j’avais mis à ma pièce, en la leur cédant, était mes entrées à per-
pétuité ; car, quoique ce fût un droit pour tous les auteurs, et que
j’eusse ce droit à double titre, je ne laissai pas de le stipuler ex-
pressément en présence de M. Duclos. Il est vrai qu’on m’envoya
pour mes honoraires, par le caissier de l’Opéra, cinquante louis
que je n’avais pas demandés ; mais, outre que ces cinquante louis
ne faisaient pas même la somme qui me revenait dans les règles,
ce paiement n’avait rien de commun avec le droit d’entrée, for-
mellement stipulé, et qui en était entièrement indépendant. Il y
avait dans ce procédé une telle complication d’iniquité et de bru-
talité, que le public, alors dans sa plus grande animosité contre
moi, ne laissa pas d’en être unanimement choqué ; et tel qui
m’avait insulté la veille, criait le lendemain tout haut dans la salle
qu’il était honteux d’ôter ainsi les entrées à un auteur qui les avait
si bien méritées, et qui pouvait même les réclamer pour deux.
Tant est juste le proverbe italien, qu’Ogn’un ama la giustizia in
casa d’altrui.
mon ouvrage, puisqu’on m’en ôtait le prix convenu. J’écrivis pour
cet effet à M. d’Argenson qui avait le département de l’Opéra ; et
je joignis à ma lettre un mémoire qui était sans réplique, et qui
demeura sans réponse et sans effet, ainsi que ma lettre. Le silence
de cet homme injuste me resta sur le cœur, et ne contribua pas à
augmenter l’estime très médiocre que j’eus toujours pour son ca-
ractère et pour ses talents. C’est ainsi qu’on a gardé ma pièce à
l’Opéra, en me frustrant du prix pour lequel je l’avais cédée. Du
faible au fort, ce serait voler ; du fort au faible, c’est seulement
s’approprier le bien d’autrui.
m’ait pas rapporté le quart de ce qu’il aurait rapporté dans les
mains d’un autre, il ne laissa pas d’être assez grand pour me met-
tre en état de subsister plusieurs années, et suppléer à la copie qui
allait toujours assez mal. J’eus cent louis du Roi, cinquante de
Mme de Pompadour pour la représentation de Bellevue, où elle fit
elle-même le rôle de Colin ; cinquante de l’Opéra, et cinq cents
francs de Pissot pour la gravure ; en sorte que cet intermède, qui
ne me coûta jamais que cinq ou six semaines de travail, me rap-
porta presque autant d’argent, malgré mon malheur et ma ba-
lourdise, que m’en a depuis rapporté l’Émile, qui m’avait coûté
vingt ans de méditation et trois ans de travail. Mais je payai bien
l’aisance pécuniaire où me mit cette pièce, par les chagrins infinis
qu’elle m’attira. Elle fut le germe des secrètes jalousies qui n’ont
éclaté que longtemps après. Depuis son succès, je ne remarquai
plus ni dans Grimm, ni dans Diderot, ni dans presque aucun des
gens de lettres de ma connaissance, cette cordialité, cette fran-
chise, ce plaisir de me voir, que j’avais cru trouver en eux jus-
qu’alors. Dès que je paraissais chez le Baron, la conversation ces-
sait d’être générale. On se rassemblait par petits pelotons, on se
chuchotait à l’oreille, et je restais seul sans savoir avec qui parler.
J’endurai longtemps ce choquant abandon et voyant que
Mme d’Holbach, qui était douce et aimable, me recevait toujours
bien, je supportais les grossièretés de son mari, tant qu’elles fu-
rent supportables. Mais un jour il m’entreprit sans sujet, sans
prétexte, et avec une telle brutalité devant Diderot, qui ne dit pas
un mot, et devant Margency, qui m’a dit souvent depuis lors avoir
admiré la douceur et la modération de mes réponses, qu’enfin
chassé de chez lui par ce traitement indigne, j’en sortis résolu de
n’y plus rentrer. Cela ne m’empêcha pas de parler toujours hono-
rablement de lui et de sa maison ; tandis qu’il ne s’exprimait ja-
mais sur mon compte qu’en termes outrageants, méprisants, sans
me désigner autrement que par ce petit cuistre, et sans pouvoir
cependant articuler aucun tort d’aucune espèce que j’aie eu ja-
mais avec lui, ni avec personne à laquelle il prît intérêt. Voilà
comment il finit par vérifier mes prédictions et mes craintes. Pour
moi, je crois que mes dits amis m’auraient pardonné de faire des
livres, et d’excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas
étrangère, mais qu’ils ne purent me pardonner d’avoir fait un
opéra, ni les succès brillants qu’eut cet ouvrage, parce qu’aucun
d’eux n’était en état de courir la même carrière, ni d’aspirer aux
mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie, parut
même augmenter d’amitié pour moi, et m’introduisit chez Mlle
Quinault, où je trouvai autant d’attentions, d’honnêtetés, de ca-
resses, que j’avais peu trouvé de tout cela chez M. d’Holbach.
si question de son auteur à la Comédie Française, mais un peu
– 391 –moins heureusement. N’ayant pu, dans sept ou huit ans, faire
jouer mon Narcisse aux Italiens, je m’étais dégoûté de ce théâtre,
par le mauvais jeu des acteurs dans le français, et j’aurais bien
voulu avoir fait passer ma pièce aux Français, plutôt que chez eux.
Je parlai de ce désir au comédien La Noue avec lequel j’avais fait
connaissance, et qui, comme on sait, était homme de mérite et
auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer anonyme,
et en attendant il me procura les entrées qui me furent d’un grand
agrément, car j’ai toujours préféré le Théâtre-Français aux deux
autres. La pièce fut reçue avec applaudissement, et représentée
sans qu’on en nommât l’auteur ; mais j’ai lieu de croire que les
comédiens et bien d’autres ne l’ignoraient pas. Les demoiselles
Gaussin et Grandval jouaient les rôles d’amoureuses ; et quoique
l’intelligence du tout fût manquée, à mon avis, on ne pouvait pas
appeler cela une pièce absolument mal jouée. Toutefois je fus
surpris et touché de l’indulgence du public, qui eut la patience de
l’entendre tranquillement d’un bout à l’autre, et d’en souffrir
même une seconde représentation, sans donner le moindre signe
d’impatience. Pour moi, je m’ennuyai tellement à la première, que
je ne pus tenir jusqu’à la fin, et sortant du spectacle, j’entrai au
café de Procope où je trouvai Boissy et quelques autres, qui pro-
bablement s’étaient ennuyés comme moi. Là, je dis hautement
mon peccavi, m’avouant humblement ou fièrement l’auteur de la
pièce, et en parlant comme tout le monde en pensait. Cet aveu
public de l’auteur d’une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré,
et me parut très peu pénible. J’y trouvai même un dédommage-
ment d’amour-propre dans le courage avec lequel il fut fait, et je
crois qu’il y eut en cette occasion plus d’orgueil à parler, qu’il n’y
aurait eu de sotte honte à se taire. Cependant, comme il était sûr
que la pièce, quoique glacée à la représentation, soutenait la lec-
ture, je la fis imprimer, et dans la préface, qui est un de mes bons
écrits, je commençai de mettre à découvert mes principes, un peu
plus que je n’avais fait jusqu’alors.
ouvrage de plus grande importance ; car ce fut, je pense, en cette
année 1753, que parut le programme de l’Académie de Dijon sur
l’Origine de l’inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande
question, je fus surpris que cette Académie eût osé la proposer ;
mais, puisqu’elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui
de la traiter et je l’entrepris.
Germain un voyage de sept ou huit jours, avec Thérèse, notre hô-
tesse, qui était une bonne femme, et une de ses amies. Je compte
cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il faisait
très beau ; ces bonnes femmes se chargèrent des soins et de la
dépense ; Thérèse s’amusait avec elles ; et moi, sans souci de rien,
je venais m’égayer sans gêne aux heures des repas. Tout le reste
du jour, enfoncé dans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image
des premiers temps, dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais
main basse sur les petits mensonges des hommes ; j’osais dévoiler
à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui
l’ont défigurée, et comparant l’homme de l’homme avec l’homme
naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la vé-
ritable source de ses misères. Mon âme, exaltée par ces contem-
plations sublimes, s’élevait auprès de la Divinité, et voyant de là
mes semblables suivre, dans l’aveugle route de leurs préjugés,
celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur
criais d’une faible voix qu’ils ne pouvaient entendre : « Insensés
qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos
maux vous viennent de vous. »
vrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits,
et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles, mais qui ne
trouva dans toute l’Europe que peu de lecteurs qui l’entendissent,
et aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il avait été fait pour
concourir au prix, je l’envoyai donc, mais sûr d’avance qu’il ne
l’aurait pas, et sachant bien que ce n’est pas pour des pièces de
cette étoffe que sont fondés les prix des académies.
