Les Deux Soeurs

Chapitre 7DEUX NOBLES CŒURS

 

Aucune proposition ne pouvait être pluscontraire au caractère si loyal, si tendre de François Liébaut. Cetaguet caché auquel sa belle-sœur le conviait et chez lui, sous sonpropre toit, à son foyer, quel exercice déshonorant de saprérogative de mari ! Mais il subissait une de ces crises depassion où se décèle la sauvagerie de l’amour blessé. C’est à desminutes pareilles qu’un homme d’honneur se laisse entraîner àouvrir des lettres, qu’il force un secrétaire fermé à clef, qu’ilpaie les indiscrétions d’un domestique ! Lorsque le médecinquitta Mme de Méris, le malheureux avait consenti, nonpas à tout ce qu’elle lui avait demandé, mais à une partie, cellequi lui était personnelle à lui. Il avait été convenu entre euxqu’une fois averti de l’heure exacte du rendez-vous, il rentreraitsans prévenir, et qu’il essaierait d’écouter la conversation deMadeleine et de Brissonnet, mais seul. Il n’avait pas voulu de laprésence de sa belle-sœur. Même dans ces instants d’une sifiévreuse jalousie, il lui avait été trop odieux de livrerMadeleine à l’espionnage d’Agathe. Il avait reculé devant cetaffront fait à sa chère femme. – Qu’elle lui était chère, en effet,à travers ses souffrances ! – Il l’avait vue, s’il acceptaitcette offre tentatrice, parlant librement, se croyant chez elle,et, derrière la porte, se tapirait cette sœur aînée dont il savaittrop qu’elle avait toujours envié sa sœur cadette ! Non. Il netrahirait pas sa femme de cette trahison-là. Il ne se liguerait pasainsi contre elle avec sa secrète ennemie. Qu’il employât, lui,pour savoir la vérité, un procédé clandestin, c’était son droitstrict. Il se devait à lui-même de ne pas outre-passer ce droit parune complicité qui l’eût par trop avili à ses propres yeux… Maisétait-ce même son droit ? Après s’être rangé au conseil de sabelle-sœur, un doute saisît Liébaut et un remords. Il n’avait pasquitté depuis dix minutes Mme de Méris que sa loyauté serévoltait contre un projet qu’il n’eût pas même osé concevoir sanselle. Il lui semblait qu’il venait de traverser un mauvais rêve,que cet entretien avec Agathe n’avait jamais eu lieu. À mesurequ’il approchait de la rue Spontini et de sa propre maison, cetteimpression se changeait en une autre. Il allait se retrouver enface de Madeleine. Il faudrait qu’il lui dissimulât, non plus desémotions comme il faisait avec tant d’efforts depuis des semaines,mais un projet inavouable, tant il était insultant pour elle, etcombien abaissant pour lui ! Il devrait, pour conduire à termece projet, commencer, dès ce soir, une enquête par trop indigne dece qu’avait été leur ménage ! Parlerait-il de Brissonnet, sansparaître se douter de ce qu’il savait par Agathe ? …Essaierait-il de faire dire à Madeleine qu’elle attendait lecommandant et à quelle heure ?… Ou bien se tairait-ilentièrement sur ce point, afin de mieux les surprendre lelendemain ?… Cacherait-il qu’il avait vuMme de Méris, ou, tout au contraire, le dirait-il, afinde provoquer une confidence sur la mission dont la sœur aînée avaitchargé la sœur cadette ?… Ces allées et venues de sa penséelui donnèrent une agitation presque insoutenable, contre laquelleil s’efforça de lutter, en quittant sa voiture, à la hauteur del’avenue Malakoff et rentrant à pied. Quand il ouvrit la porte del’hôtel avec la petite clef qu’il gardait pendue à sa chaîne demontre, il était du moins maître de ses nerfs. Cette facilité àrevenir chez lui sans que personne fût averti de sa présence tenaità des convenances toutes professionnelles. Agathe avait compté surcette particularité quand elle lui avait tracé le plan de sarentrée clandestine le lendemain. C’était là comme une répétitionde la scène qui devait avoir lieu. Elle réussit si bien que Liébautse sentit rougir à cette phrase d’accueil de Madeleine :

– « Ah ! c’est toi, François, tum’as fait peur… Je n’avais pas entendu la voiture… »

Elle avait été, en effet, comme réveillée ensursaut du songe où elle était tombée depuis le moment où sa sœurd’abord, puis Mme Éthorel l’avaient quittée. Elle avaitcondamné sa porte et elle était demeurée, les coudes sur lesgenoux, la tête dans les mains, à regarder le feu consumer d’uneflamme lente les bûches de la cheminée, et à se débattre parmi tropde pensées, trop d’émotions contraires. Cette méditation avait ététrès douloureuse, car le visage qu’elle montra à Liébaut portaitl’empreinte d’une étrange lassitude. La charmante femme trouvapourtant en elle la force de s’inquiéter de lui quand il lui eutrépondu :

– « Je suis rentré à pied. J’ai voulumarcher un peu. »

