Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

Pour concevoir jusqu’où mon délire allait dans ce moment, il

faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s’échauffer
sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans
l’imagination de l’objet qui l’attire, quelque vain que soit quelque-
fois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les
plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et me montrer de
la vraisemblance, à m’y livrer. Croirait-on qu’à près de dix-neuf
ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de
ses jours ? Or, écoutez.

L’abbé de Gouvon m’avait fait présent, il y avait quelques se-

maines, d’une petite fontaine de Héron, fort jolie, et dont j’étais
transporté. À force de faire jouer cette fontaine et de parler de
notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l’une
pourrait bien servir à l’autre et le prolonger. Qu’y avait-il dans le
monde d’aussi curieux qu’une fontaine de Héron ? Ce principe fut
le fondement sur lequel nous bâtîmes l’édifice de notre fortune.
Nous devions, dans chaque village, assembler les paysans autour
de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère devaient nous
tomber avec d’autant plus d’abondance que nous étions persua-
dés l’un et l’autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les re-
cueillent, et que quand ils n’en gorgent pas les passants, c’est pure
mauvaise volonté de leur part. Nous n’imaginions partout que
festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent de
nos poumons, et l’eau de notre fontaine, elle pouvait nous dé-
frayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde.
Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et

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nous dirigions d’abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir
de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter
enfin quelque part.

Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandon-

nant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études,
mes espérances, et l’attente d’une fortune presque assurée, pour
commencer la vie d’un vrai vagabond. Adieu la capitale ; adieu la
cour, l’ambition, la vanité, l’amour, les belles, et toutes les gran-
des aventures dont l’espoir m’avait amené l’année précédente. Je
pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse légèrement
garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu’à jouir de
cette ambulante félicité à laquelle j’avais tout à coup borné mes
brillants projets.

Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement tou-

tefois que je m’y étais attendu, mais non pas tout à fait de la
même manière ; car bien que notre fontaine amusât quelques
moments dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n’en
fallait pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait
guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette res-
source que quand l’argent viendrait à nous manquer. Un accident
nous en évita la peine : la fontaine se cassa près de Bramant, et il
en était temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu’elle
commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais
qu’auparavant, et nous rîmes beaucoup de notre étourderie,
d’avoir oublié que nos habits et nos souliers s’useraient, ou
d’avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous
continuâmes notre voyage aussi allègrement que nous l’avions
commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme où notre
bourse tarissante nous faisait une nécessité d’arriver.

À Chambéry je devins pensif, non sur la sottise que je venais

de faire, jamais homme ne prit si tôt ni si bien son parti sur le
passé, mais sur l’accueil qui m’attendait chez Mme de Warens ;
car j’envisageais exactement sa maison comme ma maison pater-
nelle. Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de Gouvon ; elle
savait sur quel pied j’y étais, et en m’en félicitant, elle m’avait

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donné des leçons très sages sur la manière dont je devais corres-
pondre aux bontés qu’on avait pour moi. Elle regardait ma for-
tune comme assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute.
Qu’allait-elle dire en me voyant arriver ? Il ne me vint pas même à
l’esprit qu’elle pût me fermer sa porte ; mais je craignais le cha-
grin que j’allais lui donner je craignais ses reproches plus durs
pour moi que la misère. Je résolus de tout endurer en silence et
de tout faire pour l’apaiser. Je ne voyais plus dans l’univers
qu’elle seule : vivre dans sa disgrâce était une chose qui ne se
pouvait pas.

Ce qui m’inquiétait le plus était mon compagnon de voyage,

dont je ne voulais pas lui donner le surcroît, et dont je craignais
de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette sépara-
tion en vivant assez froidement avec lui la dernière journée. Le
drôle me comprit : il était plus fou que sot. Je crus qu’il
s’affecterait de mon inconstance ; j’eus tort ; mon ami Bâcle ne
s’affectait de rien. À peine, en entrant à Annecy, avions-nous mis
le pied dans la ville, qu’il me dit : « Te voilà chez toi »,
m’embrassa, me dit adieu, fit une pirouette et disparut. Je n’ai
jamais plus entendu parler de lui. Notre connaissance et notre
amitié durèrent en tout environ six semaines, mais les suites en
dureront autant que moi.

Que le cœur me battit en approchant de la maison de

Mme de Warens ! Mes jambes tremblaient sous moi, mes yeux se
couvraient d’un voile, je ne voyais rien, je n’entendais rien, je
n’aurais reconnu personne ; je fus contraint de m’arrêter plu-
sieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Était-ce la crainte
de ne pas obtenir les secours dont j’avais besoin qui me troublait
à ce point ? À l’âge où j’étais, la peur de mourir de faim donne-t-
elle de pareilles alarmes ? Non, non ; je le dis avec autant de véri-
té que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n’appartint à
l’intérêt ni à l’indigence de m’épanouir ou de me serrer le cœur.

Dans le cours d’une vie inégale et mémorable par ses vicissi-

tudes, souvent sans asile et sans pain, j’ai toujours vu du même
œil l’opulence et la misère. Au besoin, j’aurais pu mendier ou vo-

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ler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit
là. Peu d’hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé
de pleurs dans leur vie ; mais jamais la pauvreté ni la crainte d’y
tomber ne m’ont fait pousser un soupir ni répandre une larme.
Mon âme, à l’épreuve de la fortune, n’a connu de vrais biens ni de
vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d’elle, et c’est quand
rien ne m’a manqué pour le nécessaire que je me suis senti le plus
malheureux des mortels.

À peine parus-je aux yeux de Mme de Warens que son air me

rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix ; je me précipite à
ses pieds, et, dans les transports de la plus vive joie, je colle ma
bouche sur sa main. Pour elle, j’ignore si elle avait su de mes nou-
velles ; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n’y vis au-
cun chagrin. « Pauvre petit, me dit-elle d’un ton caressant, te re-
voilà donc ? je savais bien que tu étais trop jeune pour ce voyage ;
je suis bien aise au moins qu’il n’ait pas aussi mal tourné que
j’avais craint. » Ensuite elle me fit conter mon histoire, qui ne fut
pas longue, et que je lui fis très fidèlement, en supprimant cepen-
dant quelques articles, mais au reste sans m’épargner ni
m’excuser.

Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de cham-

bre. Je n’osais respirer durant cette délibération ; mais quand
j’entendis que je coucherais dans la maison, j’eus peine à me
contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui
m’était destinée, à peu près comme Saint-Preux vit remiser sa
chaise chez Mme de Wolmar. J’eus pour surcroît le plaisir
d’apprendre que cette faveur ne serait point passagère ; et dans
un moment où l’on me croyait attentif à tout autre chose,
j’entendis qu’elle disait : « On dira ce qu’on voudra ; mais puisque
la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas
l’abandonner. »

Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut

pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma
vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur,
qui nous fait vraiment jouir de nous, soit l’ouvrage de la nature, et

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peut-être un produit de l’organisation, elle a besoin de situations
qui la développent. Sans ces causes occasionnelles, un homme né
très sensible ne sentirait rien, et mourrait sans avoir connu son
être. Tel à peu près j’avais été jusqu’alors, et tel j’aurais toujours
été peut-être, si je n’avais jamais connu Mme de Warens, ou si
même, l’ayant connue, je n’avais pas vécu assez longtemps auprès
d’elle pour contracter la douce habitude des sentiments affec-
tueux qu’elle m’inspira. J’oserai le dire, qui ne sent que l’amour
ne sent pas ce qu’il y a de plus doux dans la vie. Je connais un
autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux
mille fois, qui quelquefois est joint à l’amour, et qui souvent en
est séparé. Ce sentiment n’est pas non plus l’amitié seule ; il est
plus voluptueux, plus tendre : je n’imagine pas qu’il puisse agir
pour quelqu’un du même sexe ; du moins je fus ami si jamais
homme le fut, et je ne l’éprouvai jamais près d’aucun de mes
amis. Ceci n’est pas clair, mais il le deviendra dans la suite ; les
sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets.

Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir

une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et
qui fut celle où l’on me logea. Cette chambre était sur le passage
dont j’ai parlé, où se fit notre première entrevue, et au-delà du
ruisseau et des jardins on découvrait la campagne. Cet aspect
n’était pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C’était,
depuis Bossey, la première fois que j’avais du vert devant mes
fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n’avais eu sous les
yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté
me fut sensible et douce ! Elle augmenta beaucoup mes disposi-
tions à l’attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage en-
core un des bienfaits de ma chère patronne.

Il me semblait qu’elle l’avait mis là tout exprès pour moi ; je

m’y plaçais paisiblement auprès d’elle ; je la voyais partout entre
les fleurs et la verdure ; ses charmes et ceux du printemps se
confondaient à mes yeux. Mon cœur, jusqu’alors comprimé, se
trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs s’exhalaient
plus librement parmi ces vergers.

– 107 – On ne trouvait pas chez Mme de Warens la magnificence que

j’avais vue à Turin ; mais on y trouvait la propreté, la décence et
une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s’allie jamais.
Elle avait peu de vaisselle d’argent, point de porcelaine, point de
gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers ; mais
l’une et l’autre étaient bien garnies au service de tout le monde, et
dans des tasses de faïence elle donnait d’excellent café. Qui-
conque la venait voir était invité à dîner avec elle ou chez elle ; et
jamais ouvrier messager ou passant ne sortait sans manger ou
boire. Son domestique était composé d’une femme de chambre
fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d’un valet de son pays
appelé Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d’une cui-
sinière et de deux porteurs de louage quand elle allait en visite, ce
qu’elle faisait rarement. Voilà bien des choses pour deux mille
livres de rente ; cependant son petit revenu bien ménagé eût pu
suffire à tout cela dans un pays où la terre est très bonne et
l’argent très rare. Malheureusement l’économie ne fut jamais sa
vertu favorite : elle s’endettait, elle payait, l’argent faisait la na-
vette et tout allait.

La manière dont son ménage était monté était précisément

celle que j’aurais choisie : on peut croire que j’en profitais avec
plaisir. Ce qui m’en plaisait moins était qu’il fallait rester très
longtemps à table. Elle supportait avec peine la première odeur
du potage et des mets ; cette odeur la faisait presque tomber en
défaillance, et ce dégoût durait longtemps. Elle se remettait peu à
peu, causait et ne mangeait point. Ce n’était qu’au bout d’une
demi-heure qu’elle essayait le premier morceau. J’aurais dîné
trois fois dans cet intervalle ; mon repas était fait longtemps
avant qu’elle eût commencé le sien. Je recommençais de compa-
gnie ; ainsi je mangeais pour deux, et ne m’en trouvais pas plus
mal. Enfin je me livrais d’autant plus au doux sentiment du bien-
être que j’éprouvais auprès d’elle, que ce bien-être dont je jouis-
sais n’était mêlé d’aucune inquiétude sur les moyens de le soute-
nir. N’étant point encore dans l’étroite confidence de ses affaires,
je les supposais en état d’aller toujours sur le même pied. J’ai re-
trouvé les mêmes agréments dans sa maison par la suite ; mais,
plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu’ils anticipaient sur

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ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La pré-
voyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J’ai vu l’avenir à
pure perte : je n’ai jamais pu l’éviter.

Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s’établit entre

nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Pe-
tit fut mon nom ; Maman fut le sien ; et toujours nous demeurâ-
mes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut
presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux
noms rendent à merveille l’idée de notre ton, la simplicité de nos
manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la
plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais
toujours mon bien ; et si les sens entrèrent dans mon attache-
ment pour elle, ce n’était pas pour en changer la nature, mais
pour le rendre seulement plus exquis, pour m’enivrer du charme
d’avoir une maman jeune et jolie qu’il m’était délicieux de cares-
ser : je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n’imagina
de m’épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles,
et jamais il n’entra dans mon cœur d’en abuser. On dira que nous
avons pourtant eu à la fin des relations d’une autre espèce ; j’en
conviens ; mais il faut attendre, je ne puis tout dire à la fois.

Le coup d’œil de notre première entrevue fut le seul moment

vraiment passionné qu’elle m’ait jamais fait sentir ; encore ce
moment fut-il l’ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets
n’allaient jamais furetant sous son mouchoir, quoiqu’un embon-
point mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je
n’avais ni transports ni désirs auprès d’elle ; j’étais dans un calme
ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurais ainsi passé ma
vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule
personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conver-
sation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-
à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui
pour finir avait besoin d’être interrompu. Loin de me faire une loi
de parler, il fallait plutôt m’en faire une de me taire. À force de
méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rêverie. Hé
bien ! je la laissais rêver, je me taisais, je la contemplais, et j’étais
le plus heureux des hommes. J’avais encore un tic fort singulier.

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Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recherchais sans
cesse, et j’en jouissais avec une passion qui dégénérait en fureur
quand des importuns venaient le troubler. Sitôt que quelqu’un
arrivait, homme ou femme, il n’importait pas, je sortais en mur-
murant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d’elle.
J’allais compter les minutes dans son antichambre, maudissant
mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu’ils
avaient tant à dire, parce que j’avais à dire encore plus.

Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que

quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n’étais que
content ; mais mon inquiétude en son absence allait au point
d’être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des
élans d’attendrissement qui souvent allaient jusqu’aux larmes. Je
me souviendrai toujours qu’un jour de grande fête, tandis qu’elle
était à vêpres, j’allai me promener hors de la ville, le cœur plein
de son image et du désir ardent de passer mes jours auprès d’elle.
J’avais assez de sens pour voir que quant à présent cela n’était pas
possible, et qu’un bonheur que je goûtais si bien serait court. Cela
donnait à ma rêverie une tristesse qui n’avait pourtant rien de
sombre, et qu’un espoir flatteur tempérait. Le son des cloches, qui
m’a toujours singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beau-
té du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et champê-
tres dans lesquelles je plaçais en idée notre commune demeure,
tout cela me frappait tellement d’une impression vive, tendre,
triste et touchante, que je me vis comme en extase transporté
dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon cœur,
possédant toute la félicité qui pouvait lui plaire, la goûtait dans
des ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté
des sens. Je ne me souviens pas de m’être élancé jamais dans
l’avenir avec plus de force et d’illusion que je fis alors ; et ce qui
m’a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand elle
s’est réalisée, c’est d’avoir retrouvé des objets tels exactement que
je les avais imaginés. Si jamais rêve d’un homme éveillé eut l’air
d’une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je n’ai été
déçu que dans sa durée imaginaire ; car les jours et les ans, et la
vie entière, s’y passaient dans une inaltérable tranquillité ; au lieu
qu’en effet tout cela n’a duré qu’un moment. Hélas ! mon plus

– 110 –

constant bonheur fut en songe ; son accomplissement fut presque
à l’instant suivi du réveil.

