Les Deux Soeurs

Chapitre 5QUATRE MOIS APRÈS

 

Quatre mois s’étaient écoulés depuis le jouroù Brissonnet avait ainsi risqué sa vie pour préserver celle de lapetite Charlotte Liébaut, sous les yeux tour à tour épouvantés etfollement attendris de la mère et où celle-ci avait rougi sesdoigts délicats du sang échappé de la blessure. Il avait dû garderle lit deux semaines. Mme Liébaut étant partie de Ragatz sixjours après ce sauvetage, sans l’avoir revu, l’idylle ébauchée sousles arbres des quinconces du parc n’avait pas eu d’autres scènes.La dernière avait suffi pour qu’en s’en allant de la petite villesuisse, Madeleine emportât dans sa mémoire une image de l’officierplus profondément gravée que si leurs rencontres se fussentrenouvelées et prolongées durant des semaines, voire des années. Entoute autre occurrence, sa vertu se fût alarmée de tant penser à unétranger ; le prétexte de la reconnaissance maternelle luipermettait de nourrir une suprême illusion sur la nature de cesouvenir. Aussi ne s’était-ce le fait aucun scrupule, réinstallée àParis, de suivre le projet conçu dès le premier soir, quand lehasard les avait mises, elle et sa sœur, Mme de Méris, enprésence du commandant, sur le quai de la petite gare, et cesquatre mois avaient suffi pour que ce dessein, si vague d’abord, seprécisât dans des conditions qu’il serait fastidieux d’exposer endétail. Comment la délicate et charmante femme s’y était prise pouraguicher d’abord la curiosité d’Agathe ; – à quels sentimentsBrissonnet lui-même avait obéi en se présentant chez les Liébaut,dès son retour, puis en acceptant d’aller chez la jeune veuve plussouvent encore que chez Madeleine ; – quelles émotions,d’ordre très divers, avaient provoquées cette entrée du compagnonpréféré du colonel Marchand dans le petit monde du médecin et de sabelle-sœur, ces éléments de ce romanesque épisode se découvrirontassez dans les quelques scènes qui en marquèrent le dénouement.L’histoire de presque tous les amours ne tient-elle pas toutentière dans le récit de leurs débuts et celui de leur fin ?Que le lecteur et la lectrice veuillent donc bien se reporter aucrayonnage qui a servi de frontispice paisible à ce douloureuxrécit. Qu’ils imaginent les deux promeneuses de la station deRagatz assises maintenant l’une en face de l’autre, après cesquatre mois, au coin d’un des premiers feux de l’année, par uneaprès-midi de novembre, dans le petit salon de l’hôtel que ledocteur Liébaut s’est fait construire rue Spontini. Un ciel gristendu de nuages où il flottait déjà de la neige comme suspendue,attristait les hauts carreaux de la fenêtre, voilée dans sa partiebasse par des rideaux faits de carrés en filet, où la joliefantaisie de Madeleine avait copié des dessins gothiques : unelicorne, une dame sur sa haquenée, une Mort montrant à une autredame un miroir, une Fortune debout sur sa roue. Tout dans cetasile, ménagé à côté du grand salon réservé aux attentes desconsultations, révélait le goût fin de la jeune femme. Une harmoniedouce d’anciennes étoffes augmentait l’intimité de cette pièce. Lesportraits, suspendus aux murs ou posés sur les tables, l’abondancedes livres placés à la portée de la main, le bureau aménagé pourécrire à l’abri de son paravent, les bibelots partout épars, lesfleurs groupées dans leurs vases lui donnaient cette physionomied’une chambre très habitée, ce je ne sais quoi de très personnelqui ne s’oublie pas plus que l’expression d’un visage. L’artisanede cet « arrangement », comme eût dit Whistler, « enrose pâle et en bleu passé, en rouge mort et en vert éteint »,se tenait en ce moment allongée plutôt qu’assise dans un desfauteuils. Elle était vêtue d’une robe faite pour la chambre, – uneespèce de tea-gown de souple soie mauve et de dentelles.Elle avait bien toujours les masses épaisses de ses cheveux blondsà reflets châtains, la même grâce accorte et souple dans sa beauté,les mêmes yeux bleus dont le regard se posait comme une caresse.Mais ses joues s’étaient un peu creusées, son teint s’était pâli,une nervosité frémissait dans son sourire, la ligne de son corpss’était amincie, comme fondue, et ses prunelles n’avaient plus latransparence gaie d’autrefois. Une pensée se cachait dans leurarrière-fond, qui devait être douloureuse, à en juger par lalassitude dont tout l’être de cette femme paraissait touché.Mme de Méris, elle, avait changé aussi. Elle continuait àressembler à sa cadette, de cette étonnante ressemblance queMadeleine avait escomptée autrefois quand elle projetait dedétourner sur sa sosie le sentiment naissant de son admirateur deRagatz. La nuance identique de leurs chevelures, la couleur toutepareille de leurs yeux, l’analogie frappante de leurs traits leseussent fait toujours prendre l’une pour l’autre. Seulement l’aînées’était, depuis cette saison déjà lointaine, animée, éveillée,comme vitalisée. Elle n’avait plus cette moue boudeuse