Les Deux Soeurs

Chapitre 3POUR LE COMPTE D’UNE AUTRE

 

Mme Liébaut se doutait si peu du secretsentiment caché au fond, très au fond de ce romanesque projet, quesa première action le lendemain fut d’en écrire longuement à sonmari. Elle lui envoyait ainsi chaque jour une chronique de sa vieaux eaux et de la santé de leur fille. Ce matin encore elle vit enpensée le médecin recevant cette lettre, au moment de sortir. Ill’ouvrirait dans le coupé de l’Urbaine à deux chevaux qui le menaità son hôpital. Liébaut était attaché au service de laPitié. De là il courait à travers Paris de visite envisite. Ces quatre pages d’une fine écriture seraient lues entredeux séances de douleur. Elles seraient le viatique quotidien, lapetite joie de cet homme excellent, que Madeleine croyait aimer,qu’elle aimait réellement, mais d’une de ces affections dontl’accoutumance a fait une simple amitié. L’honnête femme sourit àcette image qui lui représentait le compagnon de sa vie, dansl’exercice de son accablant métier. Cette physionomie du praticien,déjà usé à quarante-trois ans par l’excès du travail et l’absencetotale d’exercices physiques, n’avait rien de commun avec celle del’officier d’Afrique, empreinte, elle aussi, d’une précocelassitude. Seulement les fatigues de l’explorateur évoquaient lemystère du désert, les dangers affrontés dans un lointain décor delarges fleuves, de palmiers gigantesques, de sauvages et viergesétendues. La poésie de la mort bravée froidement parait ce visagetourmenté d’un mâle attrait que n’avait pas le masque bourgeois dudocteur, dont les paupières s’étaient ridées à cligner sur deslivres de pathologie, les tempes dégarnies à méditer desordonnances, les épaules voûtées à se pencher sur des poitrinespour les ausculter. Contraste uniquement extérieur ! À laréflexion tous les dévouements se valent, et celui d’un père defamille qui peine courageusement pour les siens n’est pas d’uneautre essence que le sacrifice d’un soldat. Madeleine avait l’âmeassez saine pour comprendre cette grandeur des humbles vertus, quin’est méconnue que des cœurs vulgaires, mais, si raisonnablequ’elle fût, elle gardait dans un arrière-pli de son être cettegraine de fantaisie féminine qui s’épanouit en floraisonsdangereuses sous le prestige des aventures exceptionnelles et despersonnalités frappantes. Rien de plus imprudent que le jeu à quoielle se préparait : cet effort pour attirer l’attention d’unhomme qui, dès la première rencontre, l’intéressait un peu trop.Elle en avait une préconscience, si l’on peut dire,puisqu’elle s’était déjà donné cette justification anticipée :« Si je veux qu’il me remarque, c’est afin de substituer plustard ma sœur à moi-même, et qu’un goût léger pour moi devienne unsentiment sérieux pour elle. » Sophisme d’une sensibilité àdemi ignorante d’elle-même. Il faut toujours en revenir au proverbedont le plus passionné des poètes, et qui a payé cher sonexpérience, a fait le titre de son chef-d’œuvre : On nebadine pas avec l’amour… Madeleine eût répondu, si on l’eûtinterrogée quand elle sortit de sa maison, vers onze heures, salettre dans la main, avec sa petite fille, qu’il ne s’agissaitd’amour, ni peu ni prou, encore moins d’un badinage, et elle eûtété d’une absolue bonne foi ! Une chance s’offrait, cettechance longtemps et vainement cherchée de refaire l’avenird’Agathe, et la sœur cadette n’eût pas admis une seconde qu’uneautre cause lui donnât la vague émotion dont elle était saisie ens’acheminant vers l’hôtel et se posant cette question :

– « M. Brissonnet est-ilparti ? Est-il resté ?… Je le saurai tout à l’heure.C’est le moment où Favelles fait sa promenade après son bain etavant son déjeuner. Il sera allé se renseigner, aussitôt sorti…Justement, le voilà… Et les voilà… »