– « Tu t’es senti souffrant ? »demanda-t-elle. « C’est vrai. Tu es rouge… Tu as le sang à latête… Tu travailles trop… » ajouta-t-elle… « Etpourquoi ? Nous sommes assez riches, et tu es assez connu. Tudevrais te reposer… »

Elle avait pris la main de son mari, enprononçant cette phrase d’une affectueuse sollicitude qui n’étaitpas jouée. – » Elle m’aime donc !… » pensa lemédecin. Que de preuves de dévouement Madeleine lui avait donnéesainsi depuis le retour de Ragatz ! Et toutes avaient infligéau mari la trop lourde impression de reconnaissance émue et demalaise qu’il éprouvait encore maintenant. Chaque fois il s’étaitposé cette question : « Oui, elle m’aime, maiscomment ?… » Et il avait entrevu, derrière cette attitudesi touchante, ce qui était, hélas ! la vérité : le partipris de l’épouse qui se sait irréprochable, et qui témoigne uneaffection d’autant plus prévenante à son mari qu’elle ne separdonne pas de sentir son cœur dominé par un autre. Une telletendresse peut bien être très sincère. Cette épouse peut avoir pource mari une amitié réelle. Tant de souvenirs communs, une siancienne accoutumance, l’estime, la sympathie, leurs enfantsl’attachent à lui ! Ce sont des liens, d’imbrisables et chersliens. Ce n’est pas l’amour, et pour un homme fier et passionnémentépris, comme était François Liébaut, quelle amertume de constaterune pareille dualité de vie intérieure chez celle qui porte sonnom ! Avec quels mots pourtant traduire une plainte qui n’apas un fait auquel se prendre ? Et d’autre part, devant desgestes et des paroles de sollicitude, – comme celles que venait deprononcer Madeleine, – le moyen de ne pas se demander si l’on ne setrompe pas ? Il y avait aussi dans cet empressement de lafemme du médecin une perspicacité qui la rendait plus émouvantepour lui. C’était vrai qu’il se sentait souvent très las ! Cetémoignage d’un intérêt si constant lui donna une recrudescence deremords pour l’entretien qu’il venait d’avoir et pour le desseinqu’il en rapportait. Il répondit :

– « Quand j’aurai fini mon nouveaumémoire, je me reposerai… »

– « Je te connais, » répliqua-t-elleen hochant la tête, « et je connais le genre de tesrecherches. Toi et tes unis, je vous ai trop souvent entendus direqu’en médecine tout tient à tout. Chaque mémoire en amène un autre,et ainsi de suite, indéfiniment… Sais-tu ce qui seraitraisonnable ? Voici l’hiver. Charlotte et Georges sont un peupâlots. Malgré Ragatz, j’ai toujours peur pour elle d’une reprisede ses rhumatismes. Moi-même, je suis fatiguée. Ce froid m’éprouve.Nous devrions tous aller passer quelques mois au soleil, à Hyères,à Cannes, à Nice, ou en Italie ? »

Elle avait eu, pour formuler cette propositionde départ en famille, une prière dans ses yeux, presque supplianteet tout angoissée. Elle voulait partir ! Pourquoi ? Maispour fuir celui qu’elle s’était défendu d’aimer et qu’elle aimait.Cette nouvelle évidence des troubles de conscience que traversaitsa femme rendit au mari jaloux la frénésie de cette anxiété quil’avait conduit chez Agathe, la poursuite de la vérité. Ilrépondit, cédant en apparence à la fantaisie deMadeleine :

– « Tu as peut-être raison. Ce voyage metenterait beaucoup en principe, et, si ce n’est pas chez toi uneidée en l’air… »

– « Hé bien ? »interrogea-t-elle, comme il se taisait.

– « Hé bien : je ne dis pas non… Tuas donc grande envie de quitter Paris ? » osa-t-ilajouter. « Tu n’y regretteras rien, ni personne, pas même tasœur ? »

– « Oh ! ma sœur !… »fit-elle, comme si elle allait entrer dans la voie d’uneconfidence. Puis s’interrompant : « Les enfants vontdescendre, » continua-t-elle, « nous ne serons plusseuls. J’ai justement à te parler de ma sœur et très sérieusement.Mais ce que j’ai à te dire exige que nous ayons dutemps… »

