Les Deux Soeurs

Chapitre 2UN HÉROS D’OPÉRETTE ET UN HÉROS DE ROMAN

 

Cette inquiétude sur l’avenir de sa sœur,Madeleine l’avait ressentie très souvent, et très souvent aussil’impression qu’une secrète jalousie empoisonnait le cœur de sonaînée. Une jalousie ? Même ce mot est de nouveau bien fort.Insistons-y. Agathe, qui avait voulu délibérément épouser unpersonnage qui eût un « de » devant son nom, ne pouvaitpas jalouser sa cadette dans son union avec un simple docteur. Maisla vanité d’une fille grandie dans un milieu de négociants et qui arêvé de triomphes sociaux abonde en contradictions. Dédaignerréellement et sincèrement la destinée d’une autre personnen’empêche pas que l’on ne haïsse la réussite de cette destinée.Madeleine devinait cette nuance, avec son tact de sensitive, et sisa tendresse intimement partiale lui interdisait de s’abandonner àcette lucidité, elle n’en subissait pas moins certaines évidences.Sans cesse, lorsqu’elle avait causé d’une façon plus intime avec sasœur, elle se retournait attristée et comme déprimée. Cettesensation d’une singulière mélancolie l’accablait en revenant de lagare chez elle dans le crépuscule commençant. Elle habitait, pourla saison, un pavillon écarté dans une des succursales d’un deshôtels qui se pressent autour du petit parc de l’établissement desbains. Grâce aux relations de son mari avec un des médecins deseaux, elle avait là un petit appartement séparé, où sa fille et soninstitutrice, elle-même et sa femme de chambre pouvaient se croirevraiment chez elles. De grands hêtres voilaient de leur feuillagela balustrade du balcon en bois sur lequel ouvrait le salon. Un destalents de Madeleine, celui dont sa sœur la critiquait le plusvolontiers, était cet art de l’adaptation adroite à toutes lescirconstances. Où qu’elle fût, choses et gens semblaient conspirerautour d’elle pour se rendre faciles. Sa bonne humeur, sa grâce, safinesse expliquaient assez cette espèce de domination des menusincidents de la vie. La charmante femme était reconnaissante à cequ’elle appelait naïvement sa chance, de tous ces modestesbonheurs, comme si elle ne les eût pas conquis par ses qualités. Cesoir encore, lorsque arrivée dans son petit salon ses yeux seposèrent sur sa fille qui dînait à l’heure fixée par le médecin,sous la surveillance de la femme de chambre, un remerciement luijaillit du cœur, pour la joie que lui représentait sa jolieCharlotte, – et une pitié pour celle qui venait de partir siseule.

– « Voilà le cher trésor qu’il luifaudrait, » pensa-t-elle ! « Oh ! Ellel’aura ! Elle l’aura ! »

Cependant elle interrogeait sa fille sur sonemploi de fin de l’après-midi et celle-ci l’interrogeait sur ledépart de sa tante. Le « cher trésor », comme sa mèrel’appelait en s’en parlant à elle-même, était bien souvent untrésor d’inquiets soucis. À neuf ans que Charlotte allait avoir,ses yeux trop grands dans son visage trop mince, ses membresgraciles, sa visible nervosité disaient que cette tête aux cheveuxblonds était toujours menacée. Elle avait eu l’année précédente unecrise de rhumatisme suivie d’un léger commencement de chorée qu’unpremier séjour à Ragatz avait guéri. Cette seconde cure devaitempêcher le retour des redoutables accidents. C’était encore un desreproches d’Agathe à Madeleine que l’optimisme de celle-ci surl’avenir de cette bien chétive santé. La sœur aînée ne voulait pasvoir dans l’arrière-fond des prunelles de la mère l’angoissepassionnée qui, par instants, les assombrissait pour céder la placeaussitôt à la volonté non moins passionnée de faire vivre cettedélicate enfant. Et puis, Madeleine était de ces cœurs courageuxqui acceptent de souffrir dans ce qu’ils aiment et qui préfèrent cerisque de martyre à la sécheresse de l’indifférence. Cettegénérosité native et réfléchie la soutenait dans l’épreuve continueque lui représentait sa fragile et pâle fillette. Elle seraisonnait sans cesse pour se démontrer que son instinct était unesagesse, prolongeant, comme toutes les rêveuses, ses conversationsavec ceux qu’elle aimait en d’interminables discours intérieurs.Celui qu’elle se tenait une heure et demie après cet adieu de lagare, tandis qu’elle s’acheminait seule vers l’hôtel où elleprenait ses repas, peut être donné comme un type de ces allées etvenues de sa pensée autour des soucis cachés de sa vie :

