Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

Celle lettre, vous ayant été réellement adressée, n’était point

destinée à l’impression. Je la communiquai sous condition, à
trois personnes à qui les droits de l’amitié ne me permettaient
pas de rien refuser de semblable, et à qui les mêmes droits per-
mettaient encore moins d’abuser de leur dépôt en violant leur
promesse. Ces trois personnes, sont Mme de Chenonceaux, belle-
fille de Mme Dupin, Mme la comtesse d’Houdetot, et un Alle-
mand nommé M. Grimm. Mme Chenonceaux souhaitait que
cette lettre fût imprimée, et me demanda mon consentement
pour cela. Je lui dis qu’il dépendait du vôtre. Il vous fut deman-
dé, vous le refusâtes, et il n’en fut plus question.

– 548 – Cependant M. l’abbé Trublet, avec qui je n’ai nulle espèce de

liaison, vient de m’écrire, par une attention pleine d’honnêteté,
qu’ayant reçu les feuilles d’un journal de M. Formey, il y avait lu
cette même lettre, avec un avis dans lequel l’éditeur dit, sous la
date du 23 octobre 1759, qu’il l’a trouvée, il y a quelques semai-
nes, chez les libraires de Berlin, et que, comme c’est une de ces
feuilles volantes qui disparaissent bientôt sans retour, il a cru lui
devoir donner place dans son journal.

Voilà, monsieur, tout ce que j’en sais. Il est très sûr que jus-

qu’ici l’on n’aurait pas même ouï parler à Paris de cette lettre. Il
est très sûr que l’exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé
dans les mains de M. Formey, n’a pu lui venir que de vous, ce qui
n’est pas vraisemblable, ou d’une des trois personnes que je viens
de nommer. Enfin il est très sûr que les deux dames sont incapa-
bles d’une pareille infidélité. Je n’en puis savoir davantage de
ma retraite. Vous avez des correspondances au moyen desquel-
les il vous serait aisé, si la chose en valait la peine, de remonter à
la source et de vérifier le fait.

Dans la même lettre, M. l’abbé Trublet me marque qu’il tient

la feuille en réserve, et ne la prêtera point sans mon consente-
ment, qu’assurément je ne donnerai pas. Mais cet exemplaire
peut n’être pas le seul à Paris. Je souhaite, Monsieur, que cette
lettre n’y soit pas imprimée, et je ferai de mon mieux pour cela ;
mais si je ne pouvais éviter qu’elle ne le fût, et qu’instruit à temps
je pusse avoir la préférence, alors je n’hésiterais pas à la faire
imprimer moi-même. Cela me paraît juste et naturel.

Quant à votre réponse à la même lettre, elle n’a été commu-

niquée à personne, et vous pouvez compter qu’elle ne sera point
imprimée sans votre aveu, qu’assurément je n’aurai point
l’indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce qu’un
homme écrit à un autre, il ne l’écrit pas au public. Mais si vous
en vouliez faire une pour être publiée, et me l’adresser, je vous
promets de la joindre fidèlement à ma lettre, et de n’y pas répli-
quer un seul mot.

– 549 – Je ne vous aime point, monsieur ; vous m’avez fait les maux

qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et
votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le Prix de
l’asile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes conci-
toyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodi-
gués parmi eux : c’est vous qui me rendez le séjour de mon pays
insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étran-
gère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté, pour
tout honneur, dans une voirie, tandis que tous les honneurs
qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon
pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l’avez voulu ; mais je vous
hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l’aviez
voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour
vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre
beau génie, et l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous
que vos talents, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais
au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige.
Adieu, monsieur.

Au milieu de toutes ces petites tracasseries littéraires, qui me

confirmaient de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus
grand honneur que les lettres m’aient attiré, et auquel j’ai été le
plus sensible, dans la visite que M. le prince de Conti daigna me
faire par deux fois, l’une au petit Château, et l’autre à Montlouis.
Il choisit même toutes les deux fois le temps que
Mme de Luxembourg n’était pas à Montmorency, afin de rendre
plus manifeste qu’il n’y venait que pour moi. Je n’ai jamais douté
que je ne dusse les premières bontés de ce prince à
Mme de Luxembourg et à Mme de Boufflers ; mais je ne doute
pas non plus que je ne doive à ses propres sentiments et à moi-
même celles dont il n’a cessé de m’honorer depuis lors.

Comme mon appartement de Montlouis était très petit, et que

la situation du Donjon était charmante, j’y conduisis le prince qui,
pour comble de grâce, voulut que j’eusse l’honneur de faire sa
partie aux échecs. Je savais qu’il gagnait le chevalier de Lorenzy,
qui était plus fort que moi. Cependant, malgré les signes et les
grimaces du chevalier et des assistants, que je ne fis pas semblant

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de voir, je gagnai les deux parties que nous jouâmes. En finissant,
je lui dis d’un ton respectueux, mais grave : « Monseigneur,
j’honore trop Votre Altesse Sérénissime, pour ne la pas gagner
toujours aux échecs. » Ce grand prince, plein d’esprit et de lumiè-
res, et si digne de n’être pas adulé, sentit en effet, du moins je le
pense, qu’il n’y avait là que moi qui le traitasse en homme, et j’ai
tout lieu de croire qu’il m’en a vraiment su bon gré.

Quand il m’en aurait su mauvais gré, je ne me reprocherais

pas de n’avoir voulu le tromper en rien, et je n’ai pas assurément
à me reprocher non plus d’avoir mal répondu dans mon cœur à
ses bontés, mais bien d’y avoir répondu quelquefois de mauvaise
grâce, tandis qu’il mettait lui-même une grâce infinie dans la ma-
nière de me les marquer. Peu de jours après, il me fit envoyer un
panier de gibier, que je reçus comme je devais. À quelque temps
de là, il m’en fit envoyer un autre, et l’un de ses officiers des chas-
ses écrivit par ses ordres que c’était de la chasse de Son Altesse, et
du gibier tiré de sa propre main. Je le reçus encore ; mais j’écrivis
à Mme de Boufflers que je n’en recevrais plus. Cette lettre fut gé-
néralement blâmée, et méritait de l’être. Refuser des présents en
gibier d’un prince du sang, qui de plus met tant d’honnêteté dans
l’envoi, est moins la délicatesse d’un homme fier qui veut conser-
ver son indépendance, que la rusticité d’un malappris qui se mé-
connaît. Je n’ai jamais relu cette lettre dans mon recueil sans en
rougir, et sans me reprocher de l’avoir écrite. Mais enfin je n’ai
pas entrepris mes confessions pour taire mes sottises, et celle-là
me révolte trop moi-même, pour qu’il me soit permis de la dissi-
muler.

Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s’en fallut de peu :

car alors Mme de Boufflers était encore sa maîtresse, et je n’en
savais rien. Elle me venait voir assez souvent avec le chevalier de
Lorenzy. Elle était belle et jeune encore ; elle affectait l’esprit ro-
main, et moi, je l’eus toujours romanesque ; cela se tenait d’assez
près. Je faillis me prendre ; je crois qu’elle le vit : le chevalier le
vit aussi ; du moins il m’en parla, et de manière à ne pas me dé-
courager. Mais pour le coup je fus sage, et il en était temps, à cin-
quante ans. Plein de la leçon que je venais de donner aux barbons

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dans ma Lettre à d’Alembert, j’eus honte d’en profiter si mal moi-
même ; d’ailleurs, apprenant ce que j’avais ignoré, il aurait fallu
que la tête m’eût tourné pour porter si haut mes concurrences.
Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion pour
Mme d’Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvait remplacer
dans mon cœur, et je fis mes adieux à l’amour pour le reste de ma
vie. Au moment où j’écris ceci, je viens d’avoir d’une jeune
femme, qui avait ses vues, des agaceries bien dangereuses et avec
des yeux bien inquiétants : mais si elle a fait semblant d’oublier
mes douze lustres, pour moi, je m’en suis souvenu. Après m’être
tiré de ce pas, je ne crains plus de chutes, et je réponds de moi
pour le reste de mes jours.

Mme de Boufflers, s’étant aperçue de l’émotion qu’elle

m’avait donnée, put s’apercevoir aussi que j’en avais triomphé. Je
ne suis ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer
du goût à mon âge ; mais, sur certains propos qu’elle tint à Thé-
rèse, j’ai cru lui avoir inspiré de la curiosité ; si cela est, et qu’elle
ne m’ait pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que
j’étais bien né pour être victime de mes faiblesses, puisque
l’amour vainqueur me fut si funeste, et que l’amour vaincu me le
fut encore plus.

Ici finit le recueil de lettres qui m’a servi de guide dans ces

deux livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes sou-
venirs, mais ils sont tels dans cette cruelle époque, et la forte im-
pression m’en est si bien restée, que, perdu dans la mer immense
de mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon premier
naufrage, quoique ses suites ne m’offrent plus que des souvenirs
confus. Ainsi je puis marcher dans le livre suivant avec encore
assez d’assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu’en tâton-
nant.

– 552 – Livre XI Quoique la Julie, qui depuis longtemps était sous presse, ne

parût point encore à la fin de 1760, elle commençait à faire grand
bruit. Mme de Luxembourg en avait parlé à la cour,
Mme d’Houdetot à Paris. Cette dernière avait même obtenu de
moi, pour Saint-Lambert, la permission de la faire lire en manus-
crit au roi de Pologne, qui en avait été enchanté. Duclos, à qui je
l’avais aussi fait lire, en avait parlé à l’Académie. Tout Paris était
dans l’impatience de voir ce roman : les libraires de la rue Saint-
Jacques et celui du Palais-Royal étaient assiégés de gens qui en
demandaient des nouvelles. Il parut enfin, et son succès, contre
l’ordinaire, répondit à l’empressement avec lequel il avait été at-
tendu. Mme la Dauphine, qui l’avait lu des premières, en parla à
M. de Luxembourg comme d’un ouvrage ravissant. Les senti-
ments furent partagés chez les gens de lettres : mais, dans le
monde, il n’y eut qu’un avis, et les femmes surtout s’enivrèrent et
du livre et de l’auteur, au point qu’il y en avait peu, même dans les
hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’avais entrepris.
J’ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans
avoir eu besoin de l’expérience, autorisent mon opinion. Il est
singulier que ce livre ait mieux réussi en France que dans le reste
de l’Europe, quoique les Français, hommes et femmes, n’y soient
pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, son moin-
dre succès fut en Suisse, et son plus grand à Paris. L’amitié,
l’amour, la vertu, règnent-ils donc à Paris plus qu’ailleurs ? Non
sans doute ; mais il y règne encore ce sens exquis qui transporte
le cœur à leur image, et qui nous fait chérir dans les autres les
sentiments purs, tendres, honnêtes, que nous n’avons plus. La
corruption désormais est partout la même : il n’existe plus ni
mœurs, ni vertus en Europe, mais s’il existe encore quelque
amour pour elles, c’est à Paris qu’on doit le chercher.

Il faut, à travers tant de préjugés et de passions factices, sa-

voir bien analyser le cœur humain pour y démêler les vrais senti-
ments de la nature. Il faut une délicatesse de tact, qui ne
s’acquiert que dans l’éducation du grand monde, pour sentir, si

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j’ose ainsi dire, les finesses de cœur dont cet ouvrage est rempli.
Je mets sans crainte sa quatrième partie à côté de La Princesse de
Clèves, et je dis que si ces deux morceaux n’eussent été lus qu’en
province, on n’aurait jamais senti tout leur prix. Il ne faut donc
pas s’étonner si le plus grand succès de ce livre fut à la cour. Il
abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, parce qu’on
est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer en-
core. Cette lecture n’est assurément pas propre à cette sorte de
gens d’esprit qui n’ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour
pénétrer le mal, et qui ne voient rien du tout où il n’y a que du
bien à voir. Si, par exemple, la Julie eût été publiée en certain
pays que je pense, je suis sûr que personne n’en eût achevé la lec-
ture, et qu’elle serait morte en naissant.

J’ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur

cet ouvrage dans une liasse qui est entre les mains de
Mme de Nadaillac. Si jamais ce recueil paraît, on y verra des cho-
ses bien singulières, et une opposition de jugement qui montre ce
que c’est que d’avoir affaire au public. La chose qu’on y a le moins
vue, et qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du
sujet et la chaîne de l’intérêt qui, concentré entre trois personnes,
se soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure ro-
manesque, sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les person-
nages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands compliments à
Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux et sur la
multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le mérite de
les avoir tous bien caractérisés : mais, quant à leur nombre, il a
cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent
à la stérilité de leurs idées à force de personnages et d’aventures.
Il est aisé de réveiller l’attention, en présentant incessamment et
des événements inouïs et de nouveaux visages, qui passent
comme les figures de la lanterne magique : mais de soutenir tou-
jours cette attention sur les mêmes objets, et sans aventures mer-
veilleuses, cela certainement est plus difficile ; et si, toute chose
égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l’ouvrage, les
romans de Richardson, supérieurs en tant d’autres choses, ne
sauraient, sur cet article, entrer en parallèle avec le mien. Il est

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mort, cependant, je le sais, et j’en sais la cause ; mais il ressuscite-
ra.