Je ne finirais pas si j’entrais dans le détail de toutes les folies

que le souvenir de cette chère Maman me faisait faire quand je
n’étais plus sous ses yeux. Combien de fois j’ai baisé mon lit en
songeant qu’elle y avait couché ; mes rideaux, tous les meubles de
ma chambre, en songeant qu’ils étaient à elle, que sa belle main
les avait touchés ; le plancher même sur lequel je me prosternais
en songeant qu’elle y avait marché ! Quelquefois même en sa pré-
sence il m’échappait des extravagances que le plus violent amour
seul semblait pouvoir inspirer. Un jour, à table, au moment
qu’elle avait mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y
vois un cheveu ; elle rejette le morceau sur son assiette ; je m’en
saisis avidement et l’avale. En un mot, de moi à l’amant le plus
passionné il n’y avait qu’une différence unique, mais essentielle,
et qui rend mon état presque inconcevable à la raison.

J’étais revenu d’Italie, non tout à fait comme j’y étais allé,

mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en
avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avais senti
le progrès des ans ; mon tempérament inquiet s’était enfin décla-
ré, et sa première éruption, très involontaire, m’avait donné sur
ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose
l’innocence dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. Bientôt rassuré,
j’appris ce dangereux supplément qui trompe la nature, et sauve
aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dé-
pens de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce
vice que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un
grand attrait pour les imaginations vives : c’est de disposer, pour
ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plai-
sirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d’obtenir son aveu.
Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la bonne
constitution qu’avait rétablie en moi la nature, et à qui j’avais
donné le temps de se bien former. Qu’on ajoute à cette disposi-
tion le local de ma situation présente ; logé chez une jolie femme,
caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans cesse
dans la journée ; le soir entouré d’objets qui me la rappellent,

– 111 –

couché dans un lit où je sais qu’elle a couché. Que de stimulants !
Tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi
mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut précisément
ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de
vivre auprès d’elle, du désir ardent d’y passer mes jours, absente
ou présente, je voyais toujours en elle une tendre mère, une sœur
chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyais toujours
ainsi, toujours la même, et ne voyais jamais qu’elle. Son image,
toujours présente à mon cœur, n’y laissait place à nulle autre : elle
était pour moi la seule femme qui fût au monde ; et l’extrême
douceur des sentiments qu’elle m’inspirait, ne laissant pas à mes
sens le temps de s’éveiller pour d’autres, me garantissait d’elle et
de tout son sexe. En un mot, j’étais sage parce que je l’aimais. Sur
ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espèce était
mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j’en puis dire,
est que s’il paraît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le para-
îtra beaucoup plus.

Je passais mon temps le plus agréablement du monde, oc-

cupé des choses qui me plaisaient le moins. C’étaient des projets à
rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire ;
c’étaient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à
gouverner. Tout à travers tout cela venaient des foules de pas-
sants, de mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait entretenir
tout à la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle
dame, un frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais
au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en
gaieté, mes fureurs la faisaient rire aux larmes ; et ce qui la faisait
rire encore plus était de me voir d’autant plus furieux que je ne
pouvais moi-même m’empêcher de rire. Ces petits intervalles où
j’avais le plaisir de grogner étaient charmants ; et s’il survenait un
nouvel importun durant la querelle, elle en savait encore tirer
parti pour l’amusement en prolongeant malicieusement la visite,
et me jetant des coups d’œil pour lesquels je l’aurais volontiers
battue. Elle avait peine à s’abstenir d’éclater en me voyant,
contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possé-
dé, tandis qu’au fond de mon cœur, et même en dépit de moi, je
trouvais tout cela très comique.

– 112 – Tout cela, sans me plaire en soi, m’amusait pourtant parce

qu’il faisait partie d’une manière d’être qui m’était charmante.
Rien de ce qui se faisait autour de moi, rien de tout ce qu’on me
faisait faire n’était selon mon goût, mais tout était selon mon
cœur. Je crois que je serais parvenu à aimer la médecine, si mon
dégoût pour elle n’eût fourni des scènes folâtres qui nous
égayaient sans cesse : c’est peut-être la première fois que cet art a
produit un pareil effet. Je prétendais connaître à l’odeur un livre
de médecine et ce qu’il y a de plaisant est que je m’y trompais ra-
rement. Elle me faisait goûter des plus détestables drogues.
J’avais beau fuir ou vouloir me défendre ; malgré ma résistance et
mes horribles grimaces, malgré moi et mes dents, quand je voyais
ces jolis doigts barbouillés s’approcher de ma bouche, il fallait
finir par l’ouvrir et sucer. Quand tout son petit ménage était ras-
semblé dans la même chambre, à nous entendre courir et crier au
milieu des éclats de rire, on eût cru qu’on y jouait quelque farce,
et non pas qu’on y faisait de l’opiat ou de l’élixir.

Mon temps ne se passait pourtant pas tout entier à ces polis-

sonneries. J’avais trouvé quelques livres dans la chambre que
j’occupais : Le Spectateur, Puffendorf, Saint-Evremond, La Hen-
riade. Quoique je n’eusse plus mon ancienne fureur de lecture,
par désœuvrement je lisais un peu de tout cela. Le Spectateur
surtout me plut beaucoup, et me fit du bien. M. l’abbé de Gouvon
m’avait appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion ; la
lecture me profitait mieux. Je m’accoutumais à réfléchir sur
l’élocution, sur les constructions élégantes ; je m’exerçais à dis-
cerner le français pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple,
je fus corrigé d’une faute d’orthographe, que je faisais avec tous
nos Genevois, par ces deux vers de La Henriade :

Soit qu’un ancien respect pour le sang de leurs maîtres Parlât encor pour lui dans le cœur de ces traîtres. – 113 – Ce mot parlât, qui me frappa, m’apprit qu’il fallait un t à la

troisième personne du subjonctif, au lieu qu’auparavant je
l’écrivais et prononçais parla, comme le parfait de l’indicatif.

Quelquefois je causais avec Maman de mes lectures ; quel-

quefois je lisais auprès d’elle ; j’y prenais grand plaisir : je
m’exerçais à bien lire, et cela me fut utile aussi. J’ai dit qu’elle
avait l’esprit orné : il était alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens
de lettres s’étaient empressés à lui plaire, et lui avaient appris à
juger des ouvrages d’esprit. Elle avait, si je puis parler ainsi, le
goût un peu protestant ; elle ne parlait que de Bayle, et faisait
grand cas de Saint-Evremond, qui depuis longtemps était mort en
France. Mais cela n’empêchait pas qu’elle connût la bonne littéra-
ture et qu’elle n’en parlât fort bien. Elle avait été élevée dans des
sociétés choisies : et, venue en Savoie encore jeune, elle avait per-
du dans le commerce charmant de la noblesse du pays ce ton ma-
niéré du pays de Vaud, où les femmes prennent le bel esprit pour
l’esprit du monde, et ne savent parler que par épigrammes.

Quoiqu’elle n’eût vu la cour qu’en passant, elle y avait jeté un

coup d’œil rapide qui lui avait suffi pour la connaître. Elle s’y
conserva toujours des amis, et malgré de secrètes jalousies, mal-
gré les murmures qu’excitaient sa conduite et ses dettes, elle n’a
jamais perdu sa pension. Elle avait l’expérience du monde et
l’esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C’était
le sujet favori de ses conversations, et c’était précisément, vu mes
idées chimériques, la sorte d’instruction dont j’avais le plus grand
besoin. Nous lisions ensemble la Bruyère : il lui plaisait plus que
La Rochefoucauld, livre triste et désolant, principalement dans la
jeunesse, où l’on n’aime pas à voir l’homme comme il est. Quand
elle moralisait, elle se perdait quelquefois un peu dans les espa-
ces ; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les
mains, je prenais patience, et ses longueurs ne m’ennuyaient pas.

Cette vie était trop douce pour pouvoir durer. Je le sentais, et

l’inquiétude de la voir finir était la seule chose qui en troublait la
jouissance. Tout en folâtrant, Maman m’étudiait, m’observait,
m’interrogeait, et bâtissait pour ma fortune force projets dont je

– 114 –

me serais bien passé. Heureusement que ce n’était pas le tout de
connaître mes penchants, mes goûts, mes petits talents : il fallait
trouver ou faire naître les occasions d’en tirer parti, et tout cela
n’était pas l’affaire d’un jour. Les préjugés mêmes qu’avait conçus
la pauvre femme en faveur de mon mérite reculaient les moments
de le mettre en œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des
moyens. Enfin, tout allait au gré de mes désirs, grâce à la bonne
opinion qu’elle avait de moi ; mais, il en fallut rabattre, et dès lors
adieu la tranquillité.

Un de ses parents, appelé M. d’Aubonne, la vint voir. C’était

un homme de beaucoup d’esprit, intrigant, génie à projets comme
elle, mais qui ne s’y ruinait pas, une espèce d’aventurier. Il venait
de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie très compo-
sée, qui n’avait pas été goûté. Il allait le proposer à la cour de Tu-
rin, où il fut adopté et mis en exécution. Il s’arrêta quelque temps
à Annecy, et y devint amoureux de Mme l’Intendante, qui était
une personne fort aimable, fort de mon goût, et la seule que je
visse avec plaisir chez Maman. M. d’Aubonne me vit ; sa parente
lui parla de moi : il se chargea de m’examiner, de voir à quoi
j’étais propre, et, s’il me trouvait de l’étoffe, de chercher à me pla-
cer.

Mme de Warens m’envoya chez lui deux ou trois matins de

suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir
de rien. Il s’y prit très bien pour me faire jaser, se familiarisa avec
moi, me mit à mon aise autant qu’il était possible, me parla de
niaiseries et de toutes sortes de sujets, le tout sans paraître
m’observer, sans la moindre affectation, et comme si, se plaisant
avec moi, il eût voulu converser sans gêne. J’étais enchanté de lui.
Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que promet-
taient mon extérieur et ma physionomie animée, j’étais sinon tout
à fait inepte, au moins un garçon de peu d’esprit, sans idées,
presque sans acquis, très borné en un mot à tous égards et que
l’honneur de devenir quelque jour curé de village était la plus
haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu’il
rendit de moi à Mme de Warens. Ce fut la seconde ou troisième

– 115 –

fois que je fus ainsi jugé : ce ne fut pas la dernière, et l’arrêt de
M. Masseron a souvent été confirmé.

La cause de ces jugements tient trop à mon caractère pour

n’avoir pas ici besoin d’explication ; car en conscience on sent
bien que je ne puis sincèrement y souscrire, et qu’avec toute
l’impartialité possible, quoi qu’aient pu dire MM. Masseron,
d’Aubonne et beaucoup d’autres, je ne les saurais prendre au mot.

Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que

j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent,
des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, em-
barrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait
que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même indi-
vidu. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon
âme ; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens
tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il faut que je
sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai
cependant le tact assez sûr de la pénétration, de la finesse même,
pourvu qu’on m’attende : je fais d’excellents impromptus à loisir,
mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais
une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Es-
pagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un duc de Sa-
voie qui se retourna, faisant route, pour crier : À votre gorge,
marchand de Paris, je dis : « Me voilà. »

Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne

l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et
quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus
incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermen-
tent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpita-
tions ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nette-
ment, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insen-
siblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille,
chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après
une longue et confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois
l’opéra en Italie ? Dans les changements de scènes il règne sur ces
grands théâtres un désordre désagréable et qui dure assez long-

– 116 –

temps ; toutes les décorations sont entremêlées ; on voit de toutes
parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renver-
ser : cependant, peu à peu tout s’arrange, rien ne manque, et l’on
est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle
ravissant. Cette manœuvre est à peu près celle qui se fait dans
mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avais su premièrement at-
tendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ain-
si peintes, peu d’auteurs m’auraient surpassé.

De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes

manuscrits, raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent
la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu
transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Je
n’ai jamais pu rien faire la plume à la main, vis-à-vis d’une table
et de mon papier : c’est à la promenade, au milieu des rochers et
des bois, c’est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies, que
j’écris dans mon cerveau ; l’on peut juger avec quelle lenteur, sur-
tout pour un homme absolument dépourvu de mémoire verbale,
et qui de la vie n’a pu retenir six vers par cœur. Il y a telle de mes
périodes que j’ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma
tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier. De là vient
encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du tra-
vail qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté,
comme les lettres, genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton, et
dont l’occupation me met au supplice. Je n’écris point de lettres
sur les moindres sujets qui ne me coûtent des heures de fatigue,
ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient, je ne sais ni com-
mencer ni finir ; ma lettre est un long et confus verbiage ; à peine
m’entend-on quand on la lit.

Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coû-

tent même à recevoir. J’ai étudié les hommes, et je me crois assez
bon observateur : cependant je ne sais rien voir de ce que je vois ;
je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n’ai de l’esprit que
dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de
tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre
rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite
tout cela me revient : je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le

– 117 –

regard, le geste, la circonstance ; rien ne m’échappe. Alors, sur ce
qu’on a fait ou dit, je trouve ce qu’on a pensé, et il est rare que je
me trompe.

Si peu maître de mon esprit, seul avec moi-même, qu’on juge

de ce que je dois être dans la conversation, où, pour parler à pro-
pos, il faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La
seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr d’oublier au
moins quelqu’une, suffit pour m’intimider. Je ne comprends pas
même comment on ose parler dans un cercle : car à chaque mot il
faudrait passer en revue tous les gens qui sont là ; il faudrait
connaître tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être
sûr de ne rien dire qui puisse offenser quelqu’un. Là-dessus, ceux
qui vivent dans le monde ont un grand avantage : sachant mieux
ce qu’il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu’ils disent ; encore leur
échappe-t-il souvent des balourdises. Qu’on juge de celui qui
tombe là des nues : il lui est presque impossible de parler une mi-
nute impunément. Dans le tête-à-tête, il y a un autre inconvé-
nient que je trouve pire, la nécessité de parler toujours : quand on
vous parle il faut répondre, et si l’on ne dit mot il faut relever la
conversation. Cette insupportable contrainte m’eût seule dégoûté
de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que
l’obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci
tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement ; mais
c’est assez qu’il faille absolument que je parle pour que je dise une
sottise infailliblement.

Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire

quand je n’ai rien à dire, c’est alors que pour payer plus tôt ma
dette, j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier
promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne
signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie,
je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que j’en
pourrais citer, j’en prends un qui n’est pas de ma jeunesse, mais
d’un temps où, ayant vécu plusieurs années dans le monde, j’en
aurais pris l’aisance et le ton, si la chose eût été possible. J’étais
un soir avec deux grandes dames et un homme qu’on peut nom-
mer ; c’était M. le duc de Gontaut. Il n’y avait personne autre dans

– 118 –

la chambre et je m’efforçais de fournir quelques mots, Dieu sait
quels ! à une conversation entre quatre personnes, dont trois
n’avaient assurément pas besoin de mon supplément. La maî-
tresse de la maison se fit apporter un opiat dont elle prenait tous
les jours deux fois pour son estomac. L’autre dame, lui voyant
faire la grimace, dit en riant : « Est-ce de l’opiate de
M. Tronchin ? – Je ne crois pas, répondit sur le même ton la
première. – Je crois qu’elle ne vaut guère mieux », ajouta galam-
ment le spirituel Rousseau. Tout le monde resta interdit ; il
n’échappa ni le moindre mot ni le moindre sourire, et, à l’instant
d’après, la conversation prit un autre tour. Vis-à-vis d’une autre,
la balourdise eût pu n’être que plaisante ; mais adressée à une
femme trop aimable pour n’avoir pas un peu fait parler d’elle, et
qu’assurément je n’avais pas dessein d’offenser, elle était terrible ;
et je crois que les deux témoins, homme et femme, eurent bien de
la peine à s’abstenir d’éclater. Voilà de ces traits d’esprit qui
m’échappent pour vouloir parler sans avoir rien à dire. J’oublierai
difficilement celui-là ; car, outre qu’il est par lui-même très mé-
morable, j’ai dans la tête qu’il a eu des suites qui ne me le rappel-
lent que trop souvent.

Je crois que voilà de quoi faire assez comprendre comment,

n’étant pas un sot, j’ai cependant souvent passé pour l’être, même
chez des gens en état de bien juger : d’autant plus malheureux
que ma physionomie et mes yeux promettent davantage, et que
cette attente frustrée rend plus choquante aux autres ma stupidi-
té. Ce détail, qu’une occasion particulière a fait naître, n’est pas
inutile à ce qui doit suivre. Il contient la clef de bien des choses
extraordinaires qu’on m’a vu faire et qu’on attribue à une humeur
sauvage que je n’ai point. J’aimerais la société comme un autre, si
je n’étais sûr de m’y montrer non seulement à mon désavantage,
mais tout autre que je ne suis. Le parti que j’ai pris d’écrire et de
me cacher est précisément celui qui me convenait. Moi présent,
on n’aurait jamais su ce que je valais, on ne l’aurait pas soupçon-
né même ; et c’est ce qui est arrivé à Mme Dupin, quoique femme
d’esprit, et quoique j’aie vécu dans sa maison plusieurs années ;
elle me l’a dit bien des fois elle-même depuis ce temps-là. Au

– 119 –

reste, tout ceci souffre de certaines exceptions, et j’y reviendrai
dans la suite.

La mesure de mes talents ainsi fixée, l’état qui me convenait

ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de
remplir ma vocation. La difficulté fut que je n’avais pas fait mes
études, et que je ne savais pas même assez de latin pour être prê-
tre. Mme de Warens imagina de me faire instruire au séminaire
pendant quelque temps. Elle en parla au supérieur. C’était un la-
zariste appelé M. Gros, bon petit homme, à moitié borgne, mai-
gre, grison, le plus spirituel et le moins pédant lazariste que j’aie
connu, ce qui n’est pas beaucoup dire, à la vérité.

Il venait quelquefois chez Maman, qui l’accueillait, le cares-

sait, l’agaçait même, et se faisait quelquefois lacer par lui, emploi
dont il se chargeait assez volontiers. Tandis qu’il était en fonction,
elle courait par la chambre de côté et d’autre, faisant tantôt ceci,
tantôt cela. Tiré par le lacet, M. le supérieur suivait en grondant,
et disant à tout moment : « Mais, Madame, tenez-vous donc. »
Cela faisait un sujet assez pittoresque. M. Gros se prêta de bon
cœur au projet de Maman. Il se contenta d’une pension très mo-
dique, et se chargea de l’instruction. Il ne fut question que du
consentement de l’évêque, qui non seulement l’accorda, mais qui
voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit
laïque jusqu’à ce qu’on pût juger, par un essai, du succès qu’on
devait espérer.

Quel changement ! Il fallut m’y soumettre. J’allai au sémi-

naire comme j’aurais été au supplice. La triste maison qu’un sé-
minaire, surtout pour qui sort de celle d’une aimable femme ! J’y
portai un seul livre, que j’avais prié Maman de me prêter, et qui
me fut d’une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de
livre c’était : un livre de musique. Parmi les talents qu’elle avait
cultivés, la musique n’avait pas été oubliée. Elle avait de la voix,
chantait passablement, et jouait un peu du clavecin : elle avait eu
la complaisance de me donner quelques leçons de chant, et il fal-
lut commencer de loin, car à peine savais-je la musique de nos
psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues, loin

– 120 –

de me mettre en état de solfier, ne m’apprirent pas le quart des
signes de la musique. Cependant j’avais une telle passion pour cet
art, que je voulus essayer de m’exercer seul. Le livre que
j’emportai n’était pas même des plus faciles ; c’étaient les cantates
de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et mon
obstination, quand je dirai que, sans connaître ni transposition,
ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le pre-
mier récitatif et le premier air de la cantate d’Alphée et Aréthuse ;
et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu’il ne faut que réciter
les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l’air.

Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m’entreprit, et

qui me fit prendre en horreur le latin, qu’il voulait m’enseigner. Il
avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d’épice,
une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier
au lieu de barbe ; son sourire était sardonique ; ses membres
jouaient comme les poulies d’un mannequin ; j’ai oublié son
odieux nom ; mais sa figure effrayante et doucereuse m’est bien
restée, et j’ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le ren-
contrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son
crasseux bonnet carré pour me faire signe d’entrer dans sa cham-
bre, plus affreuse pour moi qu’un cachot. Qu’on juge du contraste
d’un pareil maître pour le disciple d’un abbé de cour !

Si j’étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis per-

suadé que ma tête n’y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui
s’aperçut que j’étais triste, que je ne mangeais pas, que je maigris-
sais, devina le sujet de mon chagrin ; cela n’était pas difficile. Il
m’ôta des griffes de ma bête, et, par un autre contraste encore
plus marqué, me remit au plus doux des hommes : c’était un
jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait son sémi-
naire, et qui, par complaisance pour M. Gros et je crois par hu-
manité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu’il donnait
à diriger les miennes ; je n’ai jamais vu de physionomie plus tou-
chante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa barbe tirait sur
le roux. Il avait le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui,
sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d’esprit ; mais ce
qui se marquait vraiment en lui était une âme sensible, affec-

– 121 –

tueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux bleus un mélange
de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisait qu’on ne pou-
vait le voir sans s’intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pau-
vre jeune homme, on eût dit qu’il prévoyait sa destinée, et qu’il se
sentait né pour être malheureux.

Son caractère ne démentait point sa physionomie ; plein de

patience et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi
que m’instruire. Il n’en fallait pas tant pour me le faire aimer : son
prédécesseur avait rendu cela très facile. Cependant, malgré tout
le temps qu’il me donnait, malgré toute la bonne volonté que
nous y mettions l’un et l’autre, et quoiqu’il s’y prît très bien,
j’avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu’avec as-
sez de conception, je n’ai jamais pu rien apprendre avec des maî-
tres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de
plus, je l’ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit im-
patient de toute espèce de joug ne peut s’asservir à la loi du mo-
ment ; la crainte même de ne pas apprendre m’empêche d’être
attentif ; de peur d’impatienter celui qui me parle, je feins
d’entendre, il va en avant, et je n’entends rien. Mon esprit veut
marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.

Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna

diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attache-
ment, ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n’ont pas
été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques
années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse, il avait
fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très tendre,
il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un
diocèse administré très sévèrement. Les prêtres, en bonne règle,
ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées. Pour avoir
manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé,
chassé. Je ne sais s’il aura pu dans la suite rétablir ses affaires ;
mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans
mon cœur, me revint quand j’écrivis l’Émile, et réunissant
M. Gâtier avec M. Gaime je fis de ces deux dignes prêtres
l’original du Vicaire savoyard. Je me flatte que l’imitation n’a pas
déshonoré mes modèles.

– 122 – Pendant que j’étais au séminaire, M. d’Aubonne fut obligé de

quitter Annecy. M. l’Intendant s’avisa de trouver mauvais qu’il fît
l’amour à sa femme. C’était faire comme le chien du jardinier ;
car, quoique Mme Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle ;
des goûts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si
brutalement qu’il fut question de séparation. M. Corvezi était un
vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une
chouette, et qui à force de vexations finit par se faire chasser lui-
même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis
par des chansons : M. d’Aubonne se vengea du sien par une co-
médie ; il envoya cette pièce à Mme de Warens, qui me la fit voir.
Elle me plut, et me fit naître la fantaisie d’en faire une pour es-
sayer si j’étais en effet aussi bête que l’auteur l’avait prononcé :
mais ce ne fut qu’à Chambéry que j’exécutai ce projet en écrivant
L’Amant de lui-même. Ainsi, quand j’ai dit dans la préface de
cette pièce que je l’avais écrite à dix-huit ans, j’ai menti de quel-
ques années.

C’est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement

peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et
qui a fait du bruit dans le monde quand je l’avais oublié. Toutes
les semaines j’avais une fois la permission de sortir ; je n’ai pas
besoin de dire quel usage j’en faisais. Un dimanche que j’étais
chez Maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers attenant à la
maison qu’elle occupait. Ce bâtiment, où était leur four, était
plein jusqu’au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en
très peu de temps : la maison était en grand péril et couverte par
les flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de déména-
ger en hâte et de porter les meubles dans le jardin, qui était vis-à-
vis mes anciennes fenêtres et au-delà du ruisseau dont j’ai parlé.
J’étais si troublé, que je jetais indifféremment par la fenêtre tout
ce qui me tombait sous la main, jusqu’à un gros mortier de pierre
qu’en tout autre temps j’aurais eu peine à soulever. J’étais prêt à y
jeter de même une grande glace si quelqu’un ne m’eût retenu. Le
bon évêque, qui était venu voir Maman ce jour-là, ne resta pas
non plus oisif : il l’emmena dans le jardin, où il se mit en prières
avec elle et tous ceux qui étaient là ; en sorte qu’arrivant quelque

– 123 –

temps après, je vis tout le monde à genoux, et m’y mis comme les
autres. Durant la prière du saint homme, le vent changea, mais si
brusquement et si à propos, que les flammes qui couvraient la
maison et entraient déjà par les fenêtres furent portées de l’autre
côté de la cour, et la maison n’eut aucun mal. Deux ans après,
M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confrères,
commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient servir à sa
béatification. À la prière du père Boudet, je joignis à ces pièces
une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis
bien ; mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un mi-
racle. J’avais vu l’évêque en prière, et durant sa prière j’avais vu le
vent changer et même très à propos ; voilà ce que je pouvais dire
et certifier ; mais qu’une de ces deux choses fût la cause de l’autre,
voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le
savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées,
alors sincèrement catholique, j’étais de bonne foi. L’amour du
merveilleux, si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce
vertueux prélat, l’orgueil secret d’avoir peut-être contribué moi-
même au miracle, aidèrent à me séduire ; et ce qu’il y a de sûr est
que si ce miracle eût été l’effet des plus ardentes prières, j’aurais
bien pu m’en attribuer ma part.

Plus de trente ans après, lorsque j’eus publié les Lettres de la

Montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment, et
en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était
heureuse, et l’à-propos me parut à moi-même très plaisant.

J’étais destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le

moins défavorable qui lui fût possible, on voyait qu’ils n’étaient
pas proportionnés à mon travail, et cela n’était pas encourageant
pour me faire pousser mes études. Aussi l’évêque et le supérieur
se rebutèrent-ils, et on me rendit à Mme de Warens comme un
sujet qui n’était pas même bon pour être prêtre, au reste assez
bon garçon, disait-on, et point vicieux : ce qui fit que, malgré tant
de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m’abandonna pas.

– 124 – Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont

j’avais tiré si bon parti. Mon air d’Alphée et Aréthuse était à peu
près tout ce que j’avais appris au séminaire. Mon goût marqué
pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien :
l’occasion était commode ; on faisait chez elle, au moins une fois
la semaine, de la musique, et le maître de musique de la cathé-
drale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir très souvent.
C’était un Parisien nommé M. Le Maître, bon compositeur, fort
vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d’esprit, mais au
demeurant très bon homme. Maman me fit faire sa connais-
sance ; je m’attachais à lui, je ne lui déplaisais pas : on parla de
pension, l’on en convint. Bref, j’entrai chez lui, et j’y passai l’hiver
d’autant plus agréablement que, la maîtrise n’étant qu’à vingt pas
de la maison de Maman, nous étions chez elle en un moment, et
nous y soupions très souvent ensemble.

On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et

gaie, avec les musiciens et les enfants de chœur, me plaisait plus
que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant
cette vie, pour être plus libre, n’en était pas moins égale et réglée.
J’étais fait pour aimer l’indépendance et pour n’en abuser jamais.
Durant six mois entiers, je ne sortis pas une seule fois que pour
aller chez Maman ou à l’église, et je n’en fus pas même tenté. Cet
intervalle est un de ceux où j’ai vécu dans le plus grand calme, et
que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations
diverses où je me suis trouvé, quelques-unes ont été marquées
par un tel sentiment de bien-être, qu’en les remémorant j’en suis
affecté comme si j’y étais encore. Non seulement je me rappelle
les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environ-
nants, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine
impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir
vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétait
à la maîtrise, tout ce qu’on chantait au chœur, tout ce qu’on y fai-
sait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres,
les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux char-
pentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin
qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé
son épée, M. Le Maître endossait par-dessus son habit laïque, et

– 125 –

le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au
chœur ; l’orgueil avec lequel j’allais tenant ma petite flûte à bec,
m’établir dans l’orchestre à la tribune pour un petit bout de récit
que M. Le Maître avait fait exprès pour moi, le bon dîner qui nous
attendait ensuite, le bon appétit qu’on y portait, ce concours
d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire,
autant et plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection
tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche
par ïambes, parce qu’un dimanche de l’avent j’entendis de mon lit
chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale,
selon un rite de cette église-là. Mlle Merceret, femme de chambre
de Maman, savait un peu de musique ; je n’oublierai jamais un
petit motet Afferte que M. Le Maître me fit chanter avec elle, et
que sa maîtresse écoutait avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu’à
la bonne servante Perrine, qui était si bonne fille et que les en-
fants de chœur faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs de
ces temps de bonheur et d’innocence, revient souvent me ravir et
m’attrister.

Je vivais à Annecy depuis près d’un an sans le moindre repro-

che : tout le monde était content de moi. Depuis mon départ de
Turin je n’avais point fait de sottise, et je n’en fis point tant que je
fus sous les yeux de Maman. Elle me conduisait, et me conduisait
toujours bien ; mon attachement pour elle était devenu ma seule
passion ; et ce qui prouve que ce n’était pas une passion folle,
c’est que mon cœur formait ma raison. Il est vrai qu’un seul sen-
timent, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettait
hors d’état de rien apprendre, pas même la musique, bien que j’y
fisse tous mes efforts. Mais il n’y avait point de ma faute ; la
bonne volonté y était tout entière, l’assiduité y était. J’étais dis-
trait, rêveur, je soupirais : qu’y pouvais-je faire ? Il ne manquait à
mes progrès rien qui dépendît de moi ; mais pour que je fisse de
nouvelles folies il ne fallait qu’un sujet qui vînt me les inspirer. Ce
sujet se présenta ; le hasard arrangea les choses, et, comme on
verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti.