humeur et à ma santé. Il y avait déjà plusieurs années que, tour-
menté de ma rétention, je m’étais livré tout à fait aux médecins,
qui, sans alléger mon mal, avaient épuisé mes forces et détruit
mon tempérament. Au retour de Saint-Germain, je me trouvai
plus de forces et me sentis beaucoup mieux. Je suivis cette indica-
tion, et, résolu de guérir ou mourir sans médecins et sans remè-
des, je leur dis adieu pour jamais, et je me mis à vivre au jour la
journée, restant coi quand je ne pouvais aller, et marchant sitôt
que j’en avais la force. Le train de Paris parmi les gens à préten-
tions était si peu de mon goût ; les cabales des gens de lettres,
leurs honteuses querelles, leur peu de bonne foi dans leurs livres,
leurs airs tranchants dans le monde m’étaient si odieux, si antipa-
thiques ; je trouvais si peu de douceur, d’ouverture de cœur, de
franchise dans le commerce même de mes amis, que, rebuté de
cette vie tumultueuse, je commençais de soupirer ardemment
après le séjour de la campagne, et ne voyant pas que mon métier
me permît de m’y établir, j’y courais du moins passer les heures
que j’avais de libres. Pendant plusieurs mois, d’abord après mon
dîner, j’allais me promener seul au Bois de Boulogne, méditant
des sujets d’ouvrages, et je ne revenais qu’à la nuit.
voyant obligé d’aller à Genève pour son emploi, me proposa ce
voyage ; j’y consentis. Je n’étais pas assez bien pour me passer
des soins de la Gouverneuse : il fut décidé qu’elle serait du
voyage, que sa mère garderait la maison, et tous nos arrange-
ments pris, nous partîmes tous trois ensemble le premier juin
1754.
rience qui, jusqu’à l’âge de quarante deux ans que j’avais alors, ait
porté atteinte au naturel pleinement confiant avec lequel j’étais
né, et auquel je m’étais toujours livré sans réserve et sans in-
convénient. Nous avions un carrosse bourgeois, qui nous menait
avec les mêmes chevaux à très petites journées. Je descendais et
marchais souvent à pied. À peine étions-nous à la moitié de notre
route, que Thérèse marqua la plus grande répugnance à rester
seule dans la voiture avec Gauffecourt, et que quand, malgré ses
prières, je voulais descendre, elle descendait et marchait aussi. Je
la grondai longtemps de ce caprice, et même je m’y opposai tout à
fait, jusqu’à ce qu’elle se vît forcée enfin à m’en déclarer la cause.
Je crus rêver, je tombai des nues quand j’appris que mon ami
M. de Gauffecourt, âgé de plus soixante ans, podagre, impotent,
usé de plaisirs et de jouissances, travaillait depuis notre départ à
corrompre une personne qui n’était plus ni belle ni jeune, qui ap-
partenait à son ami, et cela par les moyens les plus bas, les plus
honteux, jusqu’à lui présenter sa bourse, jusqu’à tenter de
l’émouvoir par la lecture d’un livre abominable, et par la vue des
figures infâmes dont il était plein. Thérèse, indignée, lui lança une
fois son vilain livre par la portière, et j’appris que le premier jour,
une violente migraine m’ayant fait aller coucher sans souper, il
avait employé tout le temps de ce tête-à-tête à des tentatives et
des manœuvres plus dignes d’un satyre et d’un bouc que d’un
honnête homme auquel j’avais confié ma compagne et moi-
même. Quelle surprise ! quel serrement de cœur tout nouveau
pour moi ! Moi qui jusqu’alors avais cru l’amitié inséparable de
tous les sentiments aimables et nobles qui font tout son charme,
pour la première fois de ma vie je me vois forcé de l’allier au dé-
dain, et d’ôter ma confiance et mon estime à un homme que
j’aime et dont je me crois aimé ! Le malheureux me cachait sa
turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je me vis forcé de lui ca-
cher mon mépris, et de receler au fond de mon cœur des senti-
ments qu’il ne devait pas connaître. Douce et sainte illusion de
l’amitié ! Gauffecourt leva le premier ton voile à mes yeux. Que de
mains cruelles l’ont empêché depuis lors de retomber !
Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de Ma-
man sans la revoir. Je la revis… Dans quel état, mon Dieu ! quel
avilissement ! Que lui restait-il de sa vertu première ? Était-ce la
même Mme de Warens, jadis si brillante, à qui le curé de Pont-
verre m’avait adressé ? Que mon cœur fut navré ! Je ne vis plus
pour elle d’autre ressource que de se dépayser. Je lui réitérai vi-
vement et vainement les instances que je lui avais faites plusieurs
fois dans mes lettres, de venir vivre paisiblement avec moi, qui
voulais consacrer mes jours et ceux de Thérèse à rendre les siens
heureux. Attachée à sa pension, dont cependant, quoique exacte-
ment payée, elle ne tirait plus rien depuis longtemps, elle ne
m’écouta pas. Je lui fis encore quelque légère part de ma bourse,
bien moins que je n’aurais dû, bien moins que je n’aurais fait, si je
n’eusse été parfaitement sûr qu’elle n’en profiterait pas d’un sou.
Durant mon séjour à Genève, elle fit un voyage en Chablais, et
vint me voir à Grange-Canal. Elle manquait d’argent pour achever
son voyage ; je n’avais pas sur moi ce qu’il fallait pour cela ; je le
lui envoyai une heure après par Thérèse. Pauvre Maman ! Que je
dise encore ce trait de son cœur. Il ne lui restait pour dernier bi-
jou qu’une petite bague. Elle l’ôta de son doigt pour la mettre à
celui de Thérèse, qui la remit à l’instant au sien, en baisant cette
noble main qu’elle arrosa de ses pleurs. Ah ! c’était alors le mo-
ment d’acquitter ma dette ! Il fallait tout quitter pour la suivre,
m’attacher à elle jusqu’à sa dernière heure, et partager son sort
quel qu’il fût. Je n’en fis rien ; distrait par un autre attachement,
je sentis relâcher le mien pour elle, faute d’espoir de pouvoir le lui
rendre utile. Je gémis sur elle, et ne la suivis pas. De tous les re-
mords que j’ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus perma-
nent. Je méritai par là les châtiments terribles qui depuis lors
n’ont cessé de m’accabler : puissent-ils avoir expié mon ingrati-
tude ! Elle fut dans ma conduite ; mais elle a trop déchiré mon
cœur pour que jamais ce cœur ait été celui d’un ingrat.
mon Discours sur l’Inégalité. Je l’achevai à Chambéry, et la datai
du même lieu, jugeant qu’il était mieux, pour éviter toute chicane,
de ne la dater ni de France ni de Genève. Arrivé dans cette ville, je
me livrai à l’enthousiasme républicain qui m’y avait amené. Cet
enthousiasme augmenta par l’accueil que j’y reçus. Fêté, caressé
dans tous les États, je me livrai tout entier au zèle patriotique, et,
honteux d’être exclu de mes droits de citoyen par la profession
d’un autre culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre
ouvertement ce dernier. Je pensais que l’Évangile étant le même
pour tous les chrétiens, et le fond du dogme n’étant différent
qu’en ce qu’on se mêlait d’expliquer ce qu’on ne pouvait entendre,
il appartenait en chaque pays au seul souverain de fixer et le culte
et ce dogme inintelligible, et qu’il était par conséquent du devoir
du citoyen d’admettre le dogme et de suivre le culte prescrit par la
loi. La fréquentation des Encyclopédistes, loin d’ébranler ma foi,
l’avait affermie par mon aversion naturelle pour la dispute et
pour les partis. L’étude de l’homme et de l’univers m’avait montré
partout les causes finales et l’intelligence qui les dirigeait. La lec-
ture de la Bible, et surtout de l’Évangile, à laquelle je m’appliquais
depuis quelques années, m’avait fait mépriser les basses et sottes
interprétations que donnaient à Jésus-Christ les gens les moins
dignes de l’entendre. En un mot, la philosophie, en m’attachant à
l’essentiel de la Religion, m’avait détaché de ce fatras de petites
formules dont les hommes l’ont offusquée. Jugeant qu’il n’y avait
pas pour un homme raisonnable deux manières d’être chrétien, je
jugeais aussi que tout ce qui est forme et discipline était dans
chaque pays du ressort des lois. De ce principe si sensé, si social,
si pacifique, et qui m’a attiré de si cruelles persécutions, il
s’ensuivait que, voulant être citoyen, je devais être protestant, et
rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m’y déterminai ; je
me soumis même aux instructions du pasteur de la paroisse où je
logeais, laquelle était hors la ville. Je désirai seulement de n’être
pas obligé de paraître en Consistoire. L’Édit Ecclésiastique ce-
pendant y était formel ; on voulut bien y déroger en ma faveur, et
l’on nomma une commission de cinq ou six membres pour rece-
voir en particulier ma profession de foi. Malheureusement le mi-
nistre Perdriau, homme aimable et doux, avec qui j’étais lié,
s’avisa de me dire qu’on se réjouissait de m’entendre parler dans
cette petite assemblée. Cette attente m’effraya si fort, qu’ayant
étudié jour et nuit, pendant trois semaines, un petit discours que
j’avais préparé, je me troublai lorsqu’il fallut le réciter, au point
de n’en pouvoir pas dire un seul mot, et je fis dans cette confé-
rence le rôle du plus sot écolier. Les commissaires parlaient pour
moi ; je répondais bêtement oui et non ; ensuite je fus admis à la
communion, et réintégré dans mes droits de Citoyen : je fus ins-
crit comme tel dans le rôle des gardes que payent les seuls ci-
toyens et bourgeois, et j’assistai à un conseil général extraordi-
naire, pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus si tou-
ché des bontés que me témoignèrent en cette occasion le Conseil,
le Consistoire, et des procédés obligeants et honnêtes de tous les
magistrats, ministres et citoyens, que pressé par le bon homme
De Luc, qui m’obsédait sans cesse, et encore plus par mon propre
penchant, je ne songeai à retourner à Paris que pour dissoudre
mon ménage, mettre en règle mes petites affaires, placer Mme Le
Vasseur et son mari, ou pourvoir à leur subsistance, et revenir
avec Thérèse m’établir à Genève pour le reste de mes jours.