Le petit garçon et la petite fille avaientl’habitude de dîner à table avec leurs parents, lorsque ceux-cirestaient à la maison. Malgré leur belle situation de fortune, lesLiébaut conservaient ces vieilles mœurs de la bourgeoisiefrançaise, qui tendent à disparaître des milieux élégants pourcéder à la coutume venue d’Angleterre : la relégation desenfants dans la nursery. Peut-être ce nouveau système, enséparant plus complètement les petites personnes des grandes,a-t-il de réels avantages d’éducation. En revanche, il n’est guèrefavorable à cette cordialité du foyer qui fut si longtemps lecharme de notre vie de famille, et, surtout, il supprime le plusgrand bienfait peut-être du mariage fécond. À de certaines heures,la présence d’un fils ou d’une fille entre des parents exerce sureux une influence d’apaisement dont rien n’égale la puissance. SiGeorges et Charlotte ne fussent pas entrés dans le petit salon,quelques minutes après que la mère avait prononcé cette phraseénigmatique : « J’ai justement te parler de masœur, » le père n’aurait certes pas eu la patience d’attendredavantage. Il eût pressé Madeleine de questions qui l’eussentfroissée. Il s’y fût lui-même exaspéré. Ce cœur de femme se fûtpeut-être refermé. Au lieu de cela, quand les deux têtes blondeseurent apparu, et que le gentil babil de ces petits êtres eutcommencé de remplir la chambre, les nerfs du mari soupçonneux sedétendirent. L’acte auquel l’avaient décidé les conseils passionnésde sa belle-sœur, et sa propre souffrance, cet acte outrageantd’espionnage et de déloyauté lui devint du coup inexécutable. Àvoir les yeux clairs des enfants se fixer avec amour sur ceux deMadeleine, la main de la mère caresser ces boucles blondes, puis, àtable, le rayonnement circulaire de la lampe suspendue éclairer cestrois visages, François Liébaut sentit qu’il n’avait pas le droitd’introduire dans son ménage des procédés de police. Cette femme,sa femme, méritait d’être respectée dans les arrière-fonds de savie intime. Elle y portait peut-être un douloureux secret ?Peut-être y soutenait-elle une lutte ? Ce combat caché – s’ilse livrait dans cette conscience – représentait par lui-même uneépreuve expiatoire que le chef de famille ne devait pas accroître.Un revirement acheva de s’accomplir dans cet esprit généreux.« Pour eux, » se disait-il, après le dîner, en attirant,lui aussi, ses enfants contre sa poitrine, et leur caressant lescheveux du même geste que la mère. « Oui, pour eux, je dois nepas laisser la honte d’une vilenie se glisser entre nous… Madeleinene saura pas que j’ai souffert de cette mortelle jalousie… Si je mesuis trompé en croyant qu’elle était troublée par les attentionsd’un autre, ce n’est que justice que je me taise. Ce n’est quejustice encore si je ne me suis pas trompé. Elle mérite ce silence,puisqu’elle a eu la force de se vaincre… Non. Jamais une mauvaisepensée ne lui est venue. Jamais, jamais… Non. Demain dans cetteconversation qu’elle a promis à sa sœur d’avoir avec cet homme,elle ne dira pas un mot qu’elle ne doive pas dire, elle n’enentendra pas un qu’elle ne doive pas entendre… Non. Je ne mecacherai pas pour l’espionner, comme une coupable… Ce serait de mapart une infamie. Je ne la commettrai pas… Mais que va-t-elle medire, à propos d’Agathe ? Si elle me parle de la visite decelle-ci aujourd’hui et de la démarche dont elle-même s’estchargée, lui mentirai-je ? Lui cacherai-je ma visite à moichez sa sœur ?… Comment lui expliquer alors que je ne lui enaie pas parlé, aussitôt rentré ?… Ah ! pourquoi n’ai-jepas suivi mon instinct ? Pourquoi ne me suis-je pas ouvert àelle dès les premiers mots ?… »

Ces réflexions s’imposaient à François Liébauttandis qu’il embrassait son fils et sa fille. Leur incohérencetraduisait bien les sentiments contradictoires dont cet hommeamoureux et trop lucide était possédé. Il éprouvait à la fois lebesoin irrésistible de s’expliquer avec Madeleine et celui de setaire pour la ménager. Vaines chimères que toutes les âmes noblesont caressées, quand la jalousie les brûlait de sa fièvreconvulsive ! Et, tôt ou tard, elles ont toutes manqué à cepacte de silence, qui n’est pas humain. Le mari de Madeleine devaitsuccomber à cette tentation de confesser toutes ses tristesses avecd’autant plus de facilité qu’il avait à confesser aussi une faute,commise uniquement en esprit, mais si grave : ce consentementau piège proposé par la perfide Agathe. Et comment eût-il pu gardersur son cœur le secret de cet insultant projet, devant la loyautédont sa femme lui donna une preuve saisissante, une fois lesenfants partis ?

– « Je t’ai dit que j’avais à te parlerde ma sœur, » commença-t-elle, « Il s’agit d’un pointdélicat, si délicat que j’hésite depuis très longtemps à t’enentretenir. Mais les choses en sont venues à une crise si aiguë quej’ai le devoir de t’y mêler… Tu te souviens ce que je t’avais écritde Ragatz, » continua-t-elle avec un visible effort, « etdu projet que j’avais formé à l’endroit d’Agathe ? … Je rêvaisde la marier à M. Brissonnet… Cette alliance t’a souri, à toiaussi, et quand le commandant s’est présenté chez nous, à Paris,nous avons, d’un accord unanime, accepté qu’il pénétrât dans notresociété. Il a paru manifester le désir de se rapprocher d’Agathe.Nous ne nous y sommes pas opposés. Bref, il est devenu presque unde nos intimes… Et ce que nous n’avions pas osé espérer est arrivé.Agathe s’est laissé toucher le cœur. Elle l’aime. »

– « Tu ne m’apprends rien, »répondit Liébaut. Il avait sur la bouche l’aveu de sa conversationavec sa belle-sœur. Il se tut cependant, le cœur serré, pourlaisser parler sa femme. Qu’allait-elle lui dire, n’étant prévenuede rien ? Il avait là une occasion trop tentante d’éprouver savéracité, sans se déshonorer lui-même par l’emploi d’une rusehonteuse.