Un soir du mois de février qu’il faisait bien froid, comme nous

étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la porte de

– 126 –

la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre ; un jeune
homme entre avec elle, monte, se présente d’un air aisé, et fait à
M. Le Maître un compliment court et bien tourné, se donnant
pour un musicien français que le mauvais état de ses finances for-
çait de vicarier pour passer son chemin. À ce mot de musicien
français le cœur tressaillit au bon Le Maître : il aimait passion-
nément son pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui of-
frit le gîte, dont il paraissait avoir grand besoin, et qu’il accepta
sans beaucoup de façon. Je l’examinai tandis qu’il se chauffait et
qu’il jasait en attendant le souper. Il était court de stature, mais
large de carrure ; il avait je ne sais quoi de contrefait dans sa taille
sans aucune difformité particulière ; c’était pour ainsi dire un
bossu à épaules plates, mais je crois qu’il boitait un peu. Il avait
un habit noir plutôt usé que vieux, et qui tombait par pièces, une
chemise très fine et très sale, de belles manchettes d’effilé, des
guêtres dans chacune desquelles il aurait mis ses deux jambes, et
pour se garantir de la neige un petit chapeau à porter sous le bras.
Dans ce comique équipage il y avait pourtant quelque chose de
noble que son maintien ne démentait pas ; sa physionomie avait
de la finesse et de l’agrément ; il parlait facilement et bien, mais
très peu modestement. Tout marquait en lui un jeune débauché
qui avait eu de l’éducation, et qui n’allait pas gueusant comme un
gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu’il s’appelait Venture de
Villeneuve, qu’il venait de Paris, qu’il s’était égaré dans sa route ;
et oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu’il allait à
Grenoble voir un parent qu’il avait dans le parlement.

Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il

connaissait tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célèbres,
tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous
les grands seigneurs. Sur tout ce qu’on disait il paraissait au fait ;
mais à peine un sujet était-il entamé qu’il brouillait l’entretien par
quelque polissonnerie qui faisait rire et oublier ce qu’on avait dit.
C’était un samedi ; il y avait le lendemain musique à la cathé-
drale ; M. Le Maître lui propose d’y chanter : Très volontiers ; lui
demande quelle est sa partie : La haute-contre… Il et il parle
d’autre chose. Avant d’aller à l’église on lui offrit sa partie à pré-
voir ; il n’y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit Le Maître.

– 127 –

« Vous verrez, me dit-il à l’oreille, qu’il ne sait pas une note de
musique. J’en ai grand-peur, lui répondis-je. Je les suivis très in-
quiet. Quand on commença, le cœur me battit d’une terrible
force, car je m’intéressais beaucoup à lui.

J’eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits

avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est,
avec une très jolie voix. Je n’ai guère eu de plus agréable surprise.
Après la messe, M. Venture reçut des compliments à perte de vue
des chanoines et des musiciens, auxquels il répondait en polis-
sonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. Le Maître
l’embrassa de bon cœur ; j’en fis autant : il vit que j’étais bien aise,
et cela parut lui faire plaisir.

On conviendra, je m’assure, qu’après m’être engoué de

M. Bâcle, qui tout compté n’était qu’un manant, je pouvais
m’engouer de M. Venture, qui avait de l’éducation, des talents, de
l’esprit, de l’usage du monde, et qui pouvait passer pour un aima-
ble débauché. C’est aussi ce qui m’arriva, et ce qui serait arrivé, je
pense, à tout autre jeune homme à ma place, d’autant plus faci-
lement encore qu’il aurait eu un meilleur tact pour sentir le mé-
rite, et un meilleur goût pour s’y attacher ; car Venture en avait,
sans contredit, et il en avait surtout un bien rare à son âge, celui
de n’être point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu’il se
vantait de beaucoup de choses qu’il ne savait point ; mais pour
celles qu’il savait et qui étaient en assez grand nombre, il n’en
disait rien : il attendait l’occasion de les montrer ; il s’en prévalait
alors sans empressement, et cela faisait le plus grand effet.
Comme il s’arrêtait après chaque chose sans parler du reste, on
ne savait plus quand il aurait tout montré. Badin, folâtre, inépui-
sable, séduisant dans la conversation, souriant toujours et ne
riant jamais, il disait du ton le plus élégant les choses les plus
grossières, et les faisait passer. Les femmes même les plus modes-
tes s’étonnaient de ce qu’elles enduraient de lui. Elles avaient
beau sentir qu’il fallait se fâcher, elles n’en avaient pas la force. Il
ne lui fallait que des filles perdues, et je ne crois pas qu’il fût fait
pour avoir des bonnes fortunes, mais il était fait pour mettre un
agrément infini dans la société des gens qui en avaient. Il était

– 128 –

difficile qu’avec tant de talents agréables, dans un pays où l’on s’y
connaît et où on les aime, il restât borné longtemps à la sphère
des musiciens.

Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause,

fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et
plus durable que celui que j’avais pris pour M. Bâcle. J’aimais à le
voir, à l’entendre ; tout ce qu’il faisait me paraissait charmant ;
tout ce qu’il disait me semblait des oracles ; mais mon engoue-
ment n’allait point jusqu’à ne pouvoir me séparer de lui. J’avais à
mon voisinage un bon préservatif contre cet excès. D’ailleurs,
trouvant ses maximes très bonnes pour lui, je sentais qu’elles
n’étaient pas à mon usage ; il me fallait une autre sorte de volup-
té, dont il n’avait pas l’idée, et dont je n’osais même lui parler,
bien sûr qu’il se serait moqué de moi. Cependant j’aurais voulu
allier cet attachement avec celui qui me dominait. J’en parlais à
Maman avec transport ; Le Maître lui en parlait avec éloges. Elle
consentit qu’on le lui amenât. Mais cette entrevue ne réussit point
du tout : il la trouva précieuse ; elle le trouva libertin ; et,
s’alarmant pour moi d’une aussi mauvaise connaissance, non seu-
lement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si
fortement les dangers que je courais avec ce jeune homme, que je
devins un peu plus circonspect à m’y livrer, et, très heureusement
pour mes mœurs et pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés.

M. Le Maître avait les goûts de son art ; il aimait le vin. À ta-

ble cependant il était sobre, mais en travaillant dans son cabinet il
fallait qu’il bût. Sa servante le savait si bien que, sitôt qu’il prépa-
rait son papier pour composer, et qu’il prenait son violoncelle,
son pot et son verre arrivaient l’instant d’après, et le pot se re-
nouvelait de temps à autre. Sans jamais être absolument ivre, il
était presque toujours pris de vin ; et en vérité c’était dommage,
car c’était un garçon essentiellement bon, et si gai que Maman ne
l’appelait que petit chat. Malheureusement il aimait son talent,
travaillait beaucoup, et buvait de même. Cela prit sur sa santé et
enfin sur son humeur : il était quelquefois ombrageux et facile à
offenser. Incapable de grossièreté, incapable de manquer à qui
que ce fût, il n’a jamais dit une mauvaise parole, même à un de

– 129 –

ses enfants de chœur ; mais il ne fallait pas non plus lui manquer,
et cela était juste. Le mal était qu’ayant peu d’esprit, il ne discer-
nait pas les tons et les caractères, et prenait souvent la mouche
sur rien.

L’ancien Chapitre de Genève, où jadis tant de princes et

d’évêques se faisaient un honneur d’entrer, a perdu dans son exil
son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir
y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de
Sorbonne, et s’il est un orgueil pardonnable, après celui qui se tire
du mérite personnel, c’est celui qui se tire de la naissance.
D’ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les
traitent d’ordinaire avec assez de hauteur. C’est ainsi que les cha-
noines traitaient souvent le pauvre Le Maître. Le chantre surtout,
appelé M. l’abbé de Vidonne, qui du reste était un très galant
homme, mais trop plein de sa noblesse, n’avait pas toujours pour
lui les égards que méritaient ses talents ; et l’autre n’endurait pas
volontiers ces dédains. Cette année ils eurent, durant la semaine
sainte, un démêlé plus vif qu’à l’ordinaire dans un dîner de règle
que l’évêque donnait aux chanoines, et où Le Maître était toujours
invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque
parole dure que celui-ci ne put digérer ; il prit sur-le-champ la
résolution de s’enfuir la nuit suivante, et rien ne put l’en faire
démordre, quoique Mme de Warens, à qui il alla faire ses adieux,
n’épargnât rien pour l’apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se
venger de ses tyrans, en les laissant dans l’embarras aux fêtes de
Pâques, temps où l’on avait le plus grand besoin de lui. Mais ce
qui l’embarrassait lui-même était sa musique qu’il voulait empor-
ter, ce qui n’était pas facile : elle formait une caisse assez grosse et
fort lourde, qui ne s’emportait pas sous le bras.

Maman fit ce que j’aurais fait, et ce que je ferais encore à sa

place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant ré-
solu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l’aider en tout
ce qui dépendait d’elle. J’ose dire qu’elle le devait. Le Maître
s’était consacré, pour ainsi dire, à son service. Soit en ce qui tenait
à son art, soit en ce qui tenait à ses soins, il était entièrement à ses
ordres, et le cœur avec lequel il les suivait donnait à sa complai-

– 130 –

sance un nouveau prix. Elle ne faisait donc que rendre à un ami,
dans une occasion essentielle, ce qu’il faisait pour elle en détail
depuis trois ou quatre ans ; mais elle avait une âme qui, pour
remplir de pareils devoirs, n’avait pas besoin de songer que c’en
étaient pour elle. Elle me fit venir, m’ordonna de suivre M. Le
Maître au moins jusqu’à Lyon, et de m’attacher à lui aussi long-
temps qu’il aurait besoin de moi. Elle m’a depuis avoué que le
désir de m’éloigner de Venture était entré pour beaucoup dans cet
arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidèle domestique,
pour le transport de la caisse. Il fut d’avis qu’au lieu de prendre à
Annecy une bête de somme, qui nous ferait infailliblement dé-
couvrir, il fallait, quand il serait nuit, porter la caisse à bras jus-
qu’à une certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village
pour la transporter jusqu’à Seyssel, où, étant sur terres de France,
nous n’aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi ; nous partî-
mes le même soir à sept heures ; et Maman, sous prétexte de
payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petit chat
d’un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et
moi, portâmes la caisse comme nous pûmes jusqu’au premier
village où un âne nous relaya, et la même nuit nous nous rendî-
mes à Seyssel.

Je crois avoir déjà remarqué qu’il y a des temps où je suis si

peu semblable à moi-même qu’on me prendrait pour un autre
homme de caractère tout opposé. On en va voir un exemple.
M. Reydelet, curé de Seyssel, était chanoine de Saint-Pierre, par
conséquent de la connaissance de M. Le Maître, et l’un des hom-
mes dont il devait le plus se cacher. Mon avis fut au contraire
d’aller nous présenter à lui, et lui demander gîte sous quelque
prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre.
Le Maître goûta cette idée qui rendait sa vengeance moqueuse et
plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui
nous reçut très bien. Le Maître lui dit qu’il allait à Belley, à la
prière de l’évêque diriger sa musique aux fêtes de Pâques ; qu’il
comptait repasser dans peu de jours, et moi, à l’appui de ce men-
songe, j’en enfilai cent autres si naturels, que M. Peydelet, me
trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit mille caresses.
Nous fûmes bien régalés, bien couchés. M. Reydelet ne savait

– 131 –

quelle chère nous faire ; et nous nous séparâmes les meilleurs
amis du monde, avec promesse de nous arrêter plus longtemps au
retour. À peine pûmes-nous attendre que nous fussions seuls
pour commencer nos éclats de rire, et j’avoue qu’ils me repren-
nent encore en y pensant, car on ne saurait imaginer une espiè-
glerie mieux soutenue ni plus heureuse. Elle nous eût égayés du-
rant toute la route, si M. Le Maître, qui ne cessait de boire et de
battre la campagne, n’eût été attaqué deux ou trois fois d’une at-
teinte à laquelle il devenait très sujet et qui ressemblait fort à
l’épilepsie. Cela me jeta dans des embarras qui m’effrayèrent, et
dont je pensai bientôt à me tirer comme je pourrais.

Nous allâmes à Belley passer les fêtes de Pâques comme nous

l’avions dit à M. Reydelet ; et, quoique nous n’y fussions point
attendus, nous fûmes reçus du maître de musique et accueillis de
tout le monde avec grand plaisir. M. Le Maître avait de la consi-
dération dans son art, et la méritait. Le maître de musique de Bel-
ley se fit honneur de ses meilleurs ouvrages et tâcha d’obtenir
l’approbation d’un si bon juge : car outre que Le Maître était
connaisseur, il était équitable, point jaloux et point flagorneur. Il
était si supérieur à tous ces maîtres de musique de province, et ils
le sentaient si bien eux-mêmes, qu’ils le regardaient moins
comme leur confrère que comme leur chef.

Après avoir passé très agréablement quatre ou cinq jours à

Belley, nous en repartîmes et continuâmes notre route sans autre
incident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous
fûmes loger à Notre-Dame-de-Pitié, et en attendant la caisse, qu’à
la faveur d’un autre mensonge nous avions embarquée sur le
Rhône par les soins de notre bon patron M. Reydelet, M. Le Maî-
tre alla voir ses connaissances, entre autres le P. Caton, cordelier,
dont il sera parlé dans la suite, et l’abbé Dortan, comte de Lyon.
L’un et l’autre le reçurent bien ; mais ils le trahirent comme on
verra tout à l’heure ; son bonheur s’était épuisé chez M. Reydelet.

Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme nous passions

dans une petite rue, non loin de notre auberge, Le Maître fut sur-
pris d’une de ses atteintes, et celle-là fut si violente que j’en fus

– 132 –

saisi d’effroi. Je fis des cris, appelai au secours, nommai son au-
berge et suppliai qu’on l’y fît porter ; puis, tandis qu’on
s’assemblait et s’empressait autour d’un homme tombé sans sen-
timent et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami
sur lequel il eût dû compter. Je pris l’instant où personne ne son-
geait à moi ; je tournai le coin de la rue, et je disparus. Grâce au
Ciel, j’ai fini ce troisième aveu pénible. S’il m’en restait beaucoup
de pareils, à faire, j’abandonnerais le travail que j’ai commencé.

De tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, il en est resté quelques

traces dans les lieux où j’ai vécu ; mais ce que j’ai à dire dans le
livre suivant est presque entièrement ignoré. Ce sont les plus
grandes extravagances de ma vie, et il est heureux qu’elles n’aient
pas plus mal fini. Mais ma tête, montée au ton d’un instrument
étranger, était hors de son diapason : elle y revint d’elle-même ; et
alors je cessai mes folies, ou du moins j’en fis de plus accordantes
à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle dont j’ai
l’idée la plus confuse. Rien presque ne s’y est passé d’assez inté-
ressant à mon cœur pour m’en retracer vivement le souvenir, et il
est difficile que dans tant d’allées et venues, dans tant de dépla-
cements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de
temps ou de lieu. J’écris absolument de mémoire, sans monu-
ments, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a des évé-
nements de ma vie qui me sont aussi présents que s’ils venaient
d’arriver ; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux rem-
plir qu’à l’aide de récits aussi confus que le souvenir qui m’en est
resté. J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j’en pourrai
faire encore sur des bagatelles, jusqu’au temps où j’ai de moi des
renseignements plus sûrs ; mais en ce qui importe vraiment au
sujet, je suis assuré d’être exact et fidèle, comme je tâcherai tou-
jours de l’être en tout : voilà sur quoi l’on peut compter.

Sitôt que j’eus quitté M. Le Maître, ma résolution fut prise et

je repartis pour Annecy. La cause et le mystère de notre départ
m’avaient donné un grand intérêt pour la sûreté de notre re-
traite ; et cet intérêt, m’occupant tout entier, avait fait diversion
durant quelques jours à celui qui me rappelait en arrière ; mais
dès que la sécurité me laissa plus tranquille, le sentiment domi-

– 133 –

nant reprit sa place. Rien ne me flattait, rien ne me tentait, je
n’avais de désir pour rien que pour retourner auprès de Maman.
La tendresse et la vérité de mon attachement pour elle avaient
déraciné de mon cœur tous les projets imaginaires, toutes les fo-
lies de l’ambition. Je ne voyais plus d’autre bonheur que celui de
vivre auprès d’elle, et je ne faisais pas un pas sans sentir que je
m’éloignais de ce bonheur. J’y revins donc aussitôt que cela me
fut possible. Mon retour fut si prompt et mon esprit si distrait,
que, quoique je me rappelle avec tant de plaisir tous mes autres
voyages, je n’ai pas le moindre souvenir de celui-là ; je ne m’en
rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à
Annecy. Qu’on juge surtout si cette dernière époque a dû sortir de
ma mémoire ! En arrivant je ne trouvai plus de Mme de Warens :
elle était partie pour Paris.

Je n’ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l’aurait

dit, j’en suis très sûr, si je l’en avais pressée : mais jamais homme
ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis : mon cœur,
uniquement occupé du présent, en remplit toute sa capacité, tout
son espace, et, hors les plaisirs passés qui font désormais mes
uniques jouissances, il n’y reste pas un coin vide pour ce qui n’est
plus. Tout ce que j’ai cru d’entrevoir dans le peu qu’elle m’en a dit
est que, dans la révolution causée à Turin par l’abdication du roi
de Sardaigne, elle craignit d’être oubliée, et voulut, à la faveur des
intrigues de M. d’Aubonne, chercher le même avantage à la cour
de France, où elle m’a souvent dit qu’elle l’eût préféré, parce que
la multitude des grandes affaires fait qu’on n’y est pas si désa-
gréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant qu’à son
retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et qu’elle ait tou-
jours joui de sa pension sans aucune interruption. Bien des gens
ont cru qu’elle avait été chargée de quelque commission secrète,
soit de la part de l’évêque, qui avait alors des affaires à la cour de
France, où il fut lui-même obligé d’aller, soit de la part de quel-
qu’un plus puissant encore, qui sut lui ménager un heureux re-
tour. Ce qu’il y a de sûr, si cela est, est que l’ambassadrice n’était
pas mal choisie, et que, jeune et belle encore, elle avait tous les
talents nécessaires pour se bien tirer d’une négociation.

– 134 – Livre IV J’arrive, et je ne la trouve plus. Qu’on juge de ma surprise et

de ma douleur ! C’est alors que le regret d’avoir lâchement aban-
donné M. Le Maître commença de se faire sentir ; il fut plus vif
encore quand j’appris le malheur qui lui était arrivé. Sa caisse de
musique qui contenait toute sa fortune, cette précieuse caisse,
sauvée avec tant de fatigue, avait été saisie en arrivant à Lyon, par
les soins du comte Dortan, à qui le Chapitre avait fait écrire pour
le prévenir de cet enlèvement furtif. Le Maître avait en vain ré-
clamé son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La pro-
priété de cette caisse était tout au moins sujette à litige ; il n’y en
eut point. L’affaire fut décidée à l’instant même par la loi du plus
fort, et le pauvre Le Maître perdit ainsi le fruit de ses talents,
l’ouvrage de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux jours.

Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre acca-

blant. Mais j’étais dans un âge où les grands chagrins ont peu de
prise, et je me forgeai bientôt des consolations. Je comptais avoir
dans peu des nouvelles de Mme de Warens, quoique je ne susse
pas son adresse et qu’elle ignorât que j’étais de retour ; et quant à
ma désertion, tout bien compté, je ne la trouvais pas si coupable.
J’avais été utile à M. le Maître dans sa retraite, c’était le seul ser-
vice qui dépendît de moi. Si j’avais resté avec lui en France, je ne
l’aurais pas guéri de son mal, je n’aurais pas sauvé sa caisse, je
n’aurais fait que doubler sa dépense, sans lui pouvoir être bon à
rien. Voilà comment alors je voyais la chose ; je la vois autrement
aujourd’hui. Ce n’est pas quand une vilaine action vient d’être
faite qu’elle nous tourmente, c’est quand longtemps après on se la
rappelle ; car le souvenir ne s’en éteint point.

Le seul parti que j’avais à prendre pour avoir des nouvelles de

Maman était d’en attendre ; car où l’aller chercher à Paris, et avec
quoi faire le voyage ? Il n’y avait point de lieu plus sûr qu’Annecy
pour savoir tôt ou tard où elle était. J’y restai donc. Mais je me
conduisis assez mal. Je n’allai pas voir l’évêque, qui m’avait pro-
tégé et qui me pouvait protéger encore. Je n’avais plus ma pa-

– 135 –

tronne auprès de lui, et je craignais les réprimandes sur notre
évasion. J’allai moins encore au séminaire : M. Gros n’y était plus.
Je ne vis personne de ma connaissance ; j’aurais pourtant bien
voulu aller voir Mme l’Intendante, mais je n’osai jamais. Je fis
plus mal que tout cela : je retrouvai M. Venture, auquel, malgré
mon enthousiasme, je n’avais pas même pensé depuis mon dé-
part. Je le retrouvai brillant et fêté dans tout Annecy ; les dames
se l’arrachaient. Ce succès acheva de me tourner la tête. Je ne vis
plus rien que M. Venture, et il me fit presque oublier
Mme de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je
lui proposai de partager avec moi son gîte ; il y consentit. Il était
logé chez un cordonnier, plaisant et bouffon personnage, qui,
dans son patois, n’appelait pas sa femme autrement que salo-
pière, nom qu’elle méritait assez. Il avait avec elle des prises que
Venture avait soin de faire durer en paraissant vouloir faire le
contraire. Il leur disait, d’un ton froid, et dans son accent proven-
çal, des mots qui faisaient le plus grand effet ; c’étaient des scènes
à pâmer de rire. Les matinées se passaient ainsi sans qu’on y son-
geât : à deux ou trois heures, nous mangions un morceau ; Ven-
ture s’en allait dans ses sociétés, où il soupait et moi j’allais me
promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoi-
tant ses rares talents, et maudissant ma maussade étoile qui ne
m’appelait point à cette heureuse vie. Eh ! que je m’y connaissais
mal ! La mienne eût été cent fois plus charmante si j’avais été
moins bête et si j’en avais su mieux jouir.

Mme de Warens n’avait emmené qu’Anet avec elle ; elle avait

laissé Merceret, sa femme de chambre, dont j’ai parlé. Je la trou-
vai occupant encore l’appartement de sa maîtresse. Mlle Merceret
était une fille un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez
agréable ; une bonne Fribourgeoise sans malice, et à qui je n’ai
connu d’autre défaut que d’être quelquefois un peu mutine avec
sa maîtresse. Je l’allais voir assez souvent. C’était une ancienne
connaissance, et sa vue m’en rappelait une plus chère qui me la
faisait aimer. Elle avait plusieurs amies, entre autres une Mlle
Giraud, Genevoise, qui pour mes péchés s’avisa de prendre du
goût pour moi. Elle pressait toujours Merceret de m’amener chez
elle ; je m’y laissais mener, parce que j’aimais assez Merceret, et

– 136 –

qu’il y avait là d’autres jeunes personnes que je voyais volontiers.
Pour Mlle Giraud, qui me faisait toutes sortes d’agaceries, on ne
peut rien ajouter à l’aversion que j’avais pour elle. Quand elle ap-
prochait de mon visage son museau sec et noir, barbouillé de ta-
bac d’Espagne, j’avais peine à m’abstenir d’y cracher. Mais je pre-
nais patience à cela près, je me plaisais fort au milieu de toutes
ces filles, et, soit pour faire leur cour à Mlle Giraud, soit pour
moi-même, toutes me fêtaient à l’envi. Je ne voyais à tout cela
que de l’amitié. J’ai pensé depuis qu’il n’eût tenu qu’à moi d’y voir
davantage : mais je ne m’en avisais pas, je n’y pensais pas.

D’ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites

marchandes ne me tentaient guère. Il me fallait des demoiselles.
Chacun a ses fantaisies ; ç’a toujours été la mienne, et je ne pense
pas comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout
la vanité de l’état et du rang qui m’attire ; c’est un teint mieux
conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air
de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût
dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine
et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la
dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la
moins jolie ayant plus de tout cela. Je trouve moi-même cette
préférence très ridicule, mais mon cœur la donne malgré moi.

Hé bien ! cet avantage se présentait encore, et il ne tint en-

core qu’à moi d’en profiter. Que j’aime à tomber de temps en
temps sur les moments agréables de ma jeunesse ! Ils m’étaient si
doux ; ils ont été si courts, si rares, et je les ai goûtés à si bon mar-
ché ! Ah ! leur seul souvenir rend encore à mon cœur une volupté
pure dont j’ai besoin pour ranimer mon courage et soutenir les
ennuis du reste de mes ans.

L’aurore un matin me parut si belle, que m’étant habillé pré-

cipitamment, je me hâtai de gagner la campagne pour voir lever le
soleil. Je goûtai ce plaisir dans tout son charme ; c’était la se-
maine après la Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande parure,
était couverte d’herbe et de fleurs ; les rossignols, presque à la fin
de leur ramage, semblaient se plaire à le renforcer ; tous les oi-

– 137 –

seaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la
naissance d’un beau jour d’été, d’un de ces beaux jours qu’on ne
voit plus à mon âge, et qu’on n’a jamais vus dans le triste sol où
j’habite aujourd’hui.

Je m’étais insensiblement éloigné de la ville, la chaleur aug-

mentait, et je me promenais sous des ombrages dans un vallon le
long d’un ruisseau. J’entends derrière moi des pas de chevaux et
des voix de filles qui semblaient embarrassées, mais qui n’en
riaient pas de moins bon cœur. Je me retourne, on m’appelle par
mon nom, j’approche, je trouve deux jeunes personnes de ma
connaissance, Mlle de Graffenried et Mlle Galley qui, n’étant pas
d’excellentes cavalières, ne savaient comment forcer leurs che-
vaux à passer le ruisseau. Mlle de Graffenried était une jeune
Bernoise fort aimable qui, par quelque folie de son âge ayant été
jetée hors de son pays, avait imité Mme de Warens, chez qui je
l’avais vue quelquefois ; mais, n’ayant pas eu une pension comme
elle, elle avait été trop heureuse de s’attacher à Mlle Galley, qui,
l’ayant prise en amitié, avait engagé sa mère à la lui donner pour
compagne, jusqu’à ce qu’on la pût placer de quelque façon. Mlle
Galley, d’un an plus jeune qu’elle, était encore plus jolie ; elle
avait je ne sais quoi de plus délicat, de plus fin ; elle était en
même temps très mignonne et très formée, ce qui est pour une
fille le plus beau moment. Toutes deux s’aimaient tendrement et
leur bon caractère à l’une et à l’autre ne pouvait qu’entretenir
longtemps cette union, si quelque amant ne venait pas la déran-
ger. Elles me dirent qu’elles allaient à Toune, vieux château ap-
partenant à Mme Galley ; elles implorèrent mon secours pour
faire passer leurs chevaux, n’en pouvant venir à bout elles seules.
Je voulus fouetter les chevaux ; mais elles craignaient pour moi
les ruades et pour elles les haut-le-corps. J’eus recours à un autre
expédient. Je pris par la bride le cheval de Mlle Galley, puis, le
tirant après moi, je traversai le ruisseau ayant de l’eau jusqu’à mi-
jambes, et l’autre cheval suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus
saluer ces demoiselles, et m’en aller comme un benêt : elles se
dirent quelques mots tout bas, et Mlle de Graffenried s’adressant
à moi : « Non pas, non pas, me dit-elle, on ne nous échappe pas
comme cela. Vous vous êtes mouillé pour notre service ; nous de-

– 138 –

vons en conscience avoir soin de vous sécher : il faut, s’il vous
plaît, venir avec nous ; nous vous arrêtons prisonnier. » Le cœur
me battait, je regardais Mlle Galley. « Oui, oui, ajouta-t-elle en
riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre ; montez en croupe
derrière elle ; nous voulons rendre compte de vous. – Mais, ma-
demoiselle, je n’ai point l’honneur d’être connu de Mme votre
mère ; que dira-t-elle en me voyant arriver ? – Sa mère, reprit
Mlle de Graffenried, n’est pas à Toune, nous sommes seules ;
nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous. »

L’effet de l’électricité n’est pas plus prompt que celui que ces

mots firent sur moi. En m’élançant sur le cheval de Mlle de Graf-
fenried je tremblais de joie, et quand il fallut l’embrasser pour me
tenir, le cœur me battait si fort qu’elle s’en aperçut ; elle me dit
que le sien lui battait aussi par la frayeur de tomber ; c’était pres-
que, dans ma posture, une invitation de vérifier la chose ; je n’osai
jamais, et durant tout le trajet mes deux bras lui servirent de cein-
ture, très serrée à la vérité, mais sans se déplacer un moment.
Telle femme qui lira ceci me souffletterait volontiers, et n’aurait
pas tort.

