persuadé qu’il avait non seulement l’agrément et la protection du
magistrat, mais même qu’il méritait et qu’il avait de même la fa-
veur du ministère, je me félicitais de mon courage à bien faire, et
je riais de mes pusillanimes amis, qui paraissaient s’inquiéter
pour moi. Duclos fut de ce nombre, et j’avoue que ma confiance
en sa droiture et en ses lumières eût pu m’alarmer à son exemple,
si j’en avais eu moins dans l’utilité de l’ouvrage et dans la probité
de ses patrons. Il me vint voir de chez M. Baille, tandis que
l’Émile était sous presse ; il m’en parla : je lui lus la Profession de
foi du Vicaire savoyard. Il l’écouta très paisiblement, et, ce me
sembla, avec grand plaisir. Il me dit quand j’eus fini : « Quoi, Ci-
toyen ? cela fait partie d’un livre qu’on imprime à Paris ? – Oui,
lui dis-je, et l’on devrait l’imprimer au Louvre, par ordre du Roi. –
J’en conviens, me dit-il ; mais faites-moi le plaisir de ne dire à
personne que vous m’ayez lu ce morceau. » Cette frappante ma-
nière de s’exprimer me surprit sans m’effrayer. Je savais que Du-
clos voyait beaucoup M. de Malesherbes. J’eus peine à concevoir
comment il pensait si différemment que lui sur le même objet.
avoir eu un seul jour de bonne santé. Quoique l’air y soit excel-
lent, les eaux y sont mauvaises, et cela peut très bien être une des
causes qui contribuaient à empirer mes maux habituels. Sur la fin
de l’automne 1761, je tombai tout à fait malade, et je passai l’hiver
entier dans des souffrances presque sans relâche. Le mal physi-
que, augmenté par mille inquiétudes, me les rendit aussi plus
sensibles. Depuis quelque temps, de sourds et tristes pressenti-
ments me troublaient, sans que je susse à propos de quoi. Je re-
cevais des lettres anonymes assez singulières, et même des lettres
signées qui ne l’étaient guère moins. J’en reçus une d’un conseil-
ler au Parlement de Paris, qui, mécontent de la présente constitu-
tion des choses, et n’augurant pas bien des suites, me consultait
sur le choix d’un asile, à Genève ou en Suisse, pour s’y retirer avec
sa famille. J’en reçus une de M. de… président à Mortier au Par-
lement de…, lequel me proposait de rédiger pour ce Parlement,
qui pour lors était mal avec la cour, des mémoires et remontran-
ces, offrant de me fournir tous les documents et matériaux dont
j’aurais besoin pour cela. Quand je souffre, je suis sujet à
l’humeur. J’en avais en recevant ces lettres, j’en mis dans les ré-
ponses que j’y fis, refusant tout à plat ce qu’on me demandait : ce
refus n’est assurément pas ce que je me reproche, puisque ces
lettres pouvaient être des pièges de mes ennemis, et ce qu’on me
demandait était contraire à des principes dont je voulais moins
me départir que jamais. Mais, pouvant refuser avec aménité, je
refusai avec dureté, et voilà en quoi j’eus tort.
de parler. Celle du Conseiller ne me surprit pas absolument, parce
que je pensais comme lui, et comme beaucoup d’autres, que la
constitution déclinante menaçait la France d’un prochain déla-
brement. Les désastres d’une guerre malheureuse, qui tous ve-
naient de la faute du Gouvernement ; l’incroyable désordre des
finances, les tiraillements continuels de l’administration, parta-
gée jusqu’alors entre deux ou trois ministres, en guerre ouverte
l’un avec l’autre, et qui, pour se nuire mutuellement, abîmaient, le
royaume ; le mécontentement général du peuple et de tous les
ordres de l’État ; l’entêtement d’une femme obstinée qui, sacri-
fiant toujours à ses goûts ses lumières, si tant est qu’elle en eût,
écartait presque toujours des emplois les plus capables pour pla-
cer ceux qui lui plaisaient le plus : tout concourait à justifier la
prévoyance du Conseiller, et celle du public et la mienne. Cette
prévoyance me mit même plusieurs fois en balance si je ne cher-
cherais pas moi-même un asile hors du royaume, avant les trou-
bles qui semblaient le menacer ; mais, rassuré par ma petitesse et
par mon humeur paisible, je crus que, dans la solitude où je vou-
lais vivre, nul orage ne pouvait pénétrer jusqu’à moi ; fâché seu-
lement que, dans cet état de choses, M. de Luxembourg se prêtât
à des commissions qui devaient le faire moins bien vouloir dans
son gouvernement, j’aurais voulu qu’il s’y ménageât, à tout évé-
nement, une retraite s’il arrivait que la grande machine vînt à
crouler, comme cela paraissait à craindre dans l’état actuel des
choses, et il me paraît encore à présent indubitable que si toutes
les rênes du gouvernement ne fussent enfin tombées dans une
seule main, la Monarchie française serait maintenant aux abois.
lentissait, et fut enfin tout à fait suspendue, sans que je pusse en
– 573 –apprendre la raison, sans que Guy daignât plus m’écrire ni me
répondre, sans que je pusse avoir des nouvelles de personne, ni
rien savoir à ce qui se passait, M. de Malesherbes étant pour lors
à la campagne. Jamais un malheur, quel qu’il soit, ne me trouble
et ne m’abat, pourvu que je sache en quoi il consiste ; mais mon
penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres : je redoute et je
hais leur air noir ; le mystère m’inquiète toujours ; il est par trop
antipathique avec mon naturel ouvert jusqu’à l’imprudence.
L’aspect du monstre le plus hideux m’effrayerait peu, ce me sem-
ble ; mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc,
j’aurai peur. Voilà donc mon imagination, qu’allumait ce long si-
lence, occupée à me tracer des fantômes. Plus j’avais à cœur la
publication de mon dernier et meilleur ouvrage, plus je me tour-
mentais à chercher ce qui pouvait l’accrocher, et toujours portant
tout à l’extrême dans la suspension de l’impression du livre, j’en
croyais voir la suppression. Cependant, n’en pouvant imaginer ni
la cause ni la manière, je restais dans l’incertitude du monde la
plus cruelle. J’écrivais lettres sur lettres à Guy, à
M. de Malesherbes, à Mme de Luxembourg, et les réponses ne
venant point, ou ne venant pas quand je les attendais, je me trou-
blais entièrement, je délirais.