– « Si tu as deviné l’intérêt queM. Brissonnet inspire à Agathe, » reprit Madeleine,« tu te rends compte que tu as pu ne pas être le seul. Ellen’a pas su cacher ce sentiment à d’autres personnes de notreentourage, et qui ne sont pas aussi bienveillantes que toi ou quemoi… Bref, on en cause, et Agathe a acquis la preuve que l’on encause. Elle est venue aujourd’hui me communiquer ses inquiétudes.Elle est tourmentée d’une situation qui risquerait, en seprolongeant, de la compromettre, et qu’elle ne comprend pas. Commeelle me l’a dit très justement, il y a là un malentendu certain.Elle est veuve. Elle est prête à donner sa main àM. Brissonnet. Elle ne veut pas, de sa part à lui, d’uneattitude qui pourrait faire croire aux malveillants qu’elle n’estqu’une coquette, et elle se plaint qu’il ait pris, vis-à-visd’elle, cette attitude. Il sait, comme tout le monde, qu’elle estlibre. Il n’a qu’à ouvrir les yeux pour constater comme tout lemonde encore, malheureusement, qu’il ne lui déplaît pas. Sesassiduités sont inexplicables s’il ne s’intéresse pas à elle, et ilne se prononce pas. Il peut y avoir bien des motifs à cetteabstention : une liaison cachée qu’il hésite à rompre, lapudeur de sa trop modeste position de fortune… Que sais-je ?…Agathe s’en est d’abord étonnée. Maintenant elle s’en tourmente, jerépète le mot, et elle a raison de s’en tourmenter. Il lui a parunécessaire de mettre fin à des commentaires dangereux, enavertissant celui qui en est la cause, sans aucun doute,inconsciente. M. Brissonnet ne doit pas être rendu responsablede médisances qu’il ne soupçonne pas. Il faut qu’il les connaisse,et que, les connaissant, il se décide à prendre un parti. C’estl’idée d’Agathe, et que je trouve absolument sage… Elle a hésité àprovoquer elle-même une explication de cette nature. Encore là ellea été sage. Elle a pensé que lui ayant présenté M. Brissonnet,j’étais une intermédiaire toute désignée et par ce petit fait etpar ma qualité de sœur. Elle m’a donc demandé de voir lecommandant. Elle veut que je l’avertisse des mauvais propos quicourent. C’est le mettre en demeure de se prononcer… J’ai acceptécette mission, si pénible qu’elle fût. J’ai écrit àM. Brîssonnet pour lui demander de venir ici demain à deuxheures. La lettre n’est pas encore partie. Je n’ai pas voulul’expédier avant que nous en eussions causé ensemble. »

– « Pourquoi ?… » interrogea lemédecin. Il avait saisi dans l’accent de sa femme le frémissementd’une extrême émotion, mais contenue, mais domptée par une volontéque rien ne briserait. Son affectation à exposer le détail desfaits sans commentaires, avec des soulignements voulus de chaquemot, en était la preuve. « Oui, pourquoi ? »insista-t-il, « je t’ai toujours laissée libre d’agir entoutes circonstances comme tu l’entends. Je te connais trop pour nepas être sûr que tu ne te permettras jamais rien que je doiveblâmer. »

– « Tu es très bon, je le sais, »lui répondit Madeleine. Elle répéta, en le regardant avec des yeuxdont la détresse lui fit mal, « très bon… Aussi n’est-ce pasune permission que je voudrais obtenir de toi, ni même un conseil…Je voudrais te demander d’être là demain, si tu le peux, à deuxheures, quand M. Brissonnet viendra… Je désire que tu lereçoives avec moi… Il me semble que ta présence augmentera lasolennité de cet entretien, elle lui donnera le caractère familialqui la justifie… Enfin… » (et elle eut dans la voix untremblement plus accusé encore) « toute seule, je me sentiraistrop intimidée. Je ne trouverais pas bien mes phrases. Toi ici,près de moi, pour reprendre mes paroles au besoin, et les appuyer,j’aurai de la force… Ne me refuse pas d’assister à cette visite ducommandant, mon ami ! C’est le plus grand service que tupuisses rendre à ma sœur, et, par conséquent, à moi… »

Il y avait, dans la simplicité avec laquellel’épouse tentée, mais malgré elle, invoquait le secours de son marià cette occasion, quelque chose de si délicat et de si loyal quecelui-ci en demeura une minute sans répondre, tant il venait d’êtretouché à une place vive de son cœur. Lui qui, tout à l’heure, avaitécouté les cruelles et flétrissantes insinuations de sa belle-sœur,lui qui avait accepté l’idée de se cacher là, derrière la porte dupetit salon, pour épier cet entretien de Madeleine et Brissonnet,il éprouva un de ces sursauts de conscience qui ne peuvent sesoulager que par l’entière franchise, et, brusquement, il se dressadebout devant sa femme, et lui saisissant les mains :