m’amuser avec mes amis jusqu’au temps de mon départ. De tous
ces amusements celui qui me plut davantage, fut une promenade
autour du lac, que je fis en bateau avec De Luc père, sa bru, ses
deux fils et ma Thérèse. Nous mîmes sept jours à cette tournée,
par le plus beau temps du monde. J’en gardai le vif souvenir des
sites qui m’avaient frappé à l’autre extrémité du lac, et dont je fis
la description, quelques années après, dans La Nouvelle Héloïse.
dont j’ai parlé, furent le jeune ministre Vernes, que j’avais déjà
connu à Paris, et dont j’augurais mieux qu’il n’a valu dans la
suite ; M. Perdriau, alors pasteur de campagne, aujourd’hui pro-
fesseur de belles-lettres, dont la société pleine de douceur et
d’aménité, me sera toujours regrettable quoiqu’il ait cru du bel air
de se détacher de moi ; M. Jalabert, alors professeur de physique,
depuis conseiller et syndic, auquel je lus mon Discours sur
l’Inégalité (mais non pas la dédicace), et qui en parut transporté ;
le professeur Lullin, avec lequel, jusqu’à sa mort, je suis resté en
correspondance, et qui m’avait même chargé d’emplettes de livres
pour la Bibliothèque ; le professeur Vernet, qui me tourna le dos,
comme tout le monde, après que je lui eus donné des preuves
d’attachement et de confiance qui l’auraient dû toucher, si un
théologien pouvait être touché de quelque chose ; Chappuis,
commis et successeur de Gauffecourt, qu’il voulut supplanter, et
qui bientôt fut supplanté lui-même ; Marcet de Mézières, ancien
ami de mon père, et qui s’était aussi montré le mien ; mais qui
après avoir jadis bien mérité de la patrie, s’étant fait auteur dra-
matique, et prétendant aux Deux-Cents, changea de maximes, et
devint ridicule avant sa mort. Mais celui de tous dont j’attendis
davantage, fut Moultou, jeune homme de la plus grande espé-
rance par ses talents, par son esprit plein de feu, que j’ai toujours
aimé, quoique sa conduite à mon égard ait été souvent équivoque,
et qu’il ait des liaisons avec mes plus cruels ennemis, mais
qu’avec tout cela, je ne puis m’empêcher de regarder encore
comme appelé à être un jour le défenseur de ma mémoire et le
vengeur de son ami.
l’habitude de mes promenades solitaires, et j’en faisais souvent
d’assez grandes sur les bords du lac, durant lesquelles ma tête,
accoutumée au travail, ne demeurait oisive. Je digérais le plan
déjà formé de mes Institutions politiques, dont j’aurai bientôt à
parler ; je méditais une Histoire du Valais, un plan de tragédie en
prose dont le sujet, qui n’était pas moins que Lucrèce, ne m’ôtait
pas l’espoir d’atterrer les rieurs, quoique j’osasse laisser paraître
encore cette infortunée, quand elle ne le peut plus sur aucun
théâtre français. Je m’essayais en même temps sur Tacite, et je
traduisis le premier livre de son histoire, qu’on trouvera parmi
mes papiers.
d’octobre à Paris, et j’évitai de passer par Lyon, pour ne pas me
retrouver en route avec Gauffecourt. Comme il entrait dans mes
arrangements de ne revenir à Genève que le printemps prochain,
je repris pendant l’hiver mes habitudes et mes occupations, dont
la principale fut de voir les épreuves de mon Discours sur
l’Inégalité, que je faisais imprimer en Hollande par le libraire
Rey, dont je venais de faire la connaissance à Genève. Comme cet
ouvrage était dédié à la République, et que cette dédicace pouvait
ne pas plaire au Conseil, je voulais attendre l’effet qu’elle ferait à
Genève, avant que d’y retourner. Cet effet ne me fut pas favorable,
et cette dédicace, que le plus pur patriotisme m’avait dictée, ne fit
que m’attirer des ennemis dans le Conseil, et des jaloux dans la
bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic, m’écrivit une lettre
honnête, mais froide, qu’on trouvera dans mes recueils, liasse A,
no 3. Je reçus des particuliers, entre autres de De Luc et de Jala-
bert, quelques compliments ; et ce fut là tout : je ne vis point
qu’aucun Genevois me sût un vrai gré du zèle de cœur qu’on sen-
tait dans cet ouvrage. Cette indifférence scandalisa tous ceux qui
la remarquèrent. Je me souviens que, dînant un jour à Clichy,
chez Mme Dupin, avec Grommelin, résident de la République, et
avec M. de Mairan, celui-ci dit, en pleine table, que le Conseil me
devait un présent et des honneurs publics pour cet ouvrage, et
qu’il se déshonorait s’il y manquait. Grommelin, qui était un petit
homme noir et bassement méchant, n’osa rien répondre en ma
présence, mais il fit une grimace effroyable qui fit sourire
Mme Dupin. Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre
celui d’avoir satisfait mon cœur, fut le titre de citoyen, qui me fut
donné par mes amis, puis par le public à leur exemple, et que j’ai
perdu dans la suite pour l’avoir trop bien mérité.
d’exécuter ma retraite à Genève, si des motifs plus puissants sur
mon cœur n’y avaient concouru. M. d’Épinay, voulant ajouter une
aile qui manquait au château de la Chevrette, faisait une dépense
immense pour l’achever. Étant allé voir un jour, avec
Mme d’Épinay, ces ouvrages, nous poussâmes notre promenade
un quart de lieue plus loin, jusqu’au réservoir des eaux du parc
qui touchait la forêt de Montmorency, et où était un joli potager,
avec une petite loge fort délabrée, qu’on appelait l’Hermitage. Ce
lieu solitaire et très agréable m’avait frappé, quand je le vis pour
la première fois, avant mon voyage de Genève. Il m’était échappé
de dire dans mon transport : « Ah ! madame, quelle habitation
délicieuse ! Voilà un asile tout fait pour moi. » Mme d’Épinay ne
releva pas beaucoup mon discours ; mais à ce second voyage je
fus tout surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite
maison presque entièrement neuve, fort bien distribuée, et très
logeable pour un petit ménage de trois personnes. Mme d’Épinay
avait fait faire cet ouvrage en silence et à très peu de frais, en dé-
tachant quelques matériaux et quelques ouvriers de ceux du châ-
teau. Au second voyage, elle me dit en voyant ma surprise : « Mon
ours, voilà votre asile ; c’est vous qui l’avez choisi, c’est l’amitié
qui vous l’offre ; j’espère qu’elle vous ôtera la cruelle idée de vous
éloigner de moi. » Je ne crois pas avoir été de mes jours plus vi-
vement, plus délicieusement ému : je mouillai de pleurs la main
bienfaisante de mon amie, et si je ne fus pas vaincu dès cet ins-
tant même, je fus extrêmement ébranlé. Mme d’Épinay, qui ne
voulait pas en avoir le démenti, devint si pressante, employa tant
de moyens, tant de gens pour me circonvenir, jusqu’à gagner pour
cela Mme Le Vasseur et sa fille, qu’enfin elle triompha de mes
résolutions. Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je pro-
mis d’habiter l’Hermitage ; et en attendant que le bâtiment fût
sec, elle prit soin d’en préparer les meubles, en sorte que tout fut
prêt pour y entrer le printemps suivant.
l’établissement de Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet
homme y ferait révolution ; que j’irais retrouver dans ma patrie le
ton, les airs, les mœurs qui me chassaient de Paris, qu’il me fau-
drait batailler sans cesse, et que je n’aurais d’autre choix dans ma
conduite que celui d’être un pédant insupportable, ou un lâche et
mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m’écrivit sur mon dernier
ouvrage me donna lieu d’insinuer mes craintes dans ma réponse ;
l’effet qu’elle produisit les confirma. Dès lors je tins Genève per-
due, et je ne me trompai pas. J’aurais dû peut-être aller faire tête
à l’orage, si je m’en étais senti le talent. Mais qu’eussé-je fait seul,
timide et parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent,
étayé du crédit des grands, d’une brillante faconde, et déjà l’idole
des femmes et des jeunes gens ? je craignis d’exposer inutilement
au péril mon courage ; je n’écoutai que mon naturel paisible, que
mon amour du repos, qui, s’il me trompa, me trompe encore au-
jourd’hui sur le même article. En me retirant à Genève, j’aurais
pu m’épargner de grands malheurs à moi-même ; mais je doute
qu’avec tout mon zèle ardent et patriotique, j’eusse fait rien de
grand et d’utile pour mon pays.
