Les Deux Soeurs

Chapitre 6CONTAGIONS DE JALOUSIE

 

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé et la« Vieille Beauté », comme la jeune veuve avait appelé lanouvelle venue avec l’insolence de ses trente ans, était en effetoccupée à rapporter perfidement à la sœur cadette les propos deleur monde sur la cour que l’officier faisait par trop ouvertementà la sœur aînée. L’indiscrète ne devinait pas quel retentissementchacune de ses paroles avait dans cette sensibilité si blessée.Mais qui devine les souffrances des autres, alors même que cesautres nous tiennent de tout près au cœur ? Crucifiée par lespropos de Mme Éthorel, si inconsidérés dans leur malveillance,Madeleine ne se doutait pas, elle non plus, qu’au même momentAgathe recevait des coups pareils, et de quelle main ! Elle eneût frémi d’épouvante jusque dans ses moelles.Mme de Méris avait fait comme elle avait dit. Elle avaitquitté la place presque aussitôt la visiteuse entrée, non sansavoir échangé avec elle toutes les chatteries de deux femmes de lamême société qui se sont vues la veille, qui se reverront demain etqui se câlinent l’une l’autre en se déchirant. D’ordinaire Agathen’attachait pas à ces petites simagrées de salon plus d’importancequ’elles ne méritent. Mais quand on vient de traverser certainssoupçons, on supporte plus difficilement la fausseté de cesprotestations pourtant très banales et au fond inoffensives,derrière lesquelles s’abritent les perfidies de société. L’évidenceque, sous les caressants papotages de deux amies qui se sourienttendrement, se cachent de jolies petites haines toutes prêtes àgriffer et à mordre – cette évidence dont on sourit comme d’unechose plutôt divertissante, aux heures d’indulgente observation, –apparaît soudain comme une chose affreuse, si un petit indice vousa dénoncé à l’improviste une trahison dans un être aimé. L’idéed’un universel mensonge autour de votre aveuglement vous faitfrémir. C’était cette impression qu’éprouvait Agathe, sans serendre encore bien compte du motif, en descendant l’escalier del’hôtel de sa sœur.

– « Comme on est trompée tout demême !… » se disait-elle. « Qui croirait à voircette femme m’embrasser, comme elle fait, chaque fois que nous nousrencontrons, qu’aussitôt la porte fermée elle me diffame ? …Dieu sait les insinuations auxquelles elle se livre en cet instant… Tant mieux d’ailleurs ! Elle me rend service. Madeleineconstatera que je n’ai pas exagéré. – Comme il est nécessairequ’elle parle à Louis, et vite !… » Elle appelaitBrissonnet de son prénom, quand elle évoquait son image, pour elleseule. « Il est extraordinaire qu’elle n’ait pas compris celatoute seule et depuis longtemps… Mais non. Elle a été bouleverséede ma demande. Pourquoi ?… Tout son sang n’a fait qu’un tour.J’ai cru qu’elle allait se trouver mal. Pourquoi ?… Est-ceque ?… » La réponse à cette question se formula soudaindans l’esprit de la sœur, si longtemps envieuse, avec une nettetéqui la fit se contracter tout entière. Elle ferma les yeux presqueconvulsivement en se disant « Non, non, » à voix haute.Puis, tout bas : « Non. Ce n’est pas possible. Madeleineaime son mari, et elle m’aime. Elle ne le trahirait pas, et moi,elle n’aurait jamais pensé à me présenter cet homme, avecl’intention déclarée de me le faire épouser, si elle avait pour luiun intérêt trop vif. Ce sont des chimères, de vilaines, de hideuseschimères. La vie est déjà si triste, on a si peu de vraisamis ! S’il fallait encore ne pas croire à une sœur pour quil’on a toujours été parfaitement bonne, ce serait trop dur… Non, Cen’est pas… Non. Non. »

Elle s’était surprise à prononcer de nouveaucette formule de dénégation à voix haute, tout en s’installant dansl’automobile électrique qui lui servait à Paris pour ses courses,et qu’elle avait laissée à la porte des Liébaut. Elle avait donnéau mécanicien l’adresse d’une de ses amies dont c’était le jour. Aulieu de descendre, quand la voiture s’arrêta, elle jeta unenouvelle adresse à l’homme, celle d’un magasin situé à une autreextrémité de Paris, où elle n’avait aucune espèce de besoin de serendre. La perspective de se mêler à une causerie d’indifférentslui avait paru insupportable. Son coupé allait, glissant d’unmouvement rapide et sans secousse, dans le crépuscule commençant decette fin d’après-midi de l’automne. Un brouillard s’était levé,presque jaunâtre, que les lanternes des voitures trouaient de leursfeux, fantastiquement, et en dépit du « non » prononcétout à l’heure avec tant d’énergie, Agathe de Méris se posait denouveau la question qui avait surgi devant sa pensée, cet :« Est-ce que ?… » énigmatique, qui enveloppait detrop douloureuses hypothèses. Elle osait maintenant les regarder enface et aller jusqu’au bout de leur logique : – « Est-ceque Madeleine aimerait Louis Brissonnet ? … Quand elle m’aécrit de Ragatz, pour me parler de leur rencontre, je me rappelle,j’ai été étonnée de son enthousiasme. J’ai expliqué cela par cettefacilité à l’engouement qu’elle a toujours eue. J’ai voulu y voirune preuve de plus que ce projet d’un second mariage pour moi luitenait vraiment au cœur. J’en ai souri et je lui en ai étéreconnaissante. Si je m’étais trompée pourtant ?… Non. Encorenon. Elle ne me l’aurait pas présenté… Puis-je supposer qu’ellel’ait fait uniquement pour s’assurer des facilités de lerevoir ?… Et pourquoi non ? Elle a toujours été sipersonnelle, si peu habituée à se contraindre ! Tout lui atoujours tant réussi !… Ce serait un infâme procédé… Allonsdonc ! Une femme qui aime hésite-t-elle sur lesprocédés ? Madeleine aura spéculé sur cette froideur qu’ellem’a si souvent reprochée. Ma froideur ! Parce que je n’étalepas mes sentiments comme elle ! Ç’aura été son excuse à sespropres yeux. Elle se sera dit : ma sœur n’aimera jamais cethomme, je ne lui ferai donc aucun tort, et moi, elle me servira deparavent… Je crois que je deviens folle. Ce serait admettre qu’elletrahit son mari… Et ce n’est pas ! Ce n’estpas ! »

