bien restée ou revenue, qu’un de mes plus agréables projets dans
mon voyage de Genève, en 1754, était d’aller à Bossey y revoir les
monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui
devait alors avoir déjà le tiers d’un siècle. Je fus si continuelle-
ment obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver le
moment de me satisfaire. Il y a peu d’apparence que cette occa-
sion renaisse jamais pour moi. Cependant je n’en ai pas perdu le
désir avec l’espérance, et je suis presque sûr que si jamais, re-
tournant dans ces lieux chéris, j’y retrouvais mon cher noyer en-
core en être, je l’arroserais de mes pleurs.
cle en attendant qu’on résolût ce que l’on ferait de moi. Comme il
destinait son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et
lui enseignait les éléments d’Euclide. J’apprenais tout cela par
compagnie, et j’y pris goût, surtout au dessin. Cependant on déli-
bérait si l’on me ferait horloger, procureur ou ministre. J’aimais
mieux être ministre, car je trouvais bien beau de prêcher. Mais le
petit revenu du bien de ma mère à partager entre mon frère et
moi ne suffisait pas pour pousser mes études. Comme l’âge où
j’étais ne rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en
attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon temps, et ne
laissant pas de payer, comme il était juste, une assez forte pen-
sion.
pas comme lui se captiver par ses devoirs, et prenait assez peu de
soin de nous. Ma tante était une dévote un peu piétiste, qui aimait
mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation. On nous
laissait presque une liberté entière dont nous n’abusâmes jamais.
Toujours inséparables, nous nous suffisions l’un à l’autre, et
n’étant point tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous
ne prîmes aucune des habitudes libertines que l’oisiveté nous
pouvait inspirer. J’ai même tort de nous supposer oisifs, car de la
vie nous ne le fûmes moins, et ce qu’il y avait d’heureux était que
tous les amusements dont nous nous passionnions successive-
ment nous tenaient ensemble occupés dans la maison sans que
nous fussions même tentés de descendre à la rue. Nous faisions
des cages, des flûtes, des volants, des tambours, des maisons, des
équiffles, des arbalètes. Nous gâtions les outils de mon bon vieux
grand-père pour faire des montres à son imitation. Nous avions
surtout un goût de préférence pour barbouiller du papier, dessi-
ner, laver, enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève
un charlatan italien, appelé Gamba-Corta ; nous allâmes le voir
une fois, et puis nous n’y voulûmes plus aller : mais il avait des
marionnettes, et nous nous mîmes à faire des marionnettes ; ses
marionnettes jouaient des manières de comédies, et nous fîmes
des comédies pour les nôtres. Faute de pratique, nous contrefai-
sions du gosier la voix de Polichinelle, pour jouer ces charmantes
comédies que nos pauvres bons parents avaient la patience de
voir et d’entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans
la famille un très beau sermon de sa façon, nous quittâmes les
comédies, et nous nous mîmes à composer des sermons. Ces dé-
tails ne sont pas fort intéressants, je l’avoue ; mais ils montrent à
quel point il fallait que notre première éducation eût été bien di-
rigée, pour que, maîtres presque de notre temps et de nous dans
un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d’en abuser. Nous
avions si peu besoin de nous faire des camarades que nous en né-
gligions même l’occasion. Quand nous allions nous promener,
nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans son-
ger même à y prendre part. L’amitié remplissait si bien nos
cœurs, qu’il nous suffisait d’être ensemble pour que les plus sim-
ples goûts fissent nos délices.
plus que, mon cousin étant très grand et moi très petit, cela faisait
– 25 –un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son
petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche noncha-
lante excitaient les enfants à se moquer de lui. Dans le patois du
pays on lui donna le surnom de Barnâ Bredanna, et sitôt que
nous sortions nous n’entendions que Barnâ Bredanna tout au-
tour de nous.
voulus me battre, c’était ce que les petits coquins demandaient. Je
battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenait de son
mieux ; mais il était faible, d’un coup de poing on le renversait.
Alors je devenais furieux. Cependant, quoique j’attrapasse force
horions, ce n’était pas à moi qu’on en voulait, c’était à Barnâ Bre-
danna ; mais j’augmentai tellement le mal par ma mutine colère
que nous n’osions plus sortir qu’aux heures où l’on était en classe,
de peur d’être hués et suivis par les écoliers.
les formes, il ne me manquait que d’avoir une dame ; j’en eus
deux. J’allais de temps en temps voir mon père à Nyon, petite
ville du pays de Vaud, où il s’était établi. Mon père était fort aimé,
et son fils se sentait de cette bienveillance. Pendant le peu de sé-
jour que je faisais près de lui, c’était à qui me fêterait. Une Ma-
dame de Vulson, surtout, me faisait mille caresses ; et pour y met-
tre le comble, sa fille me prit pour son galant. On sent ce que c’est
qu’un galant de onze ans pour une fille de vingt-deux. Mais toutes
ces friponnes sont si aises de mettre ainsi de petites poupées en
avant pour cacher les grandes, ou pour les tenter par l’image d’un
jeu qu’elles savent rendre attirant ! Pour moi, qui ne voyais point
entre elle et moi de disconvenance, je pris la chose au sérieux ; je
me livrai de tout mon cœur, ou plutôt de toute ma tête, car je
n’étais guère amoureux que par là, quoique je le fusse à la folie, et
que mes transports, mes agitations, mes fureurs donnassent des
scènes à pâmer de rire.
qui n’ont presque rien de commun, quoique très vifs l’un et
l’autre, et tous deux différents de la tendre amitié. Tout le cours
de ma vie s’est partagé entre ces deux amours de si diverses natu-
res, et je les ai même éprouvés tous deux à la fois ; car, par exem-
ple, au moment dont je parle, tandis que je m’emparais de Mlle
de Vulson si publiquement et si tyranniquement que je ne pou-
vais souffrir qu’aucun homme approchât d’elle, j’avais avec une
petite Mlle Goton des tête-à-tête assez courts, mais assez vifs,
dans lesquels elle daignait faire la maîtresse d’école, et c’était
tout ; mais ce tout, qui en effet était tout pour moi, me paraissait
le bonheur suprême, et, sentant déjà le prix du mystère, quoique
je n’en susse user qu’en enfant, je rendais à Mlle de Vulson, qui
ne s’en doutait guère, le soin qu’elle prenait de m’employer à ca-
cher d’autres amours. Mais à mon grand regret mon secret fut
découvert, ou moins bien gardé de la part de ma petite maîtresse
d’école que de la mienne, car on ne tarda pas à nous séparer, et
quelque temps après, de retour à Genève, j’entendis, en passant à
Coutance, de petites filles me crier à demi-voix : Goton tic tac
Rousseau.
Mlle Goton. Sans être belle, elle avait une figure difficile à oublier,
et que je me rappelle encore, souvent beaucoup trop pour un
vieux fou. Ses yeux surtout n’étaient pas de son âge, ni sa taille, ni
son maintien. Elle avait un petit air imposant et fier, très propre à
son rôle, et qui en avait occasionné la première idée entre nous.
Mais ce qu’elle avait de plus bizarre était un mélange d’audace et
de réserve difficile à concevoir. Elle se permettait avec moi les
plus grandes privautés, sans jamais m’en permettre aucune avec
elle ; elle me traitait exactement en enfant : ce qui me fait croire,
ou qu’elle avait déjà cessé de l’être, ou qu’au contraire elle l’était
encore assez elle-même pour ne voir qu’un jeu dans le péril au-
quel elle s’exposait.
sonnes, et si parfaitement, qu’avec aucune des deux il ne
m’arrivait jamais de songer à l’autre. Mais, du reste, rien de sem-
blable en ce qu’elles me faisaient éprouver. J’aurais passé ma vie
entière avec Mlle de Vulson sans songer à la quitter ; mais en
l’abordant ma joie était tranquille et n’allait pas à l’émotion. Je
l’aimais surtout en grande compagnie ; les plaisanteries, les aga-
ceries, les jalousies, même, m’attachaient, m’intéressaient ; je
triomphais avec orgueil de ses préférences près des grands rivaux
qu’elle paraissait maltraiter. J’étais tourmenté, mais j’aimais ce
tourment. Les applaudissements, les encouragements, les ris
m’échauffaient, m’animaient. J’avais des emportements, des sail-
lies, j’étais transporté d’amour dans un cercle ; tête à tête j’aurais
été contraint, froid, peut-être ennuyé. Cependant je m’intéressais
tendrement à elle ; je souffrais quand elle était malade, j’aurais
donné ma santé pour rétablir la sienne, et notez que je savais très
bien par expérience ce que c’était que maladie, et ce que c’était
que santé. Absent d’elle, j’y pensais, elle me manquait ; présent,
ses caresses m’étaient douces au cœur, non aux sens. J’étais im-
punément familier avec elle ; mon imagination ne me demandait
que ce qu’elle m’accordait ; cependant je n’aurais pu supporter de
lui en voir faire autant à d’autres. Je l’aimais en frère, mais j’en
étais jaloux en amant.
