Les Deux Soeurs

Chapitre 9LES MOTS DE LA FIN

 

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Quand, une heure plus tard, le médecin revintaux nouvelles rue Spontini, il aperçut, en entrant dans le petitsalon, Agathe et Madeleine assises à côté l’une de l’autre. Lacadette avait appuyé sa tête sur l’épaule de l’aînée qui luicaressait les cheveux doucement, avec une tendresse où le marijaloux vit une dernière preuve qu’il avait été en proie à de folleschimères.

– « Hé bien ? » demanda-t-ilvivement.

– « Hé bien, » ditMme de Méris avec un regard qui l’adjurait de ne paspousser plus avant son interrogation, « Madeleine n’a pasréussi… Il paraît que je m’étais trompée et que M. Brissonnetne m’aime pas. Il a été loyal. Il a reconnu son imprudence, et ils’est excusé. Il va reprendre du service aux colonies et quitter laFrance… Ce que je vous demande, François, c’est de ne plus jamaisprononcer ce nom devant moi… J’aurai de la force, »ajouta-t-elle en embrassant sa cadette avec passion, « oui,j’en aurai… J’ai retrouvé ma sœur… »

– « C’est moi qui ai retrouvé lamienne, » répondit Madeleine, d’une voix si basse que Liébautne l’entendit pas. Il les aurait entendus, d’ailleurs, ces mots sisimples, qu’il n’en aurait pas compris le sens, ni le miracle detendresse que l’héroïsme de la plus jeune venait d’accomplir dansle cœur de l’aînée. Les deux femmes avaient en effet perdu, et pourtoujours, l’homme qu’elles aimaient toutes les deux. Mais ce communregret allait, grâce au sacrifice volontaire et à la délicatesse dela pure Madeleine, les réunir au lieu de les séparer. Ni l’une ni‘autre ne mentait. L’une et l’autre avait réellement retrouvé sasœur – reprise touchante d’intimité qui n’a pourtant pas désarméles commentaires du monde ! Comme avait dit Madeleine, cemonde n’est pas si aveugle, mais il a ses bonnes raisons pour nesupposer l’héroïsme et la délicatesse qu’en dernier ressort, etquand il ne peut plus trouver d’explication mesquine, et parconséquent probable, aux mystères qu’il a su deviner. Le subitdépart du commandant Brissonnet a donc été dûment discuté danstoute la petite société qui évolue autour des deux sœurs, et deuxversions sont en train de prévaloir. La première est celle deMme Éthorel qui a débité, sous le sceau du secret, cetteconfidence à vingt intimes :

– « Imaginez-vous la gaffe que j’aifaite !… C’est moi qui suis allée raconter à Mme Liébautque Brissonnet compromettait Mme de Méris. Les deux sœursaimaient le même homme !… Oh ! je ne crois pas qu’il sesoit jamais rien passé. D’ailleurs, je n’y étais pas… Ce qu’il y ade certain, c’est qu’elles ont dû avoir une terrible explication.Il a quitté Paris quarante-huit heures après que j’avais été servirce ragot à Madeleine. Où avais-je la tête ?… Elles en ont faittoutes deux une maladie. Elles ne se quittent plus maintenant, pourempêcher les potins… C’est un peu cousu de fil blanc, cesfinesses-là !… »

L’autre légende est celle que propageFavelles, en clignant de la manière la plus scélérate son vieil œilpresbyte, tout bordé de rouge.

– « Les jeunes gens d’aujourd’hui n’ontvraiment pas d’estomac… Ce Brissonnet, je le présente à deux sœurs,deux femmes charmantes. Il leur fait la cour à toutes deux, en secachant de l’une et de l’autre. Elles découvrent le pot aux roses,et voilà mon gaillard qui se sauve au Tonkin, comme s’il avaitcommis un crime. De mon temps, monsieur, quand on avait deux femmesdans sa vie et qu’elles l’apprenaient, on les gardait, monsieur,fût-ce deux sœurs. On leur ordonnait de rester bonnes amies, etelles obéissaient ! Je parierais vingt-cinq louis que cenigaud-là n’a même pas été du dernier bien avec lesdeux !… »

** * * *

Que ces « mots de la fin » de sonroman seraient amers à Louis Brissonnet s’ils arrivaient jusqu’àlui ! Mais les soupçonnera-t-il jamais et reviendra-t-il deslointaines contrées où il s’est exilé, pour ne plus revoir cesprofonds, ces beaux yeux de femme derrière lesquels il avait devinéune âme digne de la sienne, – une âme tendre et courageuse,passionnément aimante et passionnément fière ? Le souvenir dela terrible scène qui l’a pour toujours séparé de Madeleine ne luipermet plus de croire à cette âme et à ces yeux. Il est arrivé à laconclusion que les deux sœurs se sont jouées de sa naïveté afin del’attirer dans un vulgaire piège conjugal. Et cependant, quand ilévoque, sous le ciel de l’Extrême-Orient, l’image de cette adorableamoureuse qui, n’a voulu être qu’une sacrifiée, un instincts’éveille en lui, plus fort que l’évidence. Il devine un mystère,lui aussi, et, comme il n’est pas du monde, il entrevoit la vérité.Faut-il lui souhaiter de la connaître jamais tout entière ?Oui, maintenant qu’il s’est repris à aimer de nouveau son métier desoldat de toute l’ardeur de son sentiment déçu. Tous les martyresont droit à leur récompense. Celui de Madeleine serait payé sijamais Brissonnet accomplissait de nouveau de très hautes actions,au service de la France, avec l’idée que la joie de sa gloire estla seule volupté dont ce grand cœur de la femme qui l’aime, sepermettra jamais la douceur.

Paris, septembre-décembre 1904.

FIN

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