etmécontente de la femme aigrie et qui va vieillir, sans s’intéresserà rien qu’aux rancunes de son amour-propre froissé. Des impressionstrès fortes et d’une nature bien différente les avaientcertainement atteintes l’une et l’autre, dans cet intervalle.Madeleine – la chose était trop visible, quand on la connaissaitvraiment, – luttait contre ces impressions, quelles qu’ellesfussent. Elle les subissait sans se les permettre, au lieu que sasœur Agathe s’y abandonnait complaisamment, et avec ivresse. L’uneavait l’aspect d’une femme dont le cœur s’est laissé surprendre parun sentiment qu’elle repousse, l’autre au contraire portait surelle tout l’orgueil, toute l’audace d’une passion avouée.N’était-elle pas libre de caresser, sans cesser de s’estimer, desespérances que la mère de Charlotte n’aurait pu même concevoir,sans se mépriser ? Il y avait entre elles encore unedifférence. Dès qu’elle avait commencé à éprouver cette passion,Mme de Méris l’avait déclarée à sa sœur. Elle lui avaitd’autant moins épargné ces confidences que l’objet de cet amour,soudain grandi dans le cœur de la jeune veuve, était – on l’a tropcompris – précisément celui dont Madeleine lui avait dit :« Je t’ai trouvé ce mari que tu m’as permis de techercher, » le commandant Brissonnet. Mme Liébaut, aucontraire, avait déployé toute son énergie à cacher jusqu’aux pluspetits signes du trouble dont elle était possédée. On a comprispourquoi encore. Une très honnête femme, – et elle l’était dans leplein sens de ce beau mot, où se résument les vertus qu’un hommesouhaite à sa mère, à sa sœur, à son épouse, à sa fille, à tout cequ’il aime, à tout ce qu’il respecte, – une très honnête femme separdonne malaisément ces manquements si involontaires à la fidélitéconjugale : les rêves contre lesquels on se débat, – maiscomme ils reviennent ! – les nostalgies auxquelles on ne veutpas céder, – mais elles n’en sont pas moins là ! – lefrémissement de l’âme dans une certaine présence, la mélancoliedans une certaine absence. Madeleine était rentrée de Ragatz sansse rendre compte qu’elle ne s’intéressait pas à Brissonnetuniquement comme à un héros malheureux, comme au sauveur de safille, comme au mari possible de sa sœur. Elle savait maintenant levéritable nom de cette sympathie à la rapidité de laquelle elleavait trouvé tant de prétextes, et cette évidence la consumait detant de honte qu’elle serait morte plutôt que de la confesser, mêmeà son aînée, – surtout à son aînée. Elle, la femme de ce mari siloyal, si dévoué qu’était Liébaut, elle la mère de cette adorablepetite fille qu’était Charlotte, elle aimait quelqu’un … Et cequelqu’un, – par bonheur il ne soupçonnerait jamais le sentimentqu’il inspirait, – c’était la personne qu’elle avait introduiteelle-même dans la vie de sa sœur ! Que de fois, depuis cesdernières semaines, la malheureuse avait tremblé qu’Agathe ne vîntlui dire : « Il m’a demandée en mariage, et j’ai ditoui ! » Elle avait beau, de toute la force de sonhonneur, s’interdire de penser à cet homme qui ne devait rien être,qui n’était rien pour elle, une irrésistible et constante anxiétéla contraignait sans cesse, à toute occasion, de se demander cequ’il sentait lui-même, quelle énigme cachait cette assiduitéégalement répartie entre les deux sœurs, également respectueuse.Car l’officier d’Afrique avait agi comme si, au lieu d’être habituéà la stratégie de la brousse, il avait passé sa jeunesse à étudierles manœuvres sur l’antique carte du Tendre. Il avait laissé planerl’équivoque sur ses vrais sentiments. Laquelle aimait-il, deMadeleine ou d’Agathe ? Quand Mme Liébaut pensait, àquelque indice, que c’était elle, un délire la saisissait et unremords, une joie criminelle et une épouvante. Pensait-elle qu’ilaimait Agathe ? Elle se contraignait à se dire qu’elle devaits’en réjouir avec tout ce qu’elle avait d’affection tendre pour sasœur, et c’était alors en elle une souffrance aiguë qui lui faisaitmal, à croire que sa vie allait s’arrêter. Si elle s’affaissait,toute frémissante, toute pâle, les yeux si brillants, dans lefauteuil, au coin du feu, par cette après-midi de novembre, c’estque Mme de Méris était arrivée pendant une autre visite,celle de notre ancienne connaissance le baron Favelles, et dupremier coup d’œil Madeleine avait discerné dans son aînée uneagitation dont elle allait savoir la cause, maintenant que lepauvre baron était parti sur une anecdote dont il avait en vainescompté l’effet : – « Je m’en vais, » avait-il dit,« pour ne pas m’attirer le même mot qu’un jeune diplomatefrançais invité à Osborne, du vivant de la feue reine Victoria…Notre compatriote était très gai. Il raconte après dîner unehistoire qu’il croit très drôle. Silence de tout le salon… Onattendait, pour rire, l’appréciation de Sa Majesté, qui laissetomber, après une mortelle minute, ces simples paroles :We are not amused. Nous ne sommes pas amusés. »