j’avais seulement imaginé qu’elle pût faire à un autre le même
traitement qu’elle m’accordait, car cela même était une grâce qu’il
fallait demander à genoux. J’abordais Mlle de Vulson avec un
plaisir très vif, mais sans trouble ; au lieu qu’en voyant seulement
Mlle Goton, je ne voyais plus rien ; tous mes sens étaient boule-
versés. J’étais familier avec la première sans avoir de familiari-
tés ; au contraire, j’étais aussi tremblant qu’agité devant la se-
conde, même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que si
j’avais resté trop longtemps avec elle, je n’aurais pu vivre ; les
palpitations m’auraient étouffé. Je craignais également de leur
déplaire ; mais j’étais plus complaisant pour l’une, et plus obéis-
sant pour l’autre. Pour rien au monde, je n’aurais voulu fâcher
Mlle de Vulson ; mais si Mlle Goton m’eût ordonné de me jeter
dans les flammes, je crois qu’à l’instant j’aurais obéi.
peu, très heureusement pour elle et pour moi. Quoique mes liai-
sons avec Mlle de Vulson n’eussent pas le même danger, elles ne
laissèrent pas d’avoir aussi leur catastrophe, après avoir un peu
plus longtemps duré. Les fins de tout cela devaient toujours avoir
l’air un peu romanesque, et donner prise aux exclamations. Quoi-
que mon commerce avec Mlle de Vulson fût moins vif, il était plus
attachant peut-être. Nos séparations ne se faisaient jamais sans
larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je me sentais
plongé après l’avoir quittée. Je ne pouvais parler que d’elle, ni
penser qu’à elle : mes regrets étaient vrais et vifs ; mais je crois
qu’au fond ces héroïques regrets n’étaient pas tous pour elle, et
que, sans que je m’en aperçusse, les amusements dont elle était le
centre y avaient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de
l’absence, nous nous écrivions des lettres d’un pathétique à faire
fendre les rochers. Enfin j’eus la gloire qu’elle n’y put plus tenir,
et qu’elle vint me voir à Genève. Pour le coup, la tête acheva de
me tourner ; je fus ivre et fou les deux jours qu’elle y resta. Quand
elle partit, je voulais me jeter dans l’eau après elle, et je fis long-
temps retentir l’air de mes cris. Huit jours après, elle m’envoya
des bonbons et des gants ; ce qui m’eût paru fort galant, si je
n’eusse appris en même temps qu’elle était mariée, et que ce
voyage, dont il lui avait plu de me faire honneur, était pour ache-
ter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur ; elle se
conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la
perfide, n’imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle
n’en mourut pas cependant ; car vingt ans après, étant allé voir
mon père, et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui
étaient ces dames que je voyais dans un bateau peu loin du nôtre
« Comment ! me dit mon père en souriant, le cœur ne te le dit-il
pas ? ce sont tes anciennes amours ; C’est Mme Cristin, c’est Mlle
de Vulson. » Je tressaillis à ce nom presque oublié ; mais je dis
aux bateliers de changer de route, ne jugeant pas, quoique j’eusse
assez beau jeu pour prendre ma revanche, que ce fût la peine
d’être parjure, et de renouveler une querelle de vingt ans avec une
femme de quarante.
enfance avant qu’on eût décidé de ma destination. Après de lon-
gues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit
enfin le parti pour lequel j’en avais le moins, et l’on me mit chez
M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme
disait M. Bernard, l’utile métier de grapignan. Ce surnom me dé-
plaisait souverainement ; l’espoir de gagner force écus par une
voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine ; l’occupation me
paraissait ennuyeuse, insupportable ; l’assiduité,
l’assujettissement, achevèrent de m’en rebuter, et je n’entrais ja-
mais au greffe qu’avec une horreur qui croissait de jour en jour.
M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitait avec
mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bê-
tise, me répétant tous les jours que mon oncle l’avait assuré que je
savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne savais rien ;
qu’il lui avait promis un joli garçon, et qu’il ne lui avait donné
qu’un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour
mon ineptie, et il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que
je n’étais bon qu’à mener la lime.
non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains
du greffier m’avaient extrêmement humilié et j’obéis sans mur-
mure. Mon maître, appelé M. Ducommun, était un jeune homme
rustre et violent, qui vint à bout, en très peu de temps, de ternir
tout l’éclat de mon enfance, d’abrutir mon caractère aimant et vif,
et de me réduire, par l’esprit ainsi que par la fortune, à mon véri-
table état d’apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon histoire,
tout fut pour longtemps oublié ; je ne me souvenais pas même
qu’il y eut des Romains au monde. Mon père, quand je l’allais
voir, ne trouvait plus en moi son idole, je n’étais plus pour les
dames le galant Jean-Jacques, et je sentais si bien moi-même que
M. et Mlle Lambercier n’auraient plus reconnu en moi leur élève,
que j’eus honte de me représenter à eux, et ne les ai plus revus
depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie
succédèrent à mes aimables amusements, sans m’en laisser même
la moindre idée. Il faut que, malgré l’éducation la plus honnête,
j’eusse un grand penchant à dégénérer ; car cela se fit très rapi-
dement, sans la moindre peine, et jamais César si précoce ne de-
vint si promptement Laridon.
vif pour le dessin, le jeu du burin m’amusait assez, et, comme le
– 30 –talent du graveur pour l’horlogerie est très borné, j’avais l’espoir
d’en atteindre la perfection. J’y serais parvenu peut-être si la bru-
talité de mon maître et la gêne excessive ne m’avaient rebuté du
travail. Je lui dérobais mon temps pour l’employer en occupa-
tions du même genre, mais qui avaient pour moi l’attrait de la
liberté. Je gravais des espèces de médailles pour nous servir, à
moi et à mes camarades, d’ordre de chevalerie. Mon maître me
surprit à ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant
que je m’exerçais à faire de la fausse monnaie, parce que nos mé-
dailles avaient les armes de la République. Je puis bien jurer que
je n’avais nulle idée de la fausse monnaie, et très peu de la vérita-
ble. Je savais mieux comment se faisaient les as romains que nos
pièces de trois sols.
le travail que j’aurais aimé, et par me donner des vices que
j’aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne
m’a mieux appris la différence qu’il y a de la dépendance filiale a
l’esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit
en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n’eus
jamais plus d’éloignement pour aucun défaut que pour
l’effronterie. Mais j’avais joui d’une liberté honnête, qui seule-
ment s’était restreinte jusque-là par degrés, et s’évanouit enfin
tout à fait. J’étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier,
discret chez mon oncle ; je devins craintif chez mon maître, et dès
lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec
mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connaître un
plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je
n’eusse ma part, à n’avoir pas un désir que je ne témoignasse, à
mettre enfin tous les mouvements de mon cœur sur mes lèvres :
qu’on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n’osais
pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table au tiers du repas,
et de la chambre aussitôt que je n’y avais rien à faire, où, sans
cesse enchaîné à mon travail, je ne voyais qu’objets de jouissances
pour d’autres et de privations pour moi seul ; où l’image de la li-
berté du maître et des compagnons augmentait le poids de mon
assujettissement ; où, dans les disputes sur ce que je savais le
mieux, je n’osais ouvrir la bouche ; où tout enfin ce que je voyais
devenait pour mon cœur un objet de convoitise, uniquement
parce que j’étais privé de tout. Adieu l’aisance, la gaieté, les mots
heureux qui jadis souvent dans mes fautes m’avaient fait échap-
per au châtiment. Je ne puis me rappeler sans rire qu’un soir,
chez mon père, étant condamné pour quelque espièglerie à
m’aller coucher sans souper, et passant par la cuisine avec mon
triste morceau de pain, je vis et flairai le rôti tournant à la broche.
On était autour du feu ; il fallut en passant saluer tout le monde.
Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l’œil ce rôti qui avait
si bonne mine et qui sentait si bon, je ne pus m’abstenir de lui
faire aussi la révérence, et de lui dire d’un ton piteux : Adieu, rôti.
Cette saillie de naïveté parut si plaisante, qu’on me fit rester à
souper. Peut-être eût-elle eu le même bonheur chez mon maître,
mais il est sûr qu’elle ne m’y serait pas venue, ou que je n’aurais
osé m’y livrer.
dissimuler, à mentir, et à dérober enfin, fantaisie qui jusqu’alors
ne m’était pas venue, et dont je n’ai pu depuis lors bien me guérir.
