Les Deux Soeurs

Chapitre 4UNE ÂME DE SOLDAT

 

Madeleine Liébaut ne s’était pastrompée : celui dont elle rêvait romanesquement de faire sonbeau-frère avait été frappé d’une impression très forte par lagrâce exquise du visage d’Agathe apparu à la fenêtre ducompartiment. Mais elle n’avait pas deviné que le travail qu’ellesouhaitait d’accomplir s’était accompli déjà, en partie du moins,en sens inverse ; il avait suffi que l’officier la vît, elle,traverser la salle à manger, le premier soir, et ensuite qu’ilcausât avec elle, dans le vaste parc rempli du chant et du vold’innombrables oiseaux. L’extraordinaire ressemblance des deuxsœurs entre elles avait aussitôt dérivé sur la cadette l’admirationéveillée par le coup de foudre de la beauté de l’aînée. C’étaitbien Mme de Méris qu’il avait remarquée à la gare, et ill’avait aussitôt retrouvée dans l’autre, si bien qu’il en avaitoublié la première, aperçue l’éclair d’un instant. Oublié ?Non, il les avait confondues. Aurait-il pu d’ailleurs distinguerl’absente de la présente, celle qu’il avait vue se pencher sourianthors du wagon, et la présente, celle qui allait et venait à côté delui dans ce cadre de verdures, de montagnes et d’eaux qui cerneRagatz ? De cette vallée fraîche et sauvage, Madeleine futtout de suite pour Brissonnet la vivante fée. L’image de cette finecréature aux yeux profonds et spirituels, aux traits délicats, auxgestes menus, et que l’on devinait si frémissante sous sa grâcecontenue, devait s’associer dans sa pensée désormais et pourtoujours à ces pentes ombragées de sapins et de mélèzes, à cesponts de troncs d’arbres jetés sur les torrents, à ces gorges dontles roches sauvages surplombent des eaux bouillonnantes etracontent la fureur d’antiques cataclysmes, à ces prairies fauchéesde la veille et parfumées de l’arôme des foins, au joli paradoxe dece village d’eaux, de cette oasis d’élégance abritée dans cettevallée perdue. Pour lui aussi ces huit jours de rencontresquotidiennes allaient être une oasis – la première où il lui eûtdonné de s’arrêter et de se reposer dans le charme que répandautour d’elle, rien qu’en existant, une femme secrètement etsilencieusement aimée.