Madeleine Liébaut avait suivi d’instinct, etcomme sans y penser, pour gagner l’hôtel et sa boîte aux lettres,un chemin un peu détourné qui rejoignait l’allée du parc, où leBeau du second Empire étalait volontiers ses élégances de onzeheures. Il était là, chaussé des plus fins souliers jaunes, guêtréde coutil clair, dans un complet de flanelle rayée, d’une coupe àlui, qui trouvait le moyen d’antidater, si l’on peut dire, par saforme, cette toute moderne étoffe. Une fleur s’ouvrait à saboutonnière, cachant à moitié le mince ruban rouge, militairementporté. Le chapeau de paille posé sur le coin de la tête, le cheveuastiqué, vernissé, laqué, le baron fumait, en dépit de toutes leslois de l’hygiène, son deuxième cigare de la journée. Dans l’orbitede son œil s’enchâssait un monocle d’écaille dont la sertissurespéciale et le large ruban moiré faisaient une prétention.Hélas ! un presbytisme croissant en faisait une nécessité. Cevieil enfant de près de trois quarts de siècle dressait son torse,tendait son jarret. Il dominait de ses épaules le grêle et maladifhéros, tout nerfs et tout énergie morale, qu’était Brissonnet. Lecommandant, pauvrement vêtu d’un pardessus de drap sombrevisiblement acheté dans un magasin de confections, coiffé d’unchapeau melon vaguement roussi aux bords, les pieds pris dans desbottines à lacets dont les cassures ignoraient les coquetteries del’embauchoir, eût fait triste mine à côté du seigneur qui lepromenait sous les arbres du parc, dans la jolie clarté de cettematinée, n’eût été l’air d’aristocratie comme naturellement répandusur lui. Son regard, qui vous poursuivait d’une obsession, quandvous l’aviez une fois croisé, l’éclairait tout entier.Mme Liébaut n’eût pas plus tôt rencontré de nouveau ces yeuxd’une si extraordinaire puissance d’expression, qu’elle éprouva,comme la veille, un intime sursaut d’obscure timidité. Elleregretta presque d’avoir pris ce chemin. Ses doigts nerveuxcaressèrent – pourquoi ? Était-ce contenance ? Était-ceappréhension d’un danger ? – les boucles de sa fille, qui levason joli visage avec un sourire pour lui dire :

– « Maman, voici M. Favelles avec unautre monsieur. Comme il a l’air malade, celui-là ! Et commeses yeux brillent… »

– « C’est sans doute un voyageur et quiaura pris les fièvres dans des climats tropicaux… » – réponditla mère. Elle avait à peine achevé cette phrase, toute vague et oùsa fillette ne pouvait pas deviner qu’elle connaissait parfaitementl’énigmatique personnage ; déjà les deux hommes débuchaient del’allée, le baron rutilant de l’orgueil d’un cornac qui produit sonéléphant, et le cornaqué, tout nerveux, tout contracté, aussipassionnément désireux d’être ailleurs que la jeune femme à qui leprésentateur disait :

– « Hé bien ! chère amie, lecommandant Brissonnet n’est pas parti… Vous regrettiez son départ.Je l’ai retenu, et je vous l’amène… »

Quand un jeune homme et une jeune femme quigardent, entre eux deux, sans se connaître encore, le petit mystèred’un secret, même le plus innocent, sont confrontés de la sorte etavec aussi peu de préparations, les premiers mots prononcés parl’un et par l’autre revêtent une signification décisive. La voix,la simple voix de quelqu’un dont on a remarqué la physionomieaccroît ou détruit d’un coup un intérêt naissant. Un geste ysuffit, une attitude, trop ou trop peu d’aisance. Que Brissonneteût eu seulement une allure ou très assurée ou très empruntée,qu’il eût émis d’un timbre déplaisant quelque phrase ouprétentieuse ou banale, et le fragile échafaudage de l’édificesentimental construit en imagination par la cadette pour y abriterle futur bonheur de son aînée, s’écroulait. Ce fut le contraire quiarriva. Aussitôt que Favelles eut proféré cette formule deprésentation trop clairement dénonciatrice de l’entretien de laveille, Madeleine se sentit rougir. Elle vit que la brusqueriesoulignée de cette phrase ne gênait pas moins Brissonnet. Sespaupières avaient battu sur ses yeux, l’éclair d’un instant, assezpour dénoncer chez cet officier qui avait fait la guerre – et dansquelles conditions ! – une susceptibilité de délicatesse égaleà celle de Mme Liébaut. Celle-ci lui sut tout de suite un gréinfini de cet accord, et elle éprouva le besoin de marquer sasympathie au héros intimidé. L’indiscrétion de Favelles lui enfournissait le prétexte. Elle répondit donc :

– « C’est vrai, j’aurais été bien auregret, comme toute vraie Française, d’avoir passé aussi près d’undes compagnons du colonel Marchand, sans lui avoir dit combien tousles miens et moi-même avons admiré le courage des soldats deFachoda et aussi combien nous les avons plaints… »