Comme on voit, ce petit monologuesous-entendait de singulières sévérités de jugement envers latendre et pure Madeleine, et de bien imméritées, de bien gratuitesaussi. Le principe de cette injustice était dans la secrète etconstante malveillance, nourrie si longtemps par l’aînée des deuxsœurs contre la cadette. Souffrir, comme Agathe avait fait, pendantdes jours et des jours, du bonheur d’une autre, c’estnécessairement se former des idées inexactes sur le caractère decette autre. Elle avait trop souvent critiqué les manières d’êtrede Madeleine, et avec trop d’acrimonie, pour n’avoir pas perdu lesens exact de cette exquise nature. Rien de plus fréquent,insistons-y, que ces erreurs d’optique entre personnes qui sevoient sans cesse et ne connaissent d’elles que des images fausses.Ces méconnaissances sont à l’origine de presque toutes lestragédies de famille, autant que les discussions d’intérêt. Que defois nous nous étonnons de constater que les qualités les plusévidentes d’un fils sont ignorées par ses parents, qu’un frère nediscerne pas chez un frère une valeur qui éclate aux yeux dupremier venu ! Depuis des années, Mme de Méris avaitété, dans maintes circonstances, dominée à l’égard de sa sœur parcette illusion à rebours, mais jamais comme à cet instant.L’automobile continuait d’aller, l’arrêtant ici, l’arrêtant là,devant une boutique, devant une autre. En proie à cette fièvre oùl’on ne peut supporter ni la solitude, ni la compagnie, Agathemultipliait les courses inutiles, – en vain. Elle n’échappait pas àla jalousie qui la mordait au cœur aussitôt qu’elle se remettait entête à tête avec ses pensées.

– « Ce n’est pas ?… »reprenait-elle. « Et pourquoi cela ne serait-il pas ?…N’apprend-on point tous les jours, par un scandale absolumentinattendu, des secrets que l’on n’aurait pas même imaginés commepossibles dans certaines existences ? Tromper, c’est jouer lacomédie, c’est feindre un personnage que l’on n’est pas… Et puis,Liébaut est un excellent, un brave garçon, mais qu’il estcommun ! Qu’il est lourd ! Si un homme réalise le type dumari trahi, c’est bien lui… La rancune de la veuve pour le mariageheureux de sa sœur ne la rendait pas d’habitude très indulgentepour son beau-frère le médecin. Elle la retrouvait, cette rancune,au service de ses iniques soupçons : « Mais, pour queMadeleine le trahît, il faudrait qu’elle eût Brissonnet pourcomplice… Pour complice ? Alors, les attitudes de Louis avecmoi, ses regards, ses silences, où j ‘ai cru deviner tantd’émotions cachées, seraient autant de mensonges ! Non, je neveux pas croire de lui cette infamie. Je ne le veux pas… Aucontraire, s’il a deviné que Madeleine l’aime, tandis que lui nel’aime pas, cette idée ne suffit-elle pas à expliquer qu’il n’osepas se déclarer ?… Oui. La voilà, la vérité… C’est la raisonpour laquelle Madeleine a tant changé depuis ces dernièressemaines. Elle voit que Louis m’aime, et elle, elle aime Louis.C’est la raison pour laquelle il se tait. Il ignore tout de messentiments. Elle lui a laissé voir tout des siens… Il a pitiéd’elle, et sans doute aussi, il pense que s’il me demande ma main,elle se jettera en travers… Et moi qui me suis confiée à elle, moiqui l’ai chargée de ce message !… C’est préférable ainsi. Jesaurai à quoi m’en tenir. Ah ! S’il m’aime, je ne me laisseraipas prendre mon bonheur. Et il m’aime ! il m’aime !…

La jeune femme s’était répété ce motpassionnément, afin d’en redoubler l’évidence. Son âme tourmentées’y était fixée, comme à un point solide, où trouver un appui et dela force, quand après deux heures de ces méditationscontradictoires, où tour à tour elle avait incriminé et innocentésa sœur, l’automobile s’arrêta enfin à l’entrée de la maisonqu’elle habitait. C’était une grande bâtisse palatiale, pouremployer le vocabulaire barbare d’aujourd’hui, à l’angle del’avenue des Champs-Élysées et d’une des rues qui la coupent.Mme de Méris occupait dans ce caravansérail un vasteappartement d’une installation intensément moderne, – un peu paresprit d’opposition au petit hôtel intime de Madeleine. Elledemeura étonnée de voir stationner devant sa porte un coupé àcaisson jaune attelé de deux petits chevaux, l’un blanc et l’autrenoir. Elle reconnaissait la voiture de louage dont son beau-frèrese servait pour ses visites :

– « Tiens, » se dit-elle,« Liébaut a un malade dans ma maison ? » Puisaussitôt : « À moins qu’il ne soit chez moi… Chezmoi ? Pour quel motif, lui qui ne vient pas me voir deux foispar an ?… » Après ses réflexions de tout à l’heure, uneexplication de cette visite irrégulière s’offrit à elle, qui luifit battre le cœur, tandis que l’ascenseur, trop lent à son gré,l’emportait vers son troisième étage : « Se douterait-ilde quelque chose ?… Mais de quoi ?… »