– « Souhaiter à une femme un mari et unenfant, » se disait-elle, « c’est pourtant lui souhaitertant de malheur possible ! Agathe a tant souffert par Méris etmoi je pourrais tant souffrir par Charlotte !… Ah !chère, chère Charlotte !… si je la perdais, Georges ne me laremplacerait pas (c’était le nom de son petit garçon, resté à Parisavec le père). Mais souhaiterais-je, même si cet affreux malheurarrivait, de ne l’avoir jamais eue, à moi ?… Aimer, c’esttoujours courir la chance d’être blessée, et il faut la courir.Hors de là c’est le vide, c’est le néant… Souffrons, mais vivons.Je veux que ma pauvre Agathe aime et vive… Qu’elle aime ?Qui ?… Comme sa voix était profonde, tout à l’heure, pour medire : quelqu’un que je puisse aimer, mais vraiment,absolument… Et qu’elle s’est faite moqueuse pour medéfier : Je ne t’ai jamais empêchée de chercher. … Ceque je lui ai répondu en plaisantant, pourquoi ne pas l’essayersérieusement ? Pourquoi ne pas lui chercher cequelqu’un ?… Pourquoi ? C’est qu’elle ne s’y prêtera pas.Elle ne se prête pas à la vie, qu’elle est son grand défaut. Sonpremier geste est toujours de se replier, de se retirer… Là, sur cequai, quand cet inconnu l’a regardée, – car c’était bien elle qu’ilregardait, – son instinct a été seulement de dire que ce jeunehomme n’était pas bien élevé et d’ajouter qu’il était laid. Certes,il était tout, excepté cela… J’ai rarement vu une physionomie plusintéressante. On entend pourtant parler de rencontres aux eaux quiont changé tout le sort d’une femme… Ce ne sera pas cetterencontre-ci, puisque Agathe est loin maintenant… »

Tout en devisant de la sorte avec elle-même,la jolie monologueuse était entrée dans la vaste salle où, deuxfois par jour, se réunissaient, les uns autour de la grande tablecentrale, les autres à des tables indépendantes, les innombrableshôtes de ce caravansérail cosmopolite, attirés par « lesnaïades bienfaisantes de ces sources », aurait dit un poèteantique. Mme Liébaut avait sa place fixée à une petite tableentre deux fenêtres. Elle la gagnait, comme d’habitude, saluée parles quelques personnes avec qui elle avait lié connaissance. Ellerépondait par un léger signe de tète et ce sourire qu’elle avait sinaturellement. Tout d’un coup ce sourire s’arrêta sur ses lèvres,et elle se sentît rougir comme avait rougi sa sœur à la gare. À unetable voisine de celle où son couvert mis l’attendait, elle venaitd’apercevoir la silhouette de l’inconnu dont la rencontre sur lequai, à la minute du départ, avait provoqué les derniers proposéchangés avec Agathe. C’était bien lui, et cette physionomie, tropintéressante en effet pour être oubliée. De son côté, il avaitaperçu Mme Liébaut avant même qu’elle ne l’eût vu. Il l’avaitfixée du regard si particulier de ses yeux brûlants, aussitôtdétournés dès qu’ils avaient croisé les yeux étonnés de la jeunefemme, et tout de suite il les avait reposés sur elle avec unétonnement égal. La personne assise en face de lui et avec laquelleil dînait s’était levée à moitié pour saluer l’arrivante !Cette personne était le vieux baron Favelles, un des clientsparisiens du docteur Liébaut, et que ce dernier avait envoyé àRagatz. Les assiduités du baron auprès de la femme de son médecinavaient même fourni aux deux sœurs plus d’un motif de dissentimentdurant le séjour de Mme de Méris. Que de fois, le voyantvenir à elles dans le parc, l’aînée avait dit à sacadette :

– « Quand on tient à sa femme, onn’expédie pas aux mêmes eaux qu’elle un individu aussi assommantque cet animal-là… »

– « Il s’écoute un peu parler, »répondait Madeleine ; « mais il est si serviable, sipoli… »

– « Je sais, » répliquait l’aînée,« personne ni rien ne t’ennuie. C’est humiliant pour ceux etcelles que tu prétends aimer. Qui n’a pas de dégoûts n’a pas degoûts. »