– « Écoute, Madeleine… Avant de terépondre, il faut que je t’aie fait une confession. Je ne peux pasaccepter que tu me parles de la sorte et que moi, je me taise. Jene le dois pas… Depuis que tu as commencé de me raconter taconversation d’aujourd’hui avec ta sœur, la vérité me brûle leslèvres… Moi aussi, j’ai causé avec ta sœur aujourd’hui, tout àl’heure. J’arrive de chez elle… Tout ce que tu viens de me dire,elle me l’avait dit… Laisse-moi continuer, » insista-t-ilcomme Madeleine esquissait un geste d’étonnement. « Il fautque tu saches pourquoi je ne t’ai pas interrompue, dès les premiersmots… Il y a trop longtemps que ce secret m’étouffe, et quand je tevois si droite, si simple, si vraie, comme tu viens de l’être, jene supporte pas de nourrir à part moi des idées que je te cache… Neme réponds pas encore, » fit-il de nouveau, sur un secondgeste. « J’ai le courage de parler, à cette minute. Je ne suispas sûr de l’avoir plus tard… Pourquoi je ne t’ai pasinterrompue ? » répéta-t-il. « Je voulais savoir situ me rapporterais exactement ce que m’avait dit Agathe. C’est uneépreuve, ah ! bien honteuse, à laquelle je t’ai soumise, parceque… » il hésita un moment, « parce que je suisjaloux !… Le mot est prononcé, l’horrible mot !… Vois-tu,j’ai trop souffert depuis ces dernières semaines. Ces assiduités deM. Brissonnet dans notre milieu, dont tu me parles, je les airemarquées, comme toi. Comme toi, j’ai remarqué cette anomalie danssa conduite : il nous fréquentait avec une suite qui prouvaitde sa part un intérêt très spécial, et il ne faisait cependantaucune démarche de nature à indiquer un projet précis… Pardonne-moid’aller jusqu’au bout de mes pensées, Madeleine … Au moment même oùje m’étonnais, à part moi, du mystère aperçu dans les façons d’êtrede cet homme, je t’ai vue devenir un peu nerveuse d’abord, puisdavantage, puis vraiment malade. Il m’a semblé que ton état nes’expliquait point par des désordres purement physiques. J’ai crudémêler en toi un trouble moral, et j’ai eu peur… Oui, j’ai eu peurque toi aussi tu ne te fusses laissé prendre à la séduction quiémane naturellement d’un héros, jeune, intéressant, malheureux… Etvoilà comment je suis devenu jaloux ! Ce n’est pas ta faute siton pauvre mari n’est qu’un tâcheron d’amphithéâtre et d’hôpital,usé par la besogne et qui n’a rien pour parler à l’imagination… Sisouvent, depuis que je t’ai épousée, te voyant si jolie, si fine,si élégante, j’ai tremblé, non pas que l’on te fit la cour, j’aitoujours su que tu ne le permettrais point, mais que notre vie nete suffit pas !… Et puis, je me suis demandé si ton charmen’avait pas agi sur l’esprit de notre nouvel ami, si ce n’était paslà une explication et de ses assiduités dans notre milieu et de sessilences à l’égard d’Agathe ?… J’ai lutté contre ces idées. Jene me suis pas reconnu le droit de t’en infliger le contre-coup…Cette semaine-ci, elles sont devenues trop pénibles. J’ai étéincapable de les dominer. Je n’ai pas eu la force d’avoir uneexplication avec toi. Je l’ai eue avec Agathe… cette après-midi… ily a quelques heures… »

– « Tu lui as parlé comme tu viens de meparler ?… » s’écria Madeleine. Tu lui as dit ce que tuviens de me dire ?… »

– « Tout, » répondit Liébaut.

– « Ah ! » gémit-elle,« comment as-tu pu ?… Tu m’as aliéné son cœur pourtoujours !… Mon ami ! Que m’as-tu fait ?… Comme tuas mal agi envers moi ! …Ah ! Je ne le méritaispoint !… »

Le médecin la vit trembler de tout son corps,en jetant ce cri où frémissait une révolte. Elle allait en diredavantage. Elle s’arrêta. L’idée de cet entretien que son mariavait eu avec sa sœur la bouleversait. Ce trouble n’était rien, àcôté de l’épouvante dont l’avait remplie la première partie decette confidence.

Par un instinct qui n’était pas une ruse, ellene relevait dans ces déclarations de Liébaut qu’un seul point,celui où elle pût s’exprimer en pleine liberté sans avouer sonsecret. Elle tendit son énergie intérieure à cacher l’émotion dontl’accablait cette découverte de son mari, cette divination dusentiment qu’elle avait voulu dissimuler à tout prix, dont elleétait décidée, même maintenant, à défendre le mystère. Cet effortdans une minute de si intense émotion eut son contre-coup subit etimpossible à cacher. Elle n’eut pas plus tôt prononcé cette phrasequ’elle pâlit, comme si elle allait mourir. Elle se renversa enarrière sur son fauteuil, dans un spasme où le praticien saisit unenouvelle preuve, palpable et indiscutable, du profond ébranlementnerveux dont cet organisme était atteint. À de pareils désarrois ilfaut pourtant une cause. Et quelle autre supposer, sinon lavraie ? Malgré qu’il en eût, cette évidence s’imposait àLiébaut, tandis qu’il vaquait, avec une émotion que lui-même nedominait pas, aux soins que nécessitait cet évanouissement. QuandMadeleine fut revenue à elle, ils restèrent, un instant,silencieux, à se regarder. Ils comprenaient l’un et l’autre queleur conversation ne pouvait pas s’achever ainsi. Ils devaients’expliquer sur une question abordée entre eux, pour la premièrefois, et dans quels termes ! Elle rompit le silence, lapremière :