La convoitise et l’impuissance mènent toujours là. Voilà pourquoi
tous les laquais sont fripons, et pourquoi tous les apprentis doi-
vent l’être ; mais dans un état égal et tranquille, où tout ce qu’ils
voient est à leur portée, ces derniers perdent en grandissant ce
honteux penchant. N’ayant pas eu le même avantage, je n’en ai pu
tirer le même profit.
font faire aux enfants le premier pas vers le mal. Malgré les priva-
tions et les tentations continuelles, j’avais demeuré plus d’un an
chez mon maître sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas
même des choses à manger. Mon premier vol fut une affaire de
complaisance ; mais il ouvrit la porte à d’autres qui n’avaient pas
une si louable fin.
dont la maison, dans le voisinage, avait un jardin assez éloigné
qui produisait de très belles asperges. Il prit envie à M. Verrat,
qui n’avait pas beaucoup d’argent, de voler à sa mère des asperges
dans leur primeur, et de les vendre pour faire quelques bons dé-
jeuners. Comme il ne voulait pas s’exposer lui-même et qu’il
n’était pas fort ingambe, il me choisit pour cette expédition. Après
quelques cajoleries préliminaires, qui me gagnèrent d’autant
mieux que je n’en voyais pas le but, il me la proposa comme une
idée qui lui venait sur-le-champ. Je disputai beaucoup ; il insista.
Je n’ai jamais pu résister aux caresses ; je me rendis. J’allais tous
les matins moissonner les plus belles asperges ; je les portais au
Molard, où quelque bonne femme, qui voyait que je venais de les
voler, me le disait pour les avoir à meilleur compte. Dans ma
frayeur je prenais ce qu’elle voulait bien me donner ; je le portais
à M. Verrat. Cela se changeait promptement en un déjeuner dont
j’étais le pourvoyeur, et qu’il partageait avec un autre camarade ;
car pour moi, très content d’en avoir quelque bribe, je ne touchais
pas même à leur vin.
à l’esprit de voler le voleur, et de dîmer sur M. Verrat le produit
de ses asperges. J’exécutais ma friponnerie avec la plus grande
fidélité ; mon seul motif était de complaire à celui qui me la faisait
faire. Cependant, si j’eusse été surpris, que de coups, que
d’injures, quels traitements cruels n’eussé-je point essuyés, tandis
que le misérable, en me démentant, eût été cru sur sa parole, et
moi doublement puni pour avoir osé le charger, attendu qu’il était
compagnon et que je n’étais qu’apprenti ! Voilà comment en tout
état le fort coupable se sauve aux dépens du faible innocent.
cru, et tirai bientôt si bon parti de ma science, que rien de ce que
je convoitais n’était à ma portée en sûreté. Je n’étais pas absolu-
ment mal nourri chez mon maître et la sobriété ne m’était pénible
qu’en la lui voyant si mal garder. L’usage de faire sortir de table
les jeunes gens quand on y sert ce qui les tente le plus, me paraît
très bien entendu pour les rendre aussi friands que fripons. Je
devins en peu de temps l’un et l’autre ; et je m’en trouvais fort
bien pour l’ordinaire, quelquefois fort mal quand j’étais surpris.
celui d’une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes
étaient au fond d’une dépense qui, par une jalousie élevée, rece-
vait du jour de la cuisine. Un jour que j’étais seul dans la maison,
je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides
ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J’allai chercher la
broche pour voir si elle y pourrait atteindre : elle était trop courte.
Je l’allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu
gibier ; car mon maître aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois
sans succès ; enfin je sentis avec transport que j’amenais une
pomme. Je tirai très doucement : déjà la pomme touchait à la ja-
lousie : j’étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur ? La pomme
était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d’inventions
ne mis-je point en usage pour la tirer ! Il fallut trouver des sup-
ports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour
fendre la pomme, une latte pour la soutenir. À force d’adresse et
de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces
l’une après l’autre ; mais à peine furent-elles séparées, qu’elles
tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, parta-
gez mon affliction.
temps. Je craignais d’être surpris ; je renvoie au lendemain une
tentative plus heureuse, et je me remets à l’ouvrage tout aussi
tranquillement que si je n’avais rien fait, sans songer aux deux
témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense.
essai. Je monte sur mes tréteaux, j’allonge la broche, je l’ajuste ;
j’étais prêt à piquer… Malheureusement le dragon ne dormait
pas ; tout à coup la porte de la dépense s’ouvre : mon maître en
sort, croise les bras, me regarde et me dit. « Courage !… » La
plume me tombe des mains.
moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation
du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retour-
ner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en
avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre
comme fripon, c’était m’autoriser à l’être. Je trouvais que voler et
être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un
état, et qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendait de
moi, je pouvais laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette
idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me
disais : « Qu’en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis
fait pour l’être. »
gourmand. Trop d’autres goûts me distraient de celui-là. Je ne me
suis jamais occupé de ma bouche que quand mon cœur était oi-
sif ; et cela m’est si rarement arrivé dans ma vie, que je n’ai guère
eu le temps de songer aux bons morceaux. Voilà pourquoi je ne
bornai pas longtemps ma friponnerie au comestible, je l’étendis
bientôt à tout ce qui me tentait ; et si je ne devins pas un voleur
en forme, c’est que je n’ai jamais été beaucoup tenté d’argent.
Dans le cabinet commun, mon maître avait un autre cabinet à
part qui fermait à clef ; je trouvai le moyen d’en ouvrir la porte et
de la refermer sans qu’il y parût. Là je mettais à contribution ses
bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes, tout ce qui me
faisait envie et qu’il affectait d’éloigner de moi. Dans le fond, ces
vols étaient bien innocents, puisqu’ils n’étaient faits que pour être
employés à son service : mais j’étais transporté de joie d’avoir ces
bagatelles en mon pouvoir ; je croyais voler le talent avec ses pro-
ductions. Du reste, il y avait dans des boîtes des recoupes d’or et
d’argent, de petits bijoux, des pièces de prix, de la monnaie.
Quand j’avais quatre ou cinq sols dans ma poche, c’était beau-
coup : cependant, loin de toucher à rien de tout cela, je ne me
souviens pas même d’y avoir jeté de ma vie un regard de convoi-
tise. Je le voyais avec plus d’effroi que de plaisir. Je crois bien que
cette horreur du vol de l’argent et de ce qui en produit me venait
en grande partie de l’éducation. Il se mêlait à cela des idées secrè-
tes d’infamie, de prison, de châtiment, de potence qui m’auraient
fait frémir si j’avais été tenté ; au lieu que mes tours ne me sem-
blaient que des espiègleries, et n’étaient pas autre chose en effet.
Tout cela ne pouvait valoir que d’être bien étrillé par mon maître,
et d’avance je m’arrangeais là-dessus.
avoir à m’abstenir ; je ne sentais rien à combattre. Une seule
feuille de beau papier à dessiner me tentait plus que l’argent pour
en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des singularités de
mon caractère ; elle a eu tant d’influence sur ma conduite qu’il
importe de l’expliquer.
rien n’égale mon impétuosité : je ne connais plus ni ménagement,
ni respect, ni crainte, ni bienséance ; je suis cynique, effronté,
violent, intrépide ; il n’y a ni honte qui m’arrête, ni danger qui
m’effraye : hors le seul objet qui m’occupe, l’univers n’est plus
rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu’un moment, et le mo-
ment qui suit me jette dans l’anéantissement.
même : tout m’effarouche, tout me rebute ; une mouche en volant
me fait peur ; un mot à dire, un geste à faire épouvante ma pa-
resse ; la crainte et la honte me subjuguent à tel point que je vou-
drais m’éclipser aux yeux de tous les mortels. S’il faut agir, je ne
sais que faire ; s’il faut parler, je ne sais que dire ; si l’on me re-
garde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trou-
ver quelquefois ce que j’ai à dire ; mais dans les entretiens ordi-
naires, je ne trouve rien, rien du tout ; ils me sont insupportables
par cela seul que je suis obligé de parler.
choses qui s’achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et
l’argent les empoisonne tous. J’aime par exemple ceux de la ta-
ble ; mais ne pouvant souffrir ni la gêne de la bonne compagnie,
ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu’avec un ami car
seul, cela ne m’est pas possible ; mon imagination s’occupe alors
d’autre chose, et je n’ai pas le plaisir de manger. Si mon sang al-
lumé me demande des femmes, mon cœur ému me demande en-
core plus de l’amour. Des femmes à prix d’argent perdraient pour
moi tous leurs charmes ; je doute même s’il serait à moi d’en pro-
fiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée ; s’ils ne sont
– 36 –
gratuits, je les trouve insipides. J’aime les seuls biens qui ne sont
à personne qu’au premier qui sait les goûter.
la trouve. Bien plus, il ne m’a même jamais paru fort commode ; il
n’est bon à rien par lui-même, il faut le transformer pour en
jouir ; il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien payer,
être mal servi. Je voudrais une chose bonne dans sa qualité ; avec
mon argent je suis sûr de l’avoir mauvaise. J’achète cher un œuf
frais, il est vieux, un beau fruit, il est vert ; une fille, elle est gâtée.