On devine que Favelles n’aurait pas été jugéavec cette sévérité par Agathe s’il n’avait pas manifesté pourMme Liébaut une admiration par trop partiale. Le hasard ayantfait jouer à cet aimable homme, dans le début de cette rencontre,ce rôle d’aiguilleur réservé quelquefois à de simples fantoches,c’est le lieu d’indiquer en quelques touches les traits marquantsd’une individualité significative quoiqu’un peu ridicule. Ilconsistait, ce ridicule, – mais tant de Parisiens en sontatteints ! – à ne pas vouloir vieillir, ni physiquement nimoralement. Ancien sous-préfet du second Empire, Favelles gardait,à soixante-sept ans très passés, la silhouette et les allures d’unélégant de cette époque. Ses guêtres blanches et son chapeau gris àlongs poils, l’été, – l’hiver, sa redingote ajustée et sespantalons clairs, lui donnaient cet aspect spécial auxcontemporains de la guerre d’Italie et du canal de Suez, de laGrande-Duchesse et du plébiscite, cette physionomie dehaute tenue où il y a du militaire et du financier, du grandadministrateur et du galantin. Dans l’amas d’insignifiants ougraves documents trouvés aux Tuileries après le 4 Septembre etpubliés par les soins des tristes gouvernants d’alors, en plusieursvolumes, les ennemis de Favelles – qui n’en a pas ? – se sontdonné le malin plaisir de relever deux lignes le concernant. Unenote secrète sur les fonctionnaires mentionne le sous-préfet,qu’elle caractérise ainsi : « Intelligent et actif, maistrop bel homme, trop d’odor della feminita » Le baronn’a visiblement abdiqué aucune des prétentions résumées par cetteflatteuse épigramme. Seulement si « le trop bel homme »n’a pas perdu un pouce de sa grande taille, il est obligé demaintenir son ventre au majestueux, d’après le conseil deBrillat-Savarin, par une savante ceinture. Si le haut de son crânene montre pas les tons jaunis d’une bille d’ivoire, c’est grâce àun ramenage non moins savant, et les reflets férocement violets desmèches qui lui servent à dissimuler ainsi sa calvitie dénoncentl’emploi d’une eau plus savante encore. Ses favoris coupés court etqu’il laisse grisonner un peu – très peu, pour tromper qui ? –encadrent un visage que la congestion guette. Aucun régime n’arriveà le nettoyer de ses plaques rouges, comme aucun massage n’arrive àrendre la souplesse à ses mouvements. À le voir se redresser, commeil fit, pour esquisser ce salut sur le passage de Madeleine, oncroit entendre craquer tous les os. Il salue cependant, de mêmequ’il s’habille, de même qu’il cause, sans tenir compte du temps nide ses ankyloses. Il n’avoue pas plus celles de son esprit quecelles de ses jointures. C’est le clubman qui veut mourir « aucourant », et qui ne se pardonnerait pas de manquer unepremière, une grande vente, une ouverture d’exposition. Il vient delire le livre à la mode. Il va vous présenter l’homme ou la femmeen vue. Cette énervante manie de ne pas retarder lui joue parfoisd’étranges tours. L’an dernier, c’était son portrait par un artistede la plus nouvelle école, si outrageusement réaliste qu’une foisla toile suspendue sur la cimaise du Salon, le baron a quitté Parishuit jours pour ne plus se voir, c’est le cas d’employerl’expression classique, en peinture. L’autre année, c’était sonentrée dans un comité de coloniaux, au temps où il n’était question– éternelle chimère des Celtes imaginatifs – que des Indes Noireset des conquêtes africaines. Favelles s’est trouvé voisiner là avecun des membres les plus notoires de la Commune, que le sang desotages n’empêche pas d’être aujourd’hui conseiller d’État etcommandeur de la Légion d’honneur. Les deux hommes ont failli avoirune affaire, dès la première séance. Le Vieux Beau en a euréellement une, une autre année qui n’est pas lointaine, pour avoirété caricaturé dans un journal mondain, sous le pseudonyme par troptransparent et cruellement médical de « baron Gravelle »,comme le Sigisbée d’une actrice en vogue. Le sexagénaire a essuyéle feu d’un jeune journaliste, en homme très brave, et il a tiré enl’air, de son côté, prouvant qu il est demeuré par surcroît un trèsbrave homme, à travers une existence presque pathétique defutilité, si près de ce que nos pères appelaient les finsdernières. Nous mourrons tous, voilà qui est certain. Mais à quelleheure Favelles y penserait-il entre son cercle, les foyers dethéâtres, les déjeuners au cabaret, les dîners en ville, et lereste ?