Le médecin était chez sa belle-sœur en effet.Il l’attendait dans une espèce de boudoir dont le seul aspectfaisait un contraste significatif avec le coin si privé, siindividuel, où, deux heures auparavant, Madeleine recevait Agathe.Ce petit salon de l’aînée aurait suffi à dénoncer les côtés tendus,guindés, et pour tout dire, prétentieux de sa nature. Cette pièce,où elle se tenait cependant beaucoup, avait l’impersonnalité d’undécor. Mme de Métis avait essayé d’en faire une copie,strictement classique, d’une chambre du dix-huitième siècle. Elleavait obtenu un ensemble si visiblement composé qu’il en étaitfroid, artificiel, et surtout, ce n’était pas son salon. Sa grâceun peu raide y était trop déplacée, et non moins déplacée à cetteminute la physionomie du docteur François Liébaut, qui,professionnellement vêtu de la redingote noire, allait et venaitparmi ces étoffes et ces meubles clairs. C’était, on l’a déjà dit,un homme de quarante et quelques années, vieilli avant l’âge. Ilavait trop peiné, dans ces conditions de détestable hygiène oùvivent nécessairement les médecins lorsqu’ils cumulent les labeursde la clientèle et des recherches personnelles. Son teint brouilléoù dominaient les nuances jaunes révélait la funeste habitude desrepas pris vite et irrégulièrement entre deux consultations. Satête penchée en avant racontait une autre habitude, et non moinsfuneste, celle des longues séances à son bureau le soir, quand, lajournée du praticien à peine finie, celle du savant commençait. Lespersonnes qui s’intéressent à cet ordre de questions connaissentson beau traité des Cachexies, où se trouvent exposées desthéories neuves, notamment sur ces deux redoutables maladies descapsules surrénales et du corps thyroïde qui conservent une gloirefunèbre aux noms d’Addison, de Basedow et de Graves. Le caractèretrès spécial des études du mari de Madeleine suffit à expliquercomment la jeune femme, toute intelligente et toute dévouée qu’ellefût, n’avait pu s’y intéresser véritablement. Elle avait beau êtreune créature très délicate, très souple, et, par conséquent, trèsdisposée à modeler ses goûts sur ceux de l’homme distingué qu’elleavait épousé, son imagination avait été incapable de le suivre dansdes analyses si austères, si répugnantes par certains points unesensibilité neuve et fine. Elle avait vu travailler François enl’admirant de son inlassable patience. Elle avait aussi admiré sondévouement envers ses malades, les noblesses de sondésintéressement, mais tout le domaine technique où son mari vivaiten pensée lui était resté fermé, et depuis quelque temps hostile.C’est le danger qui menace les ménages des hommes trop profondémentenfoncés dans des recherches d’un ordre trop abstrait. Quand ilsont épousé une femme très simple, elle se résigne à jouer auprèsd’eux le rôle de la Marthe de l’Écriture : « Elle allaits’empressant aux divers soins du service. » Mais il arrive quecette Marthe, une fois sa besogne finie, voudrait devenir Marie,celle qui « s’asseyait aux pieds du Seigneur, pour écouter saparole » et qu’elle est malheureuse de ne le pouvoirpas ! Plus simplement et sans métaphores, Madeleine Liébautétait de celles qui, pour être tout à fait heureuses dans lemariage, ont le besoin d’une union absolue, totale, des cœurs etaussi des esprits. Faute de cette union, inconciliable avec unpareil métier et de pareilles recherches, elle s’était très tôtsentie un peu solitaire, même entre ses deux enfants, et auprès dece compagnon qui dépensait toute son intelligence à écrire despages emplies de ces « cas » abominables, enchantementdes cliniciens. Quelques-uns de ces « cas » étaientquelque chose de plus pour la mère. On se rappelle que sa petitefille avait souffert, à la suite de rhumatismes, d’une légèreatteinte de chorée, guérie par les eaux de Ragatz. Or, un deschapitres du grand ouvrage de son mari portait ce titre dont leseul énoncé poursuivait Madeleine d’une cruelle menace : Desrapports de la Chorée et de la maladie de Basedow. Elle avaitcherché ces pages dans la bibliothèque du médecin, poussée parcette torturante curiosité du pronostic que connaissent trop tousceux qui ont vu souffrir un être aimé sans bien comprendre son mal.Les sentiments de la mère à l’égard de la Science de son mariétaient depuis lors très complexes : elle éprouvait unereconnaissance anticipée pour l’habileté avec laquelle le médecinsoignerait leur fille si jamais ce funeste présage se réalisait.Elle en voulait à cette Science du frisson où une pareilleappréhension la jetait. C’étaient ces impressions qui l’avaientpréparée, inconsciemment, à subir la nostalgie d’une autreexistence, auprès d’un autre homme. La rencontre aux eaux avecl’héroïque officier d’Afrique avait soudain donné une forme à sesrêves. Elle s’était juré que personne au monde ne devineraitl’éveil en elle d’un émoi qui faisait horreur à ses scrupules.Hélas ! Elle avait été devinée par celui à qui elle aurait leplus passionnément désiré cacher la blessure soudain ouverte auplus secret de son cœur, François Liébaut lui-même, et le marimalheureux allait initier à sa découverte cette sœur dont laperspicacité jalouse avait déjà tant effrayé Agathe.