J’aime le bon vin ? mais où en prendre ? Chez un marchand de
vin ? Comme que je fasse, il m’empoisonnera. Veux-je absolu-
ment être bien servi ? que de soins, que d’embarras ! avoir des
amis, des correspondants, donner des commissions, écrire, aller,
venir, attendre ; et souvent au bout être encore trompé. Que de
peine avec mon argent ! Je la crains plus que je n’aime le bon vin.
dans le dessein d’acheter quelque friandise. J’approche de la bou-
tique d’un pâtissier, j’aperçois des femmes au comptoir ; je crois
déjà les voir rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je
passe devant une fruitière, je lorgne du coin de l’œil de belles poi-
res, leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens tout près de
là me regardent ; un homme qui me connaît est devant sa bouti-
que ; je vois de loin venir une fille ; n’est-ce point la servante de la
maison ? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous
ceux qui passent pour des gens de connaissance ; partout je suis
intimidé, retenu par quelque obstacle ; mon désir croit avec ma
honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise,
ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n’ayant osé rien
acheter.
l’emploi de mon argent, soit par moi, soit par d’autres,
l’embarras, la honte, la répugnance, les inconvénients, les dégoûts
de toute espèce que j’ai toujours éprouvés. À mesure qu’avançant
dans ma vie le lecteur prendra connaissance de mon humeur, il
sentira tout cela sans que je m’appesantisse à le lui dire.
dues contradictions : celle d’allier une avarice presque sordide
avec le plus grand mépris pour l’argent. C’est un meuble pour moi
si peu commode, que je ne m’avise pas même de désirer celui que
je n’ai pas ; et que quand j’en ai je le garde longtemps sans le dé-
penser, faute de savoir l’employer à ma fantaisie ; mais l’occasion
commode et agréable se présente-t-elle, j’en profite si bien que
ma bourse se vide avant que je m’en sois aperçu. Du reste, ne
cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour
l’ostentation ; tout au contraire, je dépense en secret et pour le
plaisir : loin de me faire gloire de dépenser, je m’en cache. Je sens
si bien que l’argent n’est pas à mon usage, que je suis presque
honteux d’en avoir, encore plus de m’en servir. Si j’avais eu ja-
mais un revenu suffisant pour vivre commodément, je n’aurais
point été tenté d’être avare, j’en suis très sûr. Je dépenserais tout
mon revenu sans chercher à l’augmenter : mais ma situation pré-
caire me tient en crainte. J’adore la liberté. J’abhorre la gêne, la
peine, l’assujettissement. Tant que dure l’argent que j’ai dans ma
bourse, il assure mon indépendance ; il me dispense de
m’intriguer pour en trouver d’autre ; nécessité que j’eus toujours
en horreur : mais de peur de le voir finir, je le choie. L’argent
qu’on possède est l’instrument de la liberté ; celui qu’on pour-
chasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne
convoite rien.
d’avoir ne vaut pas la peine d’acquérir : et ma dissipation n’est
encore que paresse ; quand l’occasion de dépenser agréablement
se présente, on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté
de l’argent que des choses, parce qu’entre l’argent et la possession
désirée il y a toujours un intermédiaire ; au lieu qu’entre la chose
même et sa jouissance il n’y en a point. Je vois la chose, elle me
tente ; si je ne vois que le moyen de l’acquérir, il ne me tente pas.
J’ai donc été fripon et quelquefois je le suis encore de bagatelles
qui me tentent et que j’aime mieux prendre que demander : mais,
petit ou grand, je ne me souviens pas d’avoir pris de ma vie un
liard à personne ; hors une seule fois, il n’y a pas quinze ans, que
je volai sept livres dix sols. L’aventure vaut la peine d’être contée,
car il s’y trouve un concours impayable d’effronterie et de bêtise,
que j’aurais peine moi-même à croire s’il regardait un autre que
moi.
lais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde, et me
dit : « Allons à l’Opéra » : je le veux bien ; nous allons. Il prend
deux billets d’amphithéâtre, m’en donne un, et passe le premier
avec l’autre ; je le suis, il entre. En entrant après lui, je trouve la
porte embarrassée. Je regarde, je vois tout le monde debout ; je
juge que je pourrai bien me perdre dans cette foule, ou du moins
laisser supposer à M. de Francueil que j’y suis perdu. Je sors, je
reprends ma contremarque, puis mon argent, et je m’en vais sans
songer qu’à peine avais-je atteint la porte que tout le monde était
assis, et qu’alors M. de Francueil voyait clairement que je n’y étais
plus.
trait-là, je le note, pour montrer qu’il y a des moments d’une es-
pèce de délire où il ne faut point juger des hommes par leurs ac-
tions. Ce n’était pas précisément voler cet argent ; c’était en voler
l’emploi : moins c’était un vol, plus c’était une infamie.
tes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la su-
blimité de l’héroïsme à la bassesse d’un vaurien. Cependant, en
prenant les vices de mon état, il me fut impossible d’en prendre
tout à fait les goûts. Je m’ennuyais des amusements de mes ca-
marades ; et quand la trop grande gêne m’eut aussi rebuté du tra-
vail, je m’ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la lecture que
j’avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises sur mon tra-
vail, devinrent un nouveau crime qui m’attira de nouveaux châ-
timents. Ce goût irrité par la contrainte devint passion, bientôt
fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres, m’en fournissait de
toute espèce. Bons et mauvais, tout passait ; je ne choisissais
point : je lisais tout avec une égale avidité. Je lisais à l’établi, je
lisais en allant faire mes messages, je lisais à la garde-robe, et m’y
oubliais des heures entières ; la tête me tournait de la lecture, je
ne faisais plus que lire. Mon maître m’épiait, me surprenait, me
battait, me prenait mes livres. Que de volumes furent déchirés,
brûlés, jetés par les fenêtres ! que d’ouvrages restèrent dépareillés
chez la Tribu ! Quand je n’avais plus de quoi la payer, je lui don-
nais mes chemises, mes cravates, mes hardes ; mes trois sols
d’étrennes tous les dimanches lui étaient régulièrement portés.
vrai, mais ce fut quand la lecture m’eut ôté toute activité. Livré
tout entier à mon nouveau goût, je ne faisais plus que lire, je ne
volais plus. C’est encore ici une de mes différences caractéristi-
ques. Au fort d’une certaine habitude d’être, un rien me distrait,
me change, m’attache, enfin me passionne ; et alors tout est ou-
blié, je ne songe plus qu’au nouvel objet qui m’occupe. Le cœur
me battait d’impatience de feuilleter le nouveau livre que j’avais
dans la poche ; je le tirais aussitôt que j’étais seul, et ne songeais
plus à fouiller le cabinet de mon maître. J’ai même peine à croire
que j’eusse volé quand même j’aurais eu des passions plus coû-
teuses. Borné au moment présent, il n’était pas dans mon tour
d’esprit de m’arranger ainsi pour l’avenir. La Tribu me faisait cré-
dit : les avances étaient petites ; et quand j’avais empoché mon
livre, je ne songeais plus à rien. L’argent qui me venait naturelle-
ment passait de même à cette femme, et quand elle devenait pres-
sante, rien n’était plus tôt sous ma main que mes propres effets.
Voler par avance était trop de prévoyance, et voler pour payer
n’était pas même une tentation.
choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage ; ma tête com-
mençait à s’altérer, et je vivais en vrai loup-garou. Cependant si
mon goût ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bon-
heur me préserva des livres obscènes et licencieux : non que la
Tribu, femme à tous égards très accommodante, se fît un scrupule
de m’en prêter. Mais, pour les faire valoir, elle me les nommait
avec un air de mystère qui me forçait précisément à les refuser,
tant par dégoût que par honte ; et le hasard seconda si bien mon
humeur pudique, que j’avais plus de trente ans avant que j’eusse
jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu’une belle dame
de par le monde trouve incommodes, en ce qu’on ne peut, dit-elle,
les lire que d’une main.
alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désœuvré. Guéri
de mes goûts d’enfant et de polisson par celui de la lecture, et
même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mau-
vaises, ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments plus no-
bles que ceux que m’avait donnés mon état ; dégoûté de tout ce
qui était à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui
m’aurait tenté, je ne voyais rien de possible qui pût flatter mon
cœur. Mes sens émus depuis longtemps me demandaient une
jouissance dont je ne savais pas même imaginer l’objet. J’étais
aussi loin du véritable que si je n’avais point eu de sexe ; et déjà
pubère et sensible, je pensais quelquefois à mes folies, mais je ne
voyais rien au-delà. Dans cette étrange situation, mon inquiète
imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma
naissante sensualité ; ce fut de se nourrir des situations qui
m’avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les va-
rier, de les combiner, de me les approprier tellement que je de-
vinsse un des personnages que j’imaginais, que je me visse tou-
jours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin
que l’état fictif où je venais à bout de me mettre, me fît oublier
mon état réel dont j’étais si mécontent. Cet amour des objets ima-
ginaires et cette facilité de m’en occuper achevèrent de me dégoû-
ter de tout ce qui m’entourait, et déterminèrent ce goût pour la
solitude qui m’est toujours resté depuis ce temps-là. On verra
plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition
si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet
d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute
d’en trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de
s’alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d’avoir mar-
qué l’origine et la première cause d’un penchant qui a modifié
toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m’a
toujours rendu paresseux à faire, par trop d’ardeur à désirer.
tout et de moi, sans goûts de mon état, sans plaisir de mon âge,
dévoré de désirs dont j’ignorais l’objet, pleurant sans sujets de
larmes, soupirant sans savoir de quoi ; enfin caressant tendre-
ment mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût.