Le commandant l’avait regardée, tandis qu’elleparlait, sans timidité cette fois. Elle put lire dans ces prunellessombres une reconnaissance et une pudeur. Pareil sur ce point à sonnoble chef, Brissonnet n’aimait guère à parader dans la tristessede sa vie actuelle avec les fortes actions de sa vie passée.D’ordinaire, on était sûr de le mécontenter en l’interrogeant surle cruel épisode auquel s’associe le nom du village africain queles Anglais viennent de débaptiser, par respect pour la poignée debraves, ramassés là devant le Sirdar victorieux. Il devinaqu’aucune curiosité mesquine ne se dissimulait derrière cesquelques mots de Mme Liébaut, et qu’ils exprimaient unsentiment sincère. Il répondit avec une simplicité pareille, d’unevoix qui avait un charme très particulier, – elle était très mâleet très douce, extrêmement ferme dans les notes hautes etcaressante dans les notes profondes :

– « Ce n’est pas là-bas que nous avonsété à plaindre, madame, c’est depuis… Bien moins que ceux qui ontfait perdre au pays le fruit de notre effort… » Mais il avaittrop l’orgueil de ses sentiments pour s’abandonner à sa plus intimedouleur devant une inconnue, si sympathique lui fût-elle. Il eût eul’horreur de se prêter sur un pareil sujet à un échange de propossuperficiels. Il détourna donc la conversation :« D’ailleurs, le passé est le passé, » continua-t-il,« l’existence du militaire tient toute dans le verbe servir.Il n’a rien à reprocher à la destinée du moment qu’il peut leconjuguer dans ses trois temps : j’ai servi, je sers, jeservirai. M. Favelles prétend que les eaux de Ragatz memettront en état de dire ce futur sans mensonge. J’avoue que je nel’espérais guère en venant ici et que je l’espère moins encore…

– « Répétez-lui, chère amie, » ditle Vieux Beau à la jeune femme, « qu’il ait un peu depatience, et quel miracle ces bains ont accompli sur Charlotte.N’est-ce pas, mademoiselle ?… » continua-t-il ens’adressant maintenant à l’enfant qui, tout effarouchée d’êtreinterrogée ainsi, fit tourner, au lieu de répondre, une corde àsauter qu’elle tenait à la main et elle se prit à courir avec dansl’allée.

– « Certes, » fit la mère,« elle n’aurait pas sauté comme cela il y a sixsemaines… »

– « Et moi, je n’aurais pas pris uncontre de quarte avec ce doigté…, » insista Favelles, et, desa canne, il esquissa un mouvement de fleuret. L’homme du secondEmpire avait été naturellement dans sa jeunesse un de ces friandsde la lame, comme il y en eut tant aux environs de 1865. Unegrimace de souffrance contracta son visage, tandis qu’il étendaitde nouveau son bras en tournant son poignet raidi et remuant sesdoigts noueux. Il exécuta pourtant plusieurs mouvements, puisappuya son bâton à terre en disant un : « Voilà aprèsdix-sept bains… » triomphal, qui plissa dans un demi-sourireles fines lèvres de Madeleine. Un sourire semblable passa sur levisage d’habitude si tragique du commandant. C’était le signequ’avec un peu de bonheur et de paix, une enfantine gaietérenaîtrait vite dans cet homme sur lequel pesaient trop d’annéesd’une trop ardente et trop pénible tension. Le vaniteux baron étaitsi fier de ne plus cheminer, courbé et traînant la patte, qu’il neremarqua pas ce double sourire, et tous les trois s’engagèrent dansl’allée où la petite gambadait toujours en fouettant de sa corde legros sable bleu pris au lit du Rhin. Mme Liébaut et Brissonnetse taisaient ou presque, et Favelles s’épanchait en souvenirs.Malgré son constant souci d’être à la mode, le besoin de conterfaisait sans cesse de lui le classique vieillard de lalégende :

laudator temporis acti.

Son geste d’escrimeur lui avait rappelé lesbretteurs de sa jeunesse et les belles séances de terrain, ausortir de la Maison d’Or et du Café Anglais. Les aventuresaujourd’hui oubliées d’aimables compagnons qui furent de charmantscauseurs et des gloires de salles d’armes revenaient dans sondiscours : celles d’Alfonso de Aldama, de Georges Brinquant,de Saucède. Madeleine écoutait d’une oreille distraite ces noms quine lui représentaient même pas des fantômes, – et ceux qui lesportaient ont été des vivants si vivants ! – À la dérobée,elle étudiait l’officier d’Afrique, retombé à cette habituelleméditation qui semblait le transporter bien loin, là-bas, aux paysdu ciel torride, de la forêt primitive et du danger. Ils n’avaientpas fait deux cents pas de la sorte ; soudain et sans que rieneût pu faire prévoir cette résolution, le commandant prit congéavec une telle brusquerie que Favelles lui-même en demeuradécontenancé :

– « On vous verra cetteaprès-midi ?… » demanda-t-il. « Mais qui vouspresse ?… »

Et comme Brissonnet s’éloignait, après uneréponse aussi évasive que brève :