Ce léger « crayon » d’un survivantd’une génération quasi disparue, fera comprendre aussitôt le petitéveil d’idées qui commença d’agiter la tête de Madeleine, lorsque,remise de son premier saisissement, elle se fut assise à sa place,avec le souvenir des repas pris à cette même table, pendant cesdeux semaines, vis-à-vis d’Agathe.

– « Je vais écrire cela, dès demain, à masœur, » se disait-elle, « que le monsieur deux fois malélevé, comme elle l’a appelé, dîne ce soir avec Favelles !…Cette fois, je suis sûre de savoir qui c’est. Favelles est en trainde lui faire les honneurs de mon pauvre moi… Sinon, causerait-ilavec ces précautions, en se penchant, et confidentiellement ?Est-il écrit en assez gros caractères, le cher homme ?… Quec’est singulier pourtant ! Je songeais tout à l’heure à cesrencontres aux eaux qui bouleversent toute une vie. Il y a vraimentquelque chose d’un peu fantastique dans cette coïncidence que lebaron se trouve connaître quelqu’un qui nous a frappées ce soir,Agathe et moi, dont nous avons parlé comme nous en avons parlé…Oui, quel étrange concours de petits événements tout de même !Cinq minutes plus tard, le train était parti. Nous n’avions pas vucet homme durant tout le séjour d’Agathe à Ragatz. Il ne l’avaitpas vue, lui non plus. Et il faut qu’il vienne porter une lettre àla gare juste à temps pour la remarquer, car il l’a remarquée. Ellea eu beau dire : ce n’était pas moi qu’il regardait, ni nous.C’était elle… Mais qui est-il ? Peut-être un baigneur arrivéd’hier ou de ce matin, et alors le hasard est plus étonnant encore…Je le saurai, cela m’amusera, et aussi jusqu’à quel point il estvraiment ce « monsieur deux fois mal élevé » Il n’en apas l’air, mais pas du tout, en ce moment. Je parierais à sonattitude qu’il est gêné que Favelles lui parle de moi devantmoi… » En songeant, elle étudiait les deux hommes dans lagrande glace qui servait de panneau au mur contre lequel s’appuyaitsa petite table. Le Beau du second Empire avait cette mineimportante de l’initié qui étale à un nouveau venu sa science de laSociété. Son interlocuteur et lui ne tournaient plus les yeux ducôté de Mme Liébaut. Celle-ci était pourtant si certained’être l’unique objet de leur entretien qu’elle se disaitencore : « Le baron va me le présenter, ou il ne seraitpas le baron, tout à l’heure sans doute, dans la galerie. »Les habitués de l’hôtel se rencontraient en effet, comme d’unaccord tacite, après chaque déjeuner et chaque dîner, dans un longpromenoir couvert, où les uns restaient assis en fumant et prenantle café, tandis que les autres marchaient les cent pas. Les arbresdu parc verdoyaient autour de cet étroit salon en plein air. Desplantes grimpantes paraient les pelouses de leurs feuillages et deleurs fleurs qui enguirlandaient jusqu’à la toiture. Un orchestre,caché dans un kiosque, accompagnait les propos, de sa musiquedispersée dans la pluie ou le soleil, dans le vent ou la nuit,suivant le temps et l’heure. Le promenoir aboutissait à unerotonde, où les boutiques, particulières aux villes d’eaux desbords du Rhin, étalaient leurs colifichets chatoyants :pierres au rabais, de toutes nuances, améthystes et cornalines,lapis et onyx, sanguines et chrysoprases, à côté des centaines deces objets en bois travaillés entre la Suisse et la ForêtNoire : coucous et couteaux à papier, becs de cannes ettrophées de chasse. Une profusion d’écharpes rayées, venues deslacs italiens, si proches, voisinaient avec des bijoux en corail etdes mosaïques sur bois envoyés de Sorrente, et des peignes, desépingles, des couteaux à papier, des crochets en écaille brune oublonde, expédiés de Naples. Enfin c’était l’innombrable amas des« souvenirs » que les patients d’une cure achètent tous,tôt ou tard, dans l’oisiveté de leurs heures vides. Une fois à lamaison, ces brimborions, de pittoresques, deviennent hideux. Ilsressemblent en cela aux intimités ébauchées autour du verre d’eauet des salles de bains. Mais, comme Madeleine n’était pas encorerentrée à Paris, ce petit coin du promenoir l’amusait toujours. Ilse dessina dans son esprit avec ses moindres détails, et Favelless’avançant vers elle suivi de l’inconnu : « J’aurai làune minute amusante, » se dit-elle. « Ce monsieur aparfaitement vu, à la gare, que nous l’avions surpris en flagrantdélit d’indiscrétion. Il vient de voir que je l’ai reconnu. Quellemine aura-t-il ?… Je le jugerai là-dessus, j’aurai de quoidivertir un peu ma bougonne Agathe… »

