Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 7L’invasion

 

Ces bruits étaient justifiés, mais la rumeurpublique exagérait. Comme d’usage, la vérité s’amplifiait enpassant de bouche en bouche. La horde de Patagons, qui, au nombrede sept cents environ, avait débarqué, vingt-quatre heures plustôt, sur le rivage nord de l’Île ne méritait nullementl’appellation d’armée.

Sous le nom de Patagons, on comprend,dans le langage courant, l’ensemble des peuplades, en réalité fortdifférentes les unes des autres au point de vue ethnologique, quivivent dans les pampas de l’Amérique du Sud. De ces peuplades, lesplus septentrionales, c’est-à-dire les plus voisines de laRépublique Argentine, sont relativement pacifiques. Adonnées àl’agriculture, elles ont formé de nombreux villages, et leur paysn’est même pas dépourvu de villes d’une importance plus ou moinsgrande. Mais, à mesure qu’on descend vers le Sud, elles tendent àchanger de caractère. Les plus australes sont à la fois moinssédentaires et infiniment plus redoutables. Vivant surtout duproduit de leur chasse, les indigènes qui les composent, lesPatagons proprement dits, sont en général d’habiles tireurs etd’incomparables cavaliers. Ils pratiquent encore l’esclavage, quede perpétuels pillages alimentent. Chez eux, les guerres de tribu àtribu sont incessantes, et ils n’épargnent guère les raresétrangers qui s’aventurent dans ces régions presque inexplorées. Cesont des sauvages.

L’absence de tout gouvernement régulier, unecomplète anarchie entretenue jusque dans ces dernières années parla rivalité des États civilisés limitrophes, ont permis à cettesauvagerie et à ce brigandage de se perpétuer trop longtemps. Nuldoute que la République Argentine et le Chili enfin d’accord nesachent y mettre un terme, mais il ne faut pas se dissimuler quel’œuvre sera longue et laborieuse, dans une contrée immense, àpopulation clairsemée, sans moyens de communications, et qui,depuis l’origine du monde, a joui d’une indépendance illimitée.

Les envahisseurs de l’île Hoste appartenaientà cette catégorie d’Indiens. Comme on l’a déjà vu au début de cerécit, les Patagons sont coutumiers de ces incursions enterritoires voisins, et bien souvent ils franchissent le détroit deMagellan pour razzier avec une cruauté impitoyable cette grande îlede la Magellanie à laquelle appartient plus spécialement le nom deTerre de Feu. Toutefois, ils ne s’étaient jamais aventurés aussiloin jusqu’alors.

Pour arriver à l’île Hoste, ils avaient dû,soit traverser la Terre de Feu de part en part et ensuite le canaldu Beagle, soit suivre depuis le littoral américain les canauxsinueux de l’archipel. Dans tous les cas, ils n’avaient accompli unpareil exode qu’au prix des plus grandes difficultés, tant pour seravitailler pendant leur route terrestre, que pour naviguer dansles bras de mer, au risque de voir chavirer leurs légères piroguessous le poids des chevaux.

Tout en galopant à la tête de ses vingt-cinqcompagnons, le Kaw-djer se demandait quel motif avait décidé lesPatagons à une entreprise si en dehors de leurs habitudesséculaires ? Sans doute, la fondation de Libéria pouvaitexpliquer dans une certaine mesure ce fait anormal. Il est à croireque la réputation de la cité nouvelle s’était répandue dans lescontrées environnantes et que la renommée lui avait attribué demerveilleuses richesses. L’imagination sauvage les amplifiantencore, rien de plus naturel qu’elles eussent excité desconvoitises.

Oui, les choses pouvaient à la rigueurs’expliquer ainsi. Mais malgré tout, cependant, l’audace desenvahisseurs demeurait surprenante, et, quelle que soit leurrapacité bien connue, il était difficile de concevoir qu’ils sefussent risqués à affronter une si nombreuse agglomération d’hommesblancs. Pour se lancer dans une telle aventure, ils avaient euvraisemblablement des raisons particulières que le Kaw-djercherchait sans les trouver.