– « Il a de ces accès desauvagerie, » dit le baron, « qu’il faut lui pardonner.Je ne serais pas étonné que le soleil du Congo lui eût frappé latête… Soyez indulgente pour lui, madame Madeleine. Il n’a pas causéce matin… Baste ! vous le reverrez. On ne peut pas se manquerles uns les autres dans cette cuvette qu’est Ragatz… Je croism’apercevoir qu’il vous a déçue. Je lui ferai prendre sarevanche… »

La psychologie de l’ancien sous-préfet avaitsans doute été plus pénétrante, quand il travaillait pour sonpropre compte. Sans quoi il n’eût assurément pas mérité la noteflatteuse trouvée dans l’armoire secrète des Tuileries. Ce départsubit du commandant était précisément le contraire de cettemaladresse déplorée par le présentateur. Durant les toutespremières minutes, le plaisir de trouver l’énigmatique personnagede la gare et du restaurant si pareil à son imagination avaientenhardi la timide Madeleine, mais déjà elle commençait à sereprocher une familiarité trop hâtive avec un nouveau venu quipouvait la mal juger. Cette fuite inopinée calma aussitôt ce légerfrisson de scrupule. Elle recommença de se livrer au songe caresséla veille et le matin, d’autant plus librement qu’après sa lettresi franche à son mari, elle ne gardait aucune arrière-pensée.Comment l’idée lui fût-elle venue qu’un sentiment personnel semélangeât à un dessein si désintéressé : un mariage à ménagerpeut-être entre l’officier glorieux et malheureux, d’une part, etde l’autre, sa sœur malheureuse elle aussi, dans sa richesse etavec son nom ? Un seul point troublait la conscience de laprudente bourgeoise qu’elle restait, même dans sonromanesque : elle ne savait de Brissonnet que ses actionsd’éclat. Elle ignorait tout de sa famille. Quand le soir, elle seretrouva de nouveau avec Favelles, après dîner, elle employa desruses de diplomate à l’interroger sur les origines du commandant,sans avoir l’air de s’y intéresser.

– « C’est là le malheur, » réponditFavelles. « Il vient d’en bas. Il a brûlé l’étape, comme ondit. Ses parents étaient des cultivateurs près de Périgueux. Ilsont fait de gros sacrifices pour l’élever. Je rends à Brissonnetcette justice : il n’en rougit point. Il vous raconteraitlui-même, s’il vous connaissait mieux, le dévouement de ce père etde cette mère – qu’il a perdus, voyez quelle épreuve, pendant qu’ilétait en Afrique ! … Pourtant cette humble origine se sent àdes nuances. Ainsi la façon dont il nous a quittés ce matin…Ah ! si je pouvais en faire un homme du monde ! Avec satournure, s’il arrivait simplement à comprendre quelle force c’estde se mettre en habit tous les soirs… ! » Quand l’anciensous-préfet prononçait de ces formules, le sérieux de son rouge etimportant visage d’ex-viveur et d’ex-fonctionnaire était vraimentimpayable. « Il ferait le mariage qui lui plairait, d’autantplus qu’il n’a pas de mauvaises manières. Il a des façons dignes,dans leur maladresse. Ça, c’est le soldat. Il est pauvrement mis,mais soigné sur lui. Ce qui lui manque… » ajouta le Vieux Beauavec un clignement d’yeux où reparaissait l’homme del’odor di feminita… « ce qui luimanque, c’est d’avoir intéressé une femme comme il faut… »Puis voyant les jolis sourcils de Mme Liébaut se froncer àcette phrase, qui ressemblait fort à une insinuation :« Vous me trouvez très immoral, » insista-t-il.« Mais cet intérêt pourrait être innocent, – en toutrien tout honneur… » Il rit gaiement de son médiocreà peu près, en ajustant son monocle avec la plus comique fatuité.C’était là un autre trait de son caractère et très logique :il adorait étonner les jeunes femmes dont il s’occupait, comme deMme Liébaut, en Sigisbée désintéressé et sincèrement dévoué,par ces sous-entendus de demi-cynisme. Ne supposaient-ils pas unelongue expérience de haute galanterie ? Madeleine lui savaitce ridicule. D’habitude elle n’y prenait pas plus garde qu’auxélégances surannées dont il parait sa décadence. Son optimismedélicat, et que sa sœur lui reprochait tant, s’obstinait à voirdans le Don Juan démissionnaire, – combien malgré lui ! – lesqualités réelles qu’il conservait : sa bonhomie et sonobligeance, son courage devant les infirmités commençantes et lamort prochaine, la noblesse surtout de sa fidélité à la cause,aujourd’hui vaincue, qu’il avait servie tout jeune. Cette fois ellefut trop vivement choquée pour ne pas le faire sentir à soninterlocuteur qui en resta un peu penaud.