– « Enfin ! » dit Madeleine,quand la silhouette cocasse du Vieux Beau eut disparu derrière laporte refermée sous sa tapisserie… « Je croyais qu’il ne s’enirait jamais ! Je m’en veux de n’avoir pas plus de patience,car vraiment il m’a donné cet été de vraies preuvesd’amitié… »

– « Je t’avais prévenue à Ragatz, »répondit Agathe. « Tu vas m’accuser d’avoir l’esprit decontradiction, » continua-t-elle, « je le trouve moinsennuyeux ici que là-bas… Et puis il t’a présenté qui tusais… »

Elle souriait en prononçant ces mots quifirent passer une ombre plus épaisse dans les prunelles de l’autre.Ils soulignaient – naïvement, car Mme de Méris n’y avaitpas entendu malice, – l’actuelle position des deux sœurs. Le motifqui rendait Agathe plus facile à vivre, moins rênée, moins nerveuseétait précisément celui qui expliquait le changement d’humeur deMme Liébaut. Comme celle-ci connaissait ce motif, et quecelle-là l’ignorait encore, tout entretien entre elles devenaitl’occasion de malentendus inintelligibles à l’aînée etdouloureusement sentis par la cadette. Agathe ne devina pas lepetit battement de cœur que sa simple réponse avait infligé àMadeleine, ni l’émotion avec laquelle sa secrète rivale luidemandait, prenant texte de cette allusion au commun objet de leurspensées :

Vérifier rênée avec Walter.

– « Il n’y a rien de nouveau de cecôté-là ? Il m’a semblé, quand tu es entrée, que tu étaistoute contrariée de ne pas me trouver seule… »

– « Un peu, » dit Agathe,« mais puisque Favelles a compris et qu’il est parti, tout estbien… Tu ne t’es pas trompée d’ailleurs. C’est vrai que j’ai ungrand service à te demander, » reprit-elle après une pausedurant laquelle une agitation singulière parut la dominer.« J’ai bien hésité, il s’agit d’une démarche si en dehors detoutes les habitudes !… Mais je crois que tu jugeras commemoi : elle est devenue nécessaire… »

– « Tu sais bien que je suis toujours làpour t’aider, ma grande, répondit Madeleine, qui prit la main deson aînée et la serra. Sa main à elle était si brûlante qu’Agatheperçut la chaleur à travers son gant.