Quand Agathe entra dans le salon, son premierregard lui apprit ce qu’elle avait pressenti : la visite deson beau-frère annonçait un événement extraordinaire. Lequel ?Le visage du médecin, grave d’habitude, mais d’une gravitédistraite et vague, celle de l’homme qui suit ses idées, étaitcomme tendu, comme contracté par un rongement de soucis. En mêmetemps, l’émotion de l’entretien qu’il se préparait à provoquer avecla sœur de sa femme lui donnait une inquiétude dont la fièvre sereconnaissait à ses moindres mouvements. Ses doigts se crispaientsur le dos des meubles, autour des bibelots qu’il prenait etreposait sans les voir. Ses paupières battaient sur ses yeux, quin’osèrent pas d’abord se fixer sur son interlocutrice. Laconversation à peine engagée, ce fut au contraire, de sa part,cette ardente, cette prenante inquisition des prunelles, qui neveulent pas laisser échapper le plus petit signe, dans leur aviditéde savoir… De savoir ? Mais quoi ? Obsédée elle-même parles pensées que l’entrevue de cette après-midi lui avait infligées,comment Agathe n’eût-elle pas aussitôt soupçonné la vérité ?Son beau-frère était venu chez elle, avec le projet de lui parlerdes relations de Madeleine et de Brissonnet. Pour lui non plus, cesrelations n’étaient donc pas claires ?… La curiositéd’apprendre si elle avait deviné juste, était si forte aussi chezla jeune veuve qu’elle se sentit trembler, et, dans l’incapacité decacher son énervement, elle feignit une inquiétude bien différentede celle qui la poignait réellement :

– Comme vous semblez troublé, François… » demanda-t-elle en allant droit à lui, et lui prenant lamain : « Qu’y a-t-il ?… Ma sœur n’est pas plussouffrante ?… Je l’ai quittée un peu fatiguée… Ce n’est pascela ? Non… Il n’est rien arrivé à Georges et à Charlotte, aumoins ? Mais parlez, parlez… »

– « Calmez-vous, ma chère Agathe, »dit Liébaut. L’instinct du métier venait de lui faire prendre, àlui, si profondément remué de son côté, le ton qu’il aurait eu auchevet d’un malade en proie à une surexcitation nerveuse.« Non, » continua-t-il d’une voix qui s’émouvait à sontour, « il n’est rien arrivé à personne, heureusement…Pourtant vous avez raison, c’est à cause de Madeleine que je suisici. C’est d’elle que je suis venu vous parler… »

Mme de Méris n’avait jamaisapprouvé, on ne l’ignore pas, le mariage de sa cadette, et lebonheur apparent de cette union bourgeoise n’avait pas contribué àdiminuer cette antipathie. Aussi ne s’était-elle jamais donné lapeine d’étudier ce beau-frère dont elle rougissait un peu, malgrésa haute valeur. Là encore, la grande loi de la mésintelligencefamiliale par idée préalable avait accompli son œuvre. Madeleineavait jugé Liébaut, une fois pour toutes, et condamné. Elle s’étaitformé de lui l’image d’un très honnête personnage, et trèsennuyeux, supérieur sans doute dans son métier, mais absorbé dansdes travaux qui ne l’intéressaient, elle, en aucune manière, etabsolument dépourvu de toute conversation. Qu’il eût pu plaire à sacadette, elle avait, dès le premier jour, déclaré ne pas lecomprendre, et sa malveillance à l’égard de cette sœur secrètementjalousée avait trouvé là une occasion unique de s’exercer, sous lacouleur d’une généreuse pitié. Elle ne soupçonnait pas que cethomme, silencieux et modeste. volontiers effacé dans le monde,avait une délicatesse presque morbide d’impressions. FrançoisLiébaut était un de ces sensitifs qui perçoivent les moindresnuances, qu’un air de froideur surpris chez un de leurs prochesparalyse, qui souffrent de la plus légère marque d’indifférence.Cette exquise susceptibilité du cœur ne semble guère conciliableavec les dures disciplines de l’Hôpital et de l’École pratique.Elle existe pourtant chez quelques médecins, et, comme il arrivequand il y a une antithèse radicale entre les exigences de laposition et les prédispositions natives, celles-là exaspèrentcelles-ci au lieu de les guérir. Le mari de Madeleine appartenait àcette espèce très rare, et si aisément méconnue, des praticiens quideviennent des amis pour leurs clients, que les larmes d’une mèreau chevet d’un enfant mourant bouleversent, qui sont atteints parl’ingratitude d’un malade comme par une trahison. L’on devine,d’après ces quelques indications, ce qu’avait été pour lui, dès sesfiançailles, l’antipathie latente de la sœur de sa femme. Il avaitd’abord essayé de désarmer Agathe, gauchement. N’y réussissant pas,il avait fini par accepter cette hostilité, se repliant,s’enveloppant lui-même d’indifférence. Pour qu’il fût venu, cesoir, prendre sa belle-sœur comme confidente, il fallait qu’il fûten proie à une crise bien forte de souffrance. Cela,Mme de Méris l’avait reconnu aussitôt, mais ce que lespremières phrases de son beau-frère lui révélèrent et qu’elle n’eûtjamais même imaginé, ce fut la perspicacité exercée par cetaciturne à son endroit, durant tant d’années. Ce fut surtout lafinesse et la fierté de cette âme qu’elle avait considérée comme sipeu digne d’intérêt, comme si vulgaire, – pour employer un de sesmots. Ce fut enfin le drame caché, le dessous vrai d’un ménage dontelle avait inconsciemment envié la tranquillité, en affectant d’endédaigner le caractère « pot-au-feu ». Agathe avait rêvépour elle-même d’aventures romanesques. L’issue de cette petitetragédie sentimentale où les avait engagées, sa sœur et elle, unesecrète rivalité d’amour, devait lui apporter l’évidente preuve quece romanesque tant souhaité ne réside ni dans les événementsexceptionnels, ni dans les destinées extraordinaires. Les cœurssérieux et profonds, ceux qui ont « accepté » leur vie, –comme elle avait dit ironiquement sur le quai de la gare, – qui s’ysont attachés par leurs fibres les plus secrètes, sont aussi ceuxqui éprouvent au plus haut degré ces émotions intenses, vainementdemandées par tant d’imaginations déréglées aux révoltes et auxcomplications :