Le dîner de la jeune femme s’achevait parmices pensées. Arrivée en retard, elle se trouvait rester l’une desdernières dans la vaste salle à manger. Le baron Favelles et soncompagnon s’étaient levés depuis longtemps et ils avaient disparuquand elle se prépara, elle aussi, à rentrer chez elle. Entrel’instant où elle s’était figuré gaiement l’embarras de l’inconnuet celui où elle remettait la mante destinée à protéger sondemi-décolletage contre la fraîcheur du soir, une réflexion trèsdifférente des précédentes avait sans doute traversé sonesprit ; car, au lieu de se diriger vers cette porte dupromenoir, où elle risquait presque sûrement de retrouver les deuxhommes, elle quitta la salle à manger par une autre sortie quidonnait directement sur le parc… Une réflexion ?… Uneimpression plutôt, un de ces vagues et presque indéfinissablesinstincts comme l’approche d’un homme destiné à jouer un rôle dansleur existence en émeut chez les femmes d’une extrêmesusceptibilité sentimentale. Après s’être dit : « Cetteprésentation sera bien amusante ; Madeleine se disait :« Décidément, non. Après que ce monsieur nous a regardées à lagare, comme il nous a regardées, c’est mieux tout de même de ne paspermettre qu’il me soit présenté. (Elle oubliait qu’elle avaitprotesté contre le nous.) Ce dîner, à l’hôtel, ce soir,est très suspect. Comment n’y ai-je pas vu une nouvelle preuved’indiscrétion ? Il m’a suivie de loin en sortant de la gare,il a su où j’habitais, et mon nom. Et puis que je mange ici.L’hôtel est un restaurant en même temps qu’un hôtel Il y est venu.Pourquoi ? Pour essayer de me revoir ?…Me revoir ?Mais c’était ma sœur qu’il regardait… Hé bien ! Agathe estpartie. Il le sait. Il n’y a qu’une personne qui puisse luiapprendre quelque chose sur elle… C’est moi… » Et de nouveauhésitante : « Je bats la campagne. Quelle folie ! Cesont des idées de roman…Ce qui n’est pas une idée de roman, c’estque ce monsieur n’a pas été très bien élevé. À la gare, j’ai dit lecontraire à ma sœur. Mais il faut l’avouer, elle avait raison. Dedeux choses l’une : ou bien il s’est trouvé à l’hôtelvolontairement et c’est tout à fait mal. Dans ce cas, je doisl’éviter. Ou bien il n’y a là qu’une coïncidence, et pourquoi nepas l’éviter encore ? On fait toujours trop de nouvellesconnaissances… » La charmante femme eût été très étonnée siquelque ami perspicace ou quelque amie lui eût expliqué la subitevolte-face que résumait ce nouveau petit discours. Ce dérobementdevant la présentation possible de l’inconnu, qu’était-ce qu’unfrisson de crainte nerveuse ? Et que signifie un inconscientet irrésistible mouvement de cet ordre à l’occasion d’un étranger,sinon un obscur commencement d’intérêt ? Madeleine eût pu s’enconvaincre au plaisir singulier que lui causa, quelques minutesplus tard, la preuve, tout d’un coup surprise, de la délicatesse del’inconnu au contraire et de sa correction. En s’échappant de lasalle à manger par la porte du parc, elle croyait ainsi rentrertranquille. Elle avait compté sans une autre indiscrétion et pluscertaine que celle du jeune homme si sévèrement jugé parMme de Méris. Faut-il dire qu’il s’agissait deFavelles ? Le baron n’était pas de ceux qui perdent une seuleoccasion de briller auprès d’une jolie femme, ne fût-ce que par lereflet d’un autre. Il avait, tout en passant et repassant dans lepromenoir, guetté à travers les vitres la fin du dîner deMme Liébaut. Il l’avait vue s’attarder une seconde, tandisqu’elle remettait sa pèlerine, comme si elle hésitait sur le cheminà prendre, puis se diriger vers la sortie du parc. Le temps ;pour lui-même, de contourner le bâtiment de l’hôtel, du grand pasde ses vieilles jambes rajeunies par l’importance de l’effet àproduire plus encore que par la thermalité mystérieuse des eaux deRagatz. Il était devant elle, – mais seul, – et, s’excusant del’aborder, il la questionnait sur le départ deMme de Métis. Ensuite, sans autre préambule :