Il ignorait en quel point de l’île ilrencontrerait les ennemis. Peut-être ceux-ci étaient-ils déjà enmarche. Peut-être n’avaient-ils pas quitté le lieu de leurdébarquement. Dans ce cas, en s’en référant aux renseignementsfournis par le porteur de la nouvelle, il s’agissait d’un parcoursde cent vingt à cent vingt-cinq kilomètres. Les grandes vitessesétant interdites sur les routes hosteliennes, qui laissaient encorebeaucoup à désirer au point de vue de la viabilité, le voyageexigerait au moins deux jours. Parti de bonne heure le 10 décembre,le Kaw-djer n’arriverait au but que le 11 dans la soirée.

À quelque distance de Libéria, la route, aprèsavoir traversé la presqu’île Hardy dans sa largeur, s’orientaitvers le Nord-Ouest et en suivait d’abord pendant une trentaine dekilomètres le rivage ouest battu par les flots du Pacifique, puiselle remontait au Nord, et, traversant une seconde fois l’île ensens contraire selon le caprice des vallées, elle allait frôler,trente-cinq kilomètres plus loin, le fond du Tekinika Sound,profonde indentation de l’Atlantique délimitant le sud de lapresqu’île Pasteur, qu’un autre golfe plus profond encore, lePonsonby Sound, sépare au Nord de la presqu’île Dumas. Au-delà, laroute, faisant de nombreux lacets, empruntait un col élevé del’importante chaîne de montagnes qui, venues de l’Ouest, seprolongent jusqu’à l’extrémité orientale de la presqu’île Pasteur,puis elle s’infléchissait de nouveau dans l’Ouest à la hauteur del’isthme qui réunit cette presqu’île à l’ensemble de l’île Hoste.Enfin, après avoir laissé en arrière le fond du Ponsonby Sound,elle se recourbait dans l’Est, et, franchissant, à quatrevingt-quinze kilomètres de Libéria, l’isthme étroit de lapresqu’île Dumas, elle en côtoyait ensuite le rivage nord baignépar les eaux du canal du Beagle.

Telle est la route que dut suivre le Kaw-djer.Chemin faisant, la troupe qu’il commandait s’accrut de quelquesunités. Ceux des colons qui possédaient un cheval se joignirent àelle. Quant aux autres, le Kaw-djer leur donnait ses instructionsau passage. Ils devaient battre le rappel et réunir le pluspossible de combattants. Ceux qui avaient un fusil se porteraientde part et d’autre de la chaussée, en choisissant les endroits lesplus inaccessibles, de telle sorte que des cavaliers ne pussent lesy poursuivre. De là, ils enverraient du plomb aux envahisseurs,quand ceux-ci apparaîtraient, et battraient aussitôt en retraitevers un point plus élevé de la montagne. La consigne était de viserde préférence les chevaux, un Patagon démonté cessant d’être àredouter. Quant aux colons qui n’avaient que leurs bras, ilscouperaient la route par des tranchées aussi rapprochées quepossible et se retireraient en ne laissant derrière eux qu’undésert. Sur une étendue d’un kilomètre de part et d’autre duchemin, les champs devaient être saccagés dans les vingt-quatreheures, les fermes vidées de leurs ustensiles et de leursprovisions. Ainsi serait rendu plus difficile le ravitaillement desenvahisseurs. Tout le monde irait ensuite s’enfermer dans l’enclosdes Rivière, ceux qui pouvaient faire parler la poudre comme ceuxn’ayant d’autres armes que la hache et la faux. Cet enclos, entouréd’une solide palissade et défendu par cette nombreuse garnison,deviendrait une véritable place forte qui ne courrait aucun risqued’être enlevée d’assaut.

Conformément à ses prévisions, le Kaw-djeratteignit l’isthme de la presqu’île Dumas le 11 décembre vers sixheures du soir. On n’avait encore aperçu nulle trace des Patagons.Mais, à partir de ce point, on approchait du lieu de leurdébarquement, et une extrême prudence était nécessaire. On setrouvait, en effet, dans la période des longs jours, et on n’auraitque très tard la protection de l’obscurité. On mit près de cinqheures pour arriver en vue du camp adverse. Il était alors près deminuit, et une obscurité relative couvrait la terre. On apercevaitnettement la lueur des foyers. Les Patagons n’avaient pas bougé deplace. Par nécessité sans doute de laisser reposer les chevaux, ilsétaient restés à l’endroit même où ils avaient atterri.

La petite armée du Kaw-djercomptait maintenant trente-deux fusils, le sien compris. Mais, enarrière, des centaines de bras s’employaient à défoncer la route, ày accumuler des troncs d’arbres, à y élever des barricades, demanière à compliquer le plus possible la marche desenvahisseurs.