Le petit drame sentimental dont le premieracte se déroula durant cette semaine – sans événements comme tantde tragédies de cœur à leur début, – serait inintelligible, si l’onn’indiquait pas dès maintenant dans quelles dispositions d’âmel’officier d’Afrique se trouvait alors. Elles expliqueront lasoudaineté d’une passion qui risquera de paraître un peu bienrapide. Pourtant, l’expérience le prouve trop : les invasionsles plus puissantes de l’amour sont le plus souvent les plussubites. Grandi – Favelles avait dit vrai – dans des conditionstrès humbles, Brissonnet avait jusqu’à sa vingt-quatrième annéetravaillé avec une ardeur si âpre pour suppléer aux lacunes de soninstruction et sortir de Saint-Maixent dans les premiers rangs,qu’il n’avait littéralement pas eu le loisir de sentir son cœur.Ses curiosités féminines s’étaient bornées à de banales aventuressans poésie et sans lendemain. Et tout de suite, ç’avait étél’Afrique, non pas celle des séjours dans les cabarets de la côte,parmi les verres d’absinthe, les parties de cartes et lescréatures, mais celle des marches forcées, des luttes sans répitcontre le climat, contre les bêtes féroces, contre les hommes,enfin la préparation et l’exécution, sous Marchand, de cetteétonnante traversée de tout le monde noir. Au retour, il avaitretrouvé les difficultés de carrière, résultat de la malveillancedes pouvoirs publics à l’égard des membres de la mission. Deschagrins de famille s’y étaient mêlés, puis une crise de santé,mais surtout il avait connu ce vague état de misanthropie farouchequi se développe si aisément chez les gens de guerre soudainréduits au repos. Ces diverse circonstances combinées n’avaient paspermis à l’explorateur d’autres émotions que celles de l’ambitiondéçue. Il y avait donc en lui une immense et secrète réserve detendresses demeurées intactes, une force de passion latente, sil’on peut dire. Cet aspect de héros de roman que Madeleine avaitsignalé à sa sœur, sur un ton mi-sérieux, mi-railleur, ne mentaitpas. Toute la douleur subie dans l’action, depuis ces quelquesannées, avait avivé et comme mis à vif la sensibilité du soldat aulieu de l’endurcir. C’est l’histoire ordinaire des hommesd’entreprise et de danger : à trop subir et de trop dureschoses, s’ils ne perdent pas toute faculté d’aimer, ils deviennentpresque morbidement émotifs. Cette anomalie apparente n’est quelogique : les âmes très fortes vont naturellement à l’extrêmede leurs qualités et de leurs défauts. Sont-elles nées avec destendances à l’égoïsme ? Elles ont bientôt fait de les outrer,d’abolir en elles tous les éléments qui s’opposeraient audéveloppement implacable de leur personnalité. Ont-elles reçu, aucontraire, avec la vie, cet instinct de dévouement, cet appétit desimpressions tendres qui est comme un sens à part, – aussiinintelligible à ceux qui ne le possèdent pas que peut l’être lalumière à un aveugle ou le son de la voix à un sourd ? – ladestinée peut les jeter dans les chemins les plus contraires àleurs dispositions primitives, il suffit d’un incident, et le Roméoqui a trop souvent passé l’âge d’être aimé, un Don Quichotte dontla Dulcinée n’a pas attendu son chevalier. Le premier cas n’étaitpas celui du commandant Brissonnet. Les terribles fatigues de sescampagnes d’Afrique ne lui avaient pas plus enlevé la jeunesse duvisage que celle du cœur. L ‘autre cas n’était pas celui deMme Liébaut. La sœur d’Agathe réalisait si bien en elle,malgré le bourgeoisisme de sa naissance et de son mariage, le typeaccompli de grâce et de noblesse qu’un dévot des cours d’amour eûtrêvé pour sa Dame ! Il était impossible d’imaginer un ensemblede conditions mieux agencées pour porter aussitôt deux êtres auplus haut degré de séduction réciproque. Il y avait de quoi fairetrembler, pour elle et pour lui, quelqu’un qui n’eût pas été unvieux Parisien ironiste comme Favelles. Mais l’ancien viveur, quele hasard rendait témoin de ce début de passion, n ‘était pasde ceux qui prennent au tragique des aventures de cette sorte.Cette idylle ne devait être pour lui qu’une comédie, où la notegaie était donnée par les enfantillages de ce héros, mêlé desannées durant aux plus violentes sensations de la chasse et de laguerre. Et maintenant son pouls, que l’approche de la plusredoutable mort avait laissé si souvent calme, allait battre defièvre à la seule idée que ce soir, que demain il reverrait lasilhouette de cette femme, inconnue de lui si peu de tempsauparavant ! Oui, pendant toute cette fin du séjour deMme Liébaut, les énergies de Brissonnet allaient se dépenser àprendre des résolutions de cette importance : sortirait-il àl’heure où il savait qu’elle sortait ? Irait-il,après le déjeuner, sous la vérandah de l’hôtel où il était possiblequ’il la rencontrât avec le baron Favelles ?Passerait-il près de sa villa avec la chance d’y parler àla petite Charlotte ? Chacun de ces riens allait représenterpour ce brave de véritables drames de timidité !