– « J’ai fait une gaffe, » dit-il,quand Madeleine l’eut quitté après s’être laissé reconduire commela veille, jusqu’au seuil de sa villa, sans plus lui répondre,sinon par des monosyllabes. « C’est prodigieux qu’une aussijolie petite Ève n’ait pas la moindre envie du fruit défendu. Sonmari est un brave homme et un bon médecin. Son diagnostic est depremier ordre. Tout de même, ce lourdaud d’hôpital apparié à cettefine Parisienne, c’est un peu fort… Un percheron attelé avec unepouliche arabe. Ils ne sont vraiment pas du même pied. Et lapouliche ne rue pas dans les traits ! Et le voiture conjugaleroule sans verser !… Tiens, la comparaison est drôle. Je latravaillerai. Il y a un mot là dedans que je placerai… Unpercheron ?… Une pouliche ?… Un carrossier et unecobbesse, ce serait mieux… »

Vérifier cobbesse avec Walter [Michel]

** * * *

Cette métaphore irrévérencieuse attestait lesgoûts hippiques du baron. Il avait, dans ses beaux jours de grandepiaffe, mangé une vingtaine de mille francs, comme propriétaired’un quart d’écurie de courses. Elle lui revint le lendemain, àrevoir la jeune femme de son docteur, qualifiée sicavalièrement, – imitons son genre d’esprit, – à côté deson protégé Brissonnet, dans une circonstance qui aurait dû lerendre jaloux de l’officier. Mais le véritable Vieux Beau, le VieuxBeau bon teint – sans épigramme ni équivoque, – n’est pas jalouxdes succès des autres. Il est trop saturé de fatuité. Favellesvenait donc, après avoir couru vainement après Brissonnet toute lamatinée, de le retrouver en train d’écouter la musique sous lesarbres de la charmille aménagée au milieu du parc, et,naturellement, il l’avait entraîné vers l’allée où Mme Liébauts’installait le plus volontiers. Elle venait là, souvent, vers lestrois heures, avec sa petite fille. Assise sur une chaise à l’ombredes branches, elle travaillait indéfiniment à quelque ouvrage aveccette patience qu’elle mettait à toute besogne. Cette rêveusen’était jamais une oisive. Elle ne lisait guère. Les chimères dontse nourrissait sa fantaisie lui faisaient, sans qu’elle s’en rendîtcompte, paraître prosaïques et froides les inventions desécrivains. Cette après-midi elle avait emporté, pour occuper sesmains, des écheveaux d’une fine laine mêlée de brins de soie,destinée à se transformer en un souple mantelet pour Charlotte.Elle avait mis sa chaise sous un grand arbre où la brise éveillaitun lent frémissement de feuilles, de quoi accompagner et bercer sasongerie. Sous son grand chapeau de légère mousseline pâlementrose, son souple corps pris dans une robe de batiste assortie, sesjolis doigts sortant des longues mitaines de dentelle souslesquelles transparaissait la chair délicate de l’avant-bras,c’était une apparition de jeunesse à la croire la très grande sœurde la petite fille qui jouait près d’elle comme la veille, maiscette fois avec un cerceau. Un des ruisseaux épanchés de lamontagne vers le Rhin contournait, à travers les saulaies, l’espècede quinconce que Madeleine avait choisi pour sa retraite. Comme lebaron Favelles et le commandant s’approchaient, Charlotte lesaperçut, et dans une de ces crispations de mouvements que latimidité inflige aux enfants trop nerveux, elle donna un coup debaguette si maladroit que le cerceau roula dans la petite rivière.L’enfant jeta un léger cri qui fit se relever la tête de sa mère.La petite se tenait sur le bord de l’eau immobile, les braspendants, consternée de voir le fragile objet emporté par le flotrapide. Le cerceau allait, allait, pliant encore les herbes déjàcourbées par le courant, contournant les pierres autour desquellescette eau écumait en blanche mousse, jusqu’à ce qu’il s’arrêtâtquelques secondes, retenu dans un petit coude que faisait leruisselet. On voyait le bois mince émerger de l’eau, et se mouvoir,tantôt projeté vers la terre, tantôt attiré vers la pointe de cettesorte de cap. Une poussée plus forte du courant, la pointe seraitdoublée, et le cerceau emporté au loin… Tout à coup, Charlotte jetaun nouveau cri, de surprise cette fois et d’espérance. Brissonnetvenait de franchir d’un bond cette largeur du ruisseau. Il étaitsur l’autre rive, marchant parmi les hautes herbes, du pas lested’un familier de la brousse. Il s’était penché en se suspendanttout entier d’un bras à une grosse branche d’arbre. De sa mainlibre, il avait saisi le cerceau, et déjà un autre bond l’avaitramené sur la rive où l’attendait la petite fille sur le bord del’eau. Dans cette action si simple, mais qu’un gymnasteprofessionnel pouvait seul accomplir, il avait déployé une grâcedans la force qui contrastait singulièrement avec son apparencemaladive et la structure de ses membres grêles sous la jaquetteétriquée. L’explorateur avait reparu, et toutes les adressesphysiques acquises par l’entraînement de plusieurs années de viesauvage. C’est aussi la première idée qu’énonça Favelles, qui avaitrejoint Mme Liébaut pendant les cinq minutes qu’avait duré cetour de force ; et tandis que l’enfant accueillait la reprisede ce jouet perdu avec des exclamations de joie :