La gaieté du voyage et le babil de ces filles aiguisèrent telle-

ment le mien que, jusqu’au soir, et tant que nous fûmes ensem-
ble, nous ne déparlâmes pas un moment. Elles m’avaient mis si
bien à mon aise, que ma langue parlait autant que mes yeux,
quoiqu’elle ne dît pas les mêmes choses. Quelques instants seu-
lement, quand je me trouvais tête à tête avec l’une ou l’autre,
l’entretien s’embarrassait un peu ; mais l’absente revenait bien
vite, et ne nous laissait pas le temps d’éclaircir cet embarras.

Arrivés à Toune, et moi bien séché, nous déjeunâmes. Ensuite

il fallut procéder à l’importante affaire de préparer le dîner. Les
deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en temps
les enfants de la grangère, et le pauvre marmiton regardait faire
en rongeant son frein. On avait envoyé des provisions de la ville,
et il y avait de quoi faire un très bon dîner, surtout en friandises ;
mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet oubli n’était
pas étonnant pour des filles qui n’en buvaient guère : mais j’en

– 139 –

fus fâché, car j’avais un peu compté sur ce secours pour
m’enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la même raison
peut-être, mais je n’en crois rien. Leur gaieté vive et charmante
était l’innocence même ; et d’ailleurs qu’eussent-elles fait de moi
entre elles deux ? Elles envoyèrent chercher du vin partout aux
environs ; on n’en trouva point, tant les paysans de ce canton sont
sobres et pauvres. Comme elles m’en marquaient leur chagrin, je
leur dis de n’en pas être si fort en peine, et qu’elles n’avaient pas
besoin de vin pour m’enivrer. Ce fut la seule galanterie que j’osai
leur dire de la journée ; mais je crois que les friponnes voyaient de
reste que cette galanterie était une vérité.

Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies

assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur
hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dîner !
Quel souvenir plein de charmes ! Comment, pouvant à si peu de
frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher
d’autres ? Jamais souper des petites maisons de Paris n’approcha
de ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce
joie, mais je dis pour la sensualité.

Après le dîner nous fîmes une économie. Au lieu de prendre

le café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le
goûter avec de la crème et des gâteaux qu’elles avaient apportés ;
et pour tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger
achever notre dessert avec des cerises. Je montai sur l’arbre, et je
leur en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à
travers les branches. Une fois, Mlle Galley, avançant son tablier et
reculant la tête, se présentait si bien, et je visai si juste, que je lui
fis tomber un bouquet dans le sein ; et de rire. Je me disais en
moi-même : « Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! Comme
je les leur jetterais ainsi de bon cœur. » La journée se passa de
cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec
la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule
plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne nous l’imposions
point du tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que
nous donnaient nos cœurs. Enfin ma modestie, d’autres diront
ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m’échappa fut

– 140 –

de baiser une seule fois la main de Mlle Galley. Il est vrai que la
circonstance donnait du prix à cette légère faveur. Nous étions
seuls, je respirais avec embarras, elle avait les yeux baissés. Ma
bouche, au lieu de trouver des paroles, s’avisa de se coller sur sa
main, qu’elle retira doucement après qu’elle fut baisée, en me re-
gardant d’un air qui n’était point irrité. Je ne sais ce que j’aurais
pu lui dire : son amie entra, et me parut laide en ce moment.

Enfin elles se souvinrent qu’il ne fallait pas attendre la nuit

pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu’il fallait
pour arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en nous dis-
tribuant comme nous étions venus. Si j’avais osé, j’aurais trans-
posé cet ordre ; car le regard de Mlle Galley m’avait vivement ému
le cœur ; mais je n’osai rien dire, et ce n’était pas à elle de le pro-
poser. En marchant nous disions que la journée avait tort de finir,
mais loin de nous plaindre qu’elle eût été courte, nous trouvâmes
que nous avions eu le secret de la faire longue, par tous les amu-
sements dont nous avions su la remplir.

Je les quittai à peu près au même endroit où elles m’avaient

pris. Avec quel regret nous nous séparâmes ! Avec quel plaisir
nous projetâmes de nous revoir ! Douze heures passées ensemble
nous valaient des siècles de familiarité. Le doux souvenir de cette
journée ne coûtait rien à ces aimables filles ; la tendre union qui
régnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs, et n’eût pu
subsister avec eux : nous nous aimions sans mystère et sans
honte, et nous voulions nous aimer toujours ainsi. L’innocence
des mœurs a sa volupté, qui vaut bien l’autre, parce qu’elle n’a
point d’intervalle et qu’elle agit continuellement. Pour moi, je sais
que la mémoire d’un si beau jour me touche plus, me charme
plus, me revient plus au cœur que celle d’aucuns plaisirs que j’aie
goûtés en ma vie. Je ne savais pas trop bien ce que je voulais à ces
deux charmantes personnes, mais elles m’intéressaient beaucoup
toutes deux. Je ne dis pas que, si j’eusse été le maître de mes ar-
rangements, mon cœur se serait partagé ; j’y sentais un peu de
préférence. J’aurais fait mon bonheur d’avoir pour maîtresse Mlle
de Graffenried ; mais à choix, je crois que je l’aurais mieux aimée
pour confidente. Quoi qu’il en soit, il me semblait en les quittant

– 141 –

que je ne pourrais plus vivre sans l’une et sans l’autre. Qui m’eût
dit que je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos
éphémères amours ?

Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aven-

tures galantes, en remarquant qu’après beaucoup de préliminai-
res, les plus avancées finissent par baiser la main. Ô mes lec-
teurs ! ne vous y trompez pas. J’ai peut-être eu plus de plaisir
dans mes amours, en finissant par cette main baisée, que vous
n’en aurez jamais dans les vôtres en commençant tout au moins
par là.

Venture, qui s’était couché fort tard la veille, rentra peu de

temps après moi. Pour cette fois, je ne le vis pas avec le même
plaisir qu’à l’ordinaire, et je me gardai de lui dire comment j’avais
passé ma journée. Ces demoiselles m’avaient parlé de lui avec peu
d’estime, et m’avaient paru mécontentes de me savoir en si mau-
vaises mains : cela lui fit tort dans mon esprit ; d’ailleurs tout ce
qui me distrayait d’elles ne pouvait que m’être désagréable. Ce-
pendant, il me rappela bientôt à lui et à moi, en me parlant de ma
situation. Elle était trop critique pour pouvoir durer. Quoique je
dépensasse très peu de chose, mon petit pécule achevait de
s’épuiser ; j’étais sans ressource. Point de nouvelle de Maman ; je
ne savais que devenir, et je sentais un cruel serrement de cœur de
voir l’ami de Mlle Galley réduit à l’aumône.

Venture me dit qu’il avait parlé de moi à M. le juge-mage ;

qu’il voulait m’y mener dîner le lendemain ; que c’était un homme
en état de me rendre service par ses amis ; d’ailleurs une bonne
connaissance à faire, un homme d’esprit et de lettres, d’un com-
merce fort agréable, qui avait des talents et qui les aimait : puis,
mêlant à son ordinaire aux choses les plus sérieuses la plus mince
frivolité, il me fit voir un joli couplet, venu de Paris, sur un air
d’un opéra de Mouret qu’on jouait alors. Ce couplet avait plu si
fort à M. Simon (c’était le nom du juge-mage), qu’il voulait en
faire un autre en réponse sur le même air : il avait dit à Venture
d’en faire aussi un ; et la folie prit à celui-ci de m’en faire faire un

– 142 –

troisième, afin, disait-il, qu’on vît les couplets arriver le lende-
main comme les brancards du Roman comique.

La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet.

Pour les premiers vers que j’eusse faits, ils étaient passables,
meilleurs même, ou du moins faits avec plus de goût qu’ils
n’auraient été la veille, le sujet roulant sur une situation fort ten-
dre, à laquelle mon cœur était déjà tout disposé. Je montrai le
matin mon couplet à Venture, qui, le trouvant joli, le mit dans sa
poche sans me dire s’il avait fait le sien. Nous allâmes dîner chez
M. Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut agréable : elle
ne pouvait manquer de l’être entre deux hommes d’esprit, à qui la
lecture avait profité. Pour moi, je faisais mon rôle, j’écoutais, et je
me taisais. Ils ne parlèrent de couplets ni l’un ni l’autre ; je n’en
parlai point non plus, et jamais, que je sache, il n’a été question
du mien.

M. Simon parut content de mon maintien : c’est à peu près

tout ce qu’il vit de moi dans cette entrevue. il m’avait déjà vu plu-
sieurs fois chez Mme de Warens sans faire une grande attention à
moi. Ainsi c’est de ce dîner que je puis dater sa connaissance, qui
ne me servit de rien pour l’objet qui me l’avait fait faire, mais dont
je tirai dans la suite d’autres avantages qui me font rappeler sa
mémoire avec plaisir.

J’aurais tort de ne pas parler de sa figure, que, sur sa qualité

de magistrat, et sur le bel esprit dont il se piquait, on
n’imaginerait pas si je n’en disais rien.

M. le juge-mage Simon n’avait assurément pas deux pieds de

haut. Ses jambes, droites, menues et même assez longues,
l’auraient agrandi si elles eussent été verticales ; mais elles po-
saient de biais comme celles d’un compas très ouvert. Son corps
était non seulement court, mais mince et, en tout sens, d’une peti-
tesse inconcevable. Il devait paraître une sauterelle quand il était
nu. Sa tête, de grandeur naturelle, avec un visage bien formé, l’air
noble, d’assez beaux yeux, semblait une tête postiche qu’on aurait

– 143 –

plantée sur un moignon. Il eût pu s’exempter de faire de la dé-
pense en parure, car sa grande perruque seule l’habillait parfai-
tement de pied en cap.

Il avait deux voix toutes différentes, qui s’entremêlaient sans

cesse dans sa conversation avec un contraste d’abord très plai-
sant, mais bientôt très désagréable. L’une était grave et sonore ;
c’était, si j’ose ainsi parler, la voix de sa tête. L’autre, claire, aiguë
et perçante, était la voix de son corps. Quand il s’écoutait beau-
coup, qu’il parlait très posément, qu’il ménageait son haleine, il
pouvait parler toujours de sa grosse voix ; mais pour peu qu’il
s’animât et qu’un accent plus vif vînt se présenter, cet accent de-
venait comme le sifflement d’une clef, et il avait toute la peine du
monde à reprendre sa basse.

Avec la figure que je viens de peindre, et qui n’est point char-

gée, M. Simon était galant, grand conteur de fleurettes, et pous-
sait jusqu’à la coquetterie le soin de son ajustement. Comme il
cherchait à prendre ses avantages, il donnait volontiers ses au-
diences du matin dans son lit ; car quand on voyait sur l’oreiller
une belle tête, personne n’allait s’imaginer que c’était là tout. Cela
donnait lieu quelquefois à des scènes dont je suis sûr que tout
Annecy se souvient encore. Un matin qu’il attendait dans ce lit,
ou plutôt sur ce lit, les plaideurs, en belle coiffe de nuit bien fine
et bien blanche, ornée de deux grosses bouffettes de ruban cou-
leur de rose, un paysan arrive, heurte à la porte. La servante était
sortie. M. le juge-mage, entendant redoubler, crie : « Entrez » ; et
cela, comme dit un peu trop fort, partit de sa voix aiguë. L’homme
entre ; il cherche d’où vient cette voix de femme, et voyant dans
ce lit une cornette, une fontange, il veut ressortir, en faisant à
Madame de grandes excuses. M. Simon se fâche, et n’en crie que
plus clair. Le paysan confirmé dans son idée, et se croyant insulté,
lui chante pouille, lui dit qu’apparemment elle n’est qu’une cou-
reuse, et que M. le juge-mage ne donne guère bon exemple chez
lui. Le juge-mage, furieux, et n’ayant pour toute arme que son pot
de chambre, allait le jeter à la tête de ce pauvre homme, quand sa
gouvernante arriva.

– 144 – Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature, en

avait été dédommagé du côté de l’esprit : il l’avait naturellement
agréable, et il avait pris soin de l’orner. Quoiqu’il fût, à ce qu’on
disait, assez bon jurisconsulte, il n’aimait pas son métier. Il s’était
jeté dans la belle littérature, et il y avait réussi. Il en avait pris sur-
tout cette brillante superficie, cette fleur qui jette de l’agrément
dans le commerce, même avec les femmes. Il savait par cœur tous
les petits traits des ana et autres semblables : il avait l’art de les
faire valoir, en contant avec intérêt, avec mystère, et comme une
anecdote de la veille, ce qui s’était passé il y avait soixante ans. Il
savait la musique et chantait agréablement de sa voix d’homme :
enfin il avait beaucoup de jolis talents pour un magistrat. À force
de cajoler les dames d’Annecy, il s’était mis à la mode parmi el-
les ; elles l’avaient à leur suite comme un petit sapajou. Il préten-
dait même à des bonnes fortunes, et cela les amusait beaucoup.
Une Mme d’Épagny disait que pour lui la dernière faveur était de
baiser une femme au genou.

Comme il connaissait les bons livres, et qu’il en parlait volon-

tiers, sa conversation était non seulement amusante, mais ins-
tructive. Dans la suite, lorsque j’eus pris du goût pour l’étude, je
cultivai sa connaissance, et je m’en trouvai très bien. J’allais
quelquefois le voir de Chambéry, où j’étais alors. Il louait, animait
mon émulation, et me donnait pour mes lectures de bons avis,
dont j’ai souvent fait mon profit. Malheureusement dans ce corps
si fluet logeait une âme très sensible. Quelques années après il eut
je ne sais quelle mauvaise affaire qui le chagrina, et il en mourut.
Ce fut dommage ; c’était assurément un bon petit homme dont on
commençait par rire, et qu’on finissait par aimer. Quoique sa vie
ait été peu liée à la mienne, comme j’ai reçu de lui des leçons uti-
les, j’ai cru pouvoir, par reconnaissance, lui consacrer un petit
souvenir.

Sitôt que je fus libre, je courus dans la rue de Mlle Galley, me

flattant de voir entrer ou sortir quelqu’un, ou du moins ouvrir
quelque fenêtre. Rien ; pas un chat ne parut, et tout le temps que
je fus là, la maison demeura aussi close que si elle n’eût point été
habitée. La rue était petite et déserte, un homme s’y remarquait :

– 145 –

de temps en temps quelqu’un passait, entrait ou sortait au voisi-
nage. J’étais fort embarrassé de ma figure : il me semblait qu’on
devinait pourquoi j’étais là, et cette idée me mettait au supplice,
car j’ai toujours préféré à mes plaisirs l’honneur et le repos de
celles qui m’étaient chères.