– « Pardon, mon ami, » dit-elle,« si je t’ai parlé un peu vivement tout à l’heure. Tu me disque tu as souffert, et, pour insensée qu’elle ait été, cettesouffrance est ton excuse… Oui, elle a été insensée… » Elleeut le courage, voulant imprimer jusqu’au fond du cœur de son marila croyance à cet héroïque mensonge, de l’envelopper, de lepénétrer de son regard. Elle y avait mis toute sa loyauté d’honnêtefemme qui ne faillira jamais, tout son dévouement d’épouse qui sesent le droit et le devoir de garder pour elle seule le secret deses tentations parce qu’elle sait qu’elle n’y succombera pas…« Mais, » continua-t-elle, « cela n’empêche pas quetu ne m’aies fait auprès d’Agathe un tort irréparable… Je t’ai sisouvent dit qu’elle avait à mon égard une disposition un peuombrageuse et que j’en étais peinée. Elle l’avait exercée à vide,jusqu’ici. Maintenant, elle va me haïr. Tu m’as aliéné son cœur,mon pauvre ami, le cœur de mon unique sœur, et pour une chimère,une insensée chimère !… »

– « Alors, » interrogea Liébaut, tun’aimes pas cet homme ?… » De tout ce qu’elle venait delui dire, le mari, si magnanime pourtant par nature, n’avait perçu,il n’avait retenu qu’un fait : ce démenti donné au soupçon quile rongeait depuis tant de jours. Mais l’infaillible intuition dela jalousie ne se rend pas si vite. François avait faim et soif quesa femme répétât cette dénégation, qu’elle la précisât, qu’ellel’aidât à interpréter dans un sens favorable tant de petits signesdont il avait nourri son chagrin. En même temps il sentait quecette insistance était, en ce moment, une brutalité. Madeleineétait si visiblement souffrante, qu’il était presque inhumain deprolonger une explication, très douloureuse si elle disait vrai,plus douloureuse si elle essayait de tromper la perspicacité de sonmari afin de l’épargner. Hélas ! il suffisait que le médecinentrevît cette seule chance d’une généreuse imposture pour qu’ilpassât outre à tous les scrupules et il répéta :« Redis-moi que tu ne l’aimes pas. »

– « Encore, » fit-elle dans un gesteaccablé et d’une voix brisée. « Tu ne m’as donc pas fait assezde mal avec cette idée, en m’atteignant dans l’affection quim’était la plus chère après la tienne ?… Je suis ta femme, monami, ta femme fidèle, et j’aime mes enfants… »

– « Ah ! » gémit-il, « cen’est pas répondre… »

– « Hé bien… » commença-t-elle d’unaccent plus ému encore.

– « Hé bien ?… »

– « Hé bien, non, je ne l’aimepas… » dit-elle.

– « Mais ta mélancolie, ces derniersmois, depuis ton retour de Ragatz, ta maladie, tes silences…Qu’avais-tu si tu n’avais pas un chagrin qui te rongeait ?…Mais ton évanouissement de tout à l’heure ?… »

– « Et c’est toi qui me poses desquestions pareilles, » interrompit-elle, et trouvant la forcede sourire, « toi, un médecin ?… C’est vrai. Je ne suispas bien forte depuis ces quelques semaines. Mes nerfs metrahissent souvent… Ce serait à toi de savoir ce que j’ai et dem’en guérir. Tu préfères me rendre plus malade… »

Il la regarda. Elle continuait de lui sourireavec un pli d’infinie tristesse dans le coin de sa boucheentr’ouverte. Le tourmenteur, qui était aussi comme le héros del’antique comédie, au titre poignant d’humanité éternelle, un« bourreau de soi-même », subit soudain, devant cecharmant visage dont il était si amoureux, un de ces accèsfoudroyants de remords comme les jaloux en éprouvent devant lafuneste besogne de leur frénésie. Qui ne se rappelle le cridéchirant d’Othello devant Desdemona morte : « O femmenée sous une mauvaise étoile ! Pâle comme ta chemise !Lorsque nous nous rencontrerons au tribunal de Dieu, ton aspectprésent suffira pour précipiter mon âme du ciel, et les démons s’ensaisiront ! … Froide, froide, mon enfant ! Froide commeta chasteté ! … » Certes les inquisitions angoissées dumari de Madeleine n’avaient rien de commun avec le geste du Moreassassin, et les susceptibilités du cœur dont il souffrait neressemblaient guère non plus à cette folie du héros shakespearientombant d’épilepsie : « Leurs lèvres ! Est-cepossible ? Leurs lèvres ! Qu’il avoue !… Lemouchoir !… O démon !… » Pourtant ce fut bien par unmême retournement violent de tout l’être que Liébaut se révoltabrusquement contre sa propre passion. Il eut subitement l’horreurdes paroles auxquelles il s’était laissé emporter. Il prit sa têtedans ses mains en se cachant les joues et les yeux, comme s’il nepouvait supporter son remords, et il resta une minute sans parler.Puis il se mit à genoux devant sa femme, et, couvrant de larmes sesmains qu’il baisait, il lui dit :