– « Il s’est cru de nouveau en Afrique,notre commandant, » fit-il, « Si tous les soldats ducolonel Marchand avaient cette agilité, je ne m’étonne plus de laroute qu’ils ont parcourue… » Et, tout de suite, continuantson métier de cornac, avec cette vanité du reflet, de tous lessnobismes le plus inoffensif : « Maintenant que vous êtesune paire d’amis, mademoiselle, » – il s’adressait à Charlotterevenue auprès d’eux, – « demandez au commandant de vousraconter où il a appris à sauter ainsi. Deux mètres et quart. Maisoui, elle a bien deux mètres un quart… cette rivière. Hé !Hé ! On franchirait d’autres distances quand il s’agit demettre l’espace entre un lion et soi… »

– « Un lion ? » demanda lafillette. « Vous avez rencontré un lion,monsieur ? »

– « J’en ai rencontré cent, »répondit Brissonnet, en riant malgré lui du regard stupéfié de lapetite Parisienne, « deux cents… Mais M. Favelles me faittrop d’honneur en m’attribuant une vitesse à la course capabled’échapper à la poursuite d’un fauve… Je n’en ai jamais eu lebesoin d’ailleurs. Quand un homme rencontre un lion, mademoiselle,sachez-le, c’est toujours le lion qui commence par se sauver. Çamiaule très fort, ces grandes bêtes. Ce ne sont que d’énormeschats, voyez-vous… »

– « Demandez-lui donc alors, d’où luivient cette cicatrice ?… » reprit Favelles. L’officiern’eut pas le temps de cacher sa main gauche qui montrait une longuetrace pareille à celle d’une ancienne brûlure. « Allons,Brissonnet, racontez cette histoire sans fausse modestie, commevous avez fait à l’un de nos dîners. Vous jugerez, mademoiselle, siles lions sont les gros chats inoffensifs dont il parle… »

– « Vous ne refuserez pas ce plaisir àCharlotte, monsieur… » dit la mère en attirant contre elle safille rougissante de curiosité. Ces quelques propos avaient étééchangés si rapidement que Madeleine se trouva avoir prononcé cetteprière, de nouveau, sans presque s’en être rendu compte. Favellesavait familièrement placé une chaise à côté de sa chaise à elle. Ils’y était assis, pendant que Brissonnet restait debout. La phrasede Mme Liébaut équivalait à une autorisation de s’asseoir àson tour. Sur le visage de l’officier passa une contrariété. Lesrécits de ses propres aventures lui étaient toujours désagréables.À cette minute, et dans la présence de cette femme qui avait faitsur lui une trop profonde impression depuis ces quarante-huitheures, ce désagrément allait jusqu’à la souffrance. Il s’exécutapourtant avec cette simplicité un peu fruste qui est souvent celledes gens de guerre. Elle a son charme puissant quand on la senttrès vraie et non jouée.