– « J’avais à dîner ce soir quelqu’un quivous aurait bien intéressée, le commandant LouisBrissonnet. »

– « Le compagnon du colonelMarchand ?… demanda Madeleine, avec un sursaut de curiositéspontanée dont elle s’étonna elle-même. Un trouble passa sur sonvisage. Favelles ne s’en aperçut pas, dans l’obscurité de l’alléequ’éclairaient mal les réverbères placés de distance en distance.Lui-même était d’ailleurs trop uniquement occupé de ce qu’il eûtvolontiers appelé son succès pour remarquer une nuance dephysionomie, si légère et aussitôt disparue. Tous ceux qui ontsuivi, d’après les documents de l’époque, l’héroïque expédition duCongo-Nil se rappellent qu’un des corps qui la composaient, séparépar une erreur de route du reste de la troupe, à quelques lieues duBahr-el-Gazal, et assailli par la plus féroce tribu de cette férocecontrée, dut son salut au sang-froid de Brissonnet, alorslieutenant. Consumé de fièvres et grièvement blessé, il déployapour arracher ses hommes à un massacre certain une énergie àlaquelle son chef, aussi magnanime qu’il est courageux, a rendu unretentissant hommage. Il n’y avait donc rien d’étonnant queMme Liébaut sût le nom du brillant officier et ses faitsd’armes. Favelles aurait préféré lui apprendre le tout pour placerun récit dont il ne lui fit d’ailleurs pas complètementgrâce :

– « Oui, » répéta-t-il, « lecompagnon du colonel Marchand, le Brissonnet qui, avec cinq centstirailleurs, a tenu tête à cinq mille nègres. Ne pouvant plusmarcher, il faisait le coup de feu par-dessus les épaules de sesporteurs fanatisés… Mais vous avez lu les pages que le colonel luia consacrées… Après trois ans, Brissonnet ne s’est pas remis de sesfatigues, et la Faculté l’a expédié ici, où il est arrivé hiermatin… Il est descendu dans un très petit hôtel. L’héroïsme ne mènepas à la fortune, vous savez… J’avais eu l’occasion de leconnaître, quand je faisais partie du Comité de l’Afrique centrale.J’avais été très intéressé par deux ou trois de ses communications.Après ma douche, je me promenais dans le parc, je me heurte à lui…Je l’invite à dîner, un peu avec l’idée de vous le présenter. Onn’est pas gâté à Ragatz, comme distractions, et j’étais très sûrque vous auriez du plaisir à l’entendre raconter ses aventures… Etpuis, ne voilà-t-il pas que ce malheureux est saisi, au milieu dudîner, d’une névralgie atroce… Ça l’a pris tout d’un coup, commevous veniez d’entrer, justement. Quelle guigne ! Il faut queç’ait été bien grave, car je vous avoue que je lui avais annoncéque vous voudriez bien me laisser vous l’amener. Vous avoirvue, » ajouta le galantin, « et perdre une occasion toutofferte de se rapprocher de vous, c’est invraisemblable !…Enfin, vous m’autoriserez à réparer ce contre-temps demain, si vousêtes dans le parc à l’heure de la musique ? Je lui ai donnérendez-vous là… Pourvu qu’il n’ait pas l’idée de repartir !…Tandis que je le reconduisais à son hôtel, à deux pas, ilincriminait les eaux de Ragatz. Il a pris son premier bainaujourd’hui. Quelquefois ce premier bain réveille les misères quela cure va soulager. Je lui ai dit cela, sans parvenir à luiarracher une promesse de prolonger l’expérience. La guigne seraitcomplète. Ah ! s’il s’en va, et quand vous êtes à Ragatz,vous, madame Liébaut, je donne ma démission de colonial.C’est que l’Afrique abêtit les officiers français… De mon temps, iln’y avait pas de névralgie qui tînt. Les belles dames d’abord, lasanté ensuite ! J’ai toujours envie de leur dire, comme dansla comédie :

Cédez-moi vos trente ans, si vous n’en faites rien…

Brissonnet pourtant est aussi spirituel qu’ilest brave, et il cause quand il veut causer !… S’il reste, jelui ferai narrer ses histoires de chasses… Que Mlle Charlotte enentende une, une seule, elle ne voudra pas plus lâcher lecommandant qu’un volume de Jules Verne… Vraiment, s’il ne restepas, quel dommage et quelle gaffe !… »