Genève, vint quelque temps après à Paris faire le saltimbanque, et
en emporta des trésors. À son arrivée, il me vint voir avec le che-
valier de Jaucourt. Mme d’Épinay souhaitait fort de le consulter
en particulier, mais la presse n’était pas facile à percer. Elle eut
recours à moi. J’engageai Tronchin à l’aller voir. Ils commencè-
rent ainsi, sous mes auspices, des liaisons qu’ils resserrèrent en-
suite à mes dépens. Telle a toujours été ma destinée ; sitôt que j’ai
rapproché l’un de l’autre deux amis que j’avais séparément, ils
n’ont jamais manqué de s’unir contre moi. Quoique dans le com-
plot que formaient dès lors les Tronchin d’asservir leur patrie, ils
dussent tous me haïr mortellement, le docteur pourtant continua
longtemps à me témoigner de la bienveillance. Il m’écrivit même
après mon retour à Genève, pour m’y proposer la place de biblio-
thécaire honoraire. Mais mon parti était pris, et cette offre ne
m’ébranla pas.
en avait été la mort de sa femme, arrivée, ainsi que celle de
Mme de Francueil, durant mon séjour à Genève. Diderot, en me
la marquant, me parla de la profonde affliction du mari. Sa dou-
leur émut mon cœur. Je regrettais vivement moi-même cette ai-
mable femme. J’écrivis sur ce sujet à M. d’Holbach. Ce triste évé-
nement me fit oublier tous ses torts, et lorsque je fus de retour de
Genève, et qu’il fut de retour lui-même d’un tour de France qu’il
avait fait pour se distraire, avec Grimm et d’autres amis, j’allai le
voir, et je continuai jusqu’à mon départ pour l’Hermitage. Quand
on sut dans sa coterie que Mme d’Épinay, qu’il ne voyait point
encore, m’y préparait un logement, les sarcasmes tombèrent sur
moi comme la grêle, fondés sur ce qu’ayant besoin de l’encens et
des amusements de la ville, je ne soutiendrais pas la solitude seu-
lement quinze jours. Sentant en moi ce qu’il en était, je laissai
dire, et j’allai mon train. M. d’Holbach ne laissa pas de m’être
utile, pour placer le vieux bonhomme Le Vasseur, qui avait plus
de quatre-vingts ans, et dont sa femme, qui s’en sentait surchar-
gée, ne cessait de me prier de la débarrasser. Il fut mis dans une
maison de charité, où l’âge et le regret de se voir loin de sa famille
le mirent au tombeau presque en arrivant. Sa femme et ses autres
enfants le regrettèrent peu. Mais Thérèse, qui l’aimait tendre-
ment, n’a jamais pu se consoler de sa perte, et d’avoir souffert
que, si près de son terme, il allât loin d’elle achever ses jours.
ne m’attendais guère, quoique ce fût une bien ancienne connais-
sance. Je parle de mon ami Venture, qui vint me surprendre un
beau matin, lorsque je ne pensais à rien moins. Un autre homme
était en lui. Qu’il me parut changé ! Au lieu de ses anciennes grâ-
ces, je ne lui trouvai plus qu’un air crapuleux, qui m’empêcha de
m’épanouir avec lui. Ou mes yeux n’étaient plus les mêmes, ou la
débauche avait abruti son esprit, ou tout son premier éclat tenait
à celui de la jeunesse, qu’il n’avait plus. Je le vis presque avec in-
différence, et nous nous séparâmes assez froidement. Mais quand
il fut parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me rappela si
vivement celui de mes jeunes ans, si doucement, si sagement
consacrés à cette femme angélique qui maintenant n’était guère
moins changée que lui, les petites anecdotes de cet heureux
temps, la romanesque journée de Toune, passée avec tant
d’innocence et de jouissance entre ces deux charmantes filles
dont une main baisée avait été l’unique faveur, et qui, malgré ce-
la, m’avait laissé des regrets si vifs, si touchants, si durables : tous
ces ravissants délires d’un jeune cœur, que j’avais sentis alors
dans toute leur force, et dont je croyais le temps passé pour ja-
mais ; toutes ces tendres réminiscences me firent verser des lar-
mes sur ma jeunesse écoulée, et sur ses transports désormais
perdus pour moi. Ah ! combien j’en aurais versées sur leur retour
tardif et funeste, si j’avais prévu les maux qu’il m’allait coûter !
traite un plaisir bien selon mon cœur, et que je goûtai dans toute
sa pureté. Palissot, académicien de Nancy, connu par quelques
drames, venait d’en donner un à Lunéville, devant le roi de Polo-
gne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant, dans ce drame,
un homme qui avait osé se mesurer avec le Roi, la plume à la
main. Stanislas, qui était généreux et qui n’aimait pas la satire, fut
indigné qu’on osât ainsi personnaliser en sa présence. M. le comte
de Tressan écrivit, par l’ordre de ce prince, à d’Alembert et à moi,
pour m’informer que l’intention de Sa Majesté était que le sieur
Palissot fût chassé de son Académie. Ma réponse fut une vive
prière à M. de Tressan d’intercéder auprès du roi de Pologne pour
obtenir la grâce du sieur Palissot. La grâce fut accordée, et
M. de Tressan, en me le marquant au nom du roi, ajouta que ce
fait serait inscrit sur les registres de l’Académie. Je répliquai que
c’était moins accorder une grâce que perpétuer un châtiment. En-
fin, j’obtins, à force d’instances, qu’il ne serait fait mention de
rien dans les registres, et qu’il ne resterait aucune trace publique
de cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part du roi
que de celle de M. de Tressan, de témoignages d’estime et de
considération dont je fus extrêmement flatté, et je sentis en cette
occasion que l’estime des hommes qui en sont si dignes eux-
mêmes, produit dans l’âme un sentiment bien plus doux et plus
noble que celui de la vanité. J’ai transcrit dans mon recueil les
lettres de M. de Tressan avec mes réponses, et l’on en trouvera les
originaux dans la liasse A, numéros 9, 10 et 11.
jour, je perpétue ici moi-même le souvenir d’un fait dont je vou-
lais effacer la trace ; mais j’en transmets bien d’autres malgré
moi. Le grand objet de mon entreprise, toujours présent à mes
yeux, l’indispensable devoir de la remplir dans toute son étendue,
ne m’en laisseront point détourner par de plus faibles considéra-
tions qui m’écarteraient de mon but. Dans l’étrange, dans
l’unique situation où je me trouve, je me dois trop à la vérité pour
devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connaître, il faut me
connaître dans tous mes rapports, bons et mauvais. Mes confes-
sions sont nécessairement liées avec celles de beaucoup de gens :
je fais les unes et les autres avec la même franchise, en tout ce qui
se rapporte à moi, ne croyant devoir à qui que ce soit plus de mé-
nagements que je n’en ai pour moi-même, et voulant toutefois en
avoir beaucoup plus. Je veux être toujours juste et vrai, dire
d’autrui le bien tant qu’il me sera possible, ne dire jamais que le
mal qui me regarde, et qu’autant que j’y suis forcé. Qui est-ce qui,
dans l’état où l’on m’a mis, a droit d’exiger de moi davantage ?
Mes confessions ne sont point faites pour paraître de mon vivant,
ni de celui des personnes intéressées. Si j’étais le maître de ma
destinée et de celle de cet écrit, il ne verrait le jour que longtemps
après ma mort et la leur. Mais les efforts que la terreur de la véri-
té fait faire à mes puissants oppresseurs pour en effacer les traces
me forcent à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent
le droit le plus exact et la plus sévère justice. Si ma mémoire de-
vait s’éteindre avec moi, plutôt que de compromettre personne, je
souffrirais un opprobre injuste et passager sans murmure ; mais
puisque enfin mon nom doit vivre, je dois tâcher de transmettre
avec lui le souvenir de l’homme infortuné qui le porta, tel qu’il fut
réellement, et non tel que d’injustes ennemis travaillent sans re-
lâche à le peindre.
d’attendre le retour de la belle saison ; et, sitôt que mon logement
fut prêt, je me hâtai de m’y rendre, aux grandes huées de la cote-
rie holbachique, qui prédisait hautement que je ne supporterais
pas trois mois de solitude, et qu’on me verrait dans peu revenir,
avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi qui,
depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais près d’y ren-
trer, je ne faisais pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis
que je m’étais, malgré moi, jeté dans le monde, je n’avais cessé de
regretter mes chères Charmettes, et la douce vie que j’y avais me-
née. Je me sentais fait pour la retraite et la campagne ; il m’était
impossible de vivre heureux ailleurs. À Venise, dans le train des
affaires publiques, dans la dignité d’une espèce de représentation,
dans l’orgueil des projets d’avancement ; à Paris, dans le tourbil-
lon de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans
l’éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes
bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient,
par leur souvenir, me distraire, me contrister, m’arracher des
soupirs et des désirs. Tous les travaux auxquels j’avais pu
m’assujettir, tous les projets d’ambition, qui, par accès, avaient
animé mon zèle, n’avaient d’autre but que d’arriver un jour à ces
bienheureux loisirs champêtres auxquels, en ce moment, je me
flattais de toucher. Sans m’être mis dans l’honnête aisance que
j’avais cru seule pouvoir m’y conduire, je jugeais, par ma situation
particulière, être en état de m’en passer, et pouvoir arriver au
même but par un chemin tout contraire. Je n’avais pas un sou de
rente ; mais j’avais un nom, des talents ; j’étais sobre, et je m’étais
ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l’opinion. Outre
cela, quoique paresseux, j’étais laborieux cependant quand je
voulais l’être, et ma paresse était moins celle d’un fainéant que
celle d’un homme indépendant, qui n’aime à travailler qu’à son
heure. Mon métier de copiste de musique n’était ni brillant ni lu-
cratif ! mais il était sûr. On me savait gré dans le monde d’avoir
eu le courage de le choisir. Je pouvais compter que l’ouvrage ne
me manquerait pas, et il pouvait me suffire pour vivre en bien
travaillant. Deux mille francs qui me restaient du produit du De-
vin du Village et de mes autres écrits me faisaient une avance
pour n’être pas à l’étroit, et plusieurs ouvrages que j’avais sur le
métier me promettaient, sans rançonner les libraires, des sup-
pléments suffisants pour travailler à mon aise, sans m’excéder, et
même en mettant à profit les loisirs de la promenade. Mon petit
ménage, composé de trois personnes, qui toutes s’occupaient uti-
lement, n’était pas d’un entretien fort coûteux. Enfin mes res-
sources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs, pouvaient
raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans
celle que mon inclination m’avait fait choisir.