– Cette fois-là, » dît-il, « toutest arrivé par ma faute… Ou plutôt, » rectifia-t-il,« par la faute du hasard. Voici la chose. Nous étions entrain, cinquante hommes et moi, de procéder à une reconnaissance.Le chef ne nous avait pas caché qu’il redoutait beaucoup lesparages où il nous envoyait, habités par des anthropophages… Meshommes étaient braves, mais, ce jour-là, le troisième depuis quenous avions quitté le camp, je les sentais flotter. Pourquoi ?Ces paniques latentes ne s’expliquent pas. Il faisait une chaleurterrible. Nous venions de marcher ces quarante-huit heures le longd’un lac vaste comme une mer, sans rencontrer un être vivant, sousd’énormes arbres. Nous allions, emboîtant le pas l’un à l’autre, enfile indienne, et moi le dernier. À un moment la file entières’arrête. Je cours en avant pour savoir la cause de cette soudaineimmobilité, et je vois, à cinquante mètres, un lion debout, énorme,qui nous regardait. Je fais signe à mes hommes de ne pas bouger. Leplus tranquillement que je peux, je prends mon fusil, je l’arme etje mets le genou en terre pour ajuster la bête. Je commandais,c’était à moi de donner l’exemple du sang-froid… Le lion meregardait avec étonnement, en se fouettant les flancs avec laqueue. Je lâche mon coup. Je me croyais très sûr de ma balle. Jel’avais seulement blessé, et d’une blessure légère quin’intéressait aucun muscle, car il commença à marcher sur moi, enpataud, très lourdement. Ils n’ont de légèreté que lorsqu’ilsbondissent. J’avais une seconde balle à tirer. Je ne voulais laplacer qu’à coup sûr. J’attendais donc, et voilà que, tout d’uncoup, une pétarade éclate à mes côtés, au-dessus de moi, autour dema tête. C’étaient mes hommes qui, sans ordre, fusillaient le lion,– et qui le manquaient. La bête s’arrête, comme stupéfaite, et, seramassant, elle bondit. Quand j’ai vu en l’air ce grand ventreblanc, j’ai bien cru que c’était fini. Je tire quand même, et cettefois je traverse le cœur. Mais l’élan du lion était pris, et il meserait tombé dessus si je n’avais fait un écart qui ne l’a pasempêché de m’emporter le bras à moitié dans son agonie… Voilàtoutes mes chasses aux lions, mademoiselle, » conclut-il,« et je n’ai même pas la peau de celui-là. Nous étions presséset n’avions que trop de bagages. Nous l’avons abandonné…

– « L’existence d’Europe doit vousparaître bien monotone, par contraste avec des sensationspareilles… » dit Mme Liébaut, après un silence.

– « Quelquefois, » répondit-il.« Mais ce ne sont pas les dangers qui rendent les expéditionscomme celles-là inoubliables. Ce sont des impressions de librenature comme on n’en retrouve plus dans nos vieux pays tropcivilisés. Puisque nous en sommes sur le chapitre des lions,permettez-moi de vous raconter un autre épisode, moins tragique,mais plus significatif… Il m’est arrivé une nuit, au camp, d’êtreréveillé par un bruit singulier. Je regarde à travers un desinterstices de la toile, et je vois, dans la clairière où nousavions dressé nos tentes, un lion, sa lionne, et deux lionceaux quipassaient. La lune inondait le camp d’une lumière aussi distincteque celle du jour. Le mâle était visiblement inquiet. Ilconsidérait ces cônes blancs placés de distance en distance, ets’arrêtait à chaque minute, en reniflant. La femelle, indifférenteà tout excepté à ses petits, les exerçait à marcher. Les lionceauxfaisaient cinq pas, six, sept, gauchement, sur leurs grossespattes, puis ils roulaient. La mère, couchée sur le dos, jouaitalors avec eux. Elle les forçait à se redresser de nouveau ;les six ou sept pas de marche recommençaient, et la chute, et lesjeux… Cette étrange famille mit au moins une heure à traverserl’espace illuminé par la lune, et à disparaître dans la forêt… Jen’eus pas une seconde l’impression du péril, mais que j’assistais àune merveilleuse scène de la vie primitive. Cette visite de cesquatre lions, la nuit, ç’a été une fête, un spectacle comme je n’enai jamais vu dans les plus célèbres théâtres… Monsieur le baron,vous me trouvez bien naïf, n’est-ce pas ?… »

Favelles s’était mis à rire en effet sur cesderniers mots. L’explorateur ajouta, prenant cette expressionpresque enfantinement effarouchée qu’il avait quelquefois : –« J’aurais dû me défier. Entre un Parisien comme vous et unAfricain, la partie n’est pas égale. Vous vous moquez de moi.Avouez-le. »

– « Pas le moins du monde, » ditvivement Favelles. « Mais quand vous avez prononcé le mot dethéâtre, j ‘ai pensé qu’il n’y a pas besoin d’aller si loin pourjouir d’un spectacle comme celui que vous décrivez si joliment…Votre famille de lions, je l’ai vue, moi qui ne quitte pas souventles Champs-Élysées, au Cirque d’été, ce charmant Cirque d’été queces brigands ont démoli. » Ces brigands, on le devine,c’étaient, pour le fidèle du second Empire, tous les gouvernants,sans aucune exception, depuis la honteuse journée du 4 Septembre.Il fallait l’entendre prononcer ces mots : le Cirqued’été, pour comprendre ce que lui avaient représenté pendantdes années, à lui comme aux élégants de sa génération, ces samedisde mai et de juin où tout le Paris qui s’amuse se donnaitrendez-vous autour de la piste, solennel royaume du solennelM. Loyal. « Oui, » continua-t-il, « je ne saisplus à quelle époque on avait installé une grande cage au milieu del’arène. On y montrait un lion et une lionne qui venait de mettrebas, avec deux petits… On faisait tout à coup la nuit, et l’onbaignait d’électricité les quatre bêtes… Les deux lionceaux et lamère jouaient sous ce faux clair de lune tout comme les vôtres,tandis que le père allait et venait comme votre lion. On les avaitdressés à cela. Ce rapprochement d’idées m’est venu, et j’ai souri…Moralité, comme pour les fables, puisqu’il s’agit d’animaux :les Africains deviennent très vite bien Parisiens. Un peu dedressage y suffit. C’était l’histoire de ces lions, Brissonnet. Cesera la vôtre. À la façon dont vous contez, ça l’estdéjà… »

