Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 49UNE NUANCE BON TEINT.

 

Après quatre jours de voyage, quatre jours detortures, nous rentrâmes dans la vallée de Navajo. Les captives,emmenées par le premier détachement avec tout le butin, étaientarrivées avant nous, et nous vîmes tout le bétail provenant del’expédition épars dans la plaine. En approchant de la ville nousrencontrâmes une foule de femmes et d’enfants, beaucoup plus quenous n’en avions vu lors de notre première visite. Il en était venudes autres villages des Navajoès, situés plus au nord. Tousaccouraient pour assister à la rentrée triomphale des guerriers, etprendre part aux réjouissances qui suivent toujours le retour d’uneexpédition heureuse.

Je remarquai parmi ces femmes beaucoup defigures du type espagnol. C’étaient des prisonnières qui avaientfini par épouser des guerriers indiens. Elles étaient vêtues commeles autres, et semblaient participer à la joie générale. Ainsi quela fille de Séguin, elles s’étaient indianisées. Il y avaitbeaucoup de métis, sang mêlé, descendant des Indiens et descaptives mexicaines, enfants de ces Sabines américaines. On nousfit traverser les rues et sortir du village par l’extrémité ouest.La foule nous suivait en poussant des exclamations de triomphe, dehaine et de curiosité. On nous conduisit près des bords de larivière, à environ cent yards des maisons. En vain j’avais promenémes regards d’un côté et d’autre, autant que ma position incommodeme le permettait, je n’avais aperçu ni elle, ni les autrescaptives. Où pouvaient-elles être ? Probablement dans letemple. Ce temple, situé de l’autre côté de la ville, était masquépar des maisons. De la place où nous étions, je n’en pouvaisapercevoir que le sommet. On nous détacha, et on nous mit à terre.Ce changement de position nous procura un grand soulagement.C’était un grand bonheur pour nous de pouvoir nous tenirassis ; mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Nous nousaperçûmes bientôt qu’on ne nous avait tiré de la glace que pournous mettre dans le feu. Il s’agissait simplement de nousretourner. Jusque-là, nous avions été couchés sur le ventre ;nous allions être couchés sur le dos. En peu d’instants lechangement fut accompli.

Les sauvages nous traitaient avec aussi peu decérémonie que s’il se fût agi de choses inanimées. Et, en vérité,nous ne valions guère mieux. On nous étendit sur le gazon. Autourde chacun de nous, quatre longs piquets formant un parallélogrammeétaient enfoncés dans le sol. On nous attacha les quatre membresavec des courroies qui furent passées autour des piquets, ettendues de telle sorte que nos jointures en craquaient. Nous étionsainsi, gisant la face en l’air, comme des peaux mises au soleilpour sécher. On nous avait disposés sur deux rangs, bout à bout, detelle sorte que la tête de ceux qui étaient en avant se trouvaitentre les jambes de ceux qui étaient sur la même file en arrière.Nous étions six en tout, formant trois couples un peu espacés. Danscette position, et attachés ainsi, nous ne pouvions faire aucunmouvement. La tête seule jouissait d’un peu de liberté ; grâceà la flexibilité du cou, nous pouvions voir ce qui se passait àdroite, à gauche et devant nous.

Aussitôt que notre installation fut terminée,la curiosité me porta à regarder tout autour de moi. Je reconnusque j’occupais l’arrière de la file de droite, et que mon chef defile était le ci-devant soldat O’Cork. Les Indiens chargés de nousgarder commencèrent par nous dépouiller de presque tous nosvêtements, puis ils s’éloignèrent. Les squaws et lesjeunes filles nous entourèrent alors. Je remarquai qu’elles serassemblaient en foule devant moi et formaient un cercle épaisautour de l’Irlandais. Leurs gestes grotesques, leurs exclamationsétranges et l’expression d’étonnement de leur physionomie mefrappèrent.

– Ta-yah ! Ta-yah ! –criaient-elles, accompagnant ces exclamations de bruyants éclats derire.

Qu’est-ce que cela pouvait signifier !Barney était évidemment le sujet de leur gaieté. Mais qu’y avait-ilde si extraordinaire en lui de plus qu’en nous autres ? Jelevai la tête pour savoir de qui il s’agissait ; je compristout immédiatement. Un des Indiens, avant de partir, avait pris lebonnet de l’Irlandais, dont la petite tête rouge restait exposée àtous les yeux. C’était cette tête, placée entre mes deux pieds,qui, semblable à une boule lumineuse, avait attiré l’attention detoutes les femmes. Peu à peu les squaws s’approchèrentjusqu’à ce qu’elles fussent entassées en cercle épais autour ducorps de mon camarade. Enfin, l’une d’elles se baissa et toucha latête, puis retira brusquement sa main, comme si elle se fût brûlée.Ce geste provoqua de nouveaux éclats de rire, et bientôt toutes lesfemmes du village furent réunies autour de l’Irlandais, sepoussant, se bousculant, pour voir de plus près.