– « Tu as la fièvre ?… »dit-elle. « Tu n’es pas bien ?… »

– « Moi ? » fit Madeleine.« Quelle idée !… Je suis un peu fatiguée parce que j’aicommis l’imprudence, ne dormant pas, de lire une partie de la nuit.Ce ne sera rien… » ajouta-t-elle, en rougissant un peu. Depuisces dernières semaines, il était arrivé souvent queMme de Méris l’avait regardée avec des yeux inquisiteurs,comme étonnée de l’altération de ses traits. Mais si la jeune veuveavait nourri même la plus vague idée qu’il y eût à cet évidentmalaise de sa sœur une autre cause que la lassitude physique – etquelle cause ! – aurait-elle prononcé si librement le nom quiallait lui venir aux lèvres tout de suite ?

– « Je préviendrai Liébaut, qui tegrondera… » dit-elle. Puis, reprenant sa confidence. « Tuas deviné qu’il s’agit de Brissonnet… Je devais passer la soiréehier au Théâtre-Français. Tu te souviens, j’en avais parlé à cinqheures, ici, au thé, devant lui. À peine entrée dans ma loge, et aupremier coup d’œil que je jette sur la salle, qui aperçois-je,assis à l’un des fauteuils d’orchestre, et avec un air d’être àmille lieues du spectacle ?… Notrecommandant !… »

– « Il peut avoir eu simplement la mêmefantaisie que toi, » répondit Madeleine, « celled’entendre une pièce dont tout le monde parle… »

– « Il est un peu trop coutumier dufait, » reprit Agathe : « À l’Opéra, vendredidernier, ç’a été la même histoire ; la même histoire auVaudeville, lundi. Si seulement il montait me rendre visite dans maloge, comme il serait naturel, on ne le remarquerait pas… Mais ildemeure là, immobile, à sa place, et quand il croit ne pas êtreobservé, il me regarde, avec sa lorgnette encore,indéfiniment… »

– « C’est la preuve que tul’intimides, » répondit Madeleine. Elle s’était penchée ducôté du feu, tandis que sa sœur lui racontait l’incident de laveille, commentaire trop significatif aux incidents des troisautres jours. Qu’avait-elle rêvé à Ragatz, sinon que le jeune hommese laissât prendre, faute d’espérance de son côté, au charme de sapseudo-jumelle ? Par quel illogique et coupable détour de sasensibilité chaque preuve nouvelle de cet intérêt de l’officierpour Mme de Méris lui faisait-il mal, si mal ? –Mais la charmante et courageuse femme n’admettait pas cettesouffrance, et, encore cette fois, elle eut l’énergied’ajouter : – « Oui, que tu l’intimides et qu’ilt’aime… »

– « Qu’il m’aime ?… » Agatheavait hoché la tête en répétant ces deux derniers mots avec unaccent où passait un doute. « Mais, s’il m’aimait, »insista-t-elle, « ne se dirait-il pas que son attitude est denature à le faire remarquer, et, par suite, à me faireremarquer ? Ne se rendrait-il pas compte qu’elle peutprovoquer, qu’elle provoque des commentaires ?… C’estjustement de cela que je viens te parler. J’avais dans ma loge,hier, Mme Éthorel. Tu sais comme elle est malveillante. Ellene pardonne à personne ses soi-disant quarante ans, qu’elle adepuis tantôt dix années !… – « C’est bien le commandantBrissonnet qui est là au cinquième rang del’orchestre ?… » me demande-t-elle tout d’un coup. –« Mais oui… » répondis-je en faisant semblant de nel’avoir vu que sur cette indication. – « Vous le connaissezbeaucoup, je crois ? » continua-t-elle. – « Il a étéprésenté à ma sœur aux eaux, » dis-je, « et je l’airencontré chez elle. » – « Ah ! »répliqua-t-elle simplement. Puis après un silence :– » Vous savez que je vous aime, ma chère Agathe,permettez-moi de vous donner un conseil. Tenez ce monsieur un peu àdistance. Il appartient à ce que j ‘appelle les amoureux del’espèce voyante. » – « Que voulez-vous dire parlà ? » insistai-je à mon tour. – « Rien que ce queje dis, répliqua-t-elle. « Tenez-le à distance… » Desphrases de ce ton, dans cette bouche, tu sais aussi bien que moi cequ’elles signifient : le nom de Brissonnet a été prononcé àpropos de moi, ou va l’être. On jase, ou l’on va jaser… »