Les dimanches, mes camarades venaient me chercher après le
prêche pour m’ébattre avec eux. Je leur aurais volontiers échappé
si j’avais pu ; mais une fois en train dans les jeux, j’étais plus ar-
dent et j’allais plus loin qu’aucun autre ; difficile à ébranler et à
retenir. Ce fut là de tout temps ma disposition constante. Dans
nos promenades hors de la ville, j’allais toujours en avant sans
songer au retour, à moins que d’autres n’y songeassent pour moi.
J’y fus pris deux fois ; les portes furent fermées avant que je pusse
arriver. Le lendemain je fus traité comme on s’imagine, et la se-
conde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisième, que je
résolus de ne m’y pas exposer. Cette troisième fois si redoutée
arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit
capitaine appelé M. Minutoli, qui fermait toujours la porte où il
était de garde une demi-heure avant les autres. Je revenais avec
deux camarades. À demi-lieue de la ville, j’entends sonner la re-
traite ; je double le pas ; j’entends battre la caisse, je cours à tou-
tes jambes : j’arrive essoufflé, tout en nage ; le cœur me bat ; je
vois de loin les soldats à leur poste, j’accours, je crie d’une voix
étouffée. Il était trop tard. À vingt pas de l’avancée je vois lever le
premier pont. Je frémis en voyant en l’air ces cornes terribles,
sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment com-
mençait pour moi.
et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent
à l’instant leur parti. Je pris aussi le mien ; mais ce fut d’une autre
manière. Sur le lieu même je jurai de ne retourner jamais chez
mon maître ; et le lendemain, quand, à l’heure de la découverte,
ils rentrèrent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seu-
lement d’avertir en secret mon cousin Bernard de la résolution
que j’avais prise, et du lieu où il pourrait me voir encore une fois.
vis moins : toutefois, durant quelque temps nous nous rassem-
blions les dimanches ; mais insensiblement chacun prit d’autres
habitudes, et nous nous vîmes plus rarement ; je suis persuadé
que sa mère contribua beaucoup à ce changement. Il était, lui, un
garçon du haut ; moi, chétif apprenti, je n’étais plus qu’un enfant
de Saint-Gervais, il n’y avait plus entre nous d’égalité malgré la
naissance ; c’était déroger que de me fréquenter. Cependant les
liaisons ne cessèrent point tout à fait entre nous, et comme c’était
un garçon d’un bon naturel, il suivait quelquefois son cœur mal-
gré les leçons de sa mère. Instruit de ma résolution, il accourut,
non pour m’en dissuader ou la partager, mais pour jeter, par de
petits présents, quelque agrément dans ma fuite ; car mes propres
ressources ne pouvaient me mener fort loin. Il me donna entre
autres une petite épée, dont j’étais fort épris, que j’ai portée jus-
qu’à Turin, où le besoin m’en fit défaire, et où je me la passai,
comme on dit, au travers du corps. Plus j’ai réfléchi depuis à la
manière dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique,
plus je me suis persuadé qu’il suivit les instructions de sa mère, et
peut-être de son père ; car il n’est pas possible que de lui-même il
n’eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu’il n’eût été tenté
de me suivre : mais point. Il m’encouragea dans mon dessein plu-
tôt qu’il ne m’en détourna ; puis, quand il me vit bien résolu, il me
quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais
écrit ni revus. C’est dommage : il était d’un caractère essentielle-
ment bon : nous étions faits pour nous aimer.
permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m’attendait
naturellement si j’étais tombé dans les mains d’un meilleur maî-
tre. Rien n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à
me rendre heureux, que l’état tranquille et obscur d’un bon arti-
san, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle des
graveurs. Cet état assez lucratif pour donner une subsistance ai-
sée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition
pour le reste de mes jours, et, me laissant un loisir honnête pour
cultiver des goûts modérés, il m’eût contenu dans ma sphère sans
m’offrir aucun moyen d’en sortir. Ayant une imagination assez
riche pour orner de ses chimères tous les états, assez puissante
pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré, de l’un à l’autre,
il m’importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y
avoir si loin du lieu où j’étais au premier château en Espagne,
qu’il ne me fût aisé de m’y établir.
nait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait l’esprit le plus
libre, était celui qui me convenait le mieux ; et c’était précisément
le mien. J’aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie,
de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu’il
la fallait à mon caractère, dans l’uniformité d’un travail de mon
goût et d’une société selon mon cœur. J’aurais été bon chrétien,
bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon
homme en toute chose. J’aurais aimé mon état, je l’aurais honoré
peut-être, et après avoir passé une vie obscure et simple, mais
égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens.
Bientôt oublié, sans doute, j’aurais été regretté du moins aussi
longtemps qu’on se serait souvenu de moi.
point sur les misères de ma vie ; je n’occuperai que trop mes lec-
teurs de ce triste sujet.
m’avait paru triste, autant celui où je l’exécutai me parut char-
mant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis,
mes ressources ; laisser un apprentissage à moitié fait, sans savoir
mon métier assez pour en vivre ; me livrer aux horreurs de la mi-
sère sans voir aucun moyen d’en sortir ; dans l’âge de la faiblesse
et de l’innocence, m’exposer à toutes les tentations du vice et du
désespoir ; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges,
l’esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui
que je n’avais pu souffrir : c’était là ce que j’allais faire ; c’était la
perspective que j’aurais dû envisager. Que celle que je me pei-
gnais était différente ! L’indépendance que je croyais avoir ac-
quise était le seul sentiment qui m’affectait. Libre et maître de
moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout : je
n’avais qu’à m’élancer pour m’élever et voler dans les airs.
J’entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ; mon mé-
rite allait le remplir ; à chaque pas j’allais trouver des festins, des
trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses
empressées à me plaire : en me montrant j’allais occuper de moi
l’univers, non pas pourtant l’univers tout entier, je l’en dispensais
en quelque sorte, il ne m’en fallait pas tant. Une société char-
mante me suffisait sans m’embarrasser du reste. Ma modération
m’inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie,
où j’étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambi-
tion. Favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle,
ami du frère et protecteur des voisins, j’étais content ; il ne m’en
fallait pas davantage.
de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous
me reçurent avec plus de bonté que n’auraient fait des urbains. Ils
m’accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement
pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s’appeler faire
l’aumône ; ils n’y mettaient pas assez l’air de la supériorité.
Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé
s’appelait M. de Pontverre. Ce nom fameux dans l’histoire de la
République me frappa beaucoup. J’étais curieux de voir comment
étaient faits les descendants des gentilshommes de la cuiller.
J’allai voir M. de Pontverre : il me reçut bien, me parla de
l’hérésie de Genève, de l’autorité de la sainte mère Église, et me
donna à dîner. Je trouvai peu de chose à répondre à des argu-
ments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l’on
dînait si bien valaient tout au moins nos ministres. J’étais certai-
nement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu’il
était ; mais j’étais trop bon convive pour être si bon théologien, et
son vin de Frangy, qui me parut excellent, argumentait si victo-
rieusement pour lui, que j’aurais rougi de fermer la bouche à un si
bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je ne résistais pas en face.