C’était cette timidité, si absolument, sinaïvement sincère, qui lui avait, le premier soir, rendu impossiblede supporter la présentation à Madeleine, après le petit incidentde la gare. Cette même timidité l’avait fait s’échapper presquesauvagement, au cours du premier entretien qui avait suivi larencontre du lendemain. Il ne s’était pas mépris en imaginantqu’elle l’étoufferait de nouveau à la prochaine occasion, en dépitde la grâce d’accueil déployée par elle dans cette seconderencontre de la petite rivière, si inattendue pour lui. Nes’était-il pas laissé aller à y raconter ses exploits de chasse,comme une émule de l’illustre Tartarin, lui le plus muet deshommes, à l’ordinaire, sur ses propres faits et gestes ? Iln’allait pas être plus hardi à la troisième rencontre. Vingt-quatreheures s’étaient passées de nouveau, durant lesquelles il s’étaitdemandé s’il aurait ou non la chance de revoir la jeune femme,d’abord le matin, – et il avait erré dans tout le parc sans que lasilhouette, passionnément contemplée la veille, apparût sous lesarceaux taillés des grands arbres, – puis l’après-midi, et ils’était approché de la vérandah. – Après le déjeunerMme Liébaut lui était apparue, comme il le prévoyait, assiseauprès du baron Favelles, et occupée de la plus prosaïque manièredans ce prosaïque décor d’une terrasse d’hôtel de saison. Ellebuvait tout simplement une tasse de café, tandis que son vieuxcavalier servant dégustait un petit verre de fine champagne entirant des bouffées de son éternel cigare, en dépit desprescriptions du docteur. Eux aussi, le Vieux Beau et la jeunefemme, avaient aperçu l’amoureux qui, brusquement, fit volte-faceet s’enfonça dans les allées, non sans que l’ancien fonctionnairene soulignât cette soudaine et déconcertante disparition, d’unephrase :

– « Décidément notre tueur de lions estmoins apprivoisé que je n’aurais cru, d’après ses façons d’hier… Ilvous a vue, et regardez-le se sauver… »

– « Pourquoi croyez-vous qu’ilnous a vus ? » demanda Madeleine enrectifiant.

– « Vous ! » réponditFavelles. « Je répète : vous… Raisonnons. Il n’apu venir de ce côté qu’avec l’idée de me retrouver ; il saitmes habitudes. S’il n’a pas poussé jusqu’ici, c’est qu’il a eu unmotif. Lequel ? Votre présence, ma chère amie. Vousl’embarrassez… Songez qu’il a été habitué, des années durant, à neparler qu’à des dames noires – coloured ladies, comme ondit en Amérique. Ces beaux cheveux blonds et ce joli teint rose lechangent un peu trop… »

– « Un madrigal… » fit la jeunefemme en menaçant Favelles de son doigt levé. « Notre pactetient toujours. Vous devez une discrétion… » Puis, moqueuse,peut-être pour ne pas laisser deviner le secret plaisir que luicausait le subit retour du promeneur, ramené de leur côté par uneautre volte-face. « Raisonnons, soit.

Mais vous vous en acquittez bien mal, monpauvre baron. M. Brissonnet a si peu peur de moi qu’il revientsur ses pas. Cette fois, il nous a vus, et se dirige-t-il versnous, oui ou non ? »