Le camp de ceux-ci reconnu, on rétrograda, eton fit halte cinq ou six kilomètres en avant de l’isthme de lapresqu’île Dumas. Les chevaux furent alors ramenés en deçà de cetisthme par quelques colons qui les tiendraient en réserve dans lesmontagnes, puis les cavaliers devenus piétons, dissimulés sur lespentes abruptes qui bordaient le sud de la route, attendirentl’ennemi.

Le Kaw-djer n’avait pas l’intention d’engagerune bataille franche, que la disproportion des forces eût rendueinsensée. Une tactique de guérillas était tout indiquée. De leurspostes élevés les défenseurs de l’île tireraient à loisir leursadversaires, puis, pendant que ceux-ci perdraient leur temps à sedépêtrer des obstacles accumulés devant eux, ils se replieraient decrête en crête, par échelons qui s’assureraient successivement unemutuelle protection. On ne courrait aucun danger sérieux tant queles Patagons ne se résoudraient pas à abandonner leurs monturespour se lancer à la poursuite des tirailleurs. Mais cetteéventualité n’était pas à craindre. Les Patagons ne renonceraientévidemment pas à leur habitude invétérée de ne combattre qu’àcheval, pour s’aventurer sur un terrain chaotique, où chaque rocherpouvait dissimuler une embuscade.

Il était neuf heures du matin, quand, lelendemain 12 décembre, les premiers d’entre eux apparurent. Partisà six heures, ils avaient employé trois heures à parcourirvingt-cinq kilomètres. Inquiets de se voir si loin de leur paysdans une contrée totalement inconnue, ils suivaient aveccirconspection cette route bordée d’un côté par la mer et, del’autre, par d’abruptes montagnes. Ils marchaient coude à coude,dans une formation serrée qui allait rendre plus facile la tâchedes tireurs.

Trois détonations éclatant sur leur gauchejetèrent tout à coup le trouble parmi eux. La tête de colonnerecula, mettant le désordre dans les rangs suivants. Mais, d’autresdétonations n’ayant pas suivi les trois premières, ils reprirentconfiance et s’ébranlèrent de nouveau. Tous les coups avaientporté. Un homme se tordait sur le bord du chemin dans lesconvulsions de l’agonie. Deux chevaux gisaient, l’un le poitrailtroué, l’autre une jambe cassée.

Cinq cents mètres plus loin, les Patagons seheurtaient à une barricade de troncs d’arbres amoncelés. Pendantqu’ils s’occupaient de la détruire, des coups de fusils résonnèrentencore. L’une des balles fut efficace et mit un troisième chevalhors de service.

Dix fois, on avait renouvelé la manœuvre avecsuccès, quand la tête de colonne parvint à l’isthme de lapresqu’île Dumas. En ce point, où la route encaissée n’avaitd’autre issue qu’une gorge étroite, la défense s’était faite plussérieuse. En avant d’une barricade plus épaisse et plus haute queles précédentes, une large et profonde excavation coupait la route.Au moment où les Patagons abordaient cet ouvrage, la fusilladecrépita sur leur flanc gauche. Après un mouvement de recul, ilsrevinrent à la charge et ripostèrent au jugé, tandis qu’unecentaine des leurs faisaient de leur mieux pour rétablir lepassage.

Aussitôt la fusillade redoubla d’intensité.Une véritable pluie de balles siffla en travers du chemin et lerendit intenable. Les premiers qui s’aventurèrent dans la zonedangereuse ayant été frappés sans merci, cela donna à réfléchir àleurs compagnons, et la horde tout entière parut hésiter à pousserplus avant.

Les tireurs hosteliens la découvraient de bouten bout. Elle occupait plus de six cents mètres de route. Parcouruede violents remous, elle oscillait parfois en masse, tandis que descavaliers galopaient d’une extrémité à l’autre, comme s’ils eussentété porteurs des ordres d’un chef.

Chaque fois qu’un de ces cavaliers arrivait àla tête de la colonne, une nouvelle tentative était faite contre labarricade, tentative bientôt suivie d’un nouveau recul quand unhomme ou un cheval, blessé ou tué, démontrait en tombant combien laplace était périlleuse.