On ne s’occupa d’aucun de nous ;seulement on nous foulait aux pieds sans aucun égard. Unedemi-douzaine de squaws fort lourdes se servaient de mesjambes comme de marchepied, pour mieux voir par-dessus les épaulesdes autres. Comme la vue n’était pas interceptée par un grandnombre de jupes, j’apercevais encore la tête de l’Irlandais quibrillait comme un météore au milieu d’une forêt de jambes. Lessquaws devinrent de moins en moins réservées dans leursattouchements, et, prenant des cheveux brin à brin, ellescherchaient à les arracher en riant comme des folles. Je n’étais àcoup sûr ni en position, ni en disposition de m’égayer, mais il yavait dans le derrière de la tête de Barney une telle expression derésignation patiente, qu’elle eût déridé un fossoyeur. Sanchez etles autres riaient aux larmes. Pendant assez longtemps notrecamarade endura le traitement en silence, mais enfin la douleurl’emporta sur la patience, et il commença à parler tout haut.

– Allons, allons, les filles, dit-il d’un tonde prière peu dégagé, ça vous amuse, n’est-ce pas ? Est-ce quevous n’aviez jamais vu des cheveux rouges auparavant ?

Les squaws, en entendant ces mots,qu’elles ne comprirent naturellement pas, se mirent à rire de plusbelle, découvrant leurs dents blanches.

– Vraiment, si je vous avais avec moi dans monvieux manoir d’O’Cork, je pourrais vous en montrer des quantités àvous rendre contentes pour toute votre vie. Allons donc, ôtez-vousde dessus moi ! vous me trépignez les jambes à me broyer lesos ! Aie ! Ne me tirez pas comme ça ! SainteMère ! voulez-vous me laisser tranquille ? Que le diablevous envoie toutes ses… Aie !

Le ton duquel furent prononcés ces derniersmots montrait que O’Cork était sorti de son caractère, mais cela nefit qu’augmenter l’activité de celles qui le tourmentaient, et leurgaieté ne connut plus de bornes. Elles se mirent à l’épiler avecplus d’acharnement que jamais, criant toujours ; de tellesorte que les malédictions incessantes de O’Cork n’arrivaient plusà mes oreilles que par bouffées :

– Mère de Moïse !… Seigneur monDieu !… Sainte Vierge !… et autres exclamations.

La scène dura ainsi pendant quelquesminutes ; puis, tout à coup, il y eût un arrêt ; lesfemmes se consultèrent, préparant sans doute quelque nouveau tour.Plusieurs jeunes filles furent envoyées vers les maisons, etrevinrent avec une large olla et un autre vase plus petit.Que prétendaient-elles faire ? Nous ne fûmes pas longtempssans le savoir. L’olla fut remplie d’eau à la rivière, etl’autre vase placé près de la tête de Barney. Ce dernier contenaitdu savon de yucca, en usage parmi les Mexicains du Nord. Les femmesse proposaient de laver à fond les cheveux pour en faire partir lerouge.

Les lanières qui attachaient les bras del’Irlandais furent relâchées, afin qu’il pût être mis sur sonséant ; on lui couvrit les cheveux d’un emplâtre desavon : deux squaws robustes le prirent chacun parune épaule, puis, imbibant d’eau des bouchons de fibres d’écorce,elles se mirent à frotter vigoureusement. Cette opération parutêtre très peu du goût de Barney, qui se prit à hurler et à remuerla tête dans tous les sens, pour y échapper. Vains efforts. Une dessquaws lui saisit la tête entre ses deux mains et la tintferme, tandis que l’autre, puisant de l’eau fraîche, le savonnaplus énergiquement que jamais. Les Indiennes hurlaient et dansaienttout autour ; au milieu de tout ce bruit, j’entendais Barneyéternuer et crier d’une voix étouffée :

– Sainte mère de Dieu !… htch-tch !vous frotterez bien… tch-itch !… jusqu’à, enlever la…p-tch ! peau, sans que… tch-iteh ! Ça s’en aille. Je vousdis… itch-tch ! que c’est leur couleur !… ça n…ich-tch ! ça ne s’en ira p… itch-tch ! pas… atch-itchhitch !

Mais les protestations du pauvre diable neservaient à rien. Le frottage et le savonnage allèrent leur trainpendant dix minutes au moins. Puis on souleva la grandeolla, et on en versa tout le contenu sur la tête et surles épaules du patient.

Quel fut l’étonnement des femmes, lorsqu’elless’aperçurent qu’au lieu de disparaître, la couleur rouge étaitdevenue, s’il était possible, plus éclatante et plus vive quejamais. Une autre olla pleine d’eau fut vidée en manièrede douche sur les oreilles du pauvre Irlandais ; mais rien n’yfaisait. Barney n’avait pas été si bien débarbouillé depuislongtemps, et il ne serait pas sorti mieux lavé des mains d’unrégiment de barbiers.

Quand les squaws virent que lateinture résistait à tous leurs efforts, elles abandonnèrent lapartie, et notre camarade fut replacé sur le dos. Son lit n’étaitplus aussi sec qu’auparavant, ni le mien non plus, car l’eau avaitimbibé la terre tout autour, et nous étions tous couchés dans laboue. Mais c’était un léger inconvénient au milieu de tout ce quenous avions à supporter. Longtemps encore les femmes et les enfantsdes Indiens restèrent autour de nous, chacun d’eux examinantcurieusement la tête de notre camarade. Nous eûmes notre part deleur curiosité ; mais O’Cork était l’éléphant de laménagerie. Les Indiennes avaient vu des cheveux semblables auxnôtres sur la tête de leurs captives mexicaines ; mais, sansaucun doute, Barney était le premier rouge qui eût pénétréjusque-là dans la vallée des Navajoès. La nuit vint enfin ;les squaws retournèrent au village, nous laissant à lagarde de sentinelles qui ne nous quittèrent pas de l’œil jusqu’aulendemain matin.

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