– « Agathe », reprit Liébaut aprèsun silence, « les choses que j’ai à vous dire sont si graves,si intimes, qu’au moment de les formuler les mots me manquent… Nousn’avons jamais beaucoup parlé à cœur ouvert, vous et moi. Ne voyezpas un reproche dans cette phrase… » insista-t-il en arrêtantsa belle-sœur d’un geste, comme elle protestait. « La fauteest toute à moi qui ne vous ai pas fait voir assez à quel pointj’étais disposé à vous aimer comme un frère… Mais oui, j’aitoujours été ainsi, même avec Madeleine. Je ne sais pas meraconter. C’est ridicule, je m’en rends trop compte, un médecintimide, un médecin sentimental et qui garde à part lui desimpressions qu’il n’ose pas exprimer !… C’est ainsi pourtant,et sur le point d’avoir avec vous un entretien d’où dépendpeut-être tout mon bonheur, il faut que je vous aie dit d’abordcela, pour que vous ne me croyiez pas fou, tant l’homme que je vaisvous montrer diffère de celui que vous connaissez, ou croyezconnaître… »

– « Celui que je connais, » réponditMme de Méris, « a toujours été le meilleur des mariset le plus aimable des beaux-frères… »

– « Ne me parlez pas ainsi… »interrompit Liébaut, presque avec irritation, et il ajoutaaussitôt : « Pardon !… À de certaines minutessolennelles, et nous sommes à l’une de ces minutes, les phrases decourtoisie font du mal. On ne peut supporter que la vérité…D’ailleurs, » et son visage exprima une résolution soudaine,presque brutale, celle de quelqu’un qui, voulant en finir à toutprix, renonce d’un coup aux préambules qu’il avait préparéslonguement et va droit à son but… « D’ailleurs, à quoi bonrevenir sur les maladresses que j’ai pu avoir dans mes rapportsavec vous ? Je suis le mari de votre sœur. Nous sommesattachés l’un à l’autre par le lien le plus étroit qui existe, endehors de ceux du sang. Nous ne faisons, vous, ma femme et moi,qu’une famille. J’ai le droit de vous poser la question qui mebrûle le cœur et je vous la pose… Agathe, voici maintenant plus detrois mois qu’un homme est entré dans notre intimité, qu’aucun denous ne connaissait que de nom auparavant… Chaque semaine écoulée,depuis lors, n’a fait que rendre plus grande cette intimité… Cethomme n’est pas seulement reçu chez vous et chez nous, il s’estfait présenter à tous nos amis. Quand on nous invite, vous et nous,on l’invite. Allons-nous au théâtre, vous et nous ? Il y va… Àune exposition ? Il s’y trouve… Cet homme est jeune, il n’estpas marié… Agathe, je vous demande de me répondre avec toute votreloyauté : est-ce à cause de vous que M. le commandantBrissonnet vient dans notre milieu, comme il y vient ? Est-ceà cause de vous… » répéta-t-il. Et sourdement, comme s’ilavait eu honte d’avouer la souffrance qu’enveloppait cette simpleet angoissante demande : « ou deMadeleine ?… »

Un sursaut involontaire avait secoué la sœuraînée. Pour que son beau-frère en fût arrivé, lui si discret, siréservé, à poser cette question, directement, – répétons le mot, –brutalement, il fallait qu’il eût observé des faits positifs, –quels faits ? – qu’il eût commencé de suivre une trace, –quelle trace ? Une réponse non moins directe, non moinsbrutale venait aux lèvres de la rivale éprise et jalouse :« Dites tout, François. Vous croyez qu’il peut y avoir unsecret entre Madeleine et Brissonnet ? Vous le croyez. Surquels indices ? Comment ?… » Elle eut l’énergie dese dominer, un peu par cet instinct de franc-maçonnerie du sexe quiveut que, devant l’enquête pressante d’un homme, une femme se sented’abord solidaire d’une autre femme. Entre sœurs, même qui ne sontpas très intimes, cet instinct est plus fort encore, plus spontané,plus irrésistible. Et puis, montrer aussitôt combien cetinterrogatoire de son beau-frère la bouleversait, c’était, pourAgathe, avouer ses propres sentiments. C’était dire qu’elle aimaitet qui elle aimait. C’était manquer à cette surveillance de soi,poussée chez elle, depuis tant d’années, jusqu’à la roideur, enparticulier dans ses relations avec le mari de sa sœur cadette.C’était enfin risquer de ne pas apprendre ce qu’elle désiraitsavoir, maintenant, à n’importe quel prix. Un autre instinct, celuide ruse et de diplomatie, toujours éveillé chez les femmes les plusviolemment emportées par la passion, lui fit trouver sur place unmoyen sûr d’arracher son secret à cet homme, impatient, lui aussi,de savoir. Il allait lui dire toutes ses raisons d’être jaloux.

– « C’est à mon tour de vous supplier devous calmer, mon cher François, » répondit-elle. « Oui,calmez-vous. Il le faut. Je le veux… Vous me voyez stupéfiée de ceque j’apprends… En premier lieu, que vous croyez avoir quelquechose à vous reprocher dans votre attitude vis-à-vis de moi ?…Je vous répète que je vous ai toujours trouvé si bon, siaffectueux, et ce ne sont pas des formules de courtoisie, je vousle jure. Mais nous reviendrons là-dessus un autre jour… J’arrivetout de suite au second point, le plus important, puisqu’il paraîtvous bouleverser, à ces assiduités de M. Brissonnet auprès deMadeleine et de moi. Je vous répondrai en pleine franchise. Pourqui le commandant fréquente-t-il chez elle et chez moi ?… Nipour l’une ni pour l’autre, que je sache – du moins jusqu’ici. Paspour moi, puisqu’il ne m’a pas demandé ma main et que je suisveuve. Pas pour Madeleine, puisqu’elle n’est pas libre. Vousn’allez pas faire à ma sœur l’injure de penser qu’elle se laissefaire la cour, n’est-ce pas ?… Je vous préviens que si vousavez de pareilles idées, je ne vous le pardonnerai point…M. Brissonnet fréquente chez nous parce qu’il est seul àParis, désœuvré, et que nous le recevons comme il mérite d’êtrereçu, après ses belles actions et ses malheurs. Tout cela est trèssimple, très naturel… Encore un coup, revenez à vous, François.Ai-je raison ?… »