Toute ma crainte était (qu’à force de simplicité) ma marche

ne fût ennuyeuse, et que je n’eusse pu nourrir assez l’intérêt pour
le soutenir jusqu’au bout. Je fus rassuré par un fait qui seul m’a
plus flatté que tous les compliments qu’a pu m’attirer cet ouvrage.
Il parut au commencement du carnaval. Le colporteur le porta à
Mme la princesse de Talmont, un jour de bal de l’Opéra. Après
souper elle se fit habiller pour y aller, et, en attendant l’heure, elle
se mit à lire le nouveau roman. À minuit, elle ordonna qu’on mît
ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux
étaient mis ; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu’elle
s’oubliait, vinrent l’avertir qu’il était deux heures. « Rien ne
presse encore », dit-elle, en lisant toujours. Quelque temps après,
sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il
était. On lui dit qu’il était quatre heures. « Cela étant, (dit-elle), il
est trop tard pour aller au bal ; qu’on ôte mes chevaux. » Elle se
fit déshabiller, et passa le reste de la nuit à lire.

Depuis qu’on me raconta ce trait, j’ai toujours désiré de voir

Mme de Talmont, non seulement pour savoir d’elle-même s’il est
exactement vrai, mais aussi parce que j’ai toujours cru qu’on ne
pouvait prendre un intérêt si vif à l’Héloise sans avoir ce sixième
sens, ce sens moral, dont si peu de cœurs sont doués, et sans le-
quel nul ne saurait entendre le mien.

Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où

elles furent que j’avais écrit ma propre histoire, et que j’étais moi-
même le héros de ce roman. Cette croyance était si bien établie,
que Mme de Polignac écrivit à Mme de Verdelin pour la prier de
m’engager à lui laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde
était persuadé qu’on ne pouvait exprimer si vivement des senti-
ments qu’on n’aurait point éprouvés ni peindre ainsi les trans-
ports de l’amour que d’après son propre cœur. En cela l’on avait
raison, et il est certain que j’écrivis ce roman dans les plus brûlan-
tes extases : mais on se trompait en pensant qu’il avait fallu des
objets réels pour les produire ; on était loin de concevoir à quel

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point je puis m’enflammer pour des êtres imaginaires. Sans quel-
ques réminiscences de jeunesse et Mme d’Houdetot, les amours
que j’ai sentis et décrits n’auraient été qu’avec des sylphides. Je
ne voulus ni confirmer ni détruire une erreur qui m’était avanta-
geuse. On peut voir dans la préface en dialogue, que je fis impri-
mer à part, comment je laissai là-dessus le public en suspens. Les
rigoristes disent que j’aurais dû déclarer la vérité tout rondement.
Pour moi, je ne vois pas ce qui m’y pouvait obliger, et je crois qu’il
y aurait eu plus de bêtise que de franchise à cette déclaration faite
sans nécessité.

À peu près dans le même temps parut La Paix perpétuelle,

dont l’année précédente j’avais cédé le manuscrit à un certain
M. de Bastide, auteur d’un journal appelé Le Monde, dans lequel
il voulait, bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits. Il était de
la connaissance de M. Duclos, et vint en son nom me presser de
lui aider à remplir Le Monde. Il avait ouï parler de la Julie, et vou-
lait que je la misse dans son journal : il voulait que j’y misse
l’Émile ; il aurait voulu que j’y misse Le Contrat social, s’il en eût
soupçonné l’existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris
le parti de lui céder pour douze louis mon extrait de La Paix per-
pétuelle. Notre accord était qu’il s’imprimerait dans son journal,
mais, sitôt qu’il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos
de le faire imprimer à part avec quelques retranchements que le
censeur exigea. Qu’eût-ce été si j’y avais joint mon jugement sur
cet ouvrage, dont très heureusement je ne parlai point à
M. de Bastide, et qui n’entra point dans notre marché ? Ce juge-
ment est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit
le jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de
Voltaire à ce sujet m’ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la
portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se
mêlait de parler.

Au milieu de mes succès dans le public, et de la faveur des

dames, je me sentais déchoir à l’hôtel de Luxembourg, non pas
auprès de M. le Maréchal, qui semblait même redoubler chaque
jour de bontés et d’amitiés pour moi, mais auprès de Mme la Ma-
réchale. Depuis que je n’avais plus rien à lui lire, son appartement

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m’était moins ouvert, et durant les voyages de Montmorency,
quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyais plus
guère qu’à table. Ma place même n’y était même plus aussi mar-
quée à côté d’elle. Comme elle ne me l’offrait plus, qu’elle me par-
lait peu, et que je n’avais non plus grand-chose à lui dire, j’aimais
autant prendre une autre place, où j’étais plus à mon aise, surtout
le soir, car machinalement je prenais peu à peu l’habitude de me
placer plus près de M. le Maréchal.

À propos du soir, je me souviens d’avoir dit que je ne soupais

pas au château, et cela était vrai dans le commencement de la
connaissance ; mais comme M. de Luxembourg ne dînait point et
ne se mettait pas même à table, il arriva de là qu’au bout de plu-
sieurs mois, et déjà très familier dans la maison, je n’avais encore
jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d’en faire la remarque. Cela
me détermina d’y souper quelquefois, quand il y avait peu de
monde, et je m’en trouvais très bien, vu qu’on dînait presque en
l’air et, comme on dit, sur le bout du banc : au lieu que le souper
était très long, parce qu’on s’y reposait avec plaisir, au retour
d’une longue promenade ; très bon, parce que M. de Luxembourg
était gourmand, et très agréable parce que Mme de Luxembourg
en faisait les honneurs à charmer. Sans cette explication, l’on en-
tendrait difficilement la fin d’une lettre de M. de Luxembourg
(Liasse C, no 36), où il me dit qu’il se rappelle avec délices nos
promenades, surtout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs dans
la cour nous n’y trouvions point de traces de roues de carrosses ;
c’est que, comme on passait tous les matins le râteau sur le sable
de la cour pour effacer les ornières, je jugeais, par le nombre de
ses traces, du monde qui était survenu dans l’après-midi.

Cette année 1761, mit le comble aux pertes continuelles que

fit ce bon seigneur, depuis que j’avais l’honneur de le voir :
comme si les maux que me préparait la destinée eussent dû
commencer par l’homme pour qui j’avais le plus d’attachement et
qui en était le plus digne. La première année il perdit sa sœur,
Mme la duchesse de Villeroy ; la seconde, il perdit sa fille, Mme la
princesse de Robeck ; la troisième, il perdit dans le duc de Mont-
morency, son fils unique, et dans le comte de Luxembourg, son

