n’étaitplus une enfant. Ses formes se développaient, les globes de sonsein soulevaient son corsage par des ondulations plus amples, etses gestes prenaient ces allures féminines qui commandent lerespect. Son teint se rehaussait de plus vives couleurs, et sonvisage revêtait un éclat plus brillant de jour en jour. La flammede l’amour, qui s’échappait de ses grands yeux noirs, ajoutaitencore à leur humide éclat. Il s’opérait une transformation dansson âme et dans son corps, et cette transformation était l’œuvre del’amour. Elle était sous l’influence divine !

Un soir, nous étions assis comme d’habitude,sous l’ombre solennelle d’un bosquet. Nous avions pris avec nous laguitare et la mandoline, mais à peine en avions-nous tiré quelquesnotes, la musique était oubliée et les instruments reposaient surle gazon à nos pieds. Nous préférions à tout, la mélodie de nospropres voix. Nous étions plus charmés par l’expression de nossentiments intimes que par celle des chants les plus tendres. Il yavait assez de musique autour de nous : le bourdonnement del’abeille sauvage, disant adieu aux corolles qui se fermaient, le« whoup » du gruya dans les glaïeuls lointains,et le doux roucoulement des colombes perchées par couples sur lesbranches des arbres voisins et se murmurant comme nous leursamours. Le feuillage des bois avait revêtu les tons chauds etvariés de l’automne. L’ombre des grands arbres se jouait sur lasurface de l’eau, et diaprait le courant calme et silencieux. Lesoleil allait atteindre l’horizon, le clocher d’El-Paso,réfléchissant ses rayons, scintillait comme une étoile d’or. Nosyeux erraient au hasard, et s’arrêtaient sur la girouetteétincelante.

– L’église ! murmura ma compagne, commese parlant à elle-même. C’est à peine si je puis me rappelercomment elle est. Il y a si longtemps que je ne l’ai vue !

– Depuis combien de temps, donc ?

– Oh ! bien des années, bien desannées ; j’étais toute jeune alors.

– Et depuis lors vous n’avez pas dépassél’enceinte de ces murs ?

– Oh ! si fait. Papa nous a conduitessouvent en bateau, en descendant la rivière ; mais pas dansces derniers temps.

– Et vous n’avez pas envie d’aller là-bas dansces grands bois si gais ?

– Je ne le désire pas. Je suis heureuseici.

– Mais serez-vous toujours heureuseici ?

– Et pourquoi pas, Henri ? Quand vousêtes près de moi, comment ne serais-je pas heureuse ?

– Mais quand….

Une triste pensée sembla obscurcir son esprit.Tout entière à l’amour, elle n’avait jamais réfléchi à lapossibilité de mon départ, et je n’y avais pas réfléchi plusqu’elle. Ses joues pâlirent soudainement, et je lus une profondedouleur dans ses yeux qu’elle fixa sur moi ; mais les motsétaient prononcés.

– … Quand il faudra que je vousquitte ?

Elle se jeta entre mes bras avec un cri aigu,comme si elle avait été frappée au cœur, et, d’une voix passionnée,cria :

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! mequitter ! me quitter ! – Oh ! vous ne me quitterezpas vous qui m’avez appris à aimer.

– Oh ! Henri, pourquoi m’avez-vous ditque vous m’aimiez ? Pourquoi m’avez-vous enseignél’amour ?

– Zoé !

– Henri ! Henri ! Dites que vous neme quitterez pas ?

– Jamais ! Zoé ! je vous lejure ! Jamais ! jamais.

– Il me sembla entendre à ce moment le bruitd’un aviron. Mais l’agitation violente de la passion, le contact dema bien-aimée, qui, dans le transport de ses craintes, m’avaitenlacé de ses deux bras, m’empêchèrent de tourner les yeux vers lebord.

C’est sans doute un osprey[8] qui plonge, pensai-je, et, ne m’occupantplus de cela, je me laissai aller à l’extase d’un long et enivrantbaiser. Au moment où je relevais la tête, une forme qui s’élevaitde la rive frappa mes yeux : un noir sombrero bordé d’un galond’or. Un coup d’œil me suffit pour reconnaître celui qui leportait : c’était Séguin. Un instant après, il était près denous.