À voir les ménagements dont j’usais, on m’aurait cru faux. On se
fût trompé ; je n’étais qu’honnête, cela est certain. La flatterie, ou
plutôt la condescendance, n’est pas toujours un vice, elle est sou-
vent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bonté avec la-
quelle un homme nous traite nous attache à lui : ce n’est pas pour
l’abuser qu’on lui cède, c’est pour ne pas l’attrister, pour ne pas
lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à
m’accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre ? Nul au-
tre que le mien propre. Mon jeune cœur se disait cela. J’étais tou-
ché de reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentais
ma supériorité ; je ne voulais pas l’en accabler pour prix de son
hospitalité. Il n’y avait point de motif hypocrite à cette conduite :
je ne songeais point à changer de religion ; et, bien loin de me
familiariser si vite avec cette idée, je ne l’envisageais qu’avec une
horreur qui devait l’écarter de moi pour longtemps : je voulais
seulement ne point fâcher ceux qui me caressaient dans cette
vue ; je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l’espoir
du succès en paraissant moins armé que je ne l’étais en effet. Ma
faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes
qui, quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien
permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu’elles ne veulent
tenir.
que, loin de se prêter à ma folie, on m’éloignât de ma perte où je
courais, en me renvoyant dans ma famille. C’est là ce qu’aurait
fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoi-
que M. de Pontverre fût un bon homme, ce n’était assurément pas
un homme vertueux ; au contraire, c’était un dévot qui ne
connaissait d’autre vertu que d’adorer les images et de dire le ro-
saire ; une espèce de missionnaire qui n’imaginait rien de mieux,
pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres
de Genève. Loin de penser à me renvoyer chez moi, il profita du
désir que j’avais de m’en éloigner, pour me mettre hors d’état d’y
retourner quand même il m’en prendrait envie. Il y avait tout à
parier qu’il m’envoyait périr de misère ou devenir un vaurien. Ce
n’était point là ce qu’il voyait : il voyait une âme ôtée à l’hérésie et
rendue à l’Église. Honnête homme ou vaurien, qu’importait cela
pourvu que j’allasse à la messe ? Il ne faut pas croire, au reste,
que cette façon de penser soit particulière aux catholiques ; elle
est celle de toute religion dogmatique où l’on fait l’essentiel non
de faire, mais de croire.
vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bien-
faits du roi mettent en état de retirer d’autres âmes de l’erreur
dont elle est sortie elle-même. » Il s’agissait de Mme de Warens,
nouvelle convertie, que les prêtres forçaient, en effet, de partager
avec la canaille qui venait vendre sa foi, une pension de deux
mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne. Je me sentais fort
humilié d’avoir besoin d’une bonne dame bien charitable.
J’aimais fort qu’on me donnât mon nécessaire, mais non pas
qu’on me fît la charité ; et une dévote n’était pas pour moi fort
attirante. Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la faim qui
me talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et d’avoir un but,
je prends mon parti, quoique avec peine, et je pars pour Annecy.
J’y pouvais être aisément en un jour ; mais je ne me pressais pas,
j’en mis trois. Je ne voyais pas un château à droite ou à gauche
sans aller chercher l’aventure que j’étais sûr qui m’y attendait. Je
n’osais entrer dans le château ni heurter, car j’étais fort timide,
mais je chantais sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort
surpris, après m’être longtemps époumoné, de ne voir paraître ni
dames ni demoiselles qu’attirât la beauté de ma voix ou le sel de
mes chansons, vu que j’en savais d’admirables que mes camara-
des m’avaient apprises, et que je chantais admirablement.
vie a décidé de mon caractère ; je ne puis me résoudre à la passer
légèrement. J’étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce
qu’on appelle un beau garçon, j’étais bien pris dans ma petite
taille ; j’avais un joli pied, la jambe fine, l’air dégagé, la physio-
nomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux
noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec
force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement, je ne
savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m’est arrivé de songer à
ma figure que lorsqu’il n’était plus temps d’en tirer parti. Ainsi
j’avais avec la timidité de mon âge celle d’un naturel très aimant,
toujours troublé par la crainte de déplaire. D’ailleurs, quoique
j’eusse l’esprit assez orné, n’ayant jamais vu le monde, je man-
quais totalement de manières, et mes connaissances, loin d’y
suppléer, ne servaient qu’à m’intimider davantage, en me faisant
sentir combien j’en manquais.
je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style
d’orateur, où, cousant des phrases des livres avec des locutions
d’apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bien-
veillance de Mme de Warens. J’enfermai la lettre de
M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible
audience. Je ne trouvai point Mme de Warens ; on me dit qu’elle
venait de sortir pour aller à l’église. C’était le jour des Rameaux
de l’année 1728. Je cours pour la suivre : je la vois, je l’atteins, je
lui parle… Je dois me souvenir du lieu ; je l’ai souvent depuis
mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je
entourer d’un balustre d’or cette heureuse place ! que n’y puis-je
attirer les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à hono-
rer les monuments du salut des hommes n’en devrait approcher
qu’à genoux.
main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à gau-
che, conduisant par une fausse porte à l’église des cordeliers.
Prête à entrer dans cette porte, Mme de Warens se retourne à ma
voix. Que devins-je à cette vue ! je m’étais figuré une vieille dévote
bien rechignée : la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait
être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de
beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le
contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide
coup d’œil du jeune prosélyte ; car je devins à l’instant le sien, sûr
qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait
manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre
que je lui présente d’une main tremblante, l’ouvre, jette un coup
d’œil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu’elle lit
tout entière, et qu’elle eût relue encore si son laquais ne l’eût
avertie qu’il était temps d’entrer. « Eh ! mon enfant, me dit-elle
d’un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien
jeune ; c’est dommage en vérité. » Puis, sans attendre ma ré-
ponse, elle ajouta : « Allez chez moi m’attendre ; dites qu’on vous
donne à déjeuner ; après la messe j’irai causer avec vous. »
de Pil, noble et ancienne famille de Vevey, ville du pays de Vaud.
Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys,
fils aîné de M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne pro-
duisit point d’enfants, n’ayant pas trop réussi, Mme de Warens,
poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi
Victor-Amédée était à Evian, pour passer le lac et venir se jeter
aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et
son pays, par une étourderie assez semblable à la mienne, et
qu’elle a eu tout le temps de pleurer aussi. Le roi, qui aimait à
faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une
pension de quinze cents livres de Piémont, ce qui était beaucoup
pour un prince aussi peu prodigue, et voyant que sur cet accueil
on l’en croyait amoureux, il l’envoya à Annecy, escortée par un
détachement de ses gardes, où, sous la direction de Michel-
Gabriel de Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit abjuration
au couvent de la Visitation.
alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces beautés
qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie
que dans les traits ; aussi la sienne était-elle encore dans tout son
premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très
doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne,
des cheveux cendrés d’une beauté peu commune, et auxquels elle
donnait un tour négligé qui la rendait très piquante. Elle était pe-
tite de stature, courte même, et ramassée un peu dans sa taille,
quoique sans difformité ; mais il était impossible de voir une plus
belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux
bras.
perdu sa mère dès sa naissance, et, recevant indifféremment des
instructions comme elles s’étaient présentées, elle avait appris un
peu de sa gouvernante, un peu de son père, un peu de ses maîtres,
et beaucoup de ses amants, surtout d’un M. de Tavel, qui, ayant
du goût et des connaissances, en orna la personne qu’il aimait.
Mais tant de genres différents se nuisirent les uns aux autres, et le
peu d’ordre qu’elle y mit empêcha que ses diverses études
n’étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi, quoiqu’elle
eût quelques principes de philosophie et de physique, elle ne lais-
sa pas de prendre le goût que son père avait pour la médecine
empirique et pour l’alchimie : elle faisait des élixirs, des teintures,
des baumes, des magistères ; elle prétendait avoir des secrets. Les
charlatans, profitant de sa faiblesse, s’emparèrent d’elle,
l’obsédèrent, la ruinèrent, et consumèrent, au milieu des four-
neaux et des drogues, son esprit, ses talents et ses charmes, dont
elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés.
pour obscurcir les lumières de sa raison, son excellent cœur fut à
l’épreuve et demeura toujours le même : son caractère aimant et
doux, sa sensibilité pour les malheureux, son inépuisable bonté,
son humeur gaie, ouverte et franche, ne s’altérèrent jamais ; et
même aux approches de la vieillesse, dans le sein de l’indigence,
des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle âme lui
conserva jusqu’à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus beaux
jours.
voulait sans cesse de l’occupation. Ce n’étaient pas des intrigues
de femmes qu’il lui fallait, c’étaient des entreprises à faire et à
diriger. Elle était née pour les grandes affaires. À sa place
Mme de Longueville n’eût été qu’une tracassière ; à la place de
Mme de Longueville elle eût gouverné l’État. Ses talents ont été
déplacés ; et ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus élevée
a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses qui étaient
à sa portée, elle étendait toujours son plan dans sa tête et voyait
toujours son objet en grand. Cela faisait qu’employant des
moyens proportionnés à ses vues plus qu’à ses forces, elle
échouait par la faute des autres, et son projet venant à manquer,
elle était ruinée où d’autres n’auraient presque rien perdu. Ce
goût des affaires, qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un
grand bien dans son asile monastique, en l’empêchant de s’y fixer
pour le reste de ses jours comme elle en était tentée. La vie uni-
forme et simple des religieuses, leur petit cailletage de parloir,
tout cela ne pouvait flatter un esprit toujours en mouvement, qui,
formant chaque jour de nouveaux systèmes, avait besoin de liber-
té pour s’y livrer. Le bon évêque de Bernex, avec moins d’esprit
que François de Sales, lui ressemblait sur bien des points ; et
Mme de Warens, qu’il appelait sa fille, et qui ressemblait à
Mme de Chantal sur beaucoup d’autres, eût pu lui ressembler en-
core dans sa retraite, si son goût ne l’eût détournée de l’oisiveté
d’un couvent. Ce ne fut point manque de zèle si cette aimable
femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui
semblaient convenir à une nouvelle convertie vivant sous la direc-
tion d’un prélat.