lieu d’asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits
qui, du vol que j’avais pris et que je me sentais en état de soutenir,
pouvaient me faire vivre dans l’abondance et même dans
l’opulence, pour peu que j’eusse voulu joindre des manœuvres
d’auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentais
qu’écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué
mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon cœur,
et né uniquement d’une façon de penser élevée et fière, qui seule
pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir
d’une plume toute vénale. La nécessité, l’avidité peut-être m’eût
fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m’eût pas
plongé dans les cabales il m’eût fait chercher à dire moins des
choses utiles et vraies que des choses qui plussent à la multitude,
et d’un auteur distingué que je pouvais être, je n’aurais été qu’un
barbouilleur de papier. Non, non : j’ai toujours senti que l’état
d’auteur n’était, ne pouvait être illustre et respectable qu’autant
qu’il n’était pas un métier. Il est trop difficile de penser noble-
ment quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser
dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je
jetais mes livres dans le public avec la certitude d’avoir parlé pour
le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l’ouvrage était re-
buté, tant pis pour ceux qui n’en voulaient pas profiter : pour moi,
je n’avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier
pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas ; et voilà
précisément ce qui les faisait vendre.
ter ; car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours
que j’ai faits depuis, tant à Paris qu’à Londres et dans d’autres
villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi.
Mme d’Épinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse ;
son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installé dès le
même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée
simplement, mais proprement et même avec goût. La main qui
avait donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes yeux
d’un prix inestimable, et je trouvais délicieux d’être l’hôte de mon
amie, dans une maison de mon choix, qu’elle avait bâtie exprès
pour moi.
terre commençait à végéter ; on voyait des violettes et des prime-
vères ; les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la
nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du
rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois
qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon
réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de
Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je
m’écriai dans mon transport : « Enfin tous mes vœux sont ac-
complis ! » Mon premier soin fut de me livrer à l’impression des
objets champêtres dont j’étais entouré. Au lieu de commencer à
m’arranger dans mon logement, je commençai par m’arranger
pour mes promenades, et il n’y eut pas un sentier, pas un taillis,
pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure, que je
n’eusse parcouru dès le lendemain. Plus j’examinais cette char-
mante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire
plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il
avait de ces beautés touchantes qu’on ne trouve guère auprès des
villes ; et jamais, en s’y trouvant transporté tout d’un coup, on
n’eût pu se croire à quatre lieues de Paris.
geai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je des-
tinai, comme j’avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes
après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de
mon crayon : car n’ayant jamais pu écrire et penser à mon aise
que sub dio, je n’étais pas tenté de changer de méthode, et je
comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque à
ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. J’avais plu-
sieurs écrits commencés ; j’en fis la revue. J’étais assez magnifi-
que en projet ; mais, dans les tracas de la ville, l’exécution jus-
qu’alors avait marché lentement. J’y comptais mettre un peu plus
de diligence quand j’aurais moins de distraction. Je crois avoir
assez bien rempli cette attente et pour un homme souvent ma-
lade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au château de
Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désœuvrés, et
toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l’on compte
et mesure les écrits que j’ai faits dans les six ans que j’ai passés
tant à l’Hermitage qu’à Montmorency, l’on trouvera, je m’assure,
que si j’ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n’a pas été
du moins dans l’oisiveté.
méditais depuis plus longtemps, dont je m’occupais avec le plus
de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait,
selon moi, mettre le sceau à ma Réputation, était mes Institutions
politiques. Il y avait treize à quatorze ans que j’en avais conçu la
première idée, lorsque étant à Venise j’avais eu quelque occasion
de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis
lors mes vues s’étaient beaucoup étendues par l’étude historique
de la morale. J’avais vu que tout tenait radicalement à la politi-
que, et que, de quelque façon qu’on s’y prît, aucun peuple ne se-
rait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait
être ; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement pos-
sible me paraissait se réduire à celle-ci : Quelle est la nature du
gouvernement propre à former un peuple le plus vertueux, le plus
éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son
plus grand sens ? J’avais cru voir que cette question tenait de bien
près à cette autre-ci, si même elle en était différente : Quel est le
gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près de
la loi ? De là, qu’est-ce que la loi ? et une chaîne de questions de
cette importance. Je voyais que tout cela me menait à de grandes
vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout à celui
de ma patrie, où je n’avais pas trouvé, dans le voyage que je ve-
nais d’y faire, les notions des lois et de la liberté assez justes ni
assez nettes à mon gré : et j’avais cru cette manière indirecte de
les leur donner, la plus propre à ménager l’amour-propre de ses
membres, et à me faire pardonner d’avoir pu voir là-dessus un
peu plus loin qu’eux.
vrage, il n’était encore guère avancé. Les livres de cette espèce
demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus
je faisais celui-là, comme on dit, en bonne fortune, et je n’avais
voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot.
Je craignais qu’il ne parût trop hardi pour le siècle et le pays où
j’écrivais et que l’effroi de mes amis ne me gênât dans l’exécution.
J’ignorais encore s’il serait fait à temps et de manière à pouvoir
paraître de mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte, don-
ner à mon sujet tout ce qu’il me demandait ; bien sûr que, n’ayant
point l’humeur satirique, et ne voulant jamais chercher
d’application, je serais toujours irrépréhensible en toute équité.
Je voulais user pleinement, sans doute, du droit de penser, que
j’avais par ma naissance, mais toujours en respectant le gouver-
nement sous lequel j’avais à vivre, sans jamais désobéir à ses lois,
et très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne voulais pas
non plus renoncer par crainte à ses avantages.
position très favorable pour oser dire la vérité ; sachant bien que,
continuant, comme je voulais faire, à ne rien imprimer dans l’État
sans permission, je n’y devais compte à personne de mes maxi-
mes et de leur publication partout ailleurs. J’aurais été bien
moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu que mes livres
fussent imprimés, le magistrat avait droit d’épiloguer sur leur
contenu. Cette considération avait beaucoup contribué à me faire
céder aux instances de Mme d’Épinay, et renoncer au projet
d’aller m’établir à Genève. Je sentais, comme je l’ai dit dans
l’Émile, qu’à moins d’être homme d’intrigue, quand on veut
consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point les
composer dans son sein.
persuasion où j’étais que le gouvernement de France, sans peut-
être me voir de fort bon œil, se ferait un honneur, sinon de me
protéger, au moins de me laisser tranquille. C’était, ce me sem-
blait, un trait de politique très simple et cependant très adroite,
de se faire un mérite de tolérer ce qu’on ne pouvait empêcher ;
puisque si l’on m’eût chassé de France, ce qui était tout ce qu’on
avait droit de faire, mes livres n’auraient pas moins été faits, et
peut-être avec moins de retenue ; au lieu qu’en me laissant en
repos on gardait l’auteur pour caution de ses ouvrages, et de plus,
on effaçait des préjugés bien enracinés dans le reste de l’Europe,
en se donnant la réputation d’avoir un respect éclairé pour le
droit des gens.
trompé pourraient bien se tromper eux-mêmes. Dans l’orage qui
m’a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c’était à ma
personne qu’on en voulait. On se souciait très peu de l’auteur,
mais on voulait perdre Jean-Jacques, et le plus grand mal qu’on
ait trouvé dans mes écrits était l’honneur qu’ils pouvaient me
faire. N’enjambons point sur l’avenir. J’ignore si ce mystère, qui
en est encore un pour moi, s’éclaircira dans la suite aux yeux des
lecteurs. Je sais seulement que, si mes principes manifestés
avaient dû m’attirer les traitements que j’ai soufferts, j’aurais tar-
dé moins longtemps à en être la victime, puisque celui de tous
mes écrits où ces principes sont manifestés avec le plus de har-
diesse, pour ne pas dire d’audace avait paru, avait fait son effet,
même avant ma retraite à l’Hermitage, sans que personne eût
songé, je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empêcher seu-
lement la publication de l’ouvrage en France, où il se vendait aus-
si publiquement qu’en Hollande. Depuis lors La Nouvelle Héloïse
parut encore avec la même facilité, j’ose dire avec le même ap-
plaudissement, et ce qui semble presque incroyable, la profession
de foi de cette même Héloïse mourante est exactement la même
que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu’il y a de hardi dans le
Contrat social était auparavant dans le Discours sur l’Inégalité ;
tout ce qu’il y a de hardi dans l’Émile était auparavant dans la
Julie. Or, ces choses hardies n’excitèrent aucune rumeur contre
les deux premiers ouvrages ; donc ce ne furent pas elles qui
l’excitèrent contre les derniers.
projet était plus récent, m’occupait davantage en ce moment :
c’était l’extrait des ouvrages de l’abbé de Saint-Pierre, dont, en-
traîné par le fil de ma narration, je n’ai pu parler jusqu’ici. L’idée
m’en avait été suggérée, depuis mon retour de Genève, par l’abbé
de Mably, non pas immédiatement, mais par l’entremise de
Mme Dupin, qui avait une sorte d’intérêt à me la faire adopter.
Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le
vieux abbé de Saint-Pierre avait été l’enfant gâté, et si elle n’avait
pas eu décidément la préférence, elle l’avait partagée au moins
avec Mme d’Aiguillon. Elle conservait pour la mémoire du bon
homme un respect et une affection qui faisaient honneur à tous
deux, et son amour-propre eût été flatté de voir ressusciter, par
son secrétaire, les ouvrages mort-nés de son ami. Ces mêmes ou-
vrages ne laissaient pas de contenir d’excellentes choses, mais si
mal dites, que la lecture en était difficile à soutenir, et il est éton-
nant que l’abbé de Saint-Pierre, qui regardait ses lecteurs comme
de grands enfants, leur parlât cependant comme à des hommes,
par le peu de soin qu’il prenait de s’en faire écouter. C’était pour
cela qu’on m’avait proposé ce travail, comme utile en lui-même,
et comme très convenable à un homme laborieux en manœuvre,
mais paresseux comme auteur, qui, trouvant la peine de penser
très fatigante, aimait mieux, en chose de son goût, éclaircir et
pousser les idées d’un autre que d’en créer. D’ailleurs, en ne me
bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m’était pas défendu
de penser quelquefois par moi-même, et je pouvais donner telle
forme à mon ouvrage, que bien d’importantes vérités y passe-
raient sous le manteau de l’abbé de Saint-Pierre, encore plus heu-
reusement que sous le mien. L’entreprise, au reste, n’était pas
légère, il ne s’agissait de rien moins que de lire, de méditer,
d’extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs,
de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il
en fallait pêcher quelques-unes, grandes, belles, et qui donnaient
le courage de supporter ce pénible travail. Je l’aurais moi-même
souvent abandonné, si j’eusse honnêtement pu m’en dédire ; mais
en recevant les manuscrits de l’abbé, qui me furent donnés par
son neveu, le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation de Saint-
Lambert, je m’étais en quelque sorte engagé d’en faire usage, et il
fallait ou les rendre, ou tâcher d’en tirer parti. C’était dans cette
dernière intention que j’avais apporté ces manuscrits à
l’Hermitage, et c’était là le premier ouvrage auquel je comptais
donner mes loisirs.
vations faites sur moi-même, et je me sentais d’autant plus de
courage à l’entreprendre que j’avais lieu d’espérer faire un livre
vraiment utile aux hommes, et même un des plus utiles qu’on pût
leur offrir, si l’exécution répondait dignement au plan que je
m’étais tracé. L’on a remarqué que la plupart des hommes sont,
dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes, et
semblent se transformer en des hommes tout différents. Ce
n’était pas pour établir une chose aussi connue que je voulais
faire un livre : j’avais un objet plus neuf et même plus important ;
c’était de chercher les causes de ces variations, et de m’attacher à
celles qui dépendaient de nous, pour montrer comment elles
pouvaient être dirigées par nous-mêmes, pour nous rendre meil-
leurs et plus sûrs de nous. Car il est, sans contredit, plus pénible à
l’honnête homme de résister à des désirs déjà tout formés qu’il
doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces mêmes
désirs dans leur source, s’il était en état d’y remonter. Un homme
tenté résiste une fois parce qu’il est fort et succombe une autre
fois parce qu’il est faible ; s’il eût été le même qu’auparavant, il
n’aurait pas succombé.
quoi tenaient ces diverses manières d’être, je trouvai qu’elles dé-
pendaient en grande partie de l’impression antérieure des objets
extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par
nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos
idées, dans nos sentiments, dans nos actions même, l’effet de ces
modifications. Les frappantes et nombreuses observations que
j’avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute, et par leurs
principes physiques, elles me paraissaient propres à fournir un
régime extérieur, qui, varié selon les circonstances, pouvait met-
tre ou maintenir l’âme dans l’état le plus favorable à la vertu. Que
d’écarts on sauverait à la raison, que de vices on empêcherait de
naître si l’on savait forcer l’économie animale à favoriser l’ordre
moral qu’elle trouble si souvent ! Les climats, les saisons, les sons,
les couleurs, l’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le
bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre ma-
chine, et sur notre âme ; par conséquent tout nous offre mille pri-
ses presque assurées, pour gouverner dans leur origine les senti-
ments dont nous nous laissons dominer. Telle était l’idée fonda-
mentale dont j’avais déjà jeté l’esquisse sur le papier, et dont
j’espérais un effet d’autant plus sûr pour les gens bien nés, qui,
aimant sincèrement la vertu, se défient de leur faiblesse, qu’il me
paraissait aisé d’en faire un livre agréable à lire, comme il l’était à
composer. J’ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le
titre était la Morale sensitive, ou le Matérialisme du sage. Des
distractions, dont on apprendra bientôt la cause, m’empêchèrent
de m’en occuper, et l’on saura aussi quel fut le sort de mon es-
quisse, qui tient au mien de plus près qu’il ne semblerait.
d’éducation, dont Mme de Chenonceaux, que celle de son mari
faisait trembler pour son fils, m’avait prié de m’occuper.
L’autorité de l’amitié faisait que cet objet, quoique moins de mon
goût en lui-même, me tenait au cœur plus que tous les autres.
le seul que j’ai conduit à sa fin. Celle que je m’étais proposée, en y
travaillant, méritait, ce semble, à l’auteur, une autre destinée.
Mais n’anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai que trop
forcé d’en parler dans la suite de cet écrit.
Tous ces divers projets m’offraient des sujets de méditation
pour mes promenades : car, comme je crois l’avoir dit, je ne puis
méditer qu’en marchant ; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus,
et ma tête ne va qu’avec mes pieds. J’avais cependant eu la pré-
caution de me pourvoir aussi d’un travail de cabinet pour les
jours de pluie. C’était mon Dictionnaire de Musique, dont les ma-
tériaux épars, mutilés, informes, rendaient l’ouvrage nécessaire à
reprendre presque à neuf. J’apportais quelques livres dont j’avais
besoin pour cela ; j’avais passé deux mois à faire l’extrait de beau-
coup d’autres, qu’on me prêtait à la Bibliothèque du Roi, et dont
on me permit même d’emporter quelques-uns à l’Hermitage. Voi-
là mes provisions pour compiler au logis, quand le temps ne me
permettait pas de sortir, et que je m’ennuyais de ma copie. Cet
arrangement me convenait si bien que j’en tirai parti, tant à
l’Hermitage qu’à Montmorency, et même ensuite à Motiers, où
j’achevai ce travail tout en en faisant d’autres, et trouvant tou-
jours qu’un changement d’ouvrage est un véritable délassement.
bution que je m’étais prescrite, et je m’en trouvais très bien ; mais
quand la belle saison ramena plus fréquemment Mme d’Épinay à
Épinay, ou à la Chevrette, je trouvai que des soins qui d’abord ne
me coûtaient pas, mais que je n’avais pas mis en ligne de compte,
dérangeaient beaucoup mes autres projets. J’ai déjà dit que
Mme d’Épinay avait des qualités très aimables ; elle aimait bien
ses amis, elle les servait avec beaucoup de zèle, et n’épargnant
pour eux ni son temps ni ses soins, elle méritait assurément bien
qu’en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu’alors
j’avais rempli ce devoir sans songer que c’en était un ; mais enfin
je compris que je m’étais chargé d’une chaîne dont l’amitié seule
m’empêchait de sentir le poids : j’avais aggravé ce poids par ma
répugnance pour les sociétés nombreuses. Mme d’Épinay s’en
prévalut pour me faire une proposition qui paraissait m’arranger,
et qui l’arrangeait davantage. C’était de me faire avertir toutes les
fois qu’elle serait seule, ou a peu près. J’y consentis, sans voir à
quoi je m’engageais. Il s’ensuivit de là que je ne lui faisais plus de
visite à mon heure, mais à la sienne, et que je n’étais jamais sûr
de pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra
beaucoup le plaisir que j’avais pris jusqu’alors à l’aller voir. Je
trouvai que cette liberté qu’elle m’avait tant promise ne m’était
donnée qu’à condition de ne m’en prévaloir jamais, et pour une
fois on deux que j’en voulus essayer, il y eut tant de messages,
tant de billets, tant d’alarmes sur ma santé, que je vis bien qu’il
n’y avait que l’excuse d’être à plat de lit qui pût me dispenser de
courir à son premier mot. Il fallait me soumettre à ce joug ; je le
fis, et même assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la
dépendance, l’attachement sincère que j’avais pour elle
m’empêchant en grande partie de sentir le lien qui s’y joignait.