– Papa ! s’écria Zoé, se levant tout àcoup et se jetant dans ses bras.

Le père la retint auprès de lui en lui prenantles deux mains qu’il tint serrées dans les siennes. Pendant unmoment il garda le silence, fixant sur moi un regard dont je nesaurais rendre l’expression. C’était un mélange de reproche, dedouleur et d’indignation. Je m’étais levé pour aller à sarencontre ; mais ce regard étrange me cloua sur place, et jerestai debout, rougissant et silencieux.

– Et c’est ainsi que vous me récompensez devous avoir sauvé la vie ? Un noble remercîment, mon chermonsieur, qu’en pensez-vous ?

Je ne répondis pas.

– Monsieur, continua-t-il, la voix tremblanted’émotion, vous ne pouviez pas m’offenser plus cruellement.

– Vous vous trompez, monsieur ; je nevous ai point offensé.

– Comment qualifiez-vous votre conduite ?Abuser mon enfant !

– Abuser ? m’écriai-je, sentant moncourage revenir sous cette accusation.

– Oui, abuser !… Ne vous êtes-vous pasfait aimer d’elle ?

– Je me suis fait aimer d’elle loyalement.

– Fi ! monsieur, c’est une enfant et nonpas une femme. Vous en faire aimer loyalement ! Sait-elleseulement ce que c’est que l’amour ?

– Papa, je sais ce que c’est que l’amour. Jele sais depuis plusieurs jours. Ne soyez pas fâché contre Henri,car je l’aime ! oh ! papa ! je l’aime de tout moncœur !

Il se tourna vers elle, et la regarda avecétonnement.

– Qu’est-ce que j’entends, s’écria-t-il ;oh ! mon Dieu ! Mon enfant ! mon enfant !

Sa voix me remua jusqu’au fond du cœur ;elle était pleine de sanglots.

– Écoutez-moi, monsieur, criai-je en meplaçant résolument devant lui. J’ai conquis l’amour de votrefille ; je lui ai donné tout le mien en échange. Nous sommesdu même rang, de la même condition. Quel crime ai-je donccommis ? En quoi vous ai-je offensé ?

Il me regarda quelques instants sans faireaucune réponse.

– Vous seriez donc disposé à l’épouser ?me dit-il enfin, avec un changement évident de ton.

– Si j’avais laissé cet amour se développerainsi sans avoir cette intention, j’aurais mérité tous vosreproches. J’aurais traîtreusement abusé de cette enfant, commevous l’avez dit.

– M’épouser ! s’écria Zoé, avec un air deprofonde surprise.

– Écoutez ! la pauvre enfant ! ellene sait pas même ce que ce mot veut dire !

– Oui, charmante Zoé ! je vousépouserai ; autrement mon cœur, comme le vôtre, serait brisépour jamais !

– Oh ! monsieur !

– C’est bien, monsieur, assez pour l’instant.Vous avez conquis cette enfant sur elle-même ; il vous reste àla conquérir sur moi. Je veux sonder la profondeur de votreattachement. Je veux vous soumettre à une épreuve.

– J’accepte toutes les épreuves que vousvoudrez m’imposer.

– Nous verrons ; venez, rentrons. Viens,Zoé.

Et, la prenant par la main, il la conduisitvers la maison. Je marchai derrière eux.

Comme nous traversions un petit boisd’orangers sauvages, où l’allée se rétrécissait, le père quitta lamain de sa fille et passa en avant. Zoé se trouvait entre nousdeux, et au moment où nous étions au milieu du bosquet, elle seretourna soudainement, et plaçant sa main sur la mienne, murmura entremblant et à voix basse :

– Henri, dites-moi ce que c’estqu’épouser ?

– Chère Zoé ! pas à présent ; celaest trop difficile à expliquer ; plus tard, je….

– Viens Zoé ! ta main, monenfant !

– Papa, me voici !

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