– « Mme Éthorel est une méchantefemme, voilà tout, » répondit Madeleine, « et tu ne peuxrendre le commandant responsable des vilains propos d’une vieillecoquette, aigrie contre les sentiments qu’elle n’inspireplus. »

– « Je ne le rends responsable de rien,comprends-moi, » dit Agathe. « Nous avons toujours su, enle recevant, toi et moi, qu’il n’était pas du monde. Il n’en a pasles égoïsmes. Il n’en a pas non plus les prudences. Ce n’est pas enAfrique qu’il a pu acquérir la triste expérience des méchancetés desalon. Mais, avoue que tu serais la première à me blâmer si, moiqui l’ai, cette expérience, je laissais se prolonger une situationqui risque de me compromettre d’abord, et, puis… » Elle eut unpetit tremblement dans la voix, qui n’était pas joué, « etpuis, » répéta-t-elle, « qui me fait souffrir. »

– « Tu as donc changé de sentimentsdepuis ces derniers jours ? » interrogeaMme Liébaut. « Oui, » insista-t-elle, « si tul’aimes comme tu me l’as dit, peux-tu souffrir de constater qu’ilt’aime aussi ? Et il t’aime. Je te le répète, sa conduite estinexplicable autrement. »

– « Et trouves-tu explicable, s’ilm’aime, » reprit vivement la veuve, « qu’il n’essaiejamais de me parler plus intimement, de se rapprocher demoi ?… Quand nous nous rencontrons au théâtre, tu sais sonattitude. Quand il vient en visite à la maison, s’il me trouveseule, il reste à peine vingt minutes, et c’est de sa part uneffort pour soutenir la plus banale conversation qui contraste partrop avec d’autres circonstances où nous l’avons vu, toi et moi, sivif d’esprit, si prompt à la repartie, si brillant enfin.Arrive-t-il quand il y a déjà quelque personne ? On diraitqu’il en est heureux. Il reste là, s’il le peut, jusqu’à ce que levisiteur parte. Le plus souvent il s’en va avec lui… Je ne suis pasune de ces sottes qui s’imaginent, dès qu’un homme les regarded’une certaine manière, qu’elles ont inspiré la grande passion. Jene suis pas non plus de ces fausses modestes qui nient d’êtreaimées contre l’évidence. J’admets que M. Brissonnet a desfaçons d’agir qui laisseraient croire qu’il est épris de moi, maisj’affirme qu’il en a d’autres qui démentent totalement cettepremière hypothèse. Et voici pour moi la pierre de touche :oui ou non, suis-je libre ? Que l’on hésite à se déclarerquand on s’est attaché à une femme que l’on ne peut pas épouser,c’est très naturel. Mais quand on aime une veuve, qui n’a aucuneraison de ne pas désirer refaire sa vie, et quand elle nous montrela sympathie que je lui montre, il n’y a pas de timidité quitienne… Ou bien on lui demande sa main, ou bien l’on s’ouvre àquelqu’un, on tâte le terrain, avant de hasarder la démarchedéfinitive. Il a Favelles. Il a mieux que Favelles… Qui ? Maistoi-même. N’es-tu pas la confidente désignée pour un pareilmessage ? Or, a-t-il parlé à Favelles ? Non… T’a-t-ilparlé ? Non encore… Que veux-tu que jeconclue ? »

– Qu’il te trouve peut-être trop riche pourlui, répondit Madeleine, tout simplement. Ce scrupule seraitpourtant bien dans son caractère… »