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petit-fils, les seuls et derniers soutiens de sa branche et de son
nom. Il supporta toutes ces pertes avec un courage apparent ;
mais son cœur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa
vie, et sa santé ne fit plus que décliner. La mort imprévue et tra-
gique de son fils dut lui être d’autant plus sensible, qu’elle arriva
précisément au moment où le Roi venait de lui accorder pour son
fils, et de lui promettre pour son petit-fils la survivance de sa
charge de capitaine des gardes-du-corps. Il eut la douleur de voir
s’éteindre peu à peu ce dernier, enfant de la plus grande espé-
rance, et cela par l’aveugle confiance de la mère au médecin, qui
fit périr ce pauvre enfant d’inanition, avec des médecines pour
toute nourriture. Hélas ! si j’en eusse été cru, le grand-père et le
petit-fils seraient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point,
que n’écrivis-je point à M. le Maréchal, que de représentations ne
fis-je point à Mme de Montmorency, sur le régime plus qu’austère
que, sur la foi de son médecin, elle faisait observer à son fils !
Mme de Luxembourg, qui pensait comme moi, ne voulait point
usurper l’autorité de la mère ; M. de Luxembourg, homme doux
et faible, n’aimait point à contrarier. Mme de Montmorency avait
dans Bordeu une foi dont son fils finit par être la victime. Que ce
pauvre enfant était aise quand il pouvait obtenir la permission de
venir à Montlouis avec Mme de Boufflers, demander à goûter à
Thérèse, et mettre quelque aliment dans son estomac affamé !
Combien je déplorais en moi-même les misères de la grandeur,
quand je voyais cet unique héritier d’un si grand bien, d’un si
grand nom, de tant de titres et de dignités, dévorer avec l’avidité
d’un mendiant un pauvre petit morceau de pain ! Enfin, j’eus
beau dire et beau faire, le médecin triompha et l’enfant mourut de
faim.

La même confiance aux charlatans qui fit périr le petit-fils

creusa le tombeau du grand-père, et il s’y joignit de plus la pusil-
lanimité de vouloir se dissimuler les infirmités de l’âge.
M. de Luxembourg avait eu par intervalles quelque douleur au
gros doigt du pied ; il en eut une atteinte à Montmorency, qui lui
donna de l’insomnie et un peu de fièvre. J’osai prononcer le mot
de goutte ; Mme de Luxembourg me tança. Le valet de chambre,
chirurgien de M. le Maréchal, soutint que ce n’était pas la goutte,

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et se mit à panser la partie souffrante avec du baume tranquille.
Malheureusement la douleur se calma, et quand elle revint, on ne
manqua pas d’employer le même remède qui l’avait calmée ; la
constitution s’altéra, les maux augmentèrent, et les remèdes en
même raison. Mme de Luxembourg, qui vit bien enfin que c’était
la goutte, s’opposa à cet insensé traitement. On se cacha d’elle, et
M. de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques années,
pour avoir voulu s’obstiner à guérir. Mais n’anticipons point de si
loin sur les malheurs : combien j’en ai d’autres à narrer avant ce-
lui-là !

Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvais dire

et faire semblait fait pour déplaire à Mme de Luxembourg, lors
même que j’avais le plus à cœur de conserver sa bienveillance. Les
afflictions que M. de Luxembourg éprouvait coup sur coup ne
faisaient que m’attacher à lui davantage, et par conséquent à
Mme de Luxembourg : car ils m’ont toujours paru si sincèrement
unis, que les sentiments qu’on avait pour l’un s’étendaient néces-
sairement à l’autre. M. le Maréchal vieillissait. Son assiduité à la
cour, les soins qu’elle entraînait, les chasses continuelles, la fati-
gue surtout du service durant son quartier, auraient demandé la
vigueur d’un jeune homme, et je ne voyais plus rien qui put sou-
tenir la sienne dans cette carrière. Puisque ses dignités devaient
être dispersées, et son nom éteint après lui peu lui importait de
continuer une vie laborieuse, dont l’objet principal avait été de
ménager la faveur du prince à ses enfants. Un jour que nous
n’étions que nous trois, et qu’il se plaignait des fatigues de la cour
en homme que ses pertes avaient découragé, j’osai parler de re-
traite, et lui donner le conseil que Cinéas donnait à Pyrrhus ; il
soupira, et ne répondit pas décisivement. Mais au premier mo-
ment où Mme de Luxembourg me vit en particulier, elle me re-
lança vivement sur ce conseil, qui me parut l’avoir alarmée. Elle
ajouta une chose dont je sentis la justesse, et qui me fit renoncer à
retoucher jamais la même corde : c’est que la longue habitude de
vivre à la cour devenait un vrai besoin, que c’était même en ce
moment une dissipation pour M. de Luxembourg et que la re-
traite que je lui conseillais serait moins un repos pour lui qu’un
exil, où l’oisiveté, l’ennui, la tristesse achèveraient bientôt de le

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consumer. Quoiqu’elle dût voir qu’elle m’avait persuadé, quoi-
qu’elle dût compter sur la promesse que je lui fis et que je lui tins,
elle ne parut jamais bien tranquillisée à cet égard, et je me suis
rappelé que depuis lors mes tête-à-tête avec M. le Maréchal
avaient été plus rares et presque toujours interrompus.

Tandis que ma balourdise et mon guignon me nuisaient ainsi

de concert auprès d’elle, les gens qu’elle voyait et qu’elle aimait le
plus ne m’y servaient pas. L’abbé de Boufflers surtout, jeune
homme aussi brillant qu’il soit possible de l’être, ne me parut ja-
mais bien disposé pour moi, et, non seulement il est le seul de la
société de Mme la Maréchale qui ne m’ait jamais marqué la
moindre attention, mais j’ai cru m’apercevoir qu’à tous les voya-
ges qu’il fit à Montmorency je perdais quelque chose auprès
d’elle, et il est vrai que, sans même qu’il le voulût, c’était assez de
sa seule présence : tant la grâce et le sel de ses gentillesses appe-
santissaient encore mes lourds spropositi. Les deux premières
années, il n’était presque pas venu à Montmorency, et, par
l’indulgence de Mme la Maréchale, je m’étais passablement sou-
tenu : mais sitôt qu’il parut un peu de suite, je fus écrasé sans re-
tour. J’aurais voulu me réfugier sous son aile, et faire en sorte
qu’il me prît en amitié ; mais la même maussaderie qui me faisait
un besoin de lui plaire m’empêcha d’y réussir, et ce que je fis pour
cela maladroitement acheva de me perdre auprès de Mme la Ma-
réchale, sans m’être utile auprès de lui. Avec autant d’esprit, il eût
pu réussir à tout ; mais l’impossibilité de s’appliquer et le goût de
la dissipation ne lui ont permis d’acquérir que des demi-talents
en tout genre. En revanche, il en a beaucoup, et c’est tout ce qu’il
faut dans le grand monde où il veut briller. Il fait très bien de pe-
tits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du
cistre et barbouillant un peu de peinture au pastel. Il s’avisa de
vouloir faire le portrait de Mme de Luxembourg : ce portrait était
horrible. Elle prétendait qu’il ne lui ressemblait point du tout, et
cela était vrai. Le traître d’abbé me consulta, et, moi, comme un
sot et comme un menteur, je dis que le portrait ressemblait. Je
voulais cajoler l’abbé ; mais je ne cajolais pas Mme la Maréchale,
qui mit ce trait sur ses registres, et l’abbé, ayant fait son coup, se

– 560 –

moqua de moi. J’appris, par ce succès de mon tardif coup d’essai,
à ne plus me mêler de vouloir flagorner et flatter malgré Minerve.