Favelles assura son monocle d’écaille dans sonarcade sourcilière, afin de constater l’approche du jeune homme, etaussi d’étudier l’attitude de la jeune femme. Si avisé qu’il fût,il ne discerna pas la nuance du sentiment qu’elle éprouvait. Il dittout haut, en hochant sa vieille tête de jugeur d’amour, unénigmatique : « Quel enfant !… » Cette évidentegaucherie de son protégé paraissait souverainement maladroite à sonexpérience, et c’était de nouveau la plus adroite des tactiques,comme aussi la plus inconsciente. Madeleine était mariée. Elleétait mère. De chacun de ses mouvements émanait une atmosphère depureté. L’officier ne la connaissait que depuis trois jours, et,déjà, il se fût méprisé de seulement supposer qu’elle pût jamaiscesser d’être une honnête femme, tant il avait compris que cettebonté et cette grâce étaient toutes mêlées de vertu, que cettefinesse de façons accompagnait une irréprochable délicatesse deconscience. Mais être sûr que l’on ne sera jamais aimé, est-ce uneraison pour ne pas aimer ? Si quelque chose peut toucher lecœur d’une femme fidèle à ses devoirs, n’est-ce pas cette passiondans le respect, cette hésitation de l’amoureux sans audace quiveut plaire, qui ne le veut pas, qui avance, qui recule ? Cetrouble, qu’il n’a pas la force de cacher, désarme chez celle quil’inspire l’instinct de défense, aussitôt éveillé devant le désiravoué. Si cette honnête femme porte elle-même, dans un intime replide son être, une place tendre sur laquelle l’amoureux timide a faitune impression, elle se donne alors des raisons pour n’être pastrop sévère à cet intérêt qu’elle provoque, au lieu de s’en donnerpour s’en défendre. Elle se dit qu’elle n’a rien à redouter. Ellepeut même, par un de ces sophismes que les plus sévères fiertés sepermettent, se dire que cet intérêt est seulement une admirationtrop émue, un commencement exalté d’amitié. D’ailleurs n’entrait-ilpas dans le programme imaginé par Madeleine que Brissonnet fût unpeu amoureux d’elle, – juste assez pour qu’ensuite, lorsqu’ilreverrait sa sœur, et grâce à l’attrait d’une ressemblancesurprenante jusqu’à l’identité, cette fantaisie se tournât en unsentiment sérieux pour celle qu’il pouvait épouser ? Nesera-ce pas de quoi justifier au regard des plus austèresmoralistes, le sourire avec lequel elle répondit de nouveau aucommandant, quand il eut enfin osé la saluer, – sourire si charmantque le jeune homme, après s’être promis à lui-même de s’éclipseraussitôt, par crainte d’être indiscret, accepta au contrairel’offre du baron Favelles et s’assit à leur table ? Celui-ci,continuant son rôle de cornac avec d’autant plus de verve qu’il enconstatait le succès, aiguillait la conversation dans le même sensque la veille :

– « Hé bien ? » disait-il àBrissonnet en lui montrant d’un geste le tableautin délicieux queformait l’angle du parc, terminé en un jardin planté de roses, avecl’horizon des montagnes là-bas, bleuâtres et profilées à traversles arbres : « Vous ne regrettez pas l’Afriqueaujourd’hui ?… Ragatz vous réussit. Vous n’avez plus l’airfatal que je vous ai tant reproché à Paris, quand nous nous sommesvus après votre communication au Comité. Vous vous souvenez ?…Maintenant, j’avoue qu’il y avait de quoi. On deviendrait morose àmoins… Vous ne vous figurez pas, madame, » ajouta-t-il ens’adressant à Madeleine, « à quelles persécutions le colonelMarchand et ses compagnons ont été en butte de la part de nosaffreux politiciens… » Et il allait entamer un récit quel’officier interrompit :

– « N’ennuyez pas Mme Liébaut de cesmisères, monsieur le baron. Si je vous les ai dites, à l’époque,c’était pour éclairer ces messieurs du Comité. Quant à moi, je n’yai jamais vu qu’une des épreuves naturelles de mon métier desoldat. Si ce métier ne consistait qu’à se faire tuer, il serait àla portée de tous. S’il ne consistait qu’à conquérir desterritoires nouveaux et à défendre les anciens, il serait sitentant qu’aucun cœur un peu généreux n’en voudrait d’autre. Il ades exigences plus sévères, plus âpres, et dont on ne comprend lapoésie qu’à l’user, si l’on peut dire. Elle réside dans la pratiquequotidienne et systématique du sacrifice. Un sacrifié volontaire,le soldat doit être cela, ou il n’est rien Quand le sacrifice apour théâtre le champ de bataille d’Austerlitz ou de Waterloo,c’est une chance. Quand le sacrifice exige que nous allions,déguisés, en terre ennemie, pour faire de l’espionnage et risquernotre vie obscurément, j’allais dire ignoblement, c’est une grandeépreuve. Quel est le soldat qui hésite pourtant ? C’est unsacrifice encore que de subir l’injustice d’un ministre et derester dans l’armée… Je ne juge personne, mais, pour ma part,chaque fois que l’on m’en a trop fait et que j’ai eu la tentationde reprendre ma liberté, j’ai entendu la voix intérieure merappeler que j’étais soldat pour me dévouer… Unmédecin qui a eu à se plaindre d’un malade, qui a été calomnié parlui, refusera-t-il de le soigner s’il sait le malade endanger ?… »