Griffet, jésuite, avait parlé de l’Émile, et en avait rapporté des
passages. À l’instant mon imagination part comme un éclair, et
me dévoile tout le mystère d’iniquité : j’en vis la marche aussi
clairement, aussi sûrement que si elle m’eût été révélée. Je me
figurai que les jésuites, furieux du ton méprisant sur lequel j’avais
parlé des collèges, s’étaient emparés de mon ouvrage ; que
c’étaient eux qui en accrochaient l’édition ; qu’instruits par Gué-
rin, leur ami, de mon état présent, et prévoyant ma mort pro-
chaine, dont je ne doutais pas, ils voulaient retarder l’impression
jusqu’alors, dans le dessein de tronquer, d’altérer mon ouvrage, et
de me prêter, pour remplir leurs vues, des sentiments différents
des miens. Il est étonnant quelle foule de faits et de circonstances
vint dans mon esprit se calquer sur cette folie et lui donner un air
de vraisemblance, que dis-je ! m’y montrer l’évidence et la dé-
monstration. Guérin était totalement livré aux jésuites, je le sa-
vais. Je leur attribuai toutes les avances d’amitié qu’il m’avait fai-
tes, je me persuadai que c’était par leur impulsion qu’il m’avait
pressé de traiter avec Néaulme ; que par ledit Néaulme ils avaient
eu les premières feuilles de mon ouvrage ; qu’ils avaient ensuite
trouvé le moyen d’en arrêter l’impression chez Duchesne, et peut-
être de s’emparer de mon manuscrit, pour y travailler à leur aise,
jusqu’à ce que ma mort les laissât libres de le publier travesti à
leur mode. J’avais toujours senti, malgré le patelinage du P. Ber-
thier, que les jésuites ne m’aimaient pas, non seulement comme
Encyclopédiste, mais parce que tous mes principes étaient encore
plus opposés à leurs maximes et à leur crédit que l’incrédulité de
mes confrères, puisque le fanatisme athée et le fanatisme dévot,
se touchant par leur commune intolérance, peuvent même se ré-
unir, comme ils ont fait à la Chine, et comme ils font contre moi ;
au lieu que la religion raisonnable et morale, ôtant tout pouvoir
humain sur les consciences, ne laisse plus de ressources aux arbi-
tres de ce pouvoir. Je savais que M. le Chancelier était aussi fort
ami des jésuites ; je craignais que le fils, intimidé par le père, ne
se vît forcé de leur abandonner l’ouvrage qu’il avait protégé. Je
croyais même voir l’effet de cet abandon dans les chicanes que
l’on commençait à me susciter sur les deux premiers volumes, où
l’on exigeait des cartons pour des riens ; tandis que les deux au-
tres volumes étaient, comme on ne l’ignorait pas, remplis de cho-
ses si fortes, qu’il eût fallu les refondre en entier, en les censurant
comme les deux premiers. Je savais de plus, et M. de Malesherbes
me le dit lui-même, que l’abbé de Grave, qu’il avait chargé de
l’inspection de cette édition, était encore un autre partisan des
jésuites. Je ne voyais partout que jésuites, sans songer qu’à la
veille d’être anéantis, et tout occupés de leur propre défense, ils
avaient autre chose à faire que d’aller tracasser sur l’impression
d’un livre où il ne s’agissait pas d’eux. J’ai tort de dire sans son-
ger, car j’y songeais très bien, et c’est même une objection que
M. de Malesherbes eut soin de me faire sitôt qu’il fut instruit de
ma vision ; mais, par un autre de ces travers d’un homme qui du
fond de sa retraite veut juger du secret des grandes affaires, dont
il ne sait rien, je ne voulus jamais croire que les jésuites fussent
en danger, et je regardais le bruit qui s’en répandait comme un
leurre de leur part pour endormir leurs adversaires. Leurs succès
passés, qui ne s’étaient jamais démentis, me donnaient une si ter-
rible idée de leur puissance, que je déplorais déjà l’avilissement
du Parlement. Je savais que M. de Choiseul avait étudié chez les
jésuites, que Mme de Pompadour n’était point mal avec eux, et
que leur ligue avec les favorites et les ministres avait toujours pa-
ru avantageuse aux uns et aux autres contre leurs ennemis com-
muns. La cour paraissait ne se mêler de rien, et, persuadé que si
la société recevait un jour quelque rude échec, ce ne serait jamais
le Parlement qui serait assez fort pour le lui porter, je tirais de
cette inaction de la cour le fondement de leur confiance et
l’augure de leur triomphe. Enfin, ne voyant dans tous les bruits
du jour qu’une feinte et des pièges de leur part, et leur croyant,
dans leur sécurité, du temps pour vaquer à tout, je ne doutais pas
qu’ils n’écrasassent dans peu le Jansénisme, et le Parlement, et
les Encyclopédistes, et tout ce qui n’aurait pas porté leur joug, et
qu’enfin s’ils laissaient paraître mon livre, ce ne fût qu’après
l’avoir transformé au point de s’en faire une arme, en se prévalant
de mon nom pour surprendre mes lecteurs.
cette extravagance ne m’acheva pas, tant l’idée de ma mémoire
déshonorée après moi dans mon plus digne et meilleur livre,
m’était effroyable. Jamais je n’ai tant craint de mourir, et je crois
que si j’étais mort dans ces circonstances, je serais mort désespé-
ré. Aujourd’hui même, que je vois marcher sans obstacle à son
exécution le plus noir, le plus affreux complot qui jamais ait été
tramé contre la mémoire d’un homme, je mourrai beaucoup plus
tranquille, certain de laisser dans mes écrits un témoignage de
moi qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes.
donna pour les calmer des soins qui prouvent son inépuisable
bonté de cœur. Mme de Luxembourg concourut à cette bonne
œuvre, et fut plusieurs fois chez Duchesne, pour savoir à quoi en
était cette édition. Enfin l’impression fut reprise et marcha plus
rondement, sans que jamais j’aie pu savoir pourquoi elle avait été
suspendue. M. de Malesherbes prit la peine de venir à Montmo-
rency pour me tranquilliser : il en vint à bout, et ma parfaite
confiance en sa droiture l’ayant emporté sur l’égarement de ma
pauvre tête, rendit efficace tout ce qu’il fit pour m’en ramener.
Après ce qu’il avait vu de mes angoisses et de mon délire, il était
naturel qu’il me trouvât très à plaindre. Aussi fit-il. Les propos
incessamment rebattus de la cabale philosophique qui l’entourait
lui revinrent à l’esprit. Quand j’allai vivre à l’Hermitage, ils pu-
blièrent, comme je l’ai déjà dit, que je n’y tiendrais pas long-
temps. Quand ils virent que je persévérais, ils dirent que c’était
par obstination, par orgueil, par honte de m’en dédire, mais que
je m’y ennuyais à périr, et que j’y vivais très malheureux.
M. de Malesherbes le crut et me l’écrivit. Sensible à cette erreur
dans un homme pour qui j’avais tant d’estime, je lui écrivis quatre
lettres consécutives où, lui exposant les vrais motifs de ma
conduite, je lui décrivais fidèlement mes goûts, mes penchants,
mon caractère, et tout ce qui se passait dans mon cœur. Ces qua-
tre lettres, faites sans brouillon, rapidement, à trait de plume, et
sans même avoir été relues, sont peut-être la seule chose que j’aie
écrite avec facilité dans toute ma vie, ce qui est bien étonnant au
milieu de mes souffrances et de l’extrême abattement où j’étais.
Je gémissais, en me sentant défaillir, de penser que je laissais
dans l’esprit des honnêtes gens une opinion de moi si peu juste, et
par l’esquisse tracée à la hâte dans ces quatre lettres, je tâchais de
suppléer en quelque sorte aux mémoires que j’avais projetés. Ces
lettres, qui plurent à M. de Malesherbes, et qu’il montra dans Pa-
ris, sont en quelque façon le sommaire de ce que j’expose ici plus
en détail, et méritent, à ce titre, d’être conservées. On trouvera
parmi mes papiers la copie qu’il en fit faire à ma prière, et qu’il
m’envoya quelques années après.
ma mort prochaine était de n’avoir aucun homme lettré de
confiance, entre les mains duquel je pusse déposer mes papiers,
pour en faire après moi le triage. Depuis mon voyage de Genève,
je m’étais lié d’amitié avec Moultou ; j’avais de l’inclination pour
ce jeune homme, et j’aurais désiré qu’il vînt me fermer les yeux ;
je lui marquai ce désir, et je crois qu’il aurait fait avec plaisir cet
acte d’humanité, si ses affaires et sa famille le lui eussent permis.
Privé de cette consolation, je voulus du moins lui marquer ma
confiance, en lui envoyant la Profession de foi du Vicaire avant la
publication. Il en fut content ; mais il ne me parut pas dans sa
réponse partager la sécurité avec laquelle j’en attendais pour lors
l’effet. Il désira d’avoir de moi quelque morceau que n’eût per-
sonne autre. Je lui envoyai une Oraison funèbre du feu duc
d’Orléans, que j’avais faite pour l’abbé Darty, et qui ne fut pas
prononcée, parce que, contre son attente, ce ne fut pas lui qui en
fut chargé.
même assez tranquillement, et j’y remarquai ceci de singulier,
qu’après les cartons qu’on avait sévèrement exigés pour les deux
premiers volumes, on passa les deux derniers sans rien dire, et
sans que leur contenu fit aucun obstacle à sa publication. J’eus
pourtant encore quelque inquiétude que je ne dois pas passer
sous silence. Après avoir eu peur des jésuites, j’eus peur des jan-
sénistes et des philosophes. Ennemi de tout ce qui s’appelle parti,
faction, cabale, je n’ai jamais rien attendu de bon des gens qui en
sont. Les Commères avaient, depuis un temps, quitté leur an-
cienne demeure, et s’étaient établis tout à côté de moi, en sorte
que de leur chambre on entendait tout ce qui se disait dans la
mienne et sur ma terrasse, et que de leur jardin on pouvait très
aisément escalader le petit mur qui le séparait de mon Donjon.