Mon talent était de dire aux hommes des vérités utiles, mais

dures, avec assez d’énergie et de courage ; il fallait m’y tenir. Je
n’étais point né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La
maladresse des louanges que j’ai voulu donner m’a fait plus de
mal que l’âpreté de mes censures. J’en ai à citer ici un exemple si
terrible, que ses suites ont non seulement fait ma destinée pour le
reste de ma vie, mais décideront peut-être de ma réputation dans
toute la postérité.

Durant les voyages de Montmorency, M. de Choiseul venait

quelquefois souper au château. Il y vint un jour que j’en sortais.
On parla de moi. M. de Luxembourg lui conta mon histoire de
Venise avec M. de Montaigu. M. de Choiseul dit que c’était dom-
mage que j’eusse abandonné cette carrière, et que si j’y voulais
rentrer il ne demandait pas mieux que de m’occuper.
M. de Luxembourg me redit cela ; j’y fus d’autant plus sensible,
que je n’avais pas accoutumé d’être gâté par les ministres, et il
n’est pas sûr que, malgré mes résolutions, si ma santé m’eût per-
mis d’y songer, j’eusse évité d’en faire de nouveau la folie.
L’ambition n’eut jamais chez moi que les courts intervalles où
toute autre passion me laissait libre, mais un de ces intervalles
eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention de
M. de Choiseul, m’affectionnant à lui, accrut l’estime que, sur
quelques opérations de son ministère, j’avais conçue pour ses ta-
lents, et le Pacte de famille, en particulier, me parut annoncer un
homme d’État du premier ordre. Il gagnait encore dans mon es-
prit au peu de cas que je faisais de ses prédécesseurs, sans excep-
ter Mme de Pompadour, que je regardais comme une façon de
premier ministre, et quand le bruit courut que, d’elle ou de lui,
l’un des deux expulserait l’autre, je crus faire des vœux pour la
gloire de la France en en faisant pour que M. de Choiseul triom-
phât. Je m’étais senti de tout temps pour Mme de Pompadour de
l’antipathie, même quand, avant sa fortune, je l’avais vue chez
Mme de la Poplinière, portant encore le nom de Mme d’Étioles.
Depuis lors, j’avais été mécontent de son silence au sujet de Dide-

– 561 –

rot, et de tous ses procédés par rapport à moi, tant au sujet des
Fêtes de Ramire et des Muses galantes, qu’au sujet du Devin du
village, qui ne m’avait valu, dans aucun genre de produit, des
avantages proportionnés à ses succès, et, dans toutes les occa-
sions, je l’avais toujours trouvée très peu disposée à m’obliger, ce
qui n’empêcha pas le chevalier de Lorenzy de me proposer de
faire quelque chose à la louange de cette dame, en m’insinuant
que cela pourrait m’être utile. Cette proposition m’indigna
d’autant plus, que je vis bien qu’il ne la faisait pas de son chef ;
sachant que cet homme, nul par lui-même, ne pense et n’agit que
par l’impulsion d’autrui. Je sais trop peu me contraindre pour
avoir pu lui cacher mon dédain pour sa proposition, ni à personne
mon peu de penchant pour la favorite ; elle le connaissait, j’en
étais sûr et tout cela mêlait mon intérêt propre a mon inclination
naturelle, dans les vœux que je faisais pour M. de Choiseul. Pré-
venu d’estime pour ses talents, qui étaient tout ce que je connais-
sais de lui, plein de reconnaissance pour sa bonne volonté, igno-
rant d’ailleurs totalement dans ma retraite ses goûts et sa manière
de vivre, je le regardais d’avance comme le vengeur du public et le
mien, et mettant alors la dernière main au Contrat social, j’y
marquai, dans un seul trait, ce que je pensais des précédents mi-
nistères, et de celui qui commençait à les éclipser. Je manquai,
dans cette occasion, à ma plus constante maxime, et de plus, je ne
songeai pas que, quand on veut louer et blâmer fortement dans
un même article, sans nommer les gens, il faut tellement appro-
prier la louange à ceux qu’elle regarde, que le plus ombrageux
amour-propre ne puisse y trouver de quiproquo. J’étais là-dessus
dans une si folle sécurité qu’il ne me vint pas même à l’esprit que
quelqu’un pût prendre le change. On verra bientôt si j’eus raison.

Une de mes chances était d’avoir toujours dans mes liaisons

des femmes auteurs. Je croyais au moins, parmi les grands, éviter
cette chance. Point du tout : elle m’y suivit encore.
Mme de Luxembourg ne fut pourtant jamais, que je sache, at-
teinte de cette manie ; mais Mme la comtesse de Boufflers le fut.
Elle fit une tragédie en prose, qui fut d’abord lue, promenée, et
prônée dans la société de M. le prince de Conti, et sur laquelle,
non contente de tant d’éloges, elle voulut aussi me consulter pour

– 562 –

avoir le mien. Elle l’eut, mais modéré, tel que le méritait
l’ouvrage. Elle eut, de plus, l’avertissement, que je crus lui devoir,
que sa pièce intitulée L’Esclave généreux, avait un très grand
rapport à une pièce anglaise assez peu connue, mais pourtant tra-
duite, intitulée Oroonoko. Mme de Boufflers remercia de l’avis,
en m’assurant toutefois que sa pièce ne ressemblait point du tout
à l’autre. Je n’ai jamais parlé de ce plagiat à personne au monde
qu’à elle seule, et cela pour remplir un devoir qu’elle m’avait im-
posé ; cela ne m’a pas empêché de me rappeler souvent depuis
lors le sort de celui que remplit Gil Blas près de l’Évêque prédica-
teur.

Outre l’abbé de Boufflers, qui ne m’aimait pas, outre

Mme de Boufflers, auprès de laquelle j’avais des torts que jamais
les femmes ni les auteurs ne pardonnent, tous les autres amis de
Mme la Maréchale m’ont toujours paru peu disposés à être des
miens, entre autres M. le président Hénault, lequel, enrôlé parmi
les auteurs, n’était pas exempt de leurs défauts ; entre autres aus-
si Mme du Deffand et Mlle de Lespinasse, toutes deux en grande
liaison avec Voltaire, et intimes amies de d’Alembert, avec lequel
la dernière a même fini par vivre, s’entend en tout bien et en tout
honneur, et cela ne peut même s’entendre autrement. J’avais
d’abord commencé par m’intéresser fort à Mme du Deffand, que
la perte de ses yeux faisait aux miens un objet de commisération ;
mais sa manière de vivre, si contraire à la mienne, que l’heure du
lever de l’un était presque celle du coucher de l’autre ; sa passion
sans bornes pour le petit bel esprit, l’importance qu’elle donnait,
soit en bien, soit en mal, aux moindres torche-culs qui parais-
saient ; le despotisme et l’emportement de ses oracles, son en-
gouement outré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permet-
tait de parler de rien qu’avec des convulsions ; ses préjugés incre-
vables, son invincible obstination, l’enthousiasme de déraison où
la portait l’opiniâtreté de ses jugements passionnés ; tout cela me
rebuta bientôt des soins que je voulais lui rendre ; je la négligeai ;
elle s’en aperçut : c’en fut assez pour la mettre en fureur, et quoi-
que je sentisse assez combien une femme de ce caractère pouvait
être à craindre, j’aimai mieux encore m’exposer au fléau de sa
haine qu’à celui de son amitié.