Il s’était retourné vers Mme Liébaut pourprononcer ces dernières paroles. Elles évoquèrent de nouveau devantla jeune femme l’image de son mari occupé à sa besogne de docteur àce moment même, et sans doute penché sur la poitrine de quelquepatient. Que de fois elle avait entendu le médecin professer, luiaussi, cette doctrine professionnelle de l’immolation et presquedans les mêmes termes ! Les confidences de ce praticien degrand cœur l’avaient préparé à comprendre l’officier d’Afriqueautant que cinquante années de frivolité parisienne en éloignaientFavelles. Aussi bien l’officier n’avait parlé que pour elle. Elles’en rendit compte au regard qu’il lui lança, quand le Beau de186o, haussant ses épaules, repartit avec la plus comique moue desa bouche expressive :

– « Tout cela est bel et bon. N’empêcheque c’est affreux de voir les uniformes embêtés par lesredingotes, et que je remercie le bon Dieu chaque jour d’avoir étéun grand garçon le 3 décembre 1851. Ce n’est pas gai de vieillir,mais je me suis réveillé joliment content ce matin-là !… Vousautres, vous êtes aussi braves au feu que vos aînés, mais vous vousembarrassez d’un tas d’idées mystiques dont on n’a pas besoin pourcharger l’ennemi, donner de beaux coups de sabre, et parader dansun bel uniforme. … C’était la seule philosophie pour l’officier demon temps. Hé ! Hé ! elle n’était pas si mauvaise.

– « Ces officiers ne servaient pas dansune armée vaincue et humiliée, » répondit Brissonnet. Ce courtdialogue entre ces deux représentants de deux générations, celled’avant la guerre de 70 et celle d’aujourd’hui, sur qui pèsent,avec le souvenir du désastre non vengé, de plus récentes et sidures épreuves, acheva d’émouvoir Madeleine à une profondeursingulière. Ce trouble excessif dénonçait déjà les orages futursdont cette conversation et d’autres semblables allaient être leprélude. Madeleine s’en doutait si peu qu’une fois rentrée dans lasolitude de sa villa, et quand elle se retrouva devant sa petitetable à écrire où l’attendait le papier préparé pour la lettrequotidienne à son mari, elle n’eut pas une seconde l’idée de taireun détail de ce nouvel entretien. Sa plume courait sur le papier,rapportant, une par une, les moindres paroles de Brissonnet. Soninnocence était si entière qu’elle insista sur le charmequ’auraient les rapports du médecin et de l’officier, s’ilsdevenaient un jour beaux-frères, étant donnée cette similitude dansleurs manières de penser. Elle annonçait encore dans cette lettreque Favelles les avait priés, elle et sa petite fille, à une longuepartie de voiture pour le surlendemain, et qu’elle avait accepté.Le commandant devait en être. Le but était le défilé deLuziensteig, sur la frontière de la Suisse et de l’Autriche. Onreviendrait par le Rhin et Maienfeld. Madeleine ne se doutait guèreen traçant les lettres du nom de ce petit village qu’il serviraitde théâtre à une scène toute voisine d’être tragique. Le hasardqui, par moments, se prête à nos imprudents projets avec unecomplaisance où l’on a peine à ne pas discerner une fatalité,allait avancer tout d’un coup l’intimité entre elle et LouisBrissonnet, de manière à suppléer à ce qu’il eût fallu de tempspour que leurs relations fussent ce qu’elle avait désiré. Cetépisode devait équivaloir à des mois de connaissance !