Madeleine était trop habituée aux madrigauxplus ou moins délicats du baron pour y prendre garde. Ce ton deroquentin suranné avait attiré à l’excellent homme l’antipathie deMme de Méris. Mme Liébaut, elle, lui avait dèslongtemps pardonné la sottise de ses compliments, – toujoursl’odor di feminita du rapport secret, mais combienrancie ! – en faveur de la gâterie que le célibataire endurciprodiguait sans cesse à sa petite fille. Encore cette fois, ilavait pensé à l’enfant. Ce fut la mère qui répondit, en répétantles avant-dernières paroles du Sigisbée démodé :

– « Quel dommage, eneffet !… »

– « Alors, s’il reste, » insistaFavelles, « vous ne voyez pas d’objections à ce que je vous leconduise ?… »

– « Aucune, » réponditMadeleine.

Elle s’écouta prononcer ce mot quicontredisait par trop ses résolutions de tout à l’heure, et denouveau elle s’étonna de l’élan spontané avec lequel elle avaitaccordé son acquiescement. Mais ne venait-elle pas d’apprendrequelques petits faits qui, eux aussi, contredisaient complètementl’hypothèse ébauchée un quart d’heure auparavant dans sonesprit ? Elle savait maintenant que la présence de Brissonnetà une table de restaurant où elle prenait tous ses repas n’avaitpas été préméditée. Elle savait que, l’ayant reconnue, il n’avaitplus pensé qu’à l’éviter, bien loin d’essayer de s’imposer. Ellesavait enfin que ce masque jugé par elle au premier regard siintéressant ne mentait pas. Elle avait comme porté un défi auhasard par son « tout arrive « de la gare, et le hasardavait répondu en les mettant, sa sœur et elle, en rapport avec unde ces hommes tels que l’imagination féminine rêvera toujours d’enrencontrer. À la suite de ces diverses découvertes, le plan de savolonté devait être déplacé du coup. Il l’était si bien qu’au lieude quitter le baron Favelles, comme elle l’eût certainement fait entoute autre circonstance, pour regagner vite son appartement etcauser avec sa petite fille encore éveillée, elle s’attardait dansles allées du parc à écouter les interminables commentaires dubaron sur les aventures sénégalaises de l’explorateur. Avant deprendre part à l’expédition Marchand, Brissonnet, alors simplesous-lieutenant, n’a-t-il pas exécuté, dans la région saharienne,une des plus audacieuses reconnaissances que les annales de notrearmée d’Afrique, si riches en exploits pareils, puissentmentionner ? L’ancien sous-préfet, ravi d’être écoutécomplaisamment par la plus jolie des Parisiennes exilées à Ragatz,oubliait l’humidité du soir, interdite de la façon la plus sévère àses rhumatismes. Il ne remarquait pas le mince et perfidebrouillard qui, monté du Rhin, s’étendait doucement sur la valléebaignée de lune. Madeleine oubliait, elle aussi, qu’elle était àpeine couverte et que les fins souliers dont elle était chausséen’étaient pas faits pour fouler le sol des allées, mouillé derosée. Un projet commençait de se dessiner dans sa pensée, d’abordvague, puis moins vague, puis précis. Et deux heures plus tard,lorsque enfin revenue aux Petites Charmettes (c’était lenom de sa villa), elle eut embrassé sa fille endormie, et qu’ellese fut elle-même vêtue pour la nuit, ce projet s’était fixé enlignes très nettes. Elle en raisonnait déjà comme d’un fait positifet qu’elle ne discutait plus. Le petit roman, tendrement etpurement chimérique, ébauché dans sa rêverie, l’attirait par unattrait si profond, si conforme aussi aux secrètes dispositions desa nature, follement sentimentale sous son parti pris de tranquillesagesse bourgeoise ! Elle demeura longtemps, longtemps, safemme de chambre congédiée, sur le balcon en terrasse de sonappartement, à regarder le vaste paysage de plus en plus argenté devapeurs, tout en se prononçant à nouveau un de ces interminablesmonologues dont elle était coutumière. Les étoiles palpitaient auciel, où le croissant de la lune brillait d’un éclat de métal. LeFalknis profilait, par-dessus les cimes onduleuses des grandsarbres, sa silhouette sombre, détachée sur le violet comme déteintdu ciel. La rumeur de la Tarmina, la tumultueuse et rapide rivièrequi roule sauvagement vers le Rhin son eau d’une si glauque nuance,animait seule le silence de la vallée, rendu par la nuit à sonrepos d’asile. Mme Liébaut écoutait cette plainte, ses yeuxerraient sur cet horizon d’ombres épaisses, de vapeurstransparentes, de clartés élyséennes, et elle se disait :