J’avais fait de ce Donjon mon cabinet de travail, en sorte que j’y
avais une table couverte d’épreuves et de feuilles de l’Émile et du
Contrat social, et brochant ces feuilles à mesure qu’on me les en-
voyait, j’avais là tous mes volumes longtemps avant qu’on les pu-
bliât. Mon étourderie, ma négligence, ma confiance en
M. Mathas, dans le jardin duquel j’étais clos, faisaient que sou-
vent, oubliant de fermer le soir mon Donjon, je le trouvais le ma-
tin tout ouvert, ce qui ne m’eût guère inquiété, si je n’avais cru
remarquer du dérangement dans mes papiers. Après avoir fait
plusieurs fois cette remarque, je devins plus soigneux de fermer le
Donjon. La serrure était mauvaise, la clef ne fermait qu’à demi
tour. Devenu plus attentif, je trouvai un plus grand dérangement
encore que quand je laissais tout ouvert. Enfin, un de mes volu-
mes se trouva éclipsé pendant un jour et deux nuits, sans qu’il me
fût possible de savoir ce qu’il était devenu jusqu’au matin du troi-
sième jour, que je le retrouvai sur ma table. Je n’eus ni jamais eu
de soupçons sur M. Mathas, ni sur son neveu, M. Dumoulin, sa-
chant qu’ils m’aimaient l’un et l’autre, et prenant en eux toute
confiance. Je commençais d’en avoir moins dans les Commères.
Je savais que, quoique jansénistes, ils avaient quelque liaison
avec d’Alembert et logeaient dans la même maison.
Je retirai mes papiers dans ma chambre, et je cessai tout à fait de
voir ces gens-là, ayant su d’ailleurs qu’ils avaient fait parade, dans
plusieurs maisons, du premier volume de l’Émile que j’avais eu
l’imprudence de leur prêter. Quoiqu’ils continuassent d’être mes
voisins jusqu’à mon départ, je n’ai plus eu de communication
avec eux depuis lors.
dont j’avais toujours exigé qu’il n’introduirait jamais furtivement
en France aucun de mes livres, s’adressa au magistrat pour obte-
nir la permission de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par
mer son envoi. Rey n’eut aucune réponse : ses ballots restèrent à
Rouen plusieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya, après
avoir tenté de les confisquer ; mais il fit tant de bruit qu’on les lui
rendit. Des curieux en tirèrent d’Amsterdam quelques exemplai-
res qui circulèrent avec peu de bruit. Mauléon, qui en avait ouï
parler, et qui même en avait vu quelque chose, m’en parla d’un
ton mystérieux qui me surprit, et qui m’eût inquiété même, si cer-
tain d’être en règle à tous égards et de n’avoir nul reproche à me
faire, je ne m’étais tranquillisé par ma grande maxime. Je ne dou-
tais pas même que M. de Choiseul, déjà bien disposé pour moi, et
sensible à l’éloge que mon estime pour lui m’en avait fait faire
dans cet ouvrage, ne me soutînt en cette occasion contre la mal-
veillance de Mme de Pompadour.
sur les bontés de M. de Luxembourg et sur son appui dans le be-
soin ; car jamais il ne me donna de marques d’amitié ni plus fré-
quentes, ni plus touchantes. Au voyage de Pâques, mon triste état
ne me permettant pas d’aller au Château, il ne manqua pas un
seul jour de venir me voir, et enfin, me voyant souffrir sans relâ-
che, il fit tant qu’il me détermina à voir le frère Côme, l’envoya
chercher, me l’amena lui-même, et eut le courage, rare certes et
méritoire dans un grand seigneur, de rester chez moi durant
l’opération, qui fut cruelle et longue. Il n’était pourtant question
que d’être sondé ; mais je n’avais jamais pu l’être, même par Mo-
rand, qui s’y prit à plusieurs fois, et toujours sans succès. Le frère
Côme, qui avait la main d’une adresse et d’une légèreté sans éga-
les, vint à bout enfin d’introduire une très petite algalie, après
m’avoir beaucoup fait souffrir pendant plus de deux heures, du-
rant lesquelles je m’efforçai de retenir les plaintes, pour ne pas
déchirer le cœur sensible du bon Maréchal. Au premier examen,
le frère Côme crut trouver une grosse pierre, et me le dit ; au se-
cond, il ne la trouva plus. Après avoir recommencé une seconde et
une troisième fois, avec un soin et une exactitude qui me firent
trouver le temps fort long, il déclara qu’il n’y avait point de pierre,
mais que la prostate était squirreuse et d’une grosseur surnatu-
relle ; il trouva la vessie grande et en bon état, et finit par me dé-
clarer que je souffrirais beaucoup, et que je vivrais longtemps. Si
la seconde prédiction s’accomplit aussi bien que la première, mes
maux ne sont pas prêts à finir.
tant d’années, de vingt maux que je n’avais pas, je finis par savoir
que ma maladie, incurable sans être mortelle, durerait autant que
moi. Mon imagination, réprimée par cette connaissance, ne me fit
plus voir en perspective une mort cruelle dans les douleurs du
calcul. Je cessai de craindre qu’un bout de bougie, qui s’était
rompu dans l’urètre il y avait longtemps, n’eût fait le noyau d’une
pierre. Délivré des maux imaginaires, plus cruels pour moi que
les maux réels, j’endurai plus paisiblement ces derniers. Il est
constant que depuis ce temps j’ai beaucoup moins souffert de ma
maladie que je n’avais fait jusqu’alors, et je ne me rappelle jamais
que je dois ce soulagement à M. de Luxembourg, sans m’attendrir
de nouveau sur sa mémoire.
plan sur lequel j’en voulais passer le reste, je n’attendais, pour
– 580 –l’exécuter, que la publication de l’Émile. Je songeais à la Tou-
raine, où j’avais déjà été, et qui me plaisait beaucoup, tant pour la
douceur du climat que pour celle des habitants.
m’en avait voulu détourner ; je lui en reparlai derechef comme
d’une chose résolue. Alors il me proposa le château de Merlou, à
quinze lieues de Paris, comme un asile qui pouvait me convenir,
et dans lequel ils se feraient l’un et l’autre un plaisir de m’établir.
Cette proposition me toucha et ne me déplut pas. Avant toute
chose, il fallait voir le lieu ; nous convînmes du jour où M. le Ma-
réchal enverrait son valet de chambre avec une voiture, pour m’y
conduire. Je me trouvai ce jour-là fort incommodé ; il fallut re-
mettre la partie et les contretemps qui survinrent m’empêchèrent
de l’exécuter. Ayant appris depuis que la terre de Merlou n’était
pas à M. le Maréchal, mais à Madame, je m’en consolai plus ai-
sément de n’y être pas allé.
tons ni d’aucune difficulté. Avant sa publication, M. le Maréchal
me redemanda toutes les lettres de M. de Malesherbes qui se rap-
portaient à cet ouvrage. Ma grande confiance en tous les deux, ma
profonde sécurité, m’empêchèrent de réfléchir à ce qu’il y avait
d’extraordinaire et même d’inquiétant dans cette demande. Je
rendis les lettres, hors une ou deux, qui par mégarde avaient resté
dans des livres. Quelque temps auparavant, M. de Malesherbes
m’avait marqué qu’il retirerait les lettres que j’avais écrites à Du-
chesne durant mes alarmes au sujet des jésuites, et il faut avouer
que ces lettres ne faisaient pas grand honneur à ma raison. Mais
je lui marquai qu’en nulle chose je ne voulais passer pour meil-
leur que je n’étais, et qu’il pouvait lui laisser les lettres. J’ignore ce
qu’il a fait.
d’applaudissements qui suivait celle de tous mes écrits. Jamais
ouvrage n’eut de si grands éloges particuliers, ni si peu
d’approbation publique. Ce que m’en dirent, ce que m’en écrivi-
rent les gens les plus capables d’en juger, me confirme que c’était
là le meilleur de mes écrits, ainsi que le plus important. Mais tout
cela fut dit avec les précautions les plus bizarres, comme s’il eût
importé de garder le secret du bien que l’on en pensait.