fut sincère dans celle qu’elle avait embrassée. Elle a pu se repentir
d’avoir commis la faute, mais non pas désirer d’en revenir. Elle
n’est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de
bonne foi, et j’ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond de
son âme, que c’était uniquement par aversion pour les simagrées
qu’elle ne faisait point en public la dévote : elle avait une piété
trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce n’est pas ici le
lieu de m’étendre sur ses principes ; j’aurai d’autres occasions
d’en parler.
peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du
premier regard, Mme de Warens m’inspira non seulement le plus
vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s’est jamais
démentie. Supposons que ce que j’ai senti pour elle fût véritable-
ment de l’amour, ce qui paraîtra tout au moins douteux à qui sui-
vra l’histoire de nos liaisons, comment cette passion fut-elle ac-
compagnée, dès sa naissance, des sentiments qu’elle inspire le
moins : la paix du cœur, le calme, la sérénité, la sécurité,
l’assurance ? Comment, en approchant pour la première fois
d’une femme aimable, polie, éblouissante, d’une dame d’un état
supérieur au mien, dont je n’avais jamais abordé la pareille, de
celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par l’intérêt plus
ou moins grand qu’elle y prendrait, comment, dis-je, avec tout
cela me trouvai-je à l’instant aussi libre, aussi à mon aise que si
j’eusse été parfaitement sûr de lui plaire ? Comment n’eus-je pas
un moment d’embarras, de timidité, de gêne ? Naturellement
honteux, décontenancé, n’ayant jamais vu le monde, comment
pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les maniè-
res faciles, le langage tendre, le ton familier que j’avais dix ans
après, lorsque la plus grande intimité l’eut rendu naturel ? A-t-on
de l’amour, je ne dis pas sans désirs, j’en avais, mais sans inquié-
tude, sans jalousie ? Ne veut-on pas au moins apprendre de
l’objet qu’on aime si l’on est aimé ? C’est une question qu’il ne
m’est pas plus venu dans l’esprit de lui faire une fois en ma vie
que de me demander à moi-même si je m’aimais, et jamais elle
n’a été plus curieuse avec moi. Il y eut certainement quelque
chose de singulier dans mes sentiments pour cette charmante
femme, et l’on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles
on ne s’attend pas.
à loisir, elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de ma vie où
j’eusse manqué d’appétit, et sa femme de chambre, qui nous ser-
vait, dit aussi que j’étais le premier voyageur de mon âge et de
mon étoffe qu’elle en eût vu manquer. Cette remarque, qui ne me
nuisit pas dans l’esprit de sa maîtresse, tombait un peu à plomb
sur un gros manant qui dînait avec nous et qui dévora, lui tout
seul, un repas honnête pour six personnes. Pour moi, j’étais dans
un ravissement qui ne me permettait pas de manger. Mon cœur
se nourrissait d’un sentiment tout nouveau dont il occupait tout
mon être ; il ne me laissait des esprits pour nulle autre fonction.
toire ; je retrouvai pour la lui conter tout le feu que j’avais perdu
chez mon maître. Plus j’intéressais cette excellente âme en ma
faveur, plus elle plaignait le sort auquel j’allais m’exposer. Sa ten-
dre compassion se marquait dans son air, dans son regard, dans
ses gestes. Elle n’osait m’exhorter à retourner à Genève. Dans sa
position c’eût été un crime de lèse-catholicité, et elle n’ignorait
pas combien elle était surveillée et combien ses discours étaient
pesés. Mais elle me parlait d’un ton si touchant de l’affliction de
mon père, qu’on voyait bien qu’elle eût approuvé que j’allasse le
consoler. Elle ne savait pas combien, sans y songer, elle plaidait
contre elle-même. Outre que ma résolution était prise, comme je
crois l’avoir dit, plus je la trouvais éloquente, persuasive, plus ses
discours m’allaient au cœur, et moins je pouvais me résoudre à
me détacher d’elle. Je sentais que retourner à Genève était mettre
entre elle et moi une barrière presque insurmontable, à moins de
revenir à la démarche que j’avais faite, et à laquelle mieux valait
me tenir tout d’un coup. Je m’y tins donc. Mme de Warens,
voyant ses efforts inutiles, ne les poussa pas jusqu’à se compro-
mettre ; mais elle me dit avec un regard de commisération :
« Pauvre petit, tu dois aller où Dieu t’appelle ; mais quand tu se-
ras grand, tu te souviendras de moi. » je crois qu’elle ne pensait
pas elle-même que cette prédiction s’accomplirait si cruellement.
hors de mon pays ? À peine à la moitié de mon apprentissage,
– 53 –j’étais bien loin de savoir mon métier. Quand je l’aurais su, je n’en
aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le
manant qui dînait pour nous, forcé de faire une pause pour repo-
ser sa mâchoire, ouvrit un avis qu’il disait venir du Ciel, et qui, à
juger par les suites, venait bien plutôt du côté contraire ; c’était
que j’allasse à Turin, où, dans un hospice établi pour l’instruction
des catéchumènes, j’aurais, dit-il, la vie temporelle et spirituelle,
jusqu’à ce que, entré dans le sein de l’Église, je trouvasse, par la
charité des bonnes âmes, une place qui me convînt. À l’égard des
frais du voyage, continua mon homme, Sa Grandeur Mgr l’évêque
ne manquera pas, si madame lui propose cette sainte œuvre, de
vouloir charitablement y pourvoir, et madame la baronne, qui est
si charitable, dit-il en s’inclinant sur son assiette, s’empressera
sûrement d’y contribuer aussi.
ré, je ne disais rien, et Mme de Warens, sans saisir ce projet avec
autant d’ardeur qu’il était offert, se contenta de répondre que
chacun devait contribuer au bien selon son pouvoir, et qu’elle en
parlerait à Monseigneur : mais mon diable d’homme, qui craignit
qu’elle n’en parlât pas à son gré, et qui avait son petit intérêt dans
cette affaire, courut prévenir les aumôniers, et emboucha si bien
les bons prêtres, que quand Mme de Warens, qui craignait pour
moi ce voyage, en voulut parler à l’évêque, elle trouva que c’était
une affaire arrangée, et il lui remit à l’instant l’argent destiné pour
mon petit viatique. Elle n’osa insister pour me faire rester :
j’approchais d’un âge où une femme du sien ne pouvait décem-
ment vouloir retenir un jeune homme auprès d’elle.
moi, il fallut bien me soumettre et c’est même ce que je fis sans
beaucoup de répugnance. Quoique Turin fût plus loin que Ge-
nève, je jugeai qu’étant la capitale, elle avait avec Annecy des rela-
tions plus étroites qu’une ville étrangère d’État et de Religion ; et
puis, partant pour obéir à Mme de Warens, je me regardais
comme vivant toujours sous sa direction ; c’était plus que de vivre
à son voisinage. Enfin l’idée d’un grand voyage flattait ma manie
ambulante, qui déjà commençait à se déclarer. Il me paraissait
beau de passer les monts à mon âge, et de m’élever au-dessus de
mes camarades de toute la hauteur des Alpes. Voir du pays est un
appât auquel un Genevois ne résiste guère. Je donnai donc mon
consentement. Mon manant devait partir dans deux jours avec sa
femme. Je leur fus confié et recommandé. Ma bourse leur fut re-
mise, renforcée par Mme de Warens qui de plus me donna secrè-
tement un petit pécule, auquel elle joignit d’amples instructions,
et nous partîmes le mercredi saint.
courant à ma piste avec un M. Rival, son ami, horloger comme
lui, homme d’esprit, bel esprit même, qui faisait des vers mieux
que La Motte et parlait presque aussi bien que lui ; de plus, par-
faitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée
n’aboutit qu’à faire un de ses fils comédien.
pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de m’atteindre,
comme ils l’auraient pu facilement, étant à cheval et moi à pied.