Elle le regardait en parlant, avec undemi-sourire qui tremblait au coin de ses lèvres fines. Il y avaitdans sa voix un je ne sais quoi de forcé auquel son interlocuteurne se trompa point. Le métier du médecin est comme celui du peintrede portraits. Il habitue ceux qui l’exercent à des intuitionsinstantanées qui semblent tenir du miracle. Le plus petitchangement d’une physionomie leur est saisissable. Quand ce pouvoird’observation est au service d’une simple curiosité, l’homme peutne pas bien traduire ces signes qu’il sait si bien voir. Mis en jeupar la passion, cet esprit professionnel aboutit à des luciditéslittéralement foudroyantes pour ceux ou celles qui en sont l’objet,et Agathe écoutait avec une stupeur déconcertée Liébautreprendre :

– « Vous mentez, Agathe, et vous mentezmal. Si c’était vrai que M. Brissonnet ne fréquentât notremilieu ni pour vous ni pour Madeleine, vous ne seriez pas émuecomme vous l’êtes, en me répondant… Tenez, »insista-t-il ; et lui saisissant la main, il lui mit le doigtsur le pouls avant qu’elle eût pu se soustraire à ce gested’inquisition… « Pourquoi votre cœur bat-il si vite en cemoment ?… Pourquoi avez-vous là, dans la gorge, un serrementqui vous force à respirer plus profondément ?…Pourquoi ?… Je le sais et je vais vous le dire. Vous aimez lecommandant Brissonnet. Vous l’aimez… Si j’en avais douté, je n’endouterais plus, rien qu’à vous regarder maintenant…

– « Du moment que vous pensezainsi… » répondit Agathe en se dégageant… « je necomprends plus du tout votre démarche, permettez-moi de vous ledire, François. J’ajoute qu’il y a des points auxquels un galanthomme doit toucher très délicatement dans un cœur de femme, fût-cecelui d’une belle-sœur, et vous venez de manquer à cettedélicatesse élémentaire.

Que j’aime ou non M. Brissonnet, quelrapport y a-t-il entre ce sentiment qui me concerne seule, s’ilexiste, et la question que vous m’avez posée ? … »

– « Quel rapport ?… » répéta lemédecin. « Quand on aime, on sait si l’on est aimé… On souffletant de ne pas l’être !… » Et, avec un accent queMme de Méris ne lui connaissait pas… « Ne rusez pasavec moi, Agathe, ce serait coupable. Je vous pose de nouveau maquestion, en toute simplicité. Oui ou non, le commandant Brissonnetvous aime-t-il ? Répondez-moi. Je suis votre frère. Vouspouvez me confier, à moi, vos projets d’avenir. Vous êtes libre,vous venez de le déclarer vous-même. Le commandant l’est aussi. Ilest tout naturel que vous pensiez à refaire votre vie avec lui.Vous a-t-il parlé dans ce sens ? Ou, s’il ne vous en a pasparlé, avez-vous deviné dans son attitude qu’il allait vous enparler, que la timidité l’en empêchait, qu’il n’osait pas,. qu’iloserait ? C’est là ce que j’ai voulu dire quand je vous aidemandé si M. Brissonnet fréquentait notre milieu pour vous,ou… »

Il s’était arrêté une seconde, comme si la finde la phrase qui lui avait échappé imprudemment tout à l’heure luiétait trop dure à énoncer de nouveau. Ce fut Agathe qui lesformula, cette fois, les mots cruels dont elle avait été sibouleversée.

– « Ou pour Madeleine ?… »répondit-elle, achevant elle-même l’interrogation devant laquelleil reculait. Et, entraînée à son tour par l’émotion que les parolessi étrangement exactes de Liébaut avaient soulevée en elle, la sœurjalouse continua : » Vous avez raison, il vaut mieuxpour tout le monde que toutes les équivoques soient dissipées.Elles le seront… Hé bien ! Oui, François, j’aimeM. Brissonnet. Je n’ai en effet aucun motif pour me cacherd’un sentiment que j’ai le droit d’avoir, et qui ne prend rien àpersonne. Quant à ses sentiments pour moi, je ne peux pas vous ledire, parce qu’il ne me les a pas dits et que je ne les connaispas. Vous prétendez que l’on voit toujours si l’on est aimé, quandon aime. Ce n’est pas vrai, et cette incertitude est un martyrebien douloureux aussi par instants ! C’est le mien… Cet aveuest trop humiliant pour ne pas vous prouver que je vous ai réponduavec une absolue franchise. À vous de n’être pas moins franc avecmoi, maintenant, en échange. Vous me devez de me faire connaîtretoute votre pensée, entendez-vous, toute. Vous avez pénétré lesecret de mes sentiments pour M. Brissonnet. Certains indicesvous ont fait croire qu’il y répondait. D’autres vous ont faitcroire autre chose, puisque le nom de Madeleine vous est venu auxlèvres après le mien. Quels indices et quelle autre chose ?Achevez… »