Mme de Boufflers, qui me marqua que l’auteur de ce livre méri-
tait des statues et les hommages de tous les humains, me pria
sans façon, à la fin de son billet, de le lui renvoyer. D’Alembert,
qui m’écrivit que cet ouvrage décidait de ma supériorité, et devait
me mettre à la tête de tous les gens de lettres, ne signa point sa
lettre, quoiqu’il eût signé toutes celles qu’il m’avait écrites jus-
qu’alors. Duclos, ami sûr, homme vrai, mais circonspect, et qui
faisait cas de ce livre, évita de m’en parler par écrit ; La Conda-
mine se jeta sur la Profession de foi et battit la campagne ; Clai-
raut se borna, dans sa lettre, au même morceau, mais il ne crai-
gnit pas d’exprimer l’émotion que sa lecture lui avait donnée, et il
me marqua, en propres termes, que cette lecture avait réchauffé
sa vieille âme : de tous ceux à qui j’avais envoyé mon livre, il fut le
seul qui dit hautement et librement à tout le monde tout le bien
qu’il en pensait.
fût en vente, le prêta à M. de Blaire, conseiller au Parlement, père
de l’intendant de Strasbourg. M. de Blaire avait une maison de
campagne à Saint-Gratien, et Mathas, son ancienne connais-
sance, l’y allait voir quelquefois quand il pouvait aller. Il lui fit lire
l’Émile avant qu’il fût publié. En le lui rendant, M. de Blaire lui
dit ces propres mots, qui me furent rendus le même jour : « Mon-
sieur Mathas, voilà un fort beau livre, mais dont il sera parlé dans
peu plus qu’il ne serait à désirer pour l’auteur. » Quand il me rap-
porta ce propos, je ne fis qu’en rire, et je n’y vis que l’importance
d’un homme de robe, qui met du mystère à tout. Tous les propos
inquiétants qui me revinrent ne me firent pas plus d’impression,
et, loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe à laquelle je tou-
chais, certain de l’utilité, de la beauté de mon ouvrage, certain
d’être en règle à tous égards, certain, comme je croyais l’être, de
tout le crédit de Mme de Luxembourg et de la faveur du minis-
tère, je m’applaudissais du parti que j’avais pris de me retirer au
milieu de mes triomphes, et lorsque je venais d’écraser tous mes
envieux.
cela, moins pour ma sûreté que pour l’acquit de mon cœur. À
l’Hermitage, à Montmorency, j’avais vu de près et avec indigna-
tion les vexations qu’un soin jaloux des plaisirs des princes fait
exercer sur les malheureux paysans forcés de souffrir le dégât que
le gibier fait dans leurs champs, sans oser se défendre qu’à force
de bruit, et forcés de passer les nuits dans leurs fèves et leurs
pois, avec des chaudrons, des tambours, des sonnettes, pour écar-
ter les sangliers. Témoin de la dureté barbare avec laquelle M. le
comte de Charolais faisait traiter ces pauvres gens, j’avais fait,
vers la fin de l’Émile, une sortie sur cette cruauté. Autre infraction
à mes maximes, qui n’est pas restée impunie. J’appris que les of-
ficiers de M. le prince de Conti n’en usaient guère moins dure-
ment sur ses terres ; je tremblais que ce prince, pour lequel j’étais
pénétré de respect et de reconnaissance, ne prît pour lui ce que
l’humanité révoltée m’avait fait dire pour son oncle, et ne s’en tînt
offensé. Cependant, comme ma conscience me rassurait pleine-
ment sur cet article, je me tranquillisai sur son témoignage, et je
fis bien. Du moins, je n’ai jamais appris que ce grand prince ait
fait la moindre attention à ce passage, écrit longtemps avant que
j’eusse l’honneur d’être connu de lui.
ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ou-
vrage sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume,
hors quelques platises dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre
portait le nom d’un Genevois appelé Balexert ; et il était dit dans
le titre qu’il avait remporté le prix à l’académie de Harlem. Je
compris aisément que cette académie et ce prix étaient d’une
création toute nouvelle, pour déguiser le plagiat aux yeux du pu-
blic mais je vis aussi qu’il y avait à cela quelque intrigue anté-
rieure, à laquelle je ne comprenais rien ; soit par la communica-
tion de mon manuscrit, sans quoi ce vol n’aurait pu se faire ; soit
pour bâtir l’histoire de ce prétendu prix, à laquelle il avait bien
fallu donner quelque fondement. Ce n’est que bien des années
après que, sur un mot échappé à d’Ivernois, j’ai pénétré le mys-
tère et entrevu ceux qui avaient mis en jeu le sieur Balexert.
çaient à se faire entendre, et tous les gens un peu pénétrants vi-
rent bien qu’il se couvait, au sujet de mon livre et de moi, quelque
complot qui ne tarderait pas d’éclater. Pour moi, ma sécurité, ma
stupidité fut telle, que, loin de prévoir mon malheur, je n’en
soupçonnai pas même la cause, après en avoir ressenti l’effet. On
commença par répandre avec assez d’adresse qu’en sévissant
contre les jésuites on ne pouvait marquer une indulgence partiale
pour les livres et les auteurs qui attaquaient la religion. On me
reprochait d’avoir mis mon nom à l’Émile, comme si je ne l’avais
pas mis à tous mes autres écrits, auxquels on n’avait rien dit. Il
semblait qu’on craignît de se voir forcé à quelques démarches
qu’on ferait à regret, mais que les circonstances rendaient néces-
saires, et auxquelles mon imprudence avait donné lieu. Ces bruits
me parvinrent et ne m’inquiétèrent guère : il ne me vint pas
même à l’esprit qu’il pût y avoir dans toute cette affaire la moin-
dre chose qui me regardât personnellement, moi qui me sentais si
parfaitement irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous
égards, et qui ne craignais pas que Mme de Luxembourg me lais-
sât dans l’embarras, pour un tort qui, s’il existait, était tout entier
à elle seule. Mais sachant en pareil cas comme les choses se pas-
sent, et que l’usage est de sévir contre les libraires, en ménageant
les auteurs, je n’étais pas sans inquiétude pour le pauvre Du-
chesne, si M. de Malesherbes venait à l’abandonner.
bientôt de ton. Le public, et surtout le Parlement, semblait
s’irriter par ma tranquillité. Au bout de quelques jours la fermen-
tation devint terrible, et les menaces changeant d’objet,
s’adressèrent directement à moi. On entendait dire tout ouverte-
ment aux parlementaires qu’on n’avançait rien à brûler les livres,
et qu’il fallait brûler les auteurs. Pour les libraires, on n’en parlait
point. La première fois que ces propos, plus dignes d’un inquisi-
teur de Goa que d’un sénateur, me revinrent, je ne doutai point
que ce ne fût une invention des holbachiens pour tâcher de
m’effrayer et de m’exciter à fuir. Je ris de cette puérile ruse, et je
me disais, en me moquant d’eux, que s’ils avaient su la vérité des
choses, ils auraient cherché quelque autre moyen de me faire
peur ; mais la rumeur enfin devint telle, qu’il fut clair que c’était
tout de bon. M. et Mme de Luxembourg avaient cette année avan-
cé leur second voyage de Montmorency, de sorte qu’ils y étaient
au commencement de juin. J’y entendis très peu parler de mes
nouveaux livres, malgré le bruit qu’ils faisaient à Paris, et les maî-
tres de la maison ne m’en parlaient point du tout. Un matin ce-
pendant, que j’étais seul avec M. de Luxembourg, il me dit :
« Avez-vous parlé mal de M. de Choiseul dans le Contrat social ?
– Moi ? lui dis-je, en reculant de surprise, non, je vous jure ; mais
j’en ai fait en revanche, et d’une plume qui n’est pas louangeuse,
le plus bel éloge que jamais ministre ait reçu. » Et tout de suite je
lui rapportai le passage. « Et dans l’Émile ? reprit-il. – Pas un
mot, répondis-je ; il n’y a pas un seul mot qui le regarde. – Ah !
dit-il, avec plus de vivacité qu’il n’en avait d’ordinaire, il fallait
faire la même chose dans l’autre livre, ou être plus clair ! – J’ai
cru l’être, ajoutai-je ; je l’estimais assez pour cela. » Il allait re-
prendre la parole ; je le vis prêt à s’ouvrir ; il se retint et se tut.
Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs cœurs
domine l’amitié même !
tion, du moins à certain égard, et me fit comprendre que c’était
bien à moi qu’on en voulait. Je déplorai cette inouïe fatalité qui
tournait à mon préjudice tout ce que je disais et faisais de bien.