Elle remplissait ainsi, tant bien que mal, les vides que l’absence
de sa cour ordinaire laissait dans ses amusements. C’était pour
elle un supplément bien mince, mais qui valait encore mieux
qu’une solitude absolue, qu’elle ne pouvait supporter. Elle avait
cependant de quoi la remplir bien plus aisément depuis qu’elle
avait voulu tâter de la littérature et qu’elle s’était fourré dans la
tête de faire bon gré mal gré des romans, des lettres, des comé-
dies, des contes, et d’autres fadaises comme cela. Mais ce qui
l’amusait n’était pas tant de les écrire que de les lire ; et s’il lui
arrivait de barbouiller de suite deux ou trois pages, il fallait
qu’elle fût sûre au moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au
bout de cet immense travail. Je n’avais guère l’honneur d’être au
nombre des élus qu’à la faveur de quelque autre. Seul, j’étais
presque toujours compté pour rien en toute chose ; et cela non
seulement dans la société de Mme d’Épinay, mais dans celle de
M. d’Holbach, et partout où M. Grimm donnait le ton. Cette nulli-
té m’accommodait fort partout ailleurs que dans le tête-à-tête, où
je ne savais quelle contenance tenir, n’osant parler de littérature,
dont il ne m’appartenait pas de juger, ni de galanterie, étant trop
timide, et craignant plus que la mort le ridicule d’un vieux galant ;
outre que cette idée ne me vint jamais près de Mme d’Épinay, et
ne m’y serait peut-être pas venue une seule fois en ma vie, quand
je l’aurais passée entière auprès d’elle : non que j’eusse pour sa
personne aucune répugnance ; au contraire, je l’aimais peut-être
trop comme ami, pour pouvoir l’aimer comme amant. Je sentais
du plaisir à la voir, à causer avec elle. Sa conversation, quoique
assez agréable en cercle, était aride en particulier ; la mienne, qui
n’était pas plus fleurie, n’était pas pour elle d’un grand secours.
Honteux d’un trop long silence, je m’évertuais pour relever
l’entretien ; et quoiqu’il me fatiguât souvent, il ne m’ennuyait ja-
mais. J’étais fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner
de petits baisers bien fraternels qui ne me paraissaient pas plus
sensuels pour elle : c’était là tout. Elle était fort maigre, fort blan-
che, de la gorge comme sur ma main. Ce défaut seul eût suffi pour
me glacer : jamais mon cœur ni mes sens n’ont su voir une femme
dans quelqu’un qui n’eût pas des tétons, et d’autres causes inuti-
les à dire m’ont toujours fait oublier son sexe auprès d’elle.
je m’y livrai sans résistance, et le trouvai, du moins la première
année, moins onéreux que je ne m’y serais attendu.
Mme d’Épinay, qui d’ordinaire passait l’été presque entier à la
campagne, n’y passa qu’une partie de celui-ci, soit que ses affaires
la retinssent davantage à Paris, soit que l’absence de Grimm lui
rendît moins agréable le séjour de la Chevrette. Je profitai des
intervalles qu’elle n’y passait pas, ou durant lesquels elle y avait
beaucoup de monde, pour jouir de ma solitude avec ma bonne
Thérèse et sa mère, de manière à m’en bien faire sentir le prix.
Quoique depuis quelques années j’allasse assez fréquemment à la
campagne, c’était presque sans la goûter, et ces voyages, toujours
faits avec des gens à prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne
faisaient qu’aiguiser en moi le goût des plaisirs rustiques, dont je
n’entrevoyais de plus près l’image que pour mieux sentir leur pri-
vation. J’étais si ennuyé de salons, de jets d’eau, de bosquets, de
parterres, et des plus ennuyeux montreurs de tout cela ; j’étais si
excédé de brochures, de clavecins, de tris, de nœuds, de sots bons
mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands sou-
pers, que quand je lorgnais du clin de l’œil un simple pauvre buis-
son d’épines, une haie, une grange, un pré ; quand je humais, en
traversant un hameau, la vapeur d’une bonne omelette au cer-
feuil ; quand j’entendais de loin le rustique refrain de la chanson
des bisquières, je donnais au diable et le rouge et les falbalas et
l’ambre, et regrettant le dîner de la ménagère et le vin du cru,
j’aurais de bon cœur paumé la gueule à monsieur le chef et à
monsieur le maître, qui me faisaient dîner à l’heure où je soupe,
souper à l’heure où je dors ; mais surtout à messieurs les laquais,
qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir
de soif, me vendaient le vin drogué de leurs maîtres dix fois plus
cher que je n’en aurais payé de meilleur au cabaret.
taire, maître d’y couler mes jours dans cette vie indépendante,
égale et paisible, pour laquelle je me sentais né. Avant de dire
l’effet que cet état, si nouveau pour moi, fit sur mon cœur, il
convient d’en récapituler les affections secrètes, afin qu’on suive
mieux dans ses causes le progrès de ces nouvelles modifications.
celui qui fixa mon être moral. J’avais besoin d’un attachement,
puisque enfin celui qui devait me suffire avait été si cruellement
rompu. La soif du bonheur ne s’éteint point dans le cœur de
l’homme. Maman vieillissait et s’avilissait. Il m’était prouvé
qu’elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas. Restait à chercher
un bonheur qui me fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais
partager le sien. Je flottai quelque temps d’idée en idée et de pro-
jet en projet. Mon voyage de Venise m’eût jeté dans les affaires
publiques, si l’homme avec qui j’allai me fourrer avait eu le sens
commun. Je suis facile à décourager, surtout dans les entreprises
pénibles et de longue haleine. Le mauvais succès de celle-ci me
dégoûta de toute autre, et regardant, selon mon ancienne
maxime, les objets lointains comme des leurres de dupe, je me
déterminai à vivre désormais au jour la journée, ne voyant plus
rien dans la vie qui me tentât de m’évertuer.
doux caractère de cette bonne fille me parut si bien convenir au
mien, que je m’unis à elle d’un attachement à l’épreuve du temps
et des torts, et que tout ce qui l’aurait dû rompre n’a jamais fait
qu’augmenter. On connaîtra la force de cet attachement dans la
suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a
navré mon cœur dans le fort de mes misères, sans que, jusqu’au
moment où j’écris ceci, il m’en soit échappé jamais un seul mot de
plainte à personne.
Quand on saura qu’après avoir tout fait, tout bravé pour ne
m’en point séparer, qu’après vingt-cinq ans passés avec elle, en
dépit du sort et des hommes, j’ai fini sur mes vieux jours par
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l’épouser sans attente et sans sollicitation de sa part, sans enga-
gement ni promesse de la mienne, on croira qu’un amour forcené,
m’ayant dès le premier jour tourné la tête, n’a fait que m’amener
par degrés à la dernière extravagance, et on le croira bien plus
encore, quand on saura les raisons particulières et fortes qui de-
vaient m’empêcher d’en jamais venir là. Que pensera donc le lec-
teur quand je lui dirai, dans toute la vérité, qu’il doit maintenant
me connaître, que du premier moment que je la vis jusqu’à ce
jour, je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle,
que je n’ai pas plus désiré de la posséder que Mme de Warens, et
que les besoins des sens, que j’ai satisfaits auprès d’elle, ont uni-
quement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à
l’individu ? Il croira qu’autrement constitué qu’un autre homme,
je fus incapable de sentir l’amour, puisqu’il n’entrait point dans
les sentiments qui m’attachaient aux femmes qui m’ont été les
plus chères. Patience, ô mon lecteur ! le moment funeste appro-
che où vous ne serez que trop bien désabusé.
le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, était tout entier
dans mon cœur ; c’était le besoin d’une société intime, et aussi
intime qu’elle pouvait l’être ; c’était surtout pour cela qu’il me
fallait une femme plutôt qu’un homme, une amie plutôt qu’un
ami. Ce besoin singulier était tel, que la plus étroite union des
corps ne pouvait encore y suffire : il m’aurait fallu deux âmes
dans le même corps ; sans cela je sentais toujours du vide. Je me
crus au moment de n’en plus sentir. Cette jeune personne, aima-
ble par mille excellentes qualités, et même alors par la figure,
sans ombre d’art ni de coquetterie, eût borné dans elle seule mon
existence, si j’avais pu borner la sienne en moi, comme je l’avais
espéré. Je n’avais rien à craindre de la part des hommes ; je suis
sûr d’être le seul qu’elle ait véritablement aimé, et ses tranquilles
sens ne lui en ont guère demandé d’autres, même quand j’ai cessé
d’en être un pour elle à cet égard. Je n’avais point de famille ; elle
en avait une, et cette famille, dont tous les naturels différaient
trop du sien, ne se trouva pas telle que j’en pusse faire la mienne.
Là fut la première cause de mon malheur. Que n’aurais-je point
donné pour me faire l’enfant de sa mère ! je fis tout pour y parve-
nir, et n’en pus venir à bout. J’eus beau vouloir unir tous nos inté-
rêts, cela me fut impossible. Elle s’en fit toujours un différent du
mien, contraire au mien, et même à celui de sa fille, qui déjà n’en
était plus séparé. Elle et ses autres enfants et petits-enfants de-
vinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu’ils fissent à
Thérèse était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir,
même sous ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot
dire ; et je voyais avec douleur qu’épuisant ma bourse et mes le-
çons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J’essayai de
la détacher de sa mère ; elle y résista toujours. Je respectai sa ré-
sistance, et l’en estimais davantage ; mais son refus n’en tourna
pas moins à son préjudice et au mien. Livrée à sa mère et aux
siens, elle fut à eux plus qu’à moi, plus qu’à elle-même. Leur avi-
dité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent perni-
cieux. Enfin si, grâce à son amour pour moi, si, grâce à son bon
naturel, elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c’en fut assez du
moins pour empêcher, en grande partie, l’effet des bonnes maxi-
mes que je m’efforçais de lui inspirer ; c’en fut assez pour que, de
quelque façon que je m’y sois pu prendre, nous ayons toujours
continué d’être deux.
où j’avais mis toute la tendresse de mon cœur, le vide de ce cœur
ne fut pourtant jamais bien rempli. Les enfants, par lesquels il
l’eût été, vinrent ; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette
famille mal élevée, pour en être élevés encore plus mal. Les ris-
ques de l’éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup moin-
dres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles
que j’énonçai dans ma lettre à Mme de Francueil, fut pourtant la
seule que je n’osai lui dire. J’aimai mieux être moins disculpé
d’un blâme aussi grave, et ménager la famille d’une personne que
j’aimais. Mais on peut juger, par les mœurs de son malheureux
frère, si jamais, quoi qu’on en pût dire, je devais exposer mes en-
fants à recevoir une éducation semblable à la sienne.
je sentais le besoin, j’y cherchais des suppléments qui n’en rem-
plissaient pas le vide, mais qui me le laissaient moins sentir.