– « Ah ! » s’écria FrançoisLiébaut avec accablement. « C’est à mon tour de ne pluscomprendre, de ne plus savoir. J’étais si sûr que votre réponse medonnerait une évidence, une clarté. Et c’est le contraire. Leschoses m’apparaissent comme si vagues, comme si incertaines à cetteminute. Rien qu’en essayant de donner un corps à mes idées, je lessens s’évaporer, s’évanouir… Et cependant je me les suis forméesd’après des faits, ces idées. Elles ne sont pas des fantaisies demon cerveau malade. Je n’ai pas rêvé, en observant que depuis cestrois mois, vous, Agathe, vous avez changé. Je n’ai pas rêvédavantage en constatant que Madeleine avait changé aussi… Quandelle est revenue des eaux, elle était encore gaie et ouverte, déjàmoins qu’avant son départ. Je la surprenais quelquefois songerindéfiniment. Je remarquais aussi que ses conversations avecCharlotte roulaient toujours sur les incidents de ce fatal séjour àRagatz. Elle n’avait rien à se reprocher, puisqu’elle m’avait écritle détail de sa rencontre avec M. Brissonnet. Elle n’a rien àse reprocher encore aujourd’hui, j’en suis sûr, sûr comme vous etmoi nous sommes ici. Elle m’avait parlé, dans ses lettres, de sondésir que cet homme vous plût… Il n’était pas à Paris alors. Dèsson retour, il est venu à la maison. Je ne m’y suis pas trompé. Dupremier regard que nous avons échangé, lui et moi, j’ai éprouvécette antipathie qui est un avertissement. Oui. J’y crois. Lesanimaux la ressentent bien devant les êtres qui peuvent leur nuire.À cette première visite, Madeleine était très nerveuse. Je m’ensuis bien aperçu aussi. J’ai attribué cette nervosité à ce projetd’un mariage entre vous et le commandant. Je l’avais si souvententendue m’exprimer ses inquiétudes sur votre avenir ! Jesavais comme elle est sensible aux moindres événements qui vousconcernent !… Et puis M. Brissonnet vous a été présenté.Il est allé chez vous. Il est venu chez nous. Cette nervosité deMadeleine n’a pas cessé de grandir. J’ai expliqué alors cet étatsingulier par des désordres physiques. Toute la force de diagnosticque j’ai en moi, je l’ai appliquée à l’étudier. Je la voyais pâlir,ne plus manger, ne plus dormir, s’anémier, tomber dans ces silencesabsorbés d’où l’on sort comme dans un sursaut. L’évidence s’estimposée à moi qu’il s’agissait là d’une cause uniquement morale.Quelle cause ? Il ne s’était passé qu’un fait depuis sarentrée à Paris : la présence dans notre cercle du commandantBrissonnet. Je n’eus pas de peine à constater que la mélancolie deMadeleine subissait des hauts et des bas d’après les allées etvenues de ce nouvel ami. Devait-il dîner chez nous ou passer lasoirée ? L’excitation prédominait en elle. Était-elle certainequ’il ne viendrait pas ? C’était la dépression… Je luttaicontre cette évidence d’abord. Je voulus me persuader que je metrompais. Mes efforts pour diminuer mes soupçons ne firent que lesaccroître. J’essayai de parler de vous, de savoir si elle caressaittoujours l’espoir que vous vous décideriez à épouserM. Brissonnet. Je lui demandai si elle pensait qu’il vous plûtet que vous lui plussiez… À son embarras qu’elle ne domina point, àsa trop visible contrariété, j’ai mesuré le chemin qu’elle avaitparcouru, et dans quel sens… Vous me demandez quels sont mesindices ? Mais c’est la gêne où je la vois quand Brissonnetpasse la soirée dans un endroit où vous êtes, et qu’elle le sait.Mais c’est l’effort qu’elle fait, maintenant, quand l’entretienvient par hasard à tomber sur lui, pour en détourner le cours.C’est sa façon de baisser les paupières et de détourner lesprunelles quand mes yeux la fixent. Elle a peur de mon regard.C’est l’exaltation avec laquelle sa tendresse se rejette sur sesenfants, comme si elle voulait leur demander la force de ne pass’abandonner aux troubles dont elle est consumée… Ce qu’ilsprouvent, ces indices, vous le savez maintenant aussi bien quemoi : Madeleine est une honnête femme qui se défend contre unepassion… Mais se défendre contre une passion, c’est l’avoir. Elleaime cet homme, Agathe, entendez-vous, elle l’aime. Je ne l’accusepas plus de me trahir que je ne vous ai accusée tout à l’heured’avoir été coquette. Je sais que vous ne vous êtes rien permis decoupable, même avec les sentiments que vous avez. Je saispareillement que Madeleine ne m’a pas trahi, qu’elle ne me trahirapas. Mais je ne peux pas supporter cette idée qu’un autre ait priscette place dans sa pensée, dans son cœur. Je ne peuxpas… »

Tandis que cet honnête homme se lamentait,mettant à nu, dans ce paroxysme d’agonie, les plaies les pluscachées de son ménage, une telle douleur émanait de son accent, deses prunelles, et si fière, si pure ; la noblesse de soncaractère apparaissait si nettement dans cette absence totale debas soupçons, que Mme de Méris ne put s’empêcher d’enêtre touchée.

Cette pitié lui dictait son devoir : uneinsistance plus grande encore dans ses dénégations de tout àl’heure. Mais cette confirmation des idées qu’elle avait nourriestoute l’après-midi avait ébranlé en elle cette corde mauvaise de lajalousie féminine, qui rend si aisément un son de haine, même dansles âmes les plus hautes, et Agathe n’avait pas une âme haute. Cessentiments contradictoires : la compassion pour la souffrancevraie de son beau-frère, et la colère déjà grondante contre unerivale préférée passèrent dans les phrases qu’elle répondit à cetteconfidence :

– « Mais êtes-vous sûr que vousn’exagérez rien, mon pauvre François ? Entre un intérêtpeut-être un peu vif et une passion, il y a un abîme… Pourquoin’avez-vous pas dit à Madeleine simplement ce que vous venez de medire, comme vous venez de me le dire ? Vous le lui deviez…Vous ne doutez pas d’elle. Vous avez si raison ! C’est unehonnête femme. Elle le sera toujours… Elle aurait été la première àvous rassurer, j’en suis certaine… »