Celui que l’officier, peu au courant desusages, appelait plébéiennement « monsieur le baron »,s’était cru très aimable en exprimant ce compliment au narrateur.Il ne se doutait pas qu’il touchait, par cette comparaison avec deslions domestiques, la place la plus malade de cette sensibilité.Une ombre passa dans les yeux profonds du soldat, qui avaitcontemplé tant de scènes tragiques ou sauvages, toutes grandioses.Avoir rêvé, avoir vécu une épopée héroïque, et que plusieurs annéesd’un sacrifice sublime et renouvelé toutes les heures, aboutissentà une figuration, comme celle de l’entrée à Paris de Marchand et deses camarades, puis à une curiosité autour d’un nom ! C’étaitla mélancolie qui rongeait Brissonnet depuis son retour.L’évocation par Favelles, de ces lions, pareils à ceux qu’il avaitrencontrés dans le désert, et devenus des « numéros »dans un programme de cirque, était le symbole trop saisissant de sadestinée. Il y eut un silence que le Vieux Beau, ravi de sonanecdote à lui, n’interpréta pas dans sa vérité. Madeleine, avecson tact de femme, devina quelle impression avait passé sur le cœurulcéré du jeune homme, et comme d’un geste instinctif elle voulutpanser cette plaie soudain rouverte :

– « Je ne sens pas du tout commevous, » fit-elle en s’adressant à Favelles… « Je n’aijamais pu supporter de regarder un fauve dans une cage. Ilssouffrent trop. Je serais sortie du cirque plutôt que d’assister àcette parodie : ces jeux de cette lionne et de ces lionceaux àseule fin de divertir ce public blasé, avec cette perspective pources pauvres bêtes qui ont tant besoin d’espace, de finirpoitrinaires entre des barreaux !… Au lieu qu’en écoutantM. Brissonnet, je voyais cette clairière, cette forêt, ceclair de lune, ces admirables animaux, et je l’enviais… Je luiétais reconnaissante surtout, » continua-t-elle en attirantson enfant à elle, « de prendre tant de peine pour Charlotte…Allons, » acheva-t-elle en s’adressant à celle-ci, « dismerci à M. le commandant Brissonnet, pour la bellehistoire… »

– « Merci, monsieur, » répéta lapetite fille, puis, avançant son fin visage, et câline :« Vous n’en savez pas d’autres, monsieur ? »

– « Toute la femme est là, » ditFavelles en esquissant un bravo avec des mains. « Quand Èvedans le jardin eut pris la pomme que lui présentait le serpent,elle a dû lui demander aussi : où estl’autre ? »

– « C’est une petite indiscrète, »interrompit la mère, « et vous allez finir de me la gâter sivous avez l’air de trouver cela naturel… »

Son geste démentait la sévérité de sonlangage, car elle flattait la joue de la petite fille qui s’étaittapie contre elle, pour se faire pardonner, la tête sur ses genoux.Puis, revenant à son projet, – pour justifier derechef à sespropres yeux l’intimité trop grande de cet entretien, – elleajouta : – « Quel dommage que ma sœur soit partieavant-hier ! Elle qui s’intéresse tant aux récits de voyage,elle se serait beaucoup plu à causer avec lecommandant !… » Elle observait ce dernier, du coin del’œil, en prononçant ces mots. Il lui sembla qu’à cette mention dela voyageuse, il avait tressailli légèrement. « Si pourtantelle lui avait déjà fait une impression ? » Cette petitephrase se prononça en elle, distinctement, et fut la cause que,s’étant levée pour continuer seule se promenade avec sa fille, ellelaissa Favelles et Brissonnet l’accompagner sans plus de remords,inavoués ou non. S’il était vrai que le souvenir d’Agathe aperçuequelques instants à la portière d’un wagon resta si vif dans lamémoire de l’officier, la moitié du travail était faite. Les huitjours qu’elle avait à passer aux eaux avec le jeune hommesuffiraient à parachever le reste.

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