– « Il ne se serait pas laissé aller ànous fréquenter, dans ce cas, » interrompit Agathe en secouantla tête, « Il a toujours su que j’avais de la fortune, et celan’a pas été une objection pour son orgueil. Il a cru, et il a eutrès raison, qu’en recevant un homme de sa valeur, nous étions sesobligées. Et, pour ma part, j’ai toujours cru que je l’étais. J’aitoujours agi vis-à-vis de lui en conséquence. Il est assezintelligent pour s’en être aperçu et en avoir tiré des conclusionstoutes contraires à celles que tu supposes… D’ailleurs, »ajouta-t-elle après un silence, « je ne suis pas de ton avissur la manière dont un grand cœur juge les différences de fortuneentre êtres qui s’aiment, et, si tu réfléchis, tu te rangerastoi-même au mien. S’il y a une réelle bassesse d’âme dans lemélange de sentiment joué et de calcul réel, d’apparente passion etde plat intérêt que représente un mariage d’argent, il y a aussiune certaine mesquinerie de nature dans un scrupule tel que celuidont tu parles. Un héros, et Louis Brissonnet a l’âme d’un héros,ne pense pas aux questions de dot quand il s’agit d’une passionvraie. Il les ignore, ce qui est la seule manière d’aimerréellement… Non. S’il ne se déclare pas, c’est qu’il y a autrechose. »

– « Mais quoi ? » fit Madeleinequi se sentit rougir. Elle aussi, elle avait souvent entrevu unmystère dans les contradictions de certaines attitudes chez cethomme qui exerçait un tel prestige sur sa pensée. Agathe parlait deregards fixés sur elle, mais quand Mme de Méris n’étaitpas là, Madeleine avait, elle aussi, surpris d’autres regards quilui avaient infligé cet irrésistible et profond tressaillement dela femme qui aime et qui se dit « Je suis aimée !… »Ces impressions avaient été si fugaces, si rapides, la réserve oùs’enveloppait Brissonnet vis-à-vis d’elle était si respectueuse, siindifférente, il lui avait paru si évidemment occupé de sa sœurqu’elle s’était chaque fois répondu à elle-même :« Quelle folie !… Je rêve !… » Encoremaintenant, elle se refusa à écouter la réponse que la plus secrètevoix de son cœur faisait à sa propre question, et elle écoutaitAgathe continuer.

– « Quoi ?… Je ne sais pas. Il y ades moments où je me demande s’il n’est pas engagé dans une liaisonqu’il n’ose pas briser. Je ne m’en indignerais point. Il était siseul, si malheureux, quand il est revenu d’Afrique. Il a purencontrer une femme qui est entrée dans sa vie, pas assez pourqu’il consente à l’épouser, assez pour qu’il se considère commeengagé… Quoi qu’il en soit, cette incertitude ne peut durer, et leservice que je viens te demander, c’est tout bonnement de m’aider àen sortir. »

– « Moi ? » s’écriaMme Liébaut, avec une émotion qu’elle n’arriva pas àdissimuler, et, allant au-devant de la prière que se préparait àformuler l’autre : « Tu voudrais que je m’interpose entrevous ?… Mais comment pourrais-je ? »