– « Lui parler ?… Àelle ? » interrompit Liébaut. Jamais, jamais !… Jen’en aurais pas eu la force. Vous ne me connaissez pas, Agathe, jevous le répète. Vous ne savez pas combien j’ai de peine à montrerce que je suis. Non. Je n’en ai pas eu la force… J’ai voulu sortirde cet enfer pourtant. J’ai compris que par vous j’en finirais aveccet horrible doute, par vous seule. Je vous l’ai dit : je vousavais observée, vous aussi. Je savais que vous aussi vous vousétiez laissé prendre à la séduction de cet homme. C’est même commecela que j’explique toute l’histoire morale de ma pauvre Madeleine,quand je suis de sang-froid. Elle a voulu sincèrement vous marier àBrissonnet, et puis une passion l’a envahie qu’elle se reprocheavec d’autant plus de remords. Elle ne se la pardonne, ni à causede moi, ni à cause de vous… J’ai pensé : s’il en est ainsi, –et il en est ainsi, – il faut qu’Agathe sache cela. Je le luiapprendrai, si elle l’ignore, et voilà ce que je suis venu vousdire. De deux choses l’une : ou M. Brissonnet vous aime…Alors, passez pardessus toutes les convenances, tous les préjugésdu monde. Rien ne s’oppose à votre mariage. Épousez-le, mais que cemariage soit décidé, que Madeleine en soit avertie, qu’il se fassevite, le plus vite qu’il sera possible. Une fois mariés, voyagez.Vous êtes riche, vous êtes indépendante. Ayez pitié de votre sœur,ayez pitié de moi, et qu’il s’écoule du temps, beaucoup de temps,avant que Madeleine ne le revoie… Ou bien cet homme ne vous aimepas, et alors… » Ici la voix du mari jaloux se fitsingulièrement âpre et sourde : « c’est qu’il aimeMadeleine… » Il insiste, sur un geste de son interlocutrice.« Oui, il aime une de vous deux. Sa conduite n’a pas d’autreexplication, à moins d’admettre, ce que je me refuse à croire, quec’est un misérable et un suborneur. Dans ce cas, ce serait à moid’agir… »

– « Que voulez-vous dire ? »interrogea Mme de Méris, soudain toute tremblante. Ellevenait de voir dans sa pensée son beau-frère et celui qu’elleaimait en face l’un de l’autre, une provocation, un duel.« Que ferez-vous ? »

– « La démarche la plus simple, »répondit Liébaut, redevenu soudain très calme. Il se voyait, lui,dans son esprit, parlant en homme à un homme, et cette vision luirendait le sang-froid des explications viriles ; « laplus simple, » répéta-t-il, « et la plus légitime, laplus indispensable. Je procéderai de la façon la plus courtoisepour commencer, et sans menaces. J’aurai une conversation avecM. Brissonnet. Je lui dirai que ses assiduités chez vous etchez nous ont provoqué des commentaires. J’en appellerai à sonhonneur… J’espère encore que ce premier entretiensuffira… »

– « Mais vous ne pouvez pas l’avoir aveclui, cet entretien, » interrompit Agathe plus vivement encore.« Il vous est interdit, et pour Madeleine, et pour moi, »ajouta-t-elle. « Je vous en conjure, François, ne voyez pasM. Brissonnet… Que, voulez-vous ? Que cette situationprenne fin. Elle va prendre fin… Je ne savais rien de ce que vousvenez de m’apprendre. Mais, moi aussi, je souffrais de cetteincertitude, de cette équivoque. Je ne pouvais pas plus parler àM. Brissonnet que vous ne pouvez lui parler, moins encore.J’ai demandé à Madeleine, aujourd’hui même, de lui dire précisémentce que vous vouliez lui faire dire, que ses assiduités étaientremarquées Je n’étais pas avertie. Si je l’avais été, ce n’est pasà ma sœur que je me serais adressée. Mais c’est fait, et laconclusion forcée de cet entretien est celle que vous désirez. SiM. Brissonnet m’aime, il déclarera à Madeleine qu’il veutm’épouser. S’il ne m’aime pas, il ne pourra plus, après cetteexplication, venir chez moi. Ne pouvant plus venir chez moi, il nepourra plus venir chez vous. Il disparaîtra de notremilieu. »

– « Et Madeleine a accepté de le voir etde lui poser cette espèce d’ultimatum ?… » interrogeaLiébaut.

– « Elle a accepté… » réponditAgathe.

Un silence tomba entre le beau-frère et labelle-sœur. Ils avaient baissé les yeux l’un et l’autre, en mêmetemps. L’un et l’autre les relevèrent, en même temps. Ils seregardèrent. La même vision insupportable avait passé devant leursjalousies. Tous deux comprenaient maintenant, quoiqu’ils nevoulussent pas se l’avouer, que Madeleine aimait le commandantBrissonnet, tous deux qu’elle en était aimée. Ils auraient dûcomprendre aussi que Madeleine n’avait jamais laissé mêmesoupçonner à l’officier les troubles de son cœur. Ils lecomprenaient. Pourtant l’un et l’autre, le mari et la sœur, furenttraversés à la fois de la même pensée de défiance. Ce fut Agathequi osa la formuler. Elle dit, presque à voix basse : –« Ah ! comme je voudrais assister cachée à cetentretien !… Je saurais alors… » Elle saisit les mains deson beau-frère et l’associant déjà à une complicité : Noussaurions… Entendez-vous, François, nous saurions. »Puis tout à fait bas : « C’est demain qu’il viendra lavoir, vers les deux heures, sans doute. Elle me l’a dit… Elle vouscroira sorti… Si vous reveniez cependant ?… Votre cabinetdonne sur le petit salon… il y a une tenture devant la porte… Sivous vous y cachiez ? Si nous nous y cachions ?… Nousentendrions. Nous saurions… »

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