Quiconque a suivi ces chemins des environs deRagatz par une belle journée du mois d’août comprendra quelle placela mémoire de ces paysages traversés ainsi aurait prise dansl’imagination d’une créature romanesque et déjà troublée à soninsu, même si la promenade s’était achevée sans incidents. Toujourselle eût revu, dans un coin obscur de sa rêverie, le profilméditatif de l’officier d’Afrique détaché sur cet admirablehorizon. Il était assis sur la banquette de devant dans le landau.Il regardait tour à tour ces aspects variés d’une nature sublime,et, quand il se croyait sûr de n’être pas remarqué, ce visage defemme. Elle était inconnue de lui la semaine précédente, – et ellevenait de prendre toute sa vie ! Il se taisait. Madeleine,elle, comme épanouie au charme de ces heures, de ce ciel si doux,de cet air si pur, de ces bois si frais, causait beaucoup, tantôtavec sa fille toute rose et gaie, tantôt avec Favelles. Le VieuxBeau, qui avait envoyé d’avance un domestique, – un valet dechambre stylé par lui quinze ans durant ! – préparer un goûterdans une des auberges de la route, jouissait de cette promenadeavec une naïveté de collégien en vacances. N’en était-il pasl’organisateur ? Son contentement se manifestait par uneprodigalité de souvenirs. On sait que telle était sa manie. Et lesanecdotes succédaient aux anecdotes.

Il contait les originales fantaisies desgrands élégants de sa jeunesse : les duels de ce fou deMachault qui, un jour, s’était battu avec un de ses camarades declub, sur deux billards réunis, pour qu’il fût impossible derompre. Il disait le noctambulisme du plus Parisien des Russes, àl’époque de la Belle-Hélène, Serge Werekiew, qui se levaità l’heure du dîner, arrivait vers dix heures chez Bignon ; làil se faisait apporter une soupière d’argent où il lavait lui-mêmeses couverts, mangeait un énorme repas, le seul des vingt-quatreheures, puis il montait au Jockey, où il jouait au whist jusqu’aumatin. Il rappelait… Mais à quoi bon remémorer des anecdotes dontle piquant était, débitées ainsi, par le falot personnage, decontraster fantastiquement avec ce cadre de montagnes et deforêts ? Elles avaient encore, pour Madeleine et Brissonnet,ce charme d’être si étrangères à leurs secrètes impressions. Riendans ces récits ne pouvait toucher aux susceptibilités déjà tropvives de la passion naissante du jeune homme, rien réveiller lesprudences endormies de la jeune femme. Cet ensemble decirconstances avait donc rendu cette excursion parfaitementheureuse pour les quatre personnes que le landau voiturait le longde ces pentes douces ; quand, à une demi-heure peut-être duretour, se produisit l’épisode auquel il a été fait allusion. Cefut simple, rapide et terrible, comme il arrive quand éclate un deces accidents, toujours possibles et jamais prévus, qui nousmenacent tous à toute minute dans les moindres actions de notrevie ; et nous en demeurons aussi effarés que si nous n’avionsjamais compris, suivant un mot bien philosophique dans safantaisie, « combien il est dangereux d’être homme »