– 563 – Ce n’était pas assez d’avoir si peu d’amis dans la société de

Mme de Luxembourg, si je n’avais des ennemis dans sa famille.
Je n’en eus qu’un, mais qui, par la position où je me trouve au-
jourd’hui, en vaut cent. Ce n’était assurément pas M. le duc de
Villeroy, son frère ; car non seulement il m’était venu voir, mais il
m’avait invité plusieurs fois d’aller à Villeroy, et comme j’avais
répondu à cette invitation avec autant de respect et d’honnêteté
qu’il m’avait été possible, partant de cette réponse vague comme
d’un consentement, il avait arrangé avec M. et
Mme de Luxembourg un voyage d’une quinzaine de jours dont je
devais être, et qui me fut proposé. Comme les soins qu’exigeait
ma santé ne me permettaient pas alors de me déplacer sans ris-
que, je priai M. de Luxembourg de vouloir bien me dégager. On
peut voir par sa réponse (Liasse D, no 3) que cela se fit de la meil-
leure grâce du monde, et M. le duc de Villeroy ne m’en témoigna
pas moins de bonté qu’auparavant. Son neveu et son héritier, le
jeune marquis de Villeroy, ne participa pas à la bienveillance dont
m’honorait son oncle, ni aussi, je l’avoue, au respect que j’avais
pour lui. Ses airs éventés me le rendirent insupportable, et mon
air froid m’attira son aversion. Il fit même un soir à table une in-
cartade dont je me tirai mal, parce que je suis bête, sans aucune
présence d’esprit, et que la colère, au lieu d’aiguiser le peu que
j’en ai, me l’ôte. J’avais un chien qu’on m’avait donné tout jeune,
presque à mon arrivée à l’Hermitage, et que j’avais alors appelé
Duc. Ce chien, non beau, mais rare en son espèce, duquel j’avais
fait mon compagnon, mon ami, et qui certainement méritait
mieux ce titre que la plupart de ceux qui l’ont pris, était devenu
célèbre au château de Montmorency, par son naturel aimant, sen-
sible, et par l’attachement que nous avions l’un pour l’autre ; mais
par une pusillanimité fort sotte, j’avais changé son nom en celui
de Turc, comme s’il n’y avait pas des multitudes de chiens qui
s’appellent Marquis, sans qu’aucun marquis s’en fâche. Le mar-
quis de Villeroy, qui sut ce changement de nom, me poussa telle-
ment là-dessus, que je fus obligé de conter en pleine table ce que
j’avais fait. Ce qu’il y avait d’offensant pour le nom de duc, dans
cette histoire, n’était pas tant de le lui avoir donné que de le lui
avoir ôté. Le pis fut qu’il y avait là plusieurs ducs ;

– 564 –

M. de Luxembourg l’était, son fils l’était. Le marquis de Villeroy,
fait pour le devenir, et qui l’est aujourd’hui, jouit avec une cruelle
joie de l’embarras où il m’avait mis, et de l’effet qu’avait produit
cet embarras. On m’assura le lendemain que sa tante l’avait très
vivement tancé là-dessus, et l’on peut juger si cette réprimande,
en la supposant réelle, a dû beaucoup raccommoder mes affaires
auprès de lui.

Je n’avais pour appui contre tout cela, tant à l’hôtel de

Luxembourg qu’au Temple, que le seul chevalier de Lorenzy, qui
fit profession d’être mon ami ; mais il l’était encore plus de
d’Alembert, à l’ombre duquel il passait chez les femmes pour un
grand géomètre. Il était d’ailleurs le sigisbée, ou plutôt le com-
plaisant de Mme la comtesse de Boufflers, très amie elle-même de
d’Alembert, et le chevalier de Lorenzy n’avait d’existence et ne
pensait que par elle. Ainsi, loin que j’eusse au-dehors quelque
contrepoids à mon ineptie pour me soutenir auprès de
Mme de Luxembourg, tout ce qui l’approchait semblait concourir
à me nuire dans son esprit. Cependant, outre l’Émile dont elle
avait voulu se charger, elle me donna dans le même temps une
autre marque d’intérêt et de bienveillance, qui me fit croire que,
même en s’ennuyant de moi, elle me conservait et me conserve-
rait toujours l’amitié qu’elle m’avait tant de fois promise pour
toute la vie.

Sitôt que j’avais cru pouvoir compter sur ce sentiment de sa

part, j’avais commencé par soulager mon cœur auprès d’elle de
l’aveu de toutes mes fautes ; ayant pour maxime inviolable, avec
mes amis, de me montrer à leurs yeux exactement tel que je suis,
ni meilleur, ni pire. Je lui avais déclaré mes liaisons avec Thérèse,
et tout ce qui en avait résulté, sans omettre de quelle façon j’avais
disposé de mes enfants. Elle avait reçu mes confessions très bien,
trop bien même, en m’épargnant les censures que je méritais, et,
ce qui m’émut surtout vivement, fut de voir les bontés qu’elle
prodiguait à Thérèse, lui faisant de petits cadeaux, l’envoyant
chercher, l’exhortant à l’aller voir, la recevant avec cent caresses,
et l’embrassant très souvent devant tout le monde. Cette pauvre
fille était dans des transports de joie et de reconnaissance

– 565 –

qu’assurément je partageais bien ; les amitiés dont M. et
Mme de Luxembourg me comblaient en elle me touchant bien
plus vivement encore que celles qu’ils me faisaient directement.

Pendant assez longtemps les choses en restèrent là ; mais en-

fin Mme la Maréchale poussa la bonté jusqu’à vouloir retirer un
de mes enfants. Elle savait que j’avais fait mettre un chiffre dans
les langes de l’aîné ; elle me demanda le double de ce chiffre, je le
lui donnai. Elle employa pour cette recherche La Roche, son valet
de chambre et son homme de confiance, qui fit de vaines perqui-
sitions, et ne trouva rien, quoique au bout de douze ou quatorze
ans seulement, si les registres des Enfants-Trouvés étaient bien
en ordre, ou que la recherche eût été bien faite, ce chiffre n’eût
pas dû être introuvable. Quoi qu’il en soit, je fus moins fâché de
ce mauvais succès que je ne l’aurais été si j’avais suivi cet enfant
dès sa naissance. Si à l’aide du renseignement on m’eût présenté
quelque enfant pour le mien, le doute si ce l’était bien en effet, si
on ne lui en substituait point un autre, m’eût resserré le cœur par
l’incertitude, et je n’aurais point goûté dans tout son charme le
vrai sentiment de la nature : il a besoin, pour se soutenir, au
moins durant l’enfance, d’être appuyé sur l’habitude. Le long
éloignement d’un enfant qu’on ne connaît pas encore affaiblit,
anéantit enfin les sentiments paternels et maternels, et jamais on
n’aimera celui qu’on a mis en nourrice comme celui qu’on a nour-
ri sous ses yeux. La réflexion que je fais ici peut exténuer mes
torts dans leurs effets, mais c’est en les aggravant dans leur
source.