– « Que faudra-t-il que je fasse pour quetu oublies l’action que j’ai commise en allant chez ta sœur commej’y suis allé, et l’outrage que je t’ai fait en te parlant comme jet’ai parlé ?… Tu as raison. J’ai été un insensé. Je ne leserai plus… Cela m’a pris comme une fièvre, comme un vertige… Jen’ai plus été mon maître. … Mais je sais que tu me dis la vérité.Je le sais. Je te crois… Ah ! comment te prouver que je tecrois ?… »

– « En te relevant d’abord, »répondit Madeleine sur le même ton de bonhomie attristée et tendre,qu’elle avait pris pour parler de sa santé. Elle venait de voir quec’était le plus sûr moyen de manier ce cœur blessé sans lui fairetrop de mal. « Et puis, » continua-t-elle quand Liébautfut debout, « me promettre que tu vas me répondre en toutefranchise… Tranquillise-toi. Il ne s’agit pas d’une question quimette en doute ta foi en moi. Moi aussi, je crois que tu me crois.Je le sais… Mais nous ne sommes pas seuls au monde. Tu merépondras ?… » Et sur un signe d’assentiment, ellereprit, avec un accent où palpitait encore toute son émotioncachée : « J’avais écrit ma lettre à M. Brissonnetpour lui demander de venir demain. Je ne l’avais pas envoyée, parceque je voulais savoir auparavant si tu approuvais ce projetd’explication concerté avec ma sœur… Les choses sont bien changées,maintenant que je sais ta visite chez elle et les chagrins que tut’étais faits… Ne penses-tu pas qu’il vaudrait mieux que cettelettre ne partît point ?… Si ton entretien avec Agathe avaiteu lieu hier, elle ne serait certainement pas venue aujourd’hui medemander ce qu’elle m’a demandé. À quoi servira monintervention ? Si M. Brissonnet aime ma sœur et qu’ilhésite à l’épouser, par timidité, par scrupule peut-être de lasavoir trop riche, comme je t’ai dit, il se déclarera bien, tôt outard, et les mauvais propos tomberont d’eux-mêmes. Ils sontévidemment désagréables. Après tout, il ne faut pas s’en exagérerl’importance. Cet ennui n’est rien à côté de la peine que nouséprouverions, si, à la suite d’une conversation avec moi, où ilaurait compris qu’il lui allait se décider, le commandants’effaçait définitivement. Agathe ne me le pardonnerait pas, aprèsque sa jalousie a été éveillée ainsi. Elle m’accuserait d’avoirjoué un double jeu… Évidemment tu serais là, pour témoigner que jet’ai prié moi-même d’assister à cette explication. Y ayant assisté,tu pourrais en rapporter le détail… Elle ne te croirait pas nonplus. Elle penserait que j’ai trouvé le moyen de t’abuser… Elle esttellement défiante !… Si tu m’as vue bouleversée tout àl’heure au point de défaillir, c’est que je connais ce trait de soncaractère. J’ai prévu du coup dans quelles difficultés nous allionstous être enveloppés… Le mieux, vois-tu, c’est de ne pas nous mêlerde ce mariage, dorénavant. »

– « Non, Madeleine, » répondit lemari avec une fermeté singulière, « tu dois t’en mêler aucontraire et activement. C’est la meilleure preuve à donner à tasœur que mes imaginations ont été folles et que je me suis trompé.Tu vois, je dis : à lui donner, car, moi, je n’ai plus besoinde preuves… Si tu échoues dans cette négociation, et queM. Brissonnet ne se décide pas à demander la main d’Agathe, ildevra disparaître de notre milieu, ce qu’il ne pourra faire, étantdonné le galant homme qu’il est, qu’en s’arrangeant pour éviter lescommentaires. Il emploiera le plus sûr moyen, il quittera Paris. Illui est si aisé de demander du service !… » Liébaut nevit pas, heureusement pour lui, les mains de sa femme trembler surl’ouvrage qu’elle venait de reprendre pour se donner unecontenance. Il continua : « Devant ce départ, il serabien difficile à Agathe de t’accuser d’avoir joué le double jeudont tu parles, puisque ton intervention aura eu pour résultat uneabsence définitive… Si tu renonces à être son ambassadrice, aucontraire, tu devras justifier ce revirement. Quelque prétexte quetu lui donnes, c’est alors qu’Agathe se méfiera. Cette visite quej’ai eu la funeste idée de lui rendre est trop récente. Elledevinera que nous nous sommes expliqués, toi et moi… Elle penseraque tu as cédé à ma jalousie, à moi… Et ce que je veux qu’ellesache bien, c’est que cette jalousie n’existe plus. D’ailleurs,elle le saura… »