Cependant, me sentant pour plastron dans cette affaire
Mme de Luxembourg et M. de Malesherbes, je ne voyais pas
comment on pouvait s’y prendre pour les écarter et venir jusqu’à
moi : car d’ailleurs je sentis bien dès lors qu’il ne serait plus ques-
tion d’équité ni de justice, et qu’on ne s’embarrasserait pas
d’examiner si j’avais réellement tort ou non. L’orage cependant
grondait de plus en plus. Il n’y avait pas jusqu’à Néaulme qui,
dans la diffusion de son bavardage, ne me montrât du regret de
s’être mêlé de cet ouvrage, et la certitude où il paraissait être du
sort qui menaçait le livre et l’auteur. Une chose pourtant me ras-
surait toujours : je voyais Mme de Luxembourg si tranquille, si
contente, si riante même, qu’il fallait bien qu’elle fût sûre de son
fait, pour n’avoir pas la moindre inquiétude à mon sujet, pour ne
pas dire un seul mot de commisération ni d’excuse, pour voir le
tour que prendrait cette affaire avec tant de sang-froid que si elle
ne s’en fût point mêlée, et qu’elle n’eût pas pris à moi le moindre
intérêt. Ce qui me surprenait était qu’elle ne me disait rien du
tout ; il me semblait qu’elle aurait dû me dire quelque chose.
Mme de Boufflers paraissait moins tranquille. Elle allait et venait
avec un air d’agitation, se donnant beaucoup de mouvement, et
m’assurant que M. le prince de Conti s’en donnait beaucoup aussi
pour parer le coup qui m’était préparé, et qu’elle attribuait tou-
jours aux circonstances présentes, dans lesquelles il importait au
Parlement de ne pas se laisser accuser par les jésuites
d’indifférence sur la religion. Elle paraissait cependant peu comp-
ter sur le succès des démarches du prince et des siennes. Ses
conversations, plus alarmantes que rassurantes, tendaient toutes
à m’engager à la retraite, et elle me conseillait toujours
l’Angleterre, où elle m’offrait beaucoup d’amis, entre autres le
célèbre Hume, qui était le sien depuis longtemps. Voyant que je
persistais à rester tranquille, elle prit un tour plus capable de
m’ébranler. Elle me fit entendre que si j’étais arrêté et interrogé,
je me mettais dans la nécessité de nommer Mme de Luxembourg,
et que son amitié pour moi méritait bien que je ne m’exposasse
pas à la compromettre. Je répondis qu’en pareil cas elle pouvait
rester tranquille, et que je ne la compromettrais point. Elle répli-
qua que cette résolution était plus facile à prendre qu’à exécuter,
et en cela elle avait raison, surtout pour moi, bien déterminé à ne
jamais me parjurer ni mentir devant les juges, quelque risque
qu’il pût y avoir à dire la vérité.
sans cependant que je pusse me résoudre à fuir, elle me parla de
la Bastille pour quelques semaines, comme d’un moyen de me
soustraire à la juridiction du Parlement, qui ne se mêle pas des
Prisonniers d’État. Je n’objectai rien contre cette singulière grâce,
pourvu qu’elle ne fût pas sollicitée en mon nom. Comme elle ne
m’en parla plus, j’ai jugé dans la suite qu’elle n’avait proposé cette
idée que pour me sonder, et qu’on n’avait pas voulu d’un expé-
dient qui finissait tout.
ami de Grimm et de Mme d’Épernay, une lettre portant l’avis,
qu’il disait avoir eu de bonne part que le Parlement devait procé-
der contre moi la dernière sévérité, et que tel jour, qu’il marqua,
je serais décrété de prise de corps. Je jugeai cet avis de fabrique
holbachienne ; je savais que le Parlement était très attentif aux
formes, et que c’était toutes les enfreindre que de commencer en
cette occasion par un décret de prise de corps, avant de savoir
juridiquement si j’avouais le livre, et si réellement j’en étais
l’auteur. »Il n’y a, disais-je à Mme de Boufflers, que les crimes qui
portent atteinte à la sûreté publique dont, sur le simple indice, on
décrète les accusés de prise de corps, de peur qu’ils n’échappent
au châtiment. Mais quand on veut punir un délit tel que le mien,
qui mérite des honneurs et des récompenses, on procède contre le
livre, et l’on évite autant qu’on peut de s’en prendre à l’auteur.
« Elle me fit à cela une distinction subtile, que j’ai oubliée, pour
me prouver que c’était par faveur qu’on me décrétait de prise de
corps, au lieu de m’assigner pour être ouï. Le lendemain je reçus
une lettre de Guy, qui me marquait que, s’étant trouvé le même
jour chez M. le procureur général, il avait vu sur son bureau le
brouillon d’un réquisitoire contre l’Émile et son auteur. Notez que
ledit Guy était l’associé de Duchesne, qui avait imprimé l’ouvrage,
lequel, fort tranquille pour son propre compte, donnait par chari-
té cet avis à l’auteur. On peut juger combien tout cela me parut
croyable ! Il était si simple, si naturel qu’un libraire admis à
l’audience du procureur-général lût tranquillement les manus-
crits et brouillons épars sur le bureau de ce magistrat !
Mme de Boufflers et d’autres me confirmèrent la même chose.
Sur les absurdités dont on me rebattait incessamment les oreilles,
j’étais tenté de croire que tout le monde était devenu fou.
qu’on ne voulait pas me dire, j’attendais tranquillement
– 587 –l’événement, me reposant sur ma droiture et mon innocence en
toute cette affaire, et trop heureux, quelque persécution qui dût
m’attendre, d’être appelé à l’honneur de souffrir pour la vérité.
Loin de craindre et de me tenir caché, j’allais tous les jours au
château, et je faisais les après-midi ma promenade ordinaire. Le 8
juin, veille du décret, je la fis avec deux professeurs oratoriens, le
P. Alamanni et le P. Mandard. Nous portâmes aux Champeaux un
petit goûter que nous mangeâmes de grand appétit. Nous avions
oublié des verres : nous y suppléâmes par des chalumeaux de sei-
gle, avec lesquels nous aspirions le vin dans la bouteille, nous pi-
quant de choisir des tuyaux bien larges, pour pomper à qui mieux
mieux. Je n’ai de ma vie été si gai.
Depuis lors j’avais pris l’habitude de lire tous les soirs dans mon
lit jusqu’à ce que je sentisse mes yeux s’appesantir. Alors
j’éteignais ma bougie, et je tâchais de m’assoupir quelques ins-
tants qui ne duraient guère. Ma lecture ordinaire du soir était la
Bible, et je l’ai lue entière au moins cinq ou six fois de suite de
cette façon. Ce soir-là, me trouvant plus éveillé qu’à l’ordinaire, je
prolongeai plus longtemps ma lecture et je lus tout entier le livre
qui finit par le Lévite d’Éphraïm, et qui, si je ne me trompe, est le
livre des Juges ; car je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là. Cette
histoire m’affecta beaucoup, et j’en étais occupé dans une espèce
de rêve, quand tout à coup j’en fus tiré par du bruit et de la lu-
mière. Thérèse, qui la portait, éclairait M. La Roche, qui, me
voyant lever brusquement sur mon séant, me dit : “Ne vous alar-
mez pas ; c’est de la part de Mme la Maréchale, qui vous écrit et
vous envoie une lettre de M. le prince de Conti. » En effet, dans la
lettre de Mme de Luxembourg, je trouvai celle qu’un exprès de ce
prince venait de lui apporter, portant avis que, malgré tous ses
efforts, on était déterminé à procéder contre moi à toute rigueur.
La fermentation, lui marquait-il, est extrême ; rien ne peut parer
le coup ; la cour l’exige, le Parlement le veut ; à sept heures du
matin il sera décrété de prise de corps, et l’on enverra sur-le-
champ le saisir ; j’ai obtenu qu’on ne le poursuivra pas s’il
s’éloigne mais s’il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera pris.
La Roche me conjura, de la part de Mme la Maréchale, de me le-
ver et d’aller conférer avec elle. Il était deux heures ; elle venait de
se coucher. « Elle vous attend, ajouta-t-il, et ne veut pas
s’endormir sans vous avoir vu ». Je m’habillai à la hâte, et j’y cou-
rus.
toucha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je
n’étais pas moi-même exempt d’émotion : mais en la voyant, je
m’oubliai moi-même pour ne penser qu’à elle et au triste rôle
qu’elle allait jouer, si je me laissais prendre : car, me sentant assez
de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle me nuire et
me perdre, je ne me sentais ni assez de présence d’esprit, ni assez
d’adresse, ni peut-être assez de fermeté pour éviter de la com-
promettre si j’étais vivement pressé. Cela me décida à sacrifier ma
gloire à sa tranquillité, à faire pour elle, en cette occasion, ce que
rien ne m’eût fait faire pour moi. Dans l’instant que ma résolution
fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point gâter le prix de mon
sacrifice en le lui faisant acheter. Je suis certain qu’elle ne put se
tromper sur mon motif ; cependant elle ne me dit pas un mot qui
marquât qu’elle y fût sensible. Je fus choqué de cette indifférence,
au point de balancer à me rétracter : mais M. le Maréchal sur-
vint ; Mme de Boufflers arriva de Paris quelques moments après.