Enfin, las de faire l’amant espagnol, et n’ayant point de gui-

tare, je pris le parti d’aller écrire à Mlle de Graffenried. J’aurais
préféré d’écrire à son amie ; mais je n’osais, et il convenait de
commencer par celle à qui je devais la connaissance de l’autre et
avec qui j’étais plus familier. Ma lettre faite, j’allai la porter à Mlle
Giraud, comme j’en étais convenu avec ces demoiselles en nous
séparant. Ce furent elles qui me donnèrent cet expédient. Mlle
Giraud était contrepointière, et travaillant quelquefois chez
Mme Galley, elle avait l’entrée de sa maison. La messagère ne me
parut pourtant pas trop bien choisie ; mais j’avais peur, si je fai-
sais des difficultés sur celle-là, qu’on ne m’en proposât point
d’autre. De plus, je n’osai dire qu’elle voulait travailler pour son
compte. Je me sentais humilié qu’elle osât se croire pour moi du
même sexe que ces demoiselles. Enfin j’aimais mieux cet entre-
pôt-là que point, et je m’y tins à tout risque.

Au premier mot la Giraud me devina : cela n’était pas diffi-

cile. Quand une lettre à porter à de jeunes filles n’aurait pas parlé
d’elle-même, mon air sot et embarrassé m’aurait seul décelé. On
peut croire que cette commission ne lui donna pas grand plaisir à
faire : elle s’en chargea toutefois et l’exécuta fidèlement. Le len-
demain matin je courus chez elle, et j’y trouvai ma réponse.
Comme je me pressai de sortir pour l’aller lire et baiser à mon
aise ! Cela n’a pas besoin d’être dit ; mais ce qui en a besoin da-
vantage, c’est le parti que prit Mlle Giraud, et où j’ai trouvé plus
de délicatesse et de modération que je n’en aurais attendu d’elle.
Ayant assez de bon sens pour voir qu’avec ses trente-sept ans, ses
yeux de lièvre, son nez barbouillé, sa voix aigre et sa peau noire,
elle n’avait pas beau jeu contre deux jeunes personnes pleines de
grâces et dans tout l’éclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir
ni les servir, et aima mieux me perdre que de me ménager pour
elles.

– 146 – Il y avait déjà quelque temps que la Merceret, n’ayant aucune

nouvelle de sa maîtresse, songeait à s’en retourner à Fribourg ;
elle l’y détermina tout à fait. Elle fit plus, elle lui fit entendre qu’il
serait bien que quelqu’un la conduisît chez son père, et me propo-
sa. La petite Merceret, à qui je ne déplaisais pas non plus, trouva
cette idée fort bonne à exécuter. Elles m’en parlèrent dès le même
jour comme d’une affaire arrangée ; et comme je ne trouvais rien
qui me déplût dans cette manière de disposer de moi, j’y consen-
tis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au
plus. La Giraud, qui ne pensait pas de même, arrangea tout. Il
fallut bien avouer l’état de mes finances. On y pourvut : la Merce-
ret se chargea de me défrayer ; et, pour regagner d’un côté ce
qu’elle dépensait de l’autre, à ma prière on décida qu’elle enver-
rait devant son petit bagage, et que nous irions à pied, à petites
journées. Ainsi fut fait.

Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi. Mais

comme il n’y a pas de quoi être bien vain du parti que j’ai tiré de
toutes ces amours-là, je crois pouvoir dire la vérité sans scrupule.
La Merceret, plus jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m’a
jamais fait des agaceries aussi vives ; mais elle imitait mes tons,
mes accents, redisait mes mots, avait pour moi les attentions que
j’aurais dû avoir pour elle, et prenait toujours grand soin, comme
elle était fort peureuse, que nous couchassions dans la même
chambre : identité qui se borne rarement là dans un voyage entre
un garçon de vingt ans et une fille de vingt-cinq.

Elle s’y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que,

quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas
même à l’esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre
tentation galante, mais même la moindre idée qui s’y rapportât ;
et, quand cette idée me serait venue, j’étais trop sot pour en sa-
voir profiter. Je n’imaginais pas comment une fille et un garçon
parvenaient à coucher ensemble ; je croyais qu’il fallait des siècles
pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret, en
me défrayant, comptait sur quelque équivalent, elle en fut la

– 147 –

dupe, et nous arrivâmes à Fribourg exactement comme nous
étions partis d’Annecy.

En passant à Genève je n’allai voir personne, mais je fus prêt

à me trouver mal sur les ponts. Jamais je n’ai vu les murs de cette
heureuse ville, jamais je n’y suis entré, sans sentir une certaine
défaillance de cœur qui venait d’un excès d’attendrissement. En
même temps que la noble image de la liberté m’élevait l’âme, cel-
les de réalité, de l’union, de la douceur des mœurs, me touchaient
jusqu’aux larmes et m’inspiraient un vif regret d’avoir perdu tous
ces biens. Dans quelle erreur j’étais, mais qu’elle était naturelle !
Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je le portais
dans mon cœur.

Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père ! Si

j’avais eu ce courage, j’en serais mort de regret. Je laissai la Mer-
ceret à l’auberge, et je l’allai voir à tout risque. Eh ! que j’avais tort
de le craindre ! Son âme à mon abord s’ouvrit aux sentiments pa-
ternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous versâmes en
nous embrassant ! Il crut d’abord que je revenais à lui. Je lui fis
mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la combattit faible-
ment. Il me fit voir les dangers auxquels je m’exposais, me dit que
les plus courtes folies étaient les meilleures. Du reste, il n’eut pas
même la tentation de me retenir de force ; et en cela je trouve
qu’il eut raison ; mais il est certain qu’il ne fit pas pour me rame-
ner tout ce qu’il aurait pu faire, soit qu’après le pas que j’avais
fait, il jugeât lui-même que je n’en devais pas revenir, soit qu’il fût
embarrassé peut-être à savoir ce qu’à mon âge il pourrait faire de
moi. J’ai su depuis qu’il eut de ma compagne de voyage une opi-
nion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste assez
naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse, fit
semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point ; mais
je leur dis que je comptais m’arrêter avec eux plus longtemps au
retour, et je leur laissai en dépôt mon petit paquet, que j’avais fait
venir par le bateau, et dont j’étais embarrassé. Le lendemain je
partis de bon matin, bien content d’avoir vu mon père et d’avoir
osé faire mon devoir.

– 148 – Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du

voyage les empressements de Mlle Merceret diminuèrent un peu.
Après notre arrivée, elle ne me marqua plus que de la froideur, et
son père, qui ne nageait pas dans l’opulence, ne me fit pas non
plus un bien grand accueil : j’allai loger au cabaret. Je les fus voir
le lendemain, ils m’offrirent à dîner, je l’acceptai. Nous nous sé-
parâmes sans pleurs : je retournai le soir à ma gargote, et je re-
partis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où j’avais
dessein d’aller.

Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence

m’offrait précisément ce qu’il me fallait pour couler des jours
heureux. La Merceret était une très bonne fille, point brillante,
point belle, mais point laide non plus ; peu vive, fort raisonnable,
à quelques petites humeurs près, qui se passaient à pleurer, et qui
n’avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un vrai goût pour
moi ; j’aurais pu l’épouser sans peine, et suivre le métier de son
père. Mon goût pour la musique me l’aurait fait aimer. Je me se-
rais établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de très
bonnes gens. J’aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais
j’aurais vécu en paix jusqu’à ma dernière heure ; et je dois savoir
mieux que personne qu’il n’y avait pas à balancer sur ce marché.

Je revins non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me

rassasier de la vue de ce beau lac qu’on voit là dans sa plus grande
étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n’ont pas
été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de force
pour me faire agir. L’incertitude de l’avenir m’a toujours fait re-
garder les projets de longue exécution comme des leurres de
dupe. Je me livre à l’espoir comme un autre, pourvu qu’il ne me
coûte rien à nourrir ; mais, s’il faut prendre longtemps de la
peine, je n’en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s’offre à ma
portée me tente plus que les joies du Paradis. J’excepte pourtant
le plaisir que la peine doit suivre ; celui-là ne me tente pas, parce
que je n’aime que des jouissances pures, et que jamais on n’en a
de telles quand on sait qu’on s’apprête un repentir.

– 149 – J’avais grand besoin d’arriver où que ce fût, et le plus proche

était le mieux ; car, m’étant égaré dans ma route, je me trouvai le
soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restait, hors dix
kreutzers, qui partirent le lendemain à la dînée, et, arrivé le soir à
un petit village auprès de Lausanne, j’y entrai dans un cabaret
sans un sol pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir.
J’avais grand-faim ; je fis bonne contenance, et je demandai à
souper, comme si j’eusse eu de quoi bien payer. J’allai me coucher
sans songer à rien, je dormis tranquillement ; et, après avoir dé-
jeuné le matin, et compté avec l’hôte, je voulus, pour sept batz, à
quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave
homme la refusa ; il me dit que, grâce au Ciel, il n’avait jamais
dépouillé personne, qu’il ne voulait pas commencer pour sept
batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je
pourrais. Je fus touché de sa bonté, mais moins que je ne devais
l’être, et que je ne l’ai été depuis en y repensant. Je ne tardai
guère à lui renvoyer son argent avec des remerciements par un
homme sûr : mais, quinze ans après, repassant par Lausanne, à
mon retour d’Italie, j’eus un vrai regret d’avoir oublié le nom du
cabaret et de l’hôte. Je l’aurais été voir ; je me serais fait un vrai
plaisir de lui rappeler sa bonne œuvre, et de lui prouver qu’elle
n’avait pas été mal placée. Des services plus importants sans
doute, mais rendus avec plus d’ostentation, ne m’ont pas paru si
dignes de reconnaissance que l’humanité simple et sans éclat de
cet honnête homme.

En approchant de Lausanne, je rêvais à la détresse où je me

trouvais, aux moyens de m’en tirer sans aller montrer ma misère
à ma belle-mère, et je me comparais dans ce pèlerinage pédestre à
mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m’échauffai si bien de
cette idée, que, sans songer que je n’avais ni sa gentillesse, ni ses
talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture,
d’enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de Pa-
ris, où je n’avais jamais été. En conséquence de ce beau projet,
comme il n’y avait point là de maîtrise où je pusse vicarier, et que
d’ailleurs je n’avais garde d’aller me fourrer parmi les gens de
l’art, je commençai par m’informer d’une petite auberge où l’on
pût être assez bien et à bon marché. On m’enseigna un nommé

– 150 –

Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être
le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui contai
mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit
de parler de moi, et de tâcher de me procurer des écoliers ; il me
dit qu’il ne me demanderait de l’argent que quand j’en aurais ga-
gné. Sa pension était de cinq écus blancs, ce qui était peu pour la
chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre
d’abord qu’à la demi-pension, qui consistait pour le dîner en une
bonne soupe, et rien de plus, mais bien à souper le soir. J’y
consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meil-
leur cœur du monde, et n’épargnait rien pour m’être utile. Pour-
quoi faut-il qu’ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeu-
nesse, j’en trouve si peu dans un âge avancé ? Leur race est-elle
épuisée ? Non ; mais l’ordre où j’ai besoin de les chercher au-
jourd’hui n’est plus le même où je les trouvais alors. Parmi le
peuple, où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les
sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les
états plus élevés ils sont étouffés absolument, et sous le masque
du sentiment il n’y a jamais que l’intérêt ou la vanité qui parle.

J’écrivis de Lausanne à mon père, qui m’envoya mon paquet

et me marqua d’excellentes choses, dont j’aurais dû mieux profi-
ter. J’ai déjà noté des moments de délire inconcevable où je
n’étais plus moi-même. En voici encore un des plus marqués.
Pour comprendre à quel point la tête me tournait alors, à quel
point je m’étais pour ainsi dire venturisé, il ne faut que voir com-
bien tout à la fois j’accumulai d’extravagances. Me voilà maître à
chanter sans savoir déchiffrer un air ; car quand les six mois que
j’avais passés avec Le Maître m’auraient profité, jamais ils
n’auraient pu suffire ; mais outre cela j’apprenais d’un maître :
c’en était assez pour apprendre mal. Parisien de Genève, et catho-
lique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom ainsi
que ma religion et ma patrie. Je m’approchais toujours de mon
grand modèle autant qu’il m’était possible. Il s’était appelé Ven-
ture de Villeneuve, moi je fis l’anagramme du nom de Rousseau
dans celui de Vaussore, et je m’appelai Vaussore de Villeneuve.
Venture savait la composition, quoiqu’il n’en eût rien dit ; moi,
sans la savoir je m’en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir no-

– 151 –

ter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce
n’est pas tout : ayant été présenté à M. de Treytorens, professeur
en droit, qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je
voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à
composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si
j’avais su comment m’y prendre. J’eus la constance de travailler
pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d’en
tirer les parties, et de les distribuer avec autant d’assurance que si
c’eût été un chef-d’œuvre d’harmonie. Enfin, ce qu’on aura peine
à croire, et qui est très vrai, pour couronner dignement cette su-
blime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les
rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore, sur ces
paroles jadis si connues :

Quel caprice ! Quelle injustice ! Quoi ! ta Clarisse Trahirait tes feux, etc. Venture m’avait appris cet air avec la basse sur d’autres paro-

les infâmes, à l’aide desquelles je l’avais retenu. Je mis donc à la
fin de ma composition ce menuet et sa basse, en supprimant les
paroles, et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument
que si j’avais parlé à des habitants de la lune.

On s’assemble pour exécuter ma pièce. J’explique à chacun le

genre du mouvement, le goût de l’exécution, les renvois des par-
ties ; j’étais fort affairé. On s’accorde pendant cinq ou six minutes,
qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin, tout étant prêt, je
frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral
les cinq ou six coups du Prenez garde à vous. On fait silence. Je
me mets gravement à battre la mesure ; on commence… Non, de-
puis qu’il existe des opéras français, de la vie on n’ouït un sem-
blable charivari. Quoi qu’on eût pu penser de mon prétendu ta-
lent, l’effet fut pire que tout ce qu’on semblait attendre. Les musi-
ciens étouffaient de rire ; les auditeurs ouvraient de grands yeux,
et auraient bien voulu fermer les oreilles ; mais il n’y avait pas

– 152 –

moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s’égayer,
raclaient à percer le tympan d’un quinze-vingt. J’eus la constance
d’aller toujours mon train, suant, il est vrai, à grosses gouttes,
mais retenu par la honte, n’osant m’enfuir et tout planter là. Pour
ma consolation, j’entendais autour de moi les assistants se dire à
leur oreille, ou plutôt à la mienne, l’un : Il n’y a rien là de suppor-
table ; un autre : Quelle musique enragée ! un autre : Quel diable
de sabbat ! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu
n’espérais guère qu’un jour devant le roi de France et toute sa
cour tes sons exciteraient des murmures de surprise et
d’applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les
plus aimables femmes se diraient à demi-voix : Quels sons char-
mants ! Quelle musique enchanteresse ! Tous ces chants-là vont
au cœur !

Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le me-

nuet. À peine en eut-on joué quelques mesures, que j’entendis
partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur
mon joli goût de chant ; on m’assurait que ce menuet ferait parler
de moi, et que je méritais d’être chanté partout. Je n’ai pas besoin
de dépeindre mon angoisse ni d’avouer que je la méritais bien.