– « Tu as l’intention de luireparler ?… » demanda Madeleine vivement, avec unevéritable angoisse. Puis, se reprenant : « C’est vrai. Tune peux guère faire autrement, car maintenant elle te reparlera,elle, sans aucun doute… Mon Dieu ! Pourvu qu’elle ne terejette pas dans ces chimères dont je viens de te voir tantsouffrir !… Non, tu n’y retomberas pas… Tu as raison. Si nousavons cet entretien demain avec M. Brissonnet, nous enretirerons du moins cet avantage que ta folle jalousie n’aura plusde matière : ou bien il sera le fiancé de ma sœur ou bien ils’en ira… Ayons-le donc, cet entretien, et le plus vitepossible… »

Il y eut un silence entre les deux époux. Lajeune femme vit que l’ombre – dissipée à quel prix et avec quelbroiement de son pauvre cœur ! – reparaissait dans lesprunelles du médecin. Les jalousies sentimentales, comme cellequ’éprouvait ce mari si loyal d’une femme si loyale aussi, ont desdétours presque impossibles à prévoir. Elles traversent les plusdéconcertantes alternatives d’exigences maladivement despotiques etde sacrifices follement, passionnément généreux. Dans sa honted’avoir acquiescé, ne fût-ce qu’un instant, au projet d’espionnagesuggéré par sa belle-sœur, François Liébaut éprouvait le besoind’attester à sa femme, par un signe tangible, son absolu, son totalretour de confiance. Lui qui n’avait pas repoussé, une heureauparavant, l’idée de se cacher, comme un policier, pour surprendrela conversation de Brissonnet avec Madeleine et les vraissentiments de celle-ci, la seule perspective d’être en tiers dansleur entrevue lui faisait horreur à présent. Toute fine qu’ellefût, la charmante femme se trompa sur cette nuance de la plusillogique des passions. Elle demeura décontenancée, en se demandantsi son mari ne lui tendait pas de nouveau un piège. Cetteinsistance à vouloir qu’elle exécutât la promesse faite àMme de Méris n’était-elle pas une autre épreuve ?Elle calomniait ce cœur admirable dans lequel aucune duplicitén’était jamais entrée. Aussi fut-elle touchée aux larmes de saréponse. Tant de délicatesse s’y mêlait à tantd’aveuglement !

– « Nous n’aurons pas unentretien avec M. Brissonnet, » dit-il, en reprenant lestermes mêmes dont s’était servie sa femme et les soulignant par sonaccent. « Je ne serai pas là. Je ne veux pas y être. C’est toiqui verras le commandant et toi seule… C’est le gage que j’exige deton pardon… Sinon, je penserai que tu gardes sur ton cœur unerancune contre moi, qui ne serait que trop justifiée !…J’avais le droit de souffrir des idées qui m’obsédaient. Je ne meles étais pas faites. Elles m’avaient pris et malgré moi… Jen’avais pas le droit d’essayer de les vérifier par cette voiedétournée… Quand ta sœur saura que tu as vu cet homme, seule àseul, et cela d’après mon désir formellement exprimé, ellecomprendra que changement s’est fait dans mes pensées, et je luiaurai expliqué pourquoi… Quant à retomber sous son influence etdans les troubles dont je suis sorti, n’aie pas peur, ma chère, monunique amie. Mais je n’ai pas à te rassurer. Tu verras… Et, enattendant, où est ta lettre à M. Briçonnet ? »

– « Sur mon bureau… » réponditMadeleine. Elle eut sur les lèvres une dernière requête :« Attends encore. » Elle ne la formula point. Elle sentitque son mari trouverait l’apaisement à l’orage dont il était secouédans cette volontaire abdication de ses droits de surveillance lesplus légitimes. Et puis, elle était à bout de force. Il lui enfallait cependant pour accomplir ce qu’elle considérait comme sonstrict devoir : cacher à tout prix le trouble dont labouleversait la perspective de cette conversation en tête-à-têteavec celui qu’elle aimait – et sur quel sujet ! Il était tempsqu’elle retrouvât un peu de solitude, et que la scène actuelle pritfin, pour qu’elle pût enfin pleurer en paix, se pleurer, elle etcet amour défendu dont elle était consumée. Elle vit Liébautchercher le billet qui n’était pas fermé. Il le cacheta sans enavoir pris connaissance, y colla un timbre, sonna, et remitl’enveloppe au domestique en disant :

– « Que l’on jette cette lettre tout desuite à la boîte du grand bureau de la place Victor-Hugo, pourqu’elle arrive demain matin, très exactement. » Quand la portefut refermée, il revint s’agenouiller devant sa femme, et luimontrant un visage d’où émanait un rayonnement de tendresseexaltée :

– « C’est la première fois depuis dessemaines que je vais dormir sans ce poids sur le cœur !Pourquoi ne t’ai-je pas parlé plus tôt ? … Maintenant, je vaiste soigner… Tu n’auras plus ces joues pâles. Tu guériras. Jechercherai. Je trouverai. Rien ne me sera impossible, du moment queje sais que tu n’as pas cessé de m’aimer. »

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