Ils firent ce qu’aurait dû faire Mme de Luxembourg. Je me laissai
flatter ; j’eus honte de me dédire, et il ne fut plus question que du
lieu de ma retraite et du temps de mon départ.
M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques jours
incognito, pour délibérer et prendre mes mesures plus à loisir ; je
n’y consentis point, non plus qu’à la proposition d’aller secrète-
ment au Temple. Je m’obstinai à vouloir partir dès le même jour,
plutôt que de rester caché où que ce pût être.
royaume, je jugeai que, malgré mon attachement pour la France,
j’en devais sortir pour assurer ma tranquillité. Mon premier mou-
vement fut de me retirer à Genève ; mais un instant de réflexion
suffit pour me dissuader de faire cette sottise. Je savais que le
ministère de France, encore plus puissant à Genève qu’à Paris, ne
me laisserait pas plus en paix dans une de ces villes que dans
l’autre, s’il avait résolu de me tourmenter. Je savais que le Dis-
cours sur l’Inégalité avait excité contre moi, dans le Conseil, une
haine d’autant plus dangereuse qu’il n’osait la manifester. Je sa-
vais qu’en dernier lieu, quand La Nouvelle Héloïse parut, il s’était
pressé de la défendre, à la sollicitation du docteur Tronchin ; mais
voyant que personne ne l’imitait, pas même à Paris, il eut honte
de cette étourderie, et retira la défense. Je ne doutais pas que,
trouvant ici l’occasion plus favorable, il n’eût grand soin d’en pro-
fiter. Je savais que, malgré tous les beaux semblants, il régnait
contre moi, dans tous les cœurs genevois, une secrète jalousie, qui
n’attendait que l’occasion de s’assouvir. Néanmoins l’amour de la
patrie me rappelait dans la mienne, et si j’avais pu me flatter d’y
vivre en paix, je n’aurais pas balancé : mais l’honneur ni la raison
ne me permettant de m’y réfugier comme un fugitif, je pris le par-
ti de m’en rapprocher seulement, et d’aller attendre en Suisse ce-
lui qu’on prendrait à Genève à mon égard. On verra bientôt que
cette incertitude ne dura pas longtemps.
de nouveaux efforts pour m’engager à passer en Angleterre. Elle
ne m’ébranla pas. Je n’ai jamais aimé l’Angleterre ni les Anglais,
et toute l’éloquence de Mme de Boufflers, loin de vaincre ma ré-
pugnance, semblait l’augmenter, sans que je susse pourquoi.
tout le monde, et La Roche, par qui j’envoyai chercher mes pa-
piers, ne voulut pas dire à Thérèse elle-même si je l’étais ou ne
l’étais pas. Depuis que j’avais résolu d’écrire un jour mes Mémoi-
res, j’avais accumulé beaucoup de lettres et autres papiers, de
sorte qu’il fallut plusieurs voyages. Une partie de ces papiers déjà
triés furent mis à part, et je m’occupai le reste de la matinée à
trier les autres, afin de n’emporter que ce qui pouvait m’être utile,
et brûler le reste. M. de Luxembourg voulut bien m’aider à ce tra-
vail, qui se trouva si long que nous ne pûmes achever dans la ma-
tinée, et je n’eus le temps de rien brûler. M. le Maréchal m’offrit
de se charger du reste de ce triage, de brûler le rebut lui-même,
sans s’en rapporter à qui que ce fût, et de m’envoyer tout ce qui
aurait été mis à part. J’acceptai l’offre, fort aise d’être délivré de
ce soin, pour pouvoir passer le peu d’heures qui me restaient avec
des personnes si chères, que j’allais quitter pour jamais. Il prit la
clef de la chambre où je laissais ces papiers, et, à mon instante
prière, il envoya chercher ma pauvre tante qui se consumait dans
la perplexité mortelle de ce que j’étais devenu, et de ce qu’elle al-
lait devenir, et attendant à chaque instant les huissiers, sans sa-
voir comment se conduire et que leur répondre. La Roche l’amena
au château, sans lui rien dire ; elle me croyait déjà bien loin : en
m’apercevant, elle perça l’air de ses cris, et se précipita dans mes
bras. Ô amitié, rapport des cœurs, habitude, intimité ! Dans ce
doux et cruel moment se rassemblèrent tant de jours de bonheur,
de tendresse et de paix, passés ensemble, pour me faire mieux
sentir le déchirement d’une première séparation, après nous être
à peine perdus de vue un seul jour pendant près de dix-sept ans.
Le Maréchal, témoin de cet embrassement, ne put retenir ses
larmes. Il nous laissa. Thérèse ne voulait plus me quitter. Je lui fis
sentir l’inconvénient qu’elle me suivît en ce moment, et la néces-
sité qu’elle restât pour liquider mes effets et recueillir mon ar-
gent. Quand on décrète un homme de prise de corps, l’usage est
de saisir ses papiers, de mettre le scellé sur ses effets, ou d’en
faire l’inventaire, et d’y nommer un gardien. Il fallait bien qu’elle
restât pour veiller à ce qui se passerait, et tirer de tout le meilleur
parti possible. Je lui promis qu’elle me rejoindrait dans peu :
M. le Maréchal confirma ma promesse ; mais je ne voulus jamais
lui dire où j’allais, afin que, interrogée par ceux qui viendraient
me saisir, elle pût protester avec vérité de son ignorance sur cet
article. En l’embrassant au moment de nous quitter, je sentis en
moi-même un mouvement très extraordinaire, et je lui dis dans
un transport, hélas ! trop prophétique : « Mon enfant, il faut
t’armer de courage. Tu as partagé la prospérité de mes beaux
jours ; il te reste, puisque tu le veux, à partager mes misères.
N’attends plus qu’affronts et calamités à ma suite. Le sort que ce
triste jour commence pour moi me poursuivra jusqu’à ma der-
nière heure. »
avaient dû venir à dix heures. Il en était quatre après midi quand
je partis, et ils n’étaient pas encore arrivés. Il avait été décidé que
je prendrais la poste. Je n’avais point de chaise ; M. le Maréchal
me fit présent d’un cabriolet, et me prêta des chevaux et un pos-
tillon jusqu’à la première poste, où, par les mesures qu’il avait
prises, on ne fit aucune difficulté de me fournir des chevaux.
dans le château, les dames vinrent me dire adieu dans l’entresol,
où j’avais passé la journée. Mme la Maréchale m’embrassa plu-
sieurs fois d’un air assez triste ; mais je ne sentis plus dans ces
embrassements les étreintes de ceux qu’elle m’avait prodigués il y
avait deux ou trois ans. Mme de Boufflers m’embrassa aussi, et
me dit de fort belles choses. Un embrassement qui me surprit
davantage fut celui de Mme de Mirepoix, car elle était aussi là.
Mme la maréchale de Mirepoix est une personne extrêmement
froide, décente et réservée, et ne me paraît pas tout à fait exempte
de la hauteur naturelle à la maison de Lorraine. Elle ne m’avait
jamais témoigné beaucoup d’attention. Soit que, flatté d’un hon-
neur auquel je ne m’attendais pas, je cherchasse à m’en augmen-
ter le prix, soit qu’en effet elle eût mis dans cet embrassement un
peu de cette commisération naturelle aux cœurs généreux, je
trouvai dans son mouvement et dans son regard je ne sais quoi
d’énergique qui me pénétra. Souvent, en y repensant, j’ai soup-
çonné dans la suite que, n’ignorant pas à quel sort j’étais
condamné, elle n’avait pu se défendre d’un moment
d’attendrissement sur ma destinée.
un mort. Il voulut absolument m’accompagner jusqu’à ma chaise
qui m’attendait à l’abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin
sans dire un seul mot. J’avais une clef du parc, dont je me servis
pour ouvrir la porte ; après quoi, au lieu de remettre la clef dans
ma poche, je la lui tendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité
surprenante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de penser souvent
depuis ce temps-là. Je n’ai guère eu dans ma vie d’instant plus
amer que celui de cette séparation. L’embrassement fut long et
muet : nous sentîmes l’un et l’autre que cet embrassement était
un dernier adieu.
rosse de remise quatre hommes en noir, qui me saluèrent en sou-
riant. Sur ce que Thérèse m’a rapporté dans la suite, de la figure
des huissiers, de l’heure de leur arrivée, et de la façon dont ils se
comportèrent, je n’ai point douté que ce ne fussent eux ; surtout
ayant appris dans la suite qu’au lieu d’être décrété à sept heures,
comme on me l’avait annoncé, je ne l’avais été qu’à midi. Il fallut
traverser tout Paris. On n’est pas fort caché dans un cabriolet tout
ouvert. Je vis dans les rues plusieurs personnes qui me saluèrent
d’un air de connaissance, mais je n’en reconnus aucune. Le même
soir je me détournai pour passer à Villeroy. À Lyon, les courriers
doivent être menés au commandant. Cela pouvait être embarras-
sant pour un homme qui ne voulait ni mentir ni changer de nom.