Faute d’un ami qui fût à moi tout entier, il me fallait des amis
dont l’impulsion surmontât mon inertie : c’est ainsi que je culti-
vai, que je resserrai mes liaisons avec Diderot, avec l’abbé de
Condillac, que j’en fis avec Grimm une nouvelle, plus étroite en-
core, et qu’enfin je me trouvai, par ce malheureux discours dont
j’ai raconté l’histoire, rejeté, sans y songer, dans la littérature,
dont je me croyais sorti pour toujours.
monde intellectuel, dont je ne pus, sans enthousiasme, envisager
la simple et fière économie. Bientôt, à force de m’en occuper, je
ne vis plus qu’erreur et folie dans la doctrine de nos sages,
qu’oppression et misère dans notre ordre social. Dans l’illusion de
mon sot orgueil, je me crus fait pour dissiper tous ces prestiges ;
et jugeant que, pour me faire écouter, il fallait mettre ma conduite
d’accord avec mes principes, je pris l’allure singulière qu’on ne
m’a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m’ont pu
pardonner l’exemple, qui d’abord me rendit ridicule et qui m’eût
enfin rendu respectable, s’il m’eût été possible d’y persévérer.
moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma
tête, mais elle avait passé dans mon cœur. Le plus noble orgueil y
germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien : je
devins en effet tel que je parus, et pendant quatre ans au moins
que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand et
de beau ne peut entrer dans un cœur d’homme dont je ne fusse
capable entre le ciel et moi. Voilà d’où naquit ma subite élo-
quence ; voilà d’où se répandit dans mes premiers livres ce feu
vraiment céleste qui m’embrasait, et dont pendant quarante ans il
ne s’était pas échappé la moindre étincelle, parce qu’il n’était pas
encore allumé.
ne me reconnaissaient plus. Je n’étais plus cet homme timide, et
plutôt honteux que modeste, qui n’osait ni se présenter ni parler ;
qu’un mot badin déconcertait, qu’un regard de femme faisait rou-
gir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout une assurance
d’autant plus ferme, qu’elle était simple et résidait dans mon âme
plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes médi-
tations m’avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les pré-
jugés de mon siècle, me rendait insensible aux railleries de ceux
qui les avaient, et j’écrasais leurs petits bons mots avec mes sen-
tences, comme j’écraserais un insecte entre mes doigts. Quel
changement ! Tout Paris répétait les âcres et mordants sarcasmes
de ce même homme qui, deux ans auparavant et dix ans après,
n’a jamais su trouver la chose qu’il avait à dire, ni le mot qu’il de-
vait employer. Qu’on cherche l’état du monde le plus contraire à
mon naturel, on trouvera celui-là. Qu’on se rappelle un de ces
courts moments de ma vie, où je devenais un autre et cessais
d’être moi ; on le trouve encore dans le temps dont je parle : mais
au lieu de durer six jours, six semaines, il dura près de six ans, et
durerait peut-être encore, sans les circonstances particulières qui
le firent cesser, et me rendirent à la nature, au-dessus de laquelle
j’avais voulu m’élever.
le spectacle des vices de cette grande ville cessa de nourrir
l’indignation qu’il m’avait inspirée. Quand je ne vis plus les
hommes, je cessai de les mépriser ; quand je ne vis plus les mé-
chants, je cessai de les haïr. Mon cœur, peu fait pour la haine, ne
fit plus que déplorer leur misère, et n’en distinguait par leur mé-
chanceté. Cet état plus doux, mais bien moins sublime, amortit
bientôt l’ardent enthousiasme qui m’avait transporté si long-
temps ; et sans qu’on s’en aperçût, sans presque m’en apercevoir
moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide en un mot, le
même Jean-Jacques que j’avais été auparavant.
s’arrêter là, tout était bien ; mais malheureusement elle alla plus
loin, et m’emporta rapidement à l’autre extrême. Dès lors mon
âme en branle n’a plus fait que passer par la ligne de repos, et ses
oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d’y res-
ter. Entrons dans le détail de cette seconde révolution : époque
terrible et fatale d’un sort qui n’a point d’exemple chez les mor-
tels.
devaient naturellement resserrer notre intimité. C’est aussi ce
qu’ils firent entre Thérèse et moi. Nous passions tête-à-tête, sous
les ombrages, des heures charmantes, dont je n’avais jamais si
bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-même encore
plus qu’elle n’avait fait jusqu’alors. Elle m’ouvrit son cœur sans
réserve, et m’apprit de sa mère et de sa famille des choses qu’elle
avait eu la force de me taire pendant longtemps. L’une et l’autre
avaient reçu de Mme Dupin des multitudes de présents faits à
mon intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher,
s’était appropriée pour elle et pour ses autres enfants, sans en
rien laisser à Thérèse, et avec très sévères défenses de m’en par-
ler, ordre que la pauvre fille avait suivi avec une obéissance in-
croyable.
d’apprendre qu’outre les entretiens particuliers que Diderot et
Grimm avaient eus souvent avec l’une et l’autre pour les détacher
de moi, et qui n’avaient pas réussi, par la résistance de Thérèse,
tous deux avaient eu depuis lors de fréquents et secrets colloques
avec sa mère, sans qu’elle eût pu rien savoir de ce qui se brassait
entre eux. Elle savait seulement que les petits présents s’en
étaient mêlés, et qu’il y avait de petites allées et venues dont on
tâchait de lui faire un mystère, et dont elle ignorait absolument le
motif. Quand nous partîmes de Paris, il y avait déjà longtemps
que Mme Le Vasseur était dans l’usage d’aller voir M. Grimm
deux ou trois fois par mois, et d’y passer quelques heures à des
conversations si secrètes, que le laquais de Grimm était toujours
renvoyé.
lequel on avait tâché de faire entrer la fille, en promettant de leur
procurer, par Mme d’Épinay, un regrat de sel, un bureau à tabac,
et les tentant, en un mot, par l’appât du gain. On leur avait repré-
senté qu’étant hors d’état de rien faire pour elles, je ne pouvais
pas même, à cause d’elles, parvenir à rien faire pour moi. Comme
je ne voyais à tout cela que de la bonne intention, je ne leur en
savais pas absolument mauvais gré. Il n’y avait que le mystère qui
me révoltât, surtout de la part de la vieille, qui, de plus, devenait
de jour en jour plus flagorneuse et plus pateline avec moi : ce qui
ne l’empêchait pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille
qu’elle m’aimait trop, qu’elle me disait tout, qu’elle n’était qu’une
bête, et qu’elle en serait la dupe.
sac dix moutures, de cacher à l’un ce qu’elle recevait de l’autre, et
à moi ce qu’elle recevait de tous. J’aurais pu lui pardonner son
avidité, mais je ne pouvais lui pardonner sa dissimulation. Que
pouvait-elle avoir à me cacher, à moi qu’elle savait si bien qui fai-
sais mon bonheur presque unique de celui de sa fille et du sien ?
Ce que j’avais fait pour sa fille, je l’avais fait pour moi ; mais ce
que j’avais fait pour elle méritait de sa part quelque reconnais-
sance ; elle en aurait dû savoir gré, du moins à sa fille, et m’aimer
pour l’amour d’elle, qui m’aimait. Je l’avais tirée de la plus com-
plète misère ; elle tenait de moi sa subsistance, elle me devait tou-
tes ces connaissances dont elle tirait si bon parti… Thérèse l’avait
longtemps nourrie de son travail, et la nourrissait maintenant de
mon pain. Elle tenait tout de cette fille, pour laquelle elle n’avait
rien fait ; et ses autres enfants qu’elle avait dotés, pour lesquels
elle s’était ruinée, loin de lui aider à subsister, dévoraient encore
sa subsistance et la mienne. Je trouvais que dans une pareille si-
tuation elle devait me regarder comme son unique ami, son plus
sûr protecteur, et, loin de me faire un secret de mes propres affai-
res, loin de comploter contre moi dans ma propre maison,
m’avertir fidèlement de tout ce qui pouvait m’intéresser, quand
elle l’apprenait plus tôt que moi. De quel œil pouvais-je donc voir
sa conduite fausse et mystérieuse ? Que devais-je penser surtout
des sentiments qu’elle s’efforçait de donner à sa fille ? Quelle
monstrueuse ingratitude devait être la sienne quand elle cher-
chait à lui en inspirer !