Il n’est peut-être pas inutile de remarquer que, par

l’entremise de Thérèse, ce même La Roche fit connaissance avec
Mme Le Vasseur, que Grimm continuait de tenir à Deuil, à la
porte de la Chevrette, et tout près de Montmorency. Quand je fus
parti, ce fut par M. La Roche que je continuai de faire remettre à
cette femme l’argent que je n’ai point cessé de lui envoyer, et je
crois qu’il lui portait aussi souvent des présents de la part de
Mme la Maréchale ; ainsi elle n’était sûrement pas à plaindre,
quoiqu’elle se plaignît toujours. À l’égard de Grimm, comme je
n’aime point à parler des gens que je dois haïr, je n’en parlais ja-

– 566 –

mais à Mme de Luxembourg que malgré moi : mais elle me mit
plusieurs fois sur son chapitre, sans me dire ce qu’elle en pensait,
et sans me laisser pénétrer jamais si cet homme était de sa
connaissance ou non. Comme la réserve avec les gens qu’on aime,
et qui n’en ont point avec nous, n’est pas de mon goût, surtout en
ce qui les regarde, j’ai depuis lors pensé quelquefois à celle-là ;
mais seulement quand d’autres événements ont rendu cette ré-
flexion naturelle.

Après avoir demeuré longtemps sans entendre parler de

l’Émile, depuis que je l’avais remis à Mme de Luxembourg,
j’appris enfin que le marché en était conclu à Paris avec le libraire
Duchesne, et par celui-ci avec le libraire Néaulme d’Amsterdam.
Mme de Luxembourg m’envoya les deux doubles de mon traité
avec Duchesne pour les signer. Je reconnus l’écriture pour être de
la même main dont était celle des lettres de M. de Malesherbes
qu’il ne m’écrivait pas de sa propre main. Cette certitude que mon
traité se faisait de l’aveu et sous les yeux du magistrat me le fit
signer avec confiance. Duchesne me donnait de ce manuscrit six
mille francs, la moitié comptant, et, je crois, cent ou deux cents
exemplaires. Après avoir signé les deux doubles, je les renvoyai
tous deux à Mme de Luxembourg, qui l’avait ainsi désiré : elle en
donna un à Duchesne ; elle garda l’autre, au lieu de me le ren-
voyer et je ne l’ai jamais revu.

La connaissance de M. et Mme de Luxembourg, en faisant

quelque diversion à mon projet de retraite, ne m’y avait pas fait
renoncer. Même au temps de ma plus grande faveur auprès de la
Maréchale, j’avais toujours senti qu’il n’y avait que mon sincère
attachement pour M. le Maréchal et pour elle qui pût me rendre
leurs entours supportables, et tout mon embarras était de conci-
lier ce même attachement avec un genre de vie plus conforme à
mon goût et moins contraire à ma santé, que cette gêne et ces
soupers tenaient dans une altération continuelle, malgré tous les
soins qu’on apportait à ne pas m’exposer à la déranger ; car sur ce
point, comme sur tout autre, les attentions furent poussées aussi
loin qu’il était possible, et, par exemple, tous les soirs après sou-
per, M. le Maréchal, qui s’allait coucher de bonne heure, ne man-

– 567 –

quait jamais de m’emmener, bon gré mal gré, pour m’aller cou-
cher aussi. Ce ne fut que quelque temps avant ma catastrophe
qu’il cessa, je ne sais pourquoi, d’avoir cette attention.

Avant même d’apercevoir le refroidissement de Mme la Ma-

réchale, je désirais, pour ne m’y pas exposer, d’exécuter mon an-
cien projet ; mais les moyens me manquant pour cela, je fus obli-
gé d’attendre la conclusion du traité de l’Émile, et, en attendant,
je mis la dernière main au Contrat social, et l’envoyai à Rey,
fixant le prix de ce manuscrit à mille francs, qu’il me donna. Je ne
dois peut-être pas omettre un petit fait qui regarde ledit manus-
crit. Je le remis bien cacheté à Duvoisin, ministre du pays de
Vaud, et chapelain de l’hôtel de Hollande, qui me venait voir
quelquefois, et qui se chargea de l’envoyer à Rey, avec lequel il
était en liaison. Ce manuscrit, écrit en menu caractère, était fort
petit, et ne remplissait pas sa poche. Cependant, en passant la
barrière, son paquet tomba, je ne sais comment, entre les mains
des commis, qui l’ouvrirent, l’examinèrent, et le rendirent en-
suite, quand il l’eut réclamé au nom de l’Ambassadeur ; ce qui le
mit à portée de le lire lui-même, comme il me marqua naïvement
avoir fait, avec force éloges de l’ouvrage, et pas un mot de critique
ni de censure, se réservant sans doute d’être le vengeur du chris-
tianisme lorsque l’ouvrage aurait paru. Il recacheta le manuscrit,
et l’envoya à Rey. Tel fut en substance le narré qu’il me fit dans la
lettre où il me rendit compte de cette affaire, et c’est tout ce que
j’en ai su.

Outre ces deux livres et mon Dictionnaire de Musique, auquel

je travaillais toujours de temps en temps, j’avais quelques autres
écrits de moindre importance, tous en état de paraître, et que je
me proposais de donner encore, soit séparément, soit avec mon
recueil général si je l’entreprenais jamais. Le principal de ces
écrits, dont la plupart sont encore en manuscrit dans les mains de
du Peyrou, était un Essai sur l’origine des langues, que je fis lire à
M. de Malesherbes et au chevalier de Lorenzy, qui m’en dit du
bien. Je comptais que toutes ces productions rassemblées me
vaudraient au moins, tous frais faits, un capital de huit à dix mille
francs, que je voulais placer en rente viagère, tant sur ma tête que

– 568 –

sur celle de Thérèse ; après quoi nous irions, comme je l’ai dit,
vivre ensemble au fond de quelque province, sans plus occuper le
public de moi, et sans plus m’occuper moi-même d’autre chose
que d’achever paisiblement ma carrière en continuant de faire
autour de moi tout le bien qu’il m’était possible, et d’écrire à loisir
les mémoires que je méditais.