– « Tu n’as pas tout à fait deviné mapensée, » répondit Agathe, « Il ne s’agit pas d’unmessage de moi à lui. Tu es ma sœur. C’est toi qui as connuM. Brissonnet la première et qui me l’as fait connaître.Imagine que tu aies appris, par quelqu’un qui ne soit pas moi, lamalveillante remarque de Mme Éthorel. Ne serait-il pas naturelque tu t’inquiétasses ? N’est-il pas naturel d’autre partqu’estimant le commandant comme tu l’estimes, tu le jugesabsolument incapable de faire quoi que ce soit qui compromette unefemme, à moins qu’il ne s’en rende pas compte ?… Je tedemande, ma chère Madeleine, d’agir comme tu agirais de toi-même siles conditions étaient celles que je viens de dire. Hésiterais-tu àfaire venir M. Brissonnet et à causer avec lui pour l’avertirdes commentaires de certains de nos amis ? La conclusion d’unpareil entretien n’est pas douteuse : ou bien il ne m’aimepas, et alors il s’excusera et nous ne le reverrons plus. Ou bienil m’aime, et alors, dans son trouble, il te découvrira sonsentiment, il voudra savoir ce qu’il peut espérer… Fine comme je teconnais, il te dira tout… Ah ! ma petite Made, tu ne merefuseras pas cela. C’est toi qui as voulu que je le connusse, toiqui m’as tentée. Sans toi, je n’aurais jamais pensé à recommencerma vie. J’étais si résolue à rester libre ! Tu as vaincu messcrupules. Tu m’as fait accepter cette idée d’un second mariage. Tume dois de m’aider… Je comprends que c’est bien délicat, bienintimidant… Mais qui peut toucher cette question avec lui, si cen’est pas toi ? Et il faut qu’elle soit touchée. Encore uncoup, je souffre trop de cette incertitude. Ma réputation, c’estbeaucoup. Il y a quelque chose qui m’importe encore plus que maréputation, c’est mon cœur. Il n’est pas assez pris pour que jen’aie pas encore la force de renoncer à ce rêve, s’il m’estdémontré que ce n’est qu’un rêve. Mais il faut que je sache. Il lefaut… »

Elle avait parlé avec une passion grandissantequi prouvait combien elle avait changé depuis ces instants où elleaffirmait, sur le quai de la gare de Ragatz, son intention d’unéternel veuvage. Elle disait alors : « Mon existence esttelle que je l’ai voulue, et sa fierté me suffit… » Et à cetteseconde même l’ironie du destin amenait dans cette petite garejustement celui devant qui cette fierté devait si vite plier. Uneautre personne avait changé davantage encore, c’était celle à quila jeune veuve, désireuse maintenant de redevenir une jeune femme,adressait ce pressant appel. À mesure que l’aînée avait précisé ledétail de la mission dont elle souhaitait de charger sa cadette, lecœur de celle-ci avait été agité d’une palpitation de plus en plusforte. L’entretien auquel la conviait Agathe s’était dessiné,devant son imagination, dans son intolérable détail. Elle s’étaitvue recevant celui qu’elle aimait, – car elle l’aimait, et combien,elle pouvait le constater à son trouble ! – Ce serait danscette même pièce. Il se tiendrait là, respirant, vivant, laregardant, la bouleversant, par sa seule présence et ne le sachantpas, ne devant jamais le savoir, puisqu’elle voulait continuer des’estimer, et rester vraiment fidèle à l’honnête homme dont elleportait le nom. Une autre fidélité, celle qu’elle avait vouée à sasœur, exigerait que Madeleine fît plus. Il lui faudrait provoquerchez son interlocuteur l’aveu de son amour pour une autre.L’entendrait-elle, aurait-elle la force de l’entendre dire :« J’aime Mme de Méris ? … » Si pourtantBrissonnet n’aimait pas Agathe ? Si une autre déclarationmontait aux lèvres de l’officier, obligé après cette démarche deMme Liébaut de cesser ses visites chez les deux sœurs et ne lesupportant pas, parce qu’en effet il aimait l’une d’elles, – maispas celle qu’il pouvait épouser ?… Que deviendrait la femmesecrètement éprise, s’il lui fallait entendre des mots dont laseule énonciation en sa présence était un crime contre la foijurée, contre ce foyer qui si longtemps lui avait suffi, auquelelle tenait toujours par tant de fibres, les meilleures, les plusprofondes de son être, par sa tendresse pour Charlotte et Georges,sa fille et son fils, – et aussi par son affection si réelle pourleur père ? N’était-ce pas déjà une félonie que d’éprouver,même pour la combattre, cette sympathie passionnée, et à l’égard dequi ?… Non. Madeleine ne pouvait pas transmettre le messageque sa sœur lui demandait. Un tel entretien était ou tropdouloureux ou trop dangereux. N’avait-elle pas, et le droit dedécliner cette souffrance, et l’obligation d’éviter ce péril ?Mais comment formuler ce refus dont la vraie raison devait être àtout prix cachée ? Hélas ! Quelles paroles pouvaient êtreplus dénonciatrices que la gêne avec laquelle elle réponditévasivement :

– « Tu n’aperçois pas un autre moyen pourte renseigner ?… Ne trouves-tu pas que celui-là risque d’allercontre ton propre désir ?… »

– « Pourquoi ? Je ne comprends pas,« interrogea Agathe.