Le lendemain, l’un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint

me voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon
succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le
désespoir de l’état où j’étais réduit, l’impossibilité de tenir mon
cœur fermé dans ses grandes peines, me firent ouvrir à lui ; je
lâchai la bonde à mes larmes ; et, au lieu de me contenter de lui
avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le secret,
qu’il me promit, et qu’il me garda comme on peut le croire. Dès le
même soir tout Lausanne sut qui j’étais ; et, ce qui est remarqua-
ble, personne ne m’en fit semblant, pas même le bon Perrotet, qui
pour tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me nourrir.

Je vivais, mais bien tristement. Les suites d’un pareil début

ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les
écoliers ne se présentaient pas en foule ; pas une seule écolière, et
personne de la ville. J’eus en tout deux ou trois gros Teutsches,

– 153 –

aussi stupides que j’étais ignorant, qui m’ennuyaient à mourir, et
qui, dans mes mains, ne devinrent pas de grands croque-notes. Je
fus appelé dans une seule maison, où un petit serpent de fille se
donna le plaisir de me montrer beaucoup de musique, dont je ne
pus pas lire une note, et qu’elle eut la malice de chanter ensuite
devant M. le maître, pour lui montrer comment cela s’exécutait.
J’étais si peu en état de lire un air de première vue, que, dans le
brillant concert dont j’ai parlé, il ne me fut pas possible de suivre
un moment l’exécution pour savoir si l’on jouait bien ce que
j’avais sous les yeux et que j’avais composé moi-même.

Au milieu de tant d’humiliations j’avais des consolations très

douces dans les nouvelles que je recevais de temps en temps des
deux charmantes amies. J’ai toujours trouvé dans le sexe une
grande vertu consolatrice, et rien n’adoucit plus mes afflictions
dans mes disgrâces que de sentir qu’une personne aimable y
prend intérêt. Cette correspondance cessa pourtant bientôt après,
et ne fut jamais renouée ; mais ce fut ma faute. En changeant de
lieu je négligeai de leur donner mon adresse, et, forcé par la né-
cessité de songer continuellement à moi-même, je les oubliai
bientôt entièrement.

Il y a longtemps que je n’ai parlé de ma pauvre Maman : mais

si l’on croit que je l’oubliais aussi, l’on se trompe fort. Je ne ces-
sais de penser à elle, et de désirer de la retrouver, non seulement
pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour le besoin
de mon cœur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque
tendre qu’il fût, ne m’empêchait pas d’en aimer d’autres ; mais ce
n’était pas de la même façon. Toutes devaient également ma ten-
dresse à leurs charmes ; mais elle tenait uniquement à ceux des
autres, et ne leur eût pas survécu ; au lieu que Maman pouvait
devenir vieille et laide sans que je l’aimasse moins tendrement.
Mon cœur avait pleinement transmis à sa personne l’hommage
qu’il fit d’abord à sa beauté ; et, quelque changement qu’elle
éprouvât, pourvu que ce fût toujours elle, mes sentiments ne pou-
vaient changer. Je sais bien que je lui devais de la reconnais-
sance ; mais en vérité je n’y songeais pas. Quoi qu’elle eût fait ou
n’eût pas fait pour moi, c’eût été toujours la même chose. Je ne

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l’aimais ni par devoir, ni par intérêt, ni par convenance : je
l’aimais parce que j’étais né pour l’aimer. Quand je devenais
amoureux de quelque autre, cela faisait distraction, je l’avoue, et
je pensais moins souvent à elle ; mais j’y pensais avec le même
plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me suis occupé d’elle
sans sentir qu’il ne pouvait y avoir pour moi de vrai bonheur dans
la vie tant que j’en serais séparé.

N’ayant point de ses nouvelles depuis si longtemps, je ne crus

jamais que je l’eusse tout à fait perdue, ni qu’elle eût pu
m’oublier. Je me disais : Elle saura tôt ou tard que je suis errant,
et me donnera quelque signe de vie ; je la retrouverai, j’en suis
certain. En attendant, c’était une douceur pour moi d’habiter son
pays, de passer dans les rues où elle avait passé, devant les mai-
sons où elle avait demeuré, et le tout par conjecture, car une de
mes ineptes bizarreries était de n’oser m’informer d’elle ni pro-
noncer son nom sans la plus absolue nécessité. Il me semblait
qu’en la nommant je disais tout ce qu’elle m’inspirait, que ma
bouche révélait le secret de mon cœur, que je la compromettais en
quelque sorte. Je crois même qu’il se mêlait à cela quelque
frayeur qu’on ne me dît du mal d’elle. On avait parlé beaucoup de
sa démarche, et un peu de sa conduite. De peur qu’on n’en dît pas
ce que je voulais entendre, j’aimais mieux qu’on n’en parlât point
du tout.

Comme mes écoliers ne m’occupaient pas beaucoup, et que sa

ville natale n’était qu’à quatre lieues de Lausanne, j’y fis une pro-
menade de deux ou trois jours durant lesquels la plus douce émo-
tion ne me quitta point. L’aspect du lac de Genève et de ses admi-
rables côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je
ne saurais expliquer, et qui ne tient pas seulement à la beauté du
spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m’affecte
et m’attendrit. Toutes les fois que j’approche du pays de Vaud,
j’éprouve une impression composée du souvenir de
Mme de Warens qui y est née, de mon père qui y vivait, de Mlle
de Vulson qui y eut les prémices de mon cœur, de plusieurs voya-
ges de plaisir que j’y fis dans mon enfance, et, ce me semble, de
quelque autre cause encore, plus secrète et plus forte que tout

– 155 –

cela. Quand l’ardent désir de cette vie heureuse et douce qui me
fuit et pour laquelle j’étais né vient enflammer mon imagination,
c’est toujours au pays de Vaud, près du lac, dans des campagnes
charmantes, qu’elle se fixe. Il me faut absolument un verger au
bord de ce lac et non pas d’un autre ; il me faut un ami sûr, une
femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d’un
bonheur parfait sur la terre que quand j’aurai tout cela. Je ris de
la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays-
là uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J’étais
toujours surpris d’y trouver les habitants, surtout les femmes,
d’un tout autre caractère que celui que j’y cherchais. Combien
cela me semblait disparate ! Le pays et le peuple dont il est cou-
vert ne m’ont jamais paru faits l’un pour l’autre.

Dans ce voyage de Vevey, je me livrais, en suivant ce beau ri-

vage, à la plus douce mélancolie. Mon cœur s’élançait avec ardeur
à mille félicités innocentes : je m’attendrissais, je soupirais, et
pleurais comme un enfant. Combien de fois, m’arrêtant pour
pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à
voir tomber mes larmes dans l’eau !

J’allai à Vevey loger à La Clef, et pendant deux jours que j’y

restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui
m’a suivi dans tous mes voyages, et qui m’y a fait établir enfin les
héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût
et qui sont sensibles : Allez à Vevey, visitez le pays, examinez les
sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n’a pas fait ce
beau pays pour une Julie, pour une Claire, et pour un Saint-
Preux ; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire.

Comme j’étais catholique et que je me donnais pour tel, je

suivais sans mystère et sans scrupule le culte que j’avais embras-
sé. Les dimanches, quand il faisait beau, j’allais à la messe à As-
sens à deux lieues de Lausanne. Je faisais ordinairement cette
course avec d’autres catholiques, surtout avec un brodeur pari-
sien dont j’ai oublié le nom. Ce n’était pas un Parisien comme
moi, c’était un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon
Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il aimait si fort son

– 156 –

pays, qu’il ne voulut jamais douter que j’en fusse, de peur de per-
dre cette occasion d’en parler. M. de Crouzas, lieutenant-baillival,
avait un jardinier de Paris aussi, mais moins complaisant, et qui
trouvait la gloire de son pays compromise à ce qu’on osât se don-
ner pour en être lorsqu’on n’avait pas cet honneur. Il me ques-
tionnait de l’air d’un homme sûr de me prendre en faute, et puis
souriait malignement. Il me demande une fois ce qu’il y avait de
remarquable au Marché-Neuf. Je battis la campagne comme on
peut croire. Après avoir passé vingt ans à Paris, je dois à présent
connaître cette ville ; cependant, si l’on me faisait aujourd’hui
pareille question, je ne serais pas moins embarrassé d’y répon-
dre ; et de cet embarras on pourrait aussi bien conclure que je n’ai
jamais été à Paris : tant, lors même qu’on rencontre la vérité, l’on
est sujet à se fonder sur des principes trompeurs.

Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai

à Lausanne. Je n’apportai pas de cette ville des souvenirs bien
rappelants. Je sais seulement que, n’y trouvant pas à vivre, j’allai
de là à Neuchâtel, et que j’y passai l’hiver. Je réussis mieux dans
cette dernière ville ; j’y eus des écolières, et j’y gagnai de quoi
m’acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m’avait fidèlement
envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d’argent.

J’apprenais insensiblement la musique en l’enseignant. Ma

vie était assez douce ; un homme raisonnable eût pu s’en conten-
ter : mais mon cœur inquiet me demandait autre chose. Les di-
manches et les jours où j’étais libre, j’allais courir les campagnes
et les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant ; et
quand j’étais une fois sorti de la ville, je n’y rentrais plus que le
soir. Un jour, étant à Boudry, j’entrai pour dîner dans un cabaret :
j’y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque,
un bonnet fourré, l’équipage et l’air assez nobles, et qui souvent
avait peine à se faire entendre, ne parlant qu’un jargon presque
indéchiffrable, mais plus ressemblant à l’italien qu’à nulle autre
langue. J’entendais presque tout ce qu’il disait, et j’étais le seul ; il
ne pouvait s’énoncer que par signes avec l’hôte et les gens du
pays. Je lui dis quelques mots en italien qu’il entendit parfaite-
ment : il se leva et vint m’embrasser avec transport. La liaison fut

– 157 –

bientôt faite, et dès ce moment je lui servis de truchement. Son
dîner était bon, le mien était moins que médiocre. Il m’invita de
prendre part au sien ; je fis peu de façons. En buvant et baragoui-
nant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin du repas
nous devînmes inséparables. Il me conta qu’il était prélat grec et
archimandrite de Jérusalem ; qu’il était chargé de faire une quête
en Europe pour le rétablissement du Saint-Sépulcre. Il me mon-
tra de belles patentes de la czarine et de l’empereur ; il en avait de
beaucoup d’autres souverains. Il était assez content de ce qu’il
avait amassé jusqu’alors ; mais il avait eu des peines incroyables
en Allemagne, n’entendant pas un mot d’allemand, de latin ni de
français, et réduit à son grec, au turc et à la langue franque pour
toute ressource ; ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le
pays où il s’était enfourné. Il me proposa de l’accompagner pour
lui servir de secrétaire et d’interprète. Malgré mon petit habit vio-
let, nouvellement acheté, et qui ne cadrait pas mal avec mon nou-
veau poste, j’avais l’air si peu étoffé, qu’il ne me crut pas difficile à
gagner, et il ne se trompa point. Notre accord fut bientôt fait ; je
ne demandais rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans
sûreté, sans connaissance, je me livre à sa conduite, et dès le len-
demain me voilà parti pour Jérusalem.

Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg,

où il ne fit pas grand-chose. La dignité épiscopale ne permettait
pas de faire le mendiant, et de quêter aux particuliers ; mais nous
présentâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite
somme. De là nous fûmes à Berne. Il fallut ici plus de façon, et
l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour. Nous logions
au Faucon, bonne auberge alors, où l’on trouvait bonne compa-
gnie. La table était nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps
que je faisais mauvaise chère ; j’avais grand besoin de me refaire,
j’en avais l’occasion, et j’en profitai. Monseigneur l’archimandrite
était lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à
tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l’entendaient, ne man-
quant pas de certaines connaissances, et plaçant son érudition
grecque avec assez d’agrément. Un jour, cassant au dessert des
noisettes, il se coupa le doigt fort avant ; et comme le sang sortait

– 158 –

avec abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en
riant : « Mirate, sognori ; questo è sangue pelasgo. »

À Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m’en

tirai pas aussi mal que j’avais craint. J’étais bien plus hardi et
mieux parlant que je n’aurais été pour moi-même. Les choses ne
se passèrent pas aussi simplement qu’à Fribourg. [Il fallut de lon-
gues et fréquentes conférences avec les premiers de l’État, et
l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour]. Enfin, tout
étant en règle, il fut admis à l’audience du sénat. J’entrai avec lui
comme son interprète, et l’on me dit de parler. Je ne m’attendais
à rien moins, et il ne m’était pas venu dans l’esprit qu’après avoir
longuement conféré avec les membres, il fallût s’adresser au corps
comme si rien n’eût été dit. Qu’on juge de mon embarras ! Pour
un homme aussi honteux, parler non seulement en public, mais
devant le sénat de Berne, et parler impromptu sans avoir une
seule minute pour me préparer, il y avait là de quoi m’anéantir. Je
ne fus pas même intimidé. J’exposai succinctement et nettement
la commission de l’archimandrite. Je louai la piété des princes qui
avaient contribué à la collecte qu’il était venu faire. Piquant
d’émulation celle de Leurs Excellences, je dis qu’il n’y avait pas
moins à espérer de leur munificence accoutumée, et puis, tâchant
de prouver que cette bonne œuvre en était également une pour
tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre
les bénédictions du Ciel à ceux qui voudraient y prendre part. Je
ne dirai pas que mon discours fit effet ; mais il est sûr qu’il fut
goûté, et qu’au sortir de l’audience l’archimandrite reçut un pré-
sent fort honnête, et de plus, sur l’esprit de son secrétaire des
compliments dont j’eus l’agréable emploi d’être le truchement,
mais que je n’osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma
vie que j’ai parlé en public et devant un souverain, et la seule fois
aussi peut-être que j’ai parlé hardiment et bien. Quelle différence
dans les dispositions du même homme ! Il y a trois ans qu’étant
allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une dépu-
tation pour me remercier de quelques livres que j’avais donnés à
la bibliothèque de cette ville. Les Suisses sont grands haran-
gueurs ; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus obligé de
répondre ; mais je m’embarrassai tellement dans ma réponse, et

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ma tête se brouilla si bien que je restai court et me fis moquer de
moi. Quoique timide naturellement, j’ai été hardi quelquefois
dans ma jeunesse, jamais dans mon âge avancé. Plus j’ai vu le
monde, moins j’ai pu me faire à son ton.

Partis de Berne, nous allâmes à Soleure ; car le dessein de

l’archimandrite était de reprendre la route d’Allemagne, et de s’en
retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait une
route immense : mais comme, chemin faisant, sa bourse
s’emplissait plus qu’elle ne se vidait, il craignait peu les détours.
Pour moi, qui me plaisais presque autant à cheval qu’à pied, je
n’aurais pas mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie :
mais il était écrit que je n’irais pas si loin.

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