Tel était mon projet, dont une générosité de Rey, que je ne

dois pas taire, vint faciliter encore l’exécution. Ce libraire, dont on
me disait tant de mal à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui
j’ai eu affaire, le seul dont j’aie eu toujours à me louer. Nous
étions, à la vérité, souvent en querelle sur l’exécution de mes ou-
vrages ; il était étourdi, j’étais emporté. Mais en matière d’intérêt
et de procédés qui s’y rapportent, quoique je n’aie jamais fait avec
lui de traité en forme, je l’ai toujours trouvé plein d’exactitude et
de probité. Il est même aussi le seul qui m’ait avoué franchement
qu’il faisait bien ses affaires avec moi, et souvent il m’a dit qu’il
me devait sa fortune, en offrant de m’en faire part. Ne pouvant
exercer directement avec moi sa gratitude, il voulut me la témoi-
gner au moins dans ma gouvernante, à laquelle il fit une pension
viagère de trois cents francs, exprimant dans l’acte que c’était en
reconnaissance des avantages que je lui avais procurés. Il fit cela
de lui à moi, sans ostentation, sans rétention, sans bruit, et, si je
n’en avais parlé le premier à tout le monde, personne n’en aurait
rien su. Je fus si touché de ce procédé, que depuis lors je me suis
attaché à Rey d’une amitié véritable. Quelque temps après il me
désira pour parrain d’un de ses enfants ; j’y consentis, et l’un de
mes regrets dans la situation où l’on m’a réduit est qu’on m’ait ôté
tout moyen de rendre désormais mon attachement utile à ma fil-
leule et à ses parents. Pourquoi, si sensible à la modeste générosi-
té de ce libraire, le suis-je si peu aux bruyants empressements de
tant de gens haut huppés, qui remplissent pompeusement
l’univers du bien qu’ils disent m’avoir voulu faire, et dont je n’ai
jamais rien senti ? Est-ce leur faute, est-ce la mienne ? Ne sont-ils
que vains, ne suis-je qu’ingrat ? Lecteur sensé, pesez, décidez ;
pour moi, je me tais.

– 569 – Cette pension fut une grande ressource pour l’entretien de

Thérèse, et un grand soulagement pour moi. Mais au reste j’étais
bien éloigné d’en tirer un profit direct pour moi-même, non plus
que de tous les cadeaux qu’on lui faisait. Elle a toujours disposé
de tout elle-même. Quand je gardais son argent, je lui en tenais
un fidèle compte, sans jamais en mettre un liard à notre com-
mune dépense, même quand elle était plus riche que moi. Ce qui
est à moi est à nous, lui disais-je, et ce qui est à toi est à toi. Je
n’ai jamais cessé de me conduire avec elle selon cette maxime,
que je lui ai souvent répétée. Ceux qui ont eu la bassesse de
m’accuser de recevoir par ses mains ce que je refusais dans les
miennes jugeaient sans doute de mon cœur par les leurs, et me
connaissaient bien mal. Je mangerais volontiers avec elle le pain
qu’elle aurait gagné, jamais celui qu’elle aurait reçu. J’en appelle
sur ce point à son témoignage, et dès à présent, et lorsque, selon
le cours de nature, elle m’aura survécu. Malheureusement elle est
peu entendue en économie à tous égards, peu soigneuse et fort
dépensière, non par vanité ni par gourmandise, mais par négli-
gence uniquement. Nul n’est parfait ici-bas, et, puisqu’il faut que
ses excellentes qualités soient rachetées, j’aime mieux qu’elle ait
des défauts que des vices, quoique ces défauts nous fassent peut-
être encore plus de mal à tous deux. Les soins que j’ai pris pour
elle, comme jadis pour Maman, de lui accumuler quelque avance
qui pût un jour lui servir de ressource, sont inimaginables : mais
ce furent toujours des soins perdus. Jamais elles n’ont compté ni
l’une ni l’autre avec elles-mêmes, et, malgré tous mes efforts, tout
est toujours parti à mesure qu’il est venu. Quelque simplement
que Thérèse se mette, jamais la pension de Rey ne lui a suffi pour
se nipper, que je n’y aie encore suppléé du mien chaque année.
Nous ne sommes pas faits, elle ni moi, pour être jamais riches, et
je ne compte assurément pas cela parmi nos malheurs.

Le Contrat social s’imprimait assez rapidement. Il n’en était

pas de même de l’Émile, dont j’attendais la publication pour exé-
cuter la retraite que je méditais. Duchesne m’envoyait de temps à
autre des modèles d’impression pour choisir ; quand j’avais choi-
si, au lieu de commencer, il m’en envoyait encore d’autres. Quand
enfin nous fûmes bien déterminée sur le format, sur le caractère,

– 570 –

et qu’il avait déjà plusieurs feuilles d’imprimées, sur quelque lé-
ger changement que je fis sur une épreuve, il recommença tout, et
au bout de six mois nous nous trouvâmes moins avancés que le
premier jour. Durant tous ces essais, je vis bien que l’ouvrage
s’imprimait en France, ainsi qu’en Hollande, et qu’il s’en faisait à
la fois deux éditions. Que pouvais-je faire ? Je n’étais plus maître
de mon manuscrit. Loin d’avoir trempé dans l’édition de France,
je m’y étais toujours opposé ; mais enfin, puisque cette édition se
faisait bon gré malgré moi, et puisqu’elle servait de modèle à
l’autre, il fallait bien y jeter les yeux et voir les épreuves, pour ne
pas laisser estropier et défigurer mon livre. D’ailleurs l’ouvrage
s’imprimait tellement de l’aveu du magistrat, que c’était lui qui
dirigeait en quelque sorte l’entreprise, qu’il m’écrivait très sou-
vent, et qu’il me vint voir même à ce sujet, dans une occasion
dont je vais parler à l’instant.

Tandis que Duchesne avançait à pas de tortue, Néaulme, qu’il

retenait, avançait encore plus lentement. On ne lui envoyait pas
fidèlement les feuilles à mesure qu’elles s’imprimaient. Il crut
percevoir de la mauvaise foi dans la manœuvre de Duchesne,
c’est-à-dire de Guy, qui faisait pour lui, et, voyant qu’on
n’exécutait pas le traité, il m’écrivit lettres sur lettres pleines de
doléances et de griefs, auxquels je pouvais encore moins remédier
qu’à ceux que j’avais pour mon compte. Son ami Guérin, qui me
voyait alors fort souvent, me parlait incessamment de ce livre,
mais toujours avec la plus grande réserve. Il savait et ne savait
pas qu’on l’imprimait en France ; il savait et ne savait pas que le
magistrat s’en mêlât : en me plaignant des embarras qu’allait me
donner ce livre, il semblait m’accuser d’imprudence, sans vouloir
jamais dire en quoi elle consistait ; il biaisait et tergiversait sans
cesse ; il semblait ne parler que pour me faire parler. Ma sécurité,
pour lors, était si complète, que je riais du ton circonspect et mys-
térieux qu’il mettait à cette affaire, comme d’un tic contracté chez
les ministres et les magistrats, dont il fréquentait assez les bu-
reaux.

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