J’allai, avec une lettre de Mme de Luxembourg, prier
M. de Villeroy de faire en sorte que je fusse exempté de cette cor-
vée. M. de Villeroy me donna une lettre dont je ne fis point usage,
parce que je ne passai pas à Lyon. Cette lettre est restée encore
cachetée parmi mes papiers. M. le duc me pressa beaucoup de
coucher à Villeroy ; mais j’aimai mieux reprendre la grande route,
et je fis encore deux postes le même jour.
marcher à grandes journées. D’ailleurs je n’avais pas l’air assez
imposant pour me faire bien servir, et l’on sait qu’en France les
chevaux de poste ne sentent la gaule que sur les épaules du postil-
lon. En payant grassement les guides, je crus suppléer à la mine
et au propos ; ce fut encore pis. Ils me prirent pour un pied-plat,
qui marchait par commission, et qui courait la poste pour la pre-
mière fois de sa vie. Dès lors je n’eus plus que des rosses, et je de-
vins le jouet des postillons. Je finis, comme j’aurais dû commen-
cer, par prendre patience, ne rien dire et aller comme il leur plut.
réflexions qui se présentaient sur tout ce qui venait de m’arriver ;
mais ce n’était là ni mon tour d’esprit ni la pente de mon cœur. Il
est étonnant avec quelle facilité j’oublie le mal passé, quelque ré-
cent il puisse être. Autant sa prévoyance m’effraie et me trouble,
tant que je le vois dans l’avenir, autant son souvenir me revient
faiblement et s’éteint sans peine aussitôt qu’il est arrivé. Ma
cruelle imagination, qui se tourmente sans cesse à prévenir les
maux qui ne sont point encore, fait diversion à ma mémoire, et
m’empêche de me rappeler ceux qui ne sont plus. Contre ce qui
est fait, il n’y a plus de précautions à prendre, et il est inutile de
s’en occuper. J’épuise en quelque façon mon malheur d’avance ;
plus j’ai souffert à le prévoir, plus j’ai de facilité à l’oublier ; tandis
qu’au contraire, sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le
rappelle et le rumine, pour ainsi dire, au point d’en jouir derechef
quand je veux. C’est à cette heureuse disposition, je le sens, que je
dois de n’avoir jamais connu cette humeur rancunière qui fer-
mente dans un cœur vindicatif, par le souvenir continuel des of-
fenses reçues, et qui le tourmente lui-même de tout le mal qu’il
voudrait faire à son ennemi. Naturellement emporté, j’ai senti la
colère, la fureur même dans les premiers mouvements ; mais ja-
mais un désir de vengeance ne prit racine au-dedans de moi. Je
m’occupe trop peu de l’offense, pour m’occuper beaucoup de
l’offenseur. Je ne pense au mal que j’en ai reçu qu’à cause de celui
que j’en peux recevoir encore, et, si j’étais sûr qu’il ne m’en fît
plus, celui qu’il m’a fait serait à l’instant oublié. On nous prêche
beaucoup le pardon des offenses : c’est une fort belle vertu sans
doute, mais qui n’est pas à mon usage. J’ignore si mon cœur sau-
rait dominer sa haine, car il n’en a jamais senti, et je pense trop
peu à mes ennemis pour avoir le mérite de leur pardonner. Je ne
dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se tourmentent
eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir, ils en usent.
Il n’y a qu’une seule chose au-dessus de leur puissance, et dont je
les défie : c’est, en se tourmentant de moi, de me forcer à me
tourmenter d’eux.
tout ce qui venait de se passer, et le Parlement, et
Mme de Pompadour, et M. de Choiseul, et Grimm, et d’Alembert,
et leurs complots, et leurs complices, que je n’y aurais pas même
repensé de tout mon voyage, sans les précautions dont j’étais
obligé d’user. Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela fut ce-
lui de ma dernière lecture, la veille de mon départ. Je me rappelai
aussi les Idylles de Gessner, que son traducteur Huner m’avait
envoyées il y avait quelque temps. Ces deux idées me revinrent si
bien, et se mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus
essayer de les réunir, en traitant à la manière de Gessner le sujet
du Lévite d’Éphraïm. Ce style champêtre et naïf ne paraissait
guère propre à un sujet si atroce, et il n’était guère à présumer
que ma situation présente me fournît des idées bien riantes pour
l’égayer. Je tentai toutefois la chose, uniquement pour m’amuser
dans ma chaise et sans aucun espoir de succès. À peine eus-je es-
sayé, que je fus étonné de l’aménité de mes idées, et de la facilité
que j’éprouvais à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers
chants de ce petit poème, que j’achevai dans la suite à Motiers, et
je suis sûr de n’avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de
mœurs plus attendrissante, un coloris plus frais, des peintures
plus naïves, un costume plus exact, une plus antique simplicité en
toute chose, et tout cela, malgré l’horreur du sujet, qui dans le
fond est abominable ; de sorte qu’outre tout le reste, j’eus encore
le mérite de la difficulté vaincue. Le Lévite d’Éphraïm, s’il n’est
pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri.
Jamais je ne l’ai relu, jamais je ne le relirai, sans sentir en dedans
l’applaudissement d’un cœur sans fiel, qui loin de s’aigrir par ses
malheurs, s’en console avec lui-même, et trouve en soi de quoi
s’en dédommager. Qu’on rassemble tous ces grands philosophes,
si supérieurs dans leurs livres à l’adversité qu’ils n’éprouvèrent
jamais ; qu’on les mette dans une position pareille à la mienne, et
que, dans la première indignation de l’honneur outragé, on leur
donne un pareil ouvrage à faire : on verra comment ils s’en tire-
ront.
solution d’aller m’arrêter à Yverdun, chez mon bon vieux ami
M. Roguin, qui s’y était retiré depuis quelques années, et qui
m’avait même invité à l’y aller voir. J’appris en route que Lyon
faisait un détour ; cela m’évita d’y passer. Mais en revanche, il
fallait passer par Besançon, place de guerre, et par conséquent
sujette au même inconvénient. Je m’avisai de gauchir, et de pas-
ser par Salins, sous prétexte d’aller voir M. de Miran, neveu de
M. Dupin, qui avait un emploi à la saline, et qui m’avait fait jadis
force invitations de l’y aller voir. L’expédient me réussit ; je ne
trouvai point M. de Miran : fort aise d’être dispensé de m’arrêter,
je continuai ma route sans que personne me dît un mot.
dis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai la terre, et m’écriai
dans mon transport : « Ciel ! protecteur de la vertu, je te loue, je
touche une terre de liberté ! » C’est ainsi qu’aveugle et confiant
dans mes espérances, je me suis toujours passionné pour ce qui
devait faire mon malheur. Mon postillon, surpris, me crut fou ; je
remontai dans ma chaise et peu d’heures après j’eus la joie aussi
pure que vive de me sentir pressé dans les bras du respectable
Roguin. Ah ! respirons quelques instants chez ce digne hôte ! J’ai
besoin d’y reprendre du courage et des forces ; je trouverai bien-
tôt à les employer.
que je viens de faire, sur toutes les circonstances que j’ai pu me
rappeler. Quoiqu’elles ne paraissent pas fort lumineuses, quand
on tient une fois le fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur
sa marche, et par exemple, sans donner la première idée du pro-
blème que je vais proposer, elles aident beaucoup à le résoudre.
l’objet, mon éloignement fût absolument nécessaire, tout devait,
pour l’opérer, se passer à peu près comme il se passa ; mais si,
sans me laisser épouvanter par l’ambassade nocturne de
Mme de Luxembourg et troubler par ses alarmes, j’avais continué
de tenir ferme comme j’avais commencé, et qu’au lieu de rester au
château je m’en fusse retourné dans mon lit dormir tranquille-
ment la fraîche matinée, aurais-je également été décrété ? Grande
question, d’où dépend la solution de beaucoup d’autres, et pour
l’examen de laquelle l’heure du décret comminatoire et celle du
décret réel ne sont pas inutiles à remarquer. Exemple grossier,
mais sensible, de l’importance des moindres détails dans l’exposé
des faits dont on cherche les causes secrètes, pour les découvrir
par induction.
ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m’y
sois pu prendre, il m’ait été possible d’en percer l’effrayante obs-
curité. Dans l’abîme des maux où je suis submergé, je sens les
atteintes des coups qui me sont portés, j’en aperçois l’instrument
immédiat ; mais je ne puis voir ni la main qui le dirige, ni les
moyens qu’elle met en œuvre. L’opprobre et les malheurs tom-
bent sur moi comme d’eux-mêmes, et sans qu’il y paraisse. Quand
mon cœur déchiré laisse échapper des gémissements j’ai l’air d’un
homme qui se plaint sans sujet, et les auteurs de ma ruine ont
trouvé l’art inconcevable de rendre le public complice de leur
complot, sans qu’il s’en doute lui-même, et sans qu’il en aperçoive
l’effet. En narrant donc les événements qui me regardent, les trai-
tements que j’ai soufferts, et tout ce qui m’est arrivé, je suis hors
d’état de remonter à la main motrice, et d’assigner les causes en
disant les faits. Ces causes primitives sont toutes marquées dans
les trois précédents livres ; tous les intérêts relatifs à moi, tous les
motifs secrets y sont exposés. Mais dire en quoi ces diverses cau-
ses se combinent pour opérer les étranges événements de ma vie,
voilà ce qu’il m’est impossible d’expliquer, même par conjecture.
Si parmi mes lecteurs il s’en trouve d’assez généreux pour vouloir
approfondir ces mystères et découvrir la vérité, qu’ils relisent
avec soin les trois précédents livres ; qu’ensuite à chaque fait
qu’ils liront dans les suivants ils prennent les informations qui
seront à leur portée, qu’ils remontent d’intrigue en intrigue et
d’agent en agent jusqu’aux premiers moteurs de tout, je sais cer-
tainement à quel terme aboutiront leurs recherches ; mais je me
perds dans la route obscure et tortueuse des souterrains qui les y
conduiront.
la famille de M. Roguin, et entre autres avec sa nièce Mme Boy de
la Tour et ses filles, dont, comme je crois l’avoir dit, j’avais autre-
fois connu le père à Lyon. Elle était venue à Yverdun voir son on-
cle et ses sœurs ; sa fille aînée, âgée d’environ quinze ans,
m’enchanta par son grand sens et son excellent caractère. Je
m’attachai de l’amitié la plus tendre à la mère et à la fille. Cette
dernière était destinée par M. Roguin au colonel, son neveu, déjà
d’un certain âge, et qui me témoignait aussi la plus grande affec-
tion ; mais, quoique l’oncle fût passionné pour ce mariage, que le
neveu le désirât fort aussi, et que je prisse un intérêt très vif à la
satisfaction de l’un et de l’autre, la grande disproportion d’âge et
l’extrême répugnance de la jeune personne me firent concourir
avec la mère à détourner ce mariage, qui ne se fit point. Le colo-
nel épousa depuis Mlle Dillan, sa parente, d’un caractère et d’une
beauté bien selon mon cœur, et qui l’a rendu le plus heureux des
maris et des pères. Malgré cela, M. Roguin n’a pu oublier que j’aie
en cette occasion contrarié ses désirs. Je m’en suis consolé par la
certitude d’avoir rempli, tant envers lui qu’envers sa famille, le
devoir de la plus sainte amitié, qui n’est pas de se rendre toujours
agréable, mais de conseiller toujours pour le mieux.
à Genève, au cas que j’eusse envie d’y retourner. Mon livre y fut
brûlé, et j’y fus décrété le 18 juin, c’est-à-dire neuf jours après
l’avoir été à Paris. Tant d’incroyables absurdités étaient cumulées
dans ce second décret, et l’Édit Ecclésiastique y était si formelle-
ment violé, que je refusai d’ajouter foi aux premières nouvelles
qui m’en vinrent, et que, quand elles furent bien confirmées, je
tremblai qu’une si manifeste et criante infraction de toutes les
lois, à commencer par celle du bon sens ne mît Genève sens des-
sus dessous. J’eus de quoi me rassurer ; tout resta tranquille. S’il
s’émut quelque rumeur dans la populace, elle ne fut que contre
moi, et je fus traité publiquement par toutes les caillettes et par
tous les cuistres comme un écolier qu’on menacerait du fouet
pour n’avoir pas bien dit son catéchisme.
s’éleva contre moi dans toute l’Europe, avec une fureur qui n’eut
jamais d’exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes
les brochures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les Français sur-
tout, ce peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si fort de
bienséance et d’égards pour les malheureux, oubliant tout d’un
coup ses vertus favorites, se signala par le nombre et la violence
des outrages dont il m’accablait à l’envi. J’étais un impie, un
athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup. Le conti-
nuateur du Journal de Trévoux fit sur ma prétendue lycanthropie
un écart qui montrait assez bien la sienne. Enfin vous eussiez dit
qu’on craignait à Paris de se faire une affaire avec la police si, pu-
bliant un écrit sur quelque sujet que ce pût être, on manquait d’y
larder quelque insulte contre moi. En cherchant vainement la
cause de cette unanime animosité, je fus prêt à croire que tout le
monde était devenu fou. Quoi ! le rédacteur de la Paix perpétuelle
souffle la discorde ; l’éditeur du Vicaire savoyard est un impie ;
l’auteur de La Nouvelle Héloïse est un loup ; celui de l’Émile est
un enragé ! Eh ! mon Dieu, qu’aurais-je donc été, si j’avais oublié
le livre de l’Esprit, ou quelque autre ouvrage semblable ? Et pour-
tant, dans l’orage qui s’éleva contre l’auteur de ce livre, le public,
loin de joindre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea d’eux
par ses éloges. Que l’on compare son livre et les miens, l’accueil
différent qu’ils ont reçu, les traitements faits aux deux auteurs
dans les divers États de l’Europe ; qu’on trouve à ces différences
des causes qui puissent contenter un homme sensé : voilà tout ce
que je demande, et je me tais.
solution d’y rester, à la vive sollicitation de M. Roguin et de toute
sa famille. M. de Moiry de Gingins, baillif de cette ville,
m’encourageait aussi par ses bontés à rester dans son gouverne-
ment. Le colonel me pressa si fort d’accepter l’habitation d’un
petit pavillon qu’il avait dans sa maison, entre cour et jardin, que
j’y consentis, et aussitôt il s’empressa de le meubler et garnir de
tout ce qui était nécessaire pour mon petit ménage. Le banneret
Roguin, des plus empressés autour de moi, ne me quittait pas de
la journée. J’étais toujours très sensible à tant de caresses, mais
j’en étais quelquefois bien importuné. Le jour de mon emména-
gement était déjà marqué, et j’avais écrit à Thérèse de me venir
joindre, quand tout à coup j’appris qu’il s’élevait à Berne un orage
contre moi, qu’on attribuait aux dévots, et dont je n’ai jamais pu
pénétrer la première cause. Le Sénat excité, sans qu’on sût par
qui, paraissait ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma re-
traite. Au premier avis qu’eut M. le Baillif de cette fermentation, il
écrivit en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur
reprochant leur aveugle intolérance, et leur faisant honte de vou-
loir refuser à un homme de mérite opprimé l’asile que tant de
bandits trouvaient dans leurs États. Des gens sensés ont présumé
que la chaleur de ses reproches avait plus aigri qu’adouci les es-
prits. Quoi qu’il en soit, son crédit ni son éloquence ne purent
parer le coup. Prévenu de l’ordre qu’il devait me signifier, il m’en
avertit d’avance, et, pour ne pas attendre cet ordre, je résolus de
partir dès le lendemain. La difficulté était de savoir où aller,
voyant que Genève et la France m’étaient fermées, et prévoyant
bien que, dans cette affaire, chacun s’empresserait d’imiter son
voisin.