La voiture devait, je l’ai déjà dit, pourgagner le Rhin, puis Ragatz, traverser la paisible petite villegrisonne de Maienfeld avec ses larges maisons aux toits jolimentcreusés, ses jardins en terrasses, la luxuriance de ses vergers. Lebaron Favelles connaissait là un magasin d’antiquités devant lequelil fit arrêter le landau. Mme Liébaut consentit à descendre,sur l’instante prière du vaniteux, qui brûlait de compléter sestriomphes de l’après-midi en étalant ses connaissances debric-à-brac. Brissonnet suivit. La petite fille qui avait marché,durant les montées, à plusieurs reprises, pour cueillir dans lesbois une gerbe de fleurs, demanda qu’on lui permît de demeurer dansla voiture. Le cocher dit qu’il ferait aller et venir les chevauxdans la grande rue du village, à cause des mouches et pour qu’ilsne s’énervassent point. Les trois visiteurs étaient depuis cinqminutes peut-être dans la boutique à examiner les quelques objetsplus ou moins truqués qui justifiaient l’audacieuse inscription dela devanture : À l’Art Helvétique… Tout d’un coup descris perçants venus du dehors les contraignirent de relever latête. Avec cette rapidité du geste qui décèle l’habitude del’action, Brissonnet avait marché jusqu’au seuil. Mme Liébautet Favelles le virent, avec une surprise qui se changea bien viteen épouvante, s’élancer au dehors. Ils regardèrent eux-mêmes sur laplace et ils aperçurent une automobile qui s’enfuyait à toutevapeur d’un côté, et, de l’autre, arrivant à fond de train, du hautde la rue, le landau où était la petite fille. Le cocher,littéralement couché en arrière sur son siège, tirait avec uneffort désespéré sur les guides. Il essayait en vain de retenir lesdeux chevaux que le passage de l’automobile tout près d’eux avaitaffolés et qui s’étaient cabrés d’abord, puis emportés. Ilsenlevaient la voiture sur les pavés dans ce galop effréné. Lapetite Charlotte se tenait sur les coussins, paralysée d’épouvante.Mais déjà un homme s’était jeté devant l’attelage. Accroché d’unemain au mors du cheval de droite, il se laissait traîner sanslâcher prise, déchirant la bouche de la bête d’un tel effort quecelle-ci se prit à se débattre au lieu de continuer ce galop fou.L’autre cheval, sous l’à-coup de ce brusque arrêt de l’élan, avaitglissé à terre. Il se roulait dans ses traits et donnait des coupsde pied furieux à tout défoncer. Qu’importait ! la voitureétait arrêtée et la petite fille sauvée. Quelques minutes plustard, le héros de ce sauvetage, qui n’était autre que le commandantBrissonnet, était ramassé entre les deux bêtes, ayant reçu un deces coups de pied qui lui avait brisé le bras. Son visage était ensang. Un des boucleteaux des harnais lui avait déchiré le front. Etla mère de celle dont il avait préservé la vie au péril de lasienne était là, anxieuse, remerciant Dieu dans son cœur que sonenfant eût été arrachée à une mort presque certaine, et lesuppliant qu’il ne laissât pas mourir non plus cet homme à qui ellerêvait de donner un jour le nom de frère. – Cette anxiété, l’ardeurde cette prière, sa joie, quand le médecin du village, appelé à lahâte, eut diagnostiqué une simple fracture et quelques contusions,tout aurait dû achever de l’avertir qu’un sentiment bien différentde celui d’une future belle-sœur s’agitait en elle. Elle aurait dûlire du moins la vérité du sentiment qu’elle inspirait déjà dans leregard par lequel Brissonnet l’accueillit lorsque, revenu à lui,dans la pharmacie où on l’avait transporté, il la vit penchée surcette couchette improvisée. Ne pouvant rien lui exprimer del’émotion qui le poignait, il souleva son bras valide et caressales cheveux de la petite fille, debout, elle aussi, auprès de sonsauveur. Celle-ci eut un élan d’effusion et l’embrassa sans prendregarde au sang dont il était inondé :

– « Vous allez tacher votre robe,mademoiselle, » dit l’officier sur un ton de plaisanteriedouce : « Votre maman vous grondera… »

– « En attendant… » dit Favelles,« il faut penser à vous ramener à Ragatz, afin que l’on vousremette votre bras comme il faut. Vous vous en servez trop bienpour qu’on ne tienne pas à vous le garder intact… Mais vous-même,madame Liébaut, qu’avez-vous ?… »

Madeleine venait, en effet, de pâlir et des’appuyer au mur. Elle dit : « Ce n’est rien ; c’estla réaction de la terreur… » Et comme elle s’était assise etque l’enfant s’était maintenant approchée d’elle, un geste qu’ellefit lui mit aux doigts un peu de ce sang de Brissonnet dont lesvêtements de la petite fille étaient tachés, et l’officier, qui vitcela, dut baisser ses paupières, comme s’il ne pouvait passupporter ce symbole vivant de son amour…

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