– « Pourquoi ce qui n’a été qu’uneplaisanterie dans notre adieu de la gare ne deviendrait-il pas uneréalité ?… Oui. Pourquoi ?… Agathe me dit toujoursqu’elle déteste les gens de son monde. Elle vit parmi des oisifs etdes médiocres. Si cependant on arrivait à lui présenter commecandidat à sa main un homme tel que celui-ci, déjà glorieux àtrente-trois ans et qui a tout pour lui : cette beautéphysique d’abord, – avant de rien savoir de lui, n’ai-je pas eul’impression, rien qu’à la regarder, qu’il était à part desautres ? – un admirable caractère ensuite, – le témoignage deson chef et de ses actions l’atteste ; – la poésie enfin d’unedestinée malheureuse. Favelles ne m’a-t-il pas dit qu’il étaitpauvre et aussi qu’il avait dû demander un congé, tant nosgouvernants le persécutent de mesquines tracasseries ?… Maispour qu’Agathe s’éprenne de lui et qu’il s’éprenne d’elle, il fautqu’ils se connaissent et elle est partie, et lui il va peut-êtrepartir… S’il part, c’est une chose finie… Partira-t-il ? Non.Il en a peut-être eu l’intention une minute, quand Favelles lui aparlé de le présenter. Son incorrection de la gare lui aura faithonte. Il aura craint que je ne lui en tienne rigueur. Cettesusceptibilité prouve que ce soldat déterminé conserve une âmetoute neuve, toute fraîche. Elle prouve aussi que notre rencontre àla gare lui a fait une impression… Notre ?… Non. Encore unefois, il n’a vu là-bas que ma sœur. Elle était à la fenêtre duwagon, regardant du côté où il venait, et moi je lui tournais ledos… D’ailleurs, quand il nous aurait remarquées toutes les deux,nous nous ressemblons tellement, qu’en ce moment je le défieraisbien de nous distinguer l’une de l’autre… À cause de cetteressemblance, il restera. Si c’est ma sœur qui l’a frappé, ilvoudra la revoir en moi… La revoir en moi ?… La revoir enmoi ?… » Elle se répétait ces mots tentateurs,indéfiniment, et, toute songeuse, elle continuait : –« J’ai encore dix jours à passer ici, pourquoi ne pas enprofiter ? Si le commandant Brissonnet a vraiment remarquéAgathe, il voudra se lier avec moi à cause d’elle. Je m’y prêterai…Ce ne sera pas de la coquetterie. Il s’agit seulement de lui donnerle désir et la possibilité de venir chez moi, à Paris. Il viendrachez moi. Il y retrouvera ma sœur. Je m’effacerai alors… Ce sera àlui de se faire aimer… Et si, pendant ces dix jours, cetteressemblance est la cause qu’après avoir admiré Agathe à la gare,c’est de moi qu’il devient amoureux ?… Il n’y a pas dedanger…, » se répondit-elle en haussant ses fines épaules…,« il n’aura pas de peine à constater que mes affections sontprises, bien prises, que j’aime mon mari de tout mon cœur… Il sauravite qu’il n’y a pas d’espoir. Alors, quand il se retrouveravis-à-vis de ma sœur, c’est moi qu’il reverra en elle… Il se seraépris de l’aînée à travers la cadette… Mon Dieu ! Agathe araison, je vois toujours tout en beau. Je suppose aussitôt qu’ilaime une de nous ! Sais-je seulement s’il n’a pas unattachement déjà ? Cette lettre qu’il allait jeter au train,avec la crainte évidente de manquer la dernière poste, nel’adressait-il pas à une femme ?… Bah ! Même en ce cas,il ne s’agirait point d’un sentiment bien sérieux. Il ne se seraitpas arrêté ainsi, à la vue d’Agathe, s’il avait au cœur un vraiamour… Après dix minutes de conversation, d’ailleurs, je saurai àquoi m’en tenir. Un homme qui n’est pas libre, ça se reconnaît sivite !… Mais sera-t-il encore là demain ?… Pourvu qu’il ysoit ! Dire que dans deux ou trois mois, ma sœur pourrait êtresur le point de refaire sa vie avec lui et que ce petit retard del’express de Paris en aurait été la cause… Que ce serait amusanttout de même, si sa vie s’arrangeait ainsi et pour ce motif !…Mais je suis folle. Allons dormir… »

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