– « Mais parce qu’aborder un pareilsujet, pour une personne qui te touche d’aussi près que moi, c’est,tout bonnement, offrir ta main… »

– « Et après ?… » réponditvivement Mme de Méris. « Oui, après ? Je n’aijamais compris que l’on eût de la vanité dans les choses del’amour. Si M. Brissonnet m’aime, je te répète, cette démarchelui ira droit au cœur, justement pour cela. S’il y trouve de quoise choquer, – c’est bien cela que tu crains ? – il ne m’aimepas… Je le saurai, je veux le savoir… Que peut-il arriver ?Qu’il raconte que j’ai voulu l’épouser et que c’est lui qui n’a pasvoulu ?… »

– « Lui, raconter cela ?… »protesta Madeleine. « Il en est incapable !… »

– « Hé bien, alors ? » repritAgathe… « Non, il n’y a pas d’autre moyen et tu ne merefuseras pas de lui parler… à moins qu’il n’y ait, à ce refus, uneraison que tu ne me dises pas… »

– « À toi ? » fitMme Liébaut… « Quelle raison veux-tu qu’il yait ?… » Sa sœur, qui la regardait fixement, put voir lesang affluer tout d’un coup à ses joues pâlies, puis se retirer etles laisser plus pâles encore, comme si le cœur de la jeune femmes’était contracté, sous cette question, dans un spasme trop fort.Ce n’était pas la première fois que l’aînée surprenait chez sacadette des signes de troubles intérieurs. Elle n’avait pas cherchéà se les expliquer. Ses idées toutes faites sur le caractère deMadeleine se mettaient entre elle et une observation directe, commeil arrive si souvent dans les rapports de famille. Pour la premièrefois, à cette minute, et dans un de ces accès de subite luciditéque la passion trouve à son service, par un instinct presqueanimal, un soupçon traversa son esprit. Ce ne fut qu’un éclair, et,aussitôt, elle rejeta la pensée qui venait de l’assaillir, non sansen garder comme un frisson, et elle répliqua :

– « Aucune, en effet, aucune… Tu m’asparu étrange tout à l’heure, alors… »

– « Alors ?… » insistaMadeleine.

– « Il n’y a plus d’alors, »répliqua Mme de Méris. « Mais, je t’en supplie,Madeleine, ne continue pas à me dire non. Je te le jure, » etsa voix se fit profonde, « ce serait un mauvais service à merendre… »

– « Je parlerai àM. Brissonnet, » répondit Madeleine, après un bien courtinstant d’une suprême lutte, durant lequel elle n’avait pu empêcherque ses paupières ne battissent nerveusement, que sa bouche netremblât. Épouvantée devant cette flamme de lucidité soudainallumée dans les prunelles d’Agathe, et devant la menace de sesdernières paroles, elle avait cru que cette immédiate soumissionrassurerait une défiance qui portait sa misère au comble. Elle nese doutait pas qu’elle venait au contraire d’accroître encore, chezcelle dont elle était la secrète et involontaire rivale, lasensation d’un mystère. Du moins une interrogation qui, en cemoment, lui eût été trop pénible, lui fut épargnée par un trèssimple hasard, la venue précisément de cette Mme Éthorel, dontla malveillante remarque, la veille, avait servi de prétexte à laprière d’Agathe. Celle-ci n’eut que le temps de dire à sa sœur,durant les deux minutes qui séparèrent l’entrée du domestiquedemandant si madame voulait recevoir, et l’entrée de lavisiteuse :

– « Tu lui parleras, maisquand ? »

– « Demain, » répondit Madeleine,« je vais lui écrire qu’il vienne à deux heures… »

– « Merci, » dit Agathe, et comme lebruit du pas de Mme Éthorel montant l’escalier se faisaitentendre : « Je vous laisserai seules. La Vieille Beautévient te raconter que je me compromets, tu verras… Va ; il estnécessaire d’en finir… »

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