La même chose était arrivée à mon oncle Bernard. Il était venu à
Confignon, et de là, sachant que j’étais à Annecy, il s’en retourna
à Genève. Il semblait que mes proches conspirassent avec mon
étoile pour me livrer au destin qui m’attendait. Mon frère s’était
perdu par une semblable négligence, et si bien perdu qu’on n’a
jamais su ce qu’il était devenu.
un homme d’une probité sûre, et il avait une de ces âmes fortes
qui font les grandes vertus ; de plus, il était bon père, surtout
pour moi. Il m’aimait très tendrement ; mais il aimait aussi ses
plaisirs, et d’autres goûts avaient un peu attiédi l’affection pater-
nelle depuis que je vivais loin de lui. Il s’était remarié à Nyon, et
quoique sa femme ne fût plus en âge de me donner des frères, elle
avait des parents ; cela faisait une autre famille, d’autres objets,
un nouveau ménage, qui ne rappelait plus si souvent mon souve-
nir. Mon père vieillissait et n’avait aucun bien pour soutenir sa
vieillesse. Nous avions, mon frère et moi, quelque bien de ma
mère, dont le revenu devait appartenir à mon père durant notre
éloignement. Cette idée ne s’offrait pas à lui directement, et ne
l’empêchait pas de faire son devoir ; mais elle agissait sourdement
sans qu’il s’en aperçût lui-même, et ralentissait quelquefois son
zèle qu’il eût poussé plus loin sans cela. Voilà, je crois, pourquoi,
venu d’abord à Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu’à
Chambéry, où il était moralement sûr de m’atteindre. Voilà pour-
quoi encore l’étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus tou-
jours de lui des caresses de père, mais sans grands efforts pour
me retenir.
et la vertu m’a fait faire des réflexions sur moi-même qui n’ont
pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J’en ai tiré cette
grande maxime de morale, la seule peut-être d’usage dans la pra-
tique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition
avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans le mal
d’autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincère amour
de la vertu qu’on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s’en aperce-
voir, et l’on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir ces-
sé d’être juste et bon dans l’âme.
mise en pratique, quoiqu’un peu tard, dans toute ma conduite, est
une de celles qui m’ont donné l’air le plus bizarre et le plus fou
dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On ma impu-
té de vouloir être original et faire autrement que les autres. En
vérité, je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autre-
ment qu’eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. Je
me dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent
un intérêt contraire à l’intérêt d’un autre homme, et par consé-
quent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet
homme-là.
dans son testament. Je m’y opposai de toute ma force. Je lui mar-
quai que je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le
testament de qui que ce fût, et beaucoup moins dans le sien. Il se
rendit : maintenant il veut me faire une pension viagère, et je ne
m’y oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce change-
ment, cela peut être. Mais, ô mon bienfaiteur et mon père, si j’ai
le malheur de vous survivre, je sais qu’en vous perdant j’ai tout à
perdre, et que je n’ai rien à gagner.
assortie au cœur humain. Je me pénètre chaque jour davantage
de sa profonde solidité, et je l’ai retournée de différentes maniè-
res dans tous mes derniers écrits ; mais le public, qui est frivole,
ne l’y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette entreprise
consommée pour en reprendre une autre, je me propose de don-
ner dans la suite de l’Émile un exemple si charmant et si frappant
de cette même maxime, que mon lecteur soit forcé d’y faire atten-
tion. Mais c’est assez de réflexions pour un voyageur ; il est temps
de reprendre ma route.
mon manant ne fut pas si bourru qu’il en avait l’air. C’était un
homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs gri-
sonnants, l’air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien,
mangeant mieux, et qui faisait toute sorte de métiers, faute d’en
savoir aucun. Il avait proposé, je crois, d’établir à Annecy je ne
sais quelle manufacture. Mme de Warens n’avait pas manqué de
donner dans le projet, et c’était pour tâcher de le faire agréer au
ministre qu’il faisait, bien défrayé, le voyage de Turin. Notre
homme avait le talent d’intriguer en se fourrant toujours avec les
prêtres, et faisant l’empressé pour les servir ; il avait pris à leur
école un certain jargon dévot dont il usait sans cesse, se piquant
d’être un grand prédicateur. Il savait même un passage latin de la
Bible, et c’était comme s’il en avait su mille, parce qu’il le répétait
mille fois le jour ; du reste, manquant rarement d’argent quand il
en savait dans la bourse des autres ; plus adroit pourtant que fri-
pon, et qui, débitant d’un ton de racoleur ses capucinades, res-
semblait à l’ermite Pierre prêchant la croisade le sabre au côté.
femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais
toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies
m’éveillaient souvent et m’auraient éveillé bien davantage si j’en
avais compris le sujet. Mais je ne m’en doutais pas même, et
j’étais sur ce chapitre d’une bêtise qui a laissé à la seule nature
tout le soin de mon instruction.
lante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage ; j’étais
dans la plus heureuse situation de corps et d’esprit où j’aie été de
mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de
confiance en moi et aux autres, j’étais dans ce court, mais pré-
cieux moment de la vie, où sa plénitude expansive étend pour
ainsi dire notre être par toutes nos sensations, et embellit à nos
yeux la nature entière du charme de notre existence. Ma douce
inquiétude avait un objet qui la rendait moins errante et fixait
mon imagination. Je me regardais comme l’ouvrage, l’élève, l’ami,
presque l’amant de Mme de Warens. Les choses obligeantes
qu’elle m’avait dites, les petites caresses qu’elle m’avait faites,
l’intérêt si tendre qu’elle avait paru prendre à moi, ses regards
charmants, qui me semblaient pleins d’amour parce qu’ils m’en
inspiraient, tout cela nourrissait mes idées durant la marche, et
me faisait rêver délicieusement. Nulle crainte, nul doute sur mon
sort ne troublait ces rêveries. M’envoyer à Turin, c’était, selon
moi s’engager à m’y faire vivre, à m’y placer convenablement. Je
n’avais plus de souci sur moi-même ; d’autres s’étaient chargés de
ce soin. Ainsi je marchais légèrement, allégé de ce poids ; les jeu-
nes désirs, l’espoir enchanteur, les brillants projets remplissaient
mon âme. Tous les objets que je voyais me semblaient les garants
de ma prochaine félicité. Dans les maisons j’imaginais des festins
rustiques ; dans les prés, de folâtres jeux ; le long des eaux, les
bains, des promenades, la pêche ; sur les arbres, des fruits déli-
cieux ; sous leur ombre, de voluptueux tête-à-tête ; sur les monta-
gnes, des cuves de lait et de crème, une oisiveté charmante, la
paix, la simplicité, le plaisir d’aller sans savoir où. Enfin rien ne
frappait mes yeux sans porter à mon cœur quelque attrait de
jouissance. La grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle
rendaient cet attrait digne de la raison ; la vanité même y mêlait
sa pointe. Si jeune, aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, sui-
vre Annibal à travers les monts, me paraissait une gloire au-
dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et
bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter ; car en vérité ce
n’était pas la peine de m’en faire faute, et sur le dîner de
M. Sabran le mien ne paraissait pas.
vie, d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine
que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage ; car
le pas de Mme Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre, n’en fit
qu’une longue promenade. Ce souvenir m’a laissé le goût le plus
vif pour tout ce qui s’y rapporte, surtout pour les montagnes et
pour les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes
beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affai-
res, un bagage à porter m’ont forcé de faire le monsieur et de
prendre des voitures ; les soucis rongeants, les embarras, la gêne
y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu’auparavant dans
mes voyages, je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti
que le besoin d’arriver. J’ai cherché longtemps, à Paris, deux ca-
marades du même goût que moi qui voulussent consacrer chacun
cinquante louis de sa bourse et un an de son temps à faire ensem-
ble, à pied, le tour de l’Italie, sans autre équipage qu’un garçon
qui portât avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens se sont
présentés, enchantés de ce projet en apparence, mais au fond le
prenant tous pour un pur château en Espagne, dont on cause en
conversation sans vouloir l’exécuter en effet. Je me souviens que,
parlant avec passion de ce projet avec Diderot et Grimm, je leur
en donnai enfin la fantaisie. Je crus une fois l’affaire faite ; mais le
tout se réduisit à vouloir faire un voyage par écrit, dans lequel
Grimm ne trouvait rien de si plaisant que de faire faire à Diderot
beaucoup d’impiétés, et de me faire fourrer à l’Inquisition à sa
place.
de voir une grande ville, et par l’espoir d’y faire bientôt une figure
digne de moi, car déjà les fumées de l’ambition me montaient à la
tête ; déjà je me regardais comme infiniment au-dessus de mon
ancien état d’apprenti ; j’étais bien loin de prévoir que dans peu
j’allais être fort au-dessous.
ma justification, tant sur les menus détails où je viens d’entrer
que sur ceux où j’entrerai dans la suite, et qui n’ont rien
d’intéressant à ses yeux. Dans l’entreprise que j’ai faite de me
montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste
obscur ou caché ; il faut que je me tienne incessamment sous ses
yeux ; qu’il me suive dans tous les égarements de mon cœur, dans
tous les recoins de ma vie ; qu’il ne me perde pas de vue un seul
instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune,
le moindre vide, et se demandant : Qu’a-t-il fait durant ce temps-
là ? il ne m’accuse de n’avoir pas voulu tout dire. Je donne assez
de prise à la malignité des hommes par mes récits, sans lui en
donner encore par mon silence.
ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Mme Sabran trou-
va le moyen de m’arracher jusqu’à un petit ruban glacé d’argent
que Mme de Warens m’avait donné pour ma petite épée, et que je
regrettai plus que tout le reste ; l’épée même eût resté dans leurs
mains si je m’étais moins obstiné. Ils m’avaient fidèlement dé-
frayé dans la route, mais ils ne m’avaient rien laissé. J’arrive à
Turin sans habits, sans argent, sans linge, et laissant très exacte-
ment à mon seul mérite tout l’honneur de la fortune que j’allais
faire.