Les heures s’écoulèrent ainsi. Enfin, auxapproches du soir, la barricade fut renversée. Seule, la pluie desballes barrait désormais la route. Les Patagons prirent alors unerésolution désespérée. Soudain, ils rassemblèrent leurs chevaux,et, partant au galop de charge, foncèrent en trombe dans la trouée.Trois hommes et douze chevaux y restèrent, mais la horde passa.

Cinq kilomètres plus loin, profitant d’unendroit découvert, où elle n’avait à redouter aucune surprise, ellefit halte et prit ses dispositions pour la nuit. Les Hosteliens,sans s’accorder un instant de repos, continuèrent au contraire leurretraite savante et allèrent se mettre en position pour lelendemain. La journée était bonne. Elle coûtait aux envahisseurstrente chevaux et cinq hommes hors combat, contre un seul des leurslégèrement blessé. Il n’y avait pas à s’occuper des hommesdémontés. Mauvais marcheurs, ils resteraient en arrière, et onaurait facilement raison de ces traînards.

Le jour suivant, la même manœuvre fut adoptée.Vers deux heures de l’après-midi, les Patagons, ayant fait au totalune soixantaine de kilomètres depuis qu’ils s’étaient ébranlés,atteignirent le sommet du col emprunté par la route pour franchirla chaîne centrale de l’île. Depuis près de trois heures, ilsmontaient alors sans interruption. Gens et bêtes étaientpareillement exténués. Au moment de s’engager dans le défilé quicommençait en cet endroit, ils firent halte. Le Kaw-djer en profitapour se poster à quelque distance en avant.

Sa troupe, grossie de tirailleurs ralliéspendant la retraite et de ceux qui se trouvaient déjà au sommet,comptait alors près de soixante fusils. Ces soixante hommes, il lesdisposa sur une centaine de mètres, au point où la tranchée étaitla plus profonde, tous du même côté de la route. Bien abritésderrière les énormes rocs qui la surplombaient, les Hosteliens seriraient des projectiles ennemis. Ils allaient tirer presque à boutportant, comme à l’affût.

Dès que les Patagons se remirent en mouvement,le plomb jaillit de la crête et faucha leurs premiers rangs. Ilsreculèrent en désordre, puis revinrent à la charge sans plus desuccès. Pendant deux heures, cette alternative se renouvela. Si lesPatagons étaient braves, ils ne brillaient pas précisément parl’intelligence. Ce fut seulement quand ils eurent vu tomber ungrand nombre des leurs, qu’ils s’avisèrent de la manœuvre qui leuravait si bien réussi la veille. Des appels retentirent. Les chevauxse rapprochèrent les uns des autres. Les naseaux touchant lescroupes, la horde fut un bloc. Puis, prête enfin pour la charge,elle s’ébranla tout entière à la fois et partit dans un galopfurieux. Les sabots frappaient le sol avec un bruit de tonnerre, laterre tremblait. Aussitôt les fusils hosteliens crachèrent plushâtivement la mort.

C’était un spectacle admirable. Rienn’arrêtait ces cavaliers changés en météores. L’un d’eux vidait-illes arçons ? Ceux qui venaient à sa suite le piétinaient sanspitié. Un cheval blessé ou tué tombait-il ? Les autresbondissaient par-dessus l’obstacle et continuaient sans arrêt leurcourse enragée.

Les Hosteliens ne songeaient guère à admirerces prouesses. Pour eux, c’était une question de vie ou de mort.Ils ne pensaient qu’à ceci : charger, viser, tirer, puischarger, et viser, et tirer, et ainsi de suite, sans un instantd’interruption. Les canons brûlaient leurs mains ; ilstiraient toujours. Dans la folie de la bataille, ils en oubliaienttoute prudence. Ils s’écartaient de leurs abris, s’offraient auxcoups de l’ennemi. Celui-ci aurait eu la partie belle, s’il lui eûtété possible de riposter.

Mais, au train qu’ils menaient, les Patagonsne pouvaient faire usage de leurs armes. À quoi bon,d’ailleurs ? La médiocre étendue du front de bataille révélantle petit nombre des adversaires, leur seul objectif était defranchir la zone dangereuse, quitte à faire pour cela lessacrifices qui seraient nécessaires.

Ils la franchirent en effet. Bientôt lesballes ne sifflèrent plus. Ils ralentirent alors leur allure etsuivirent au grand trot la route qui, après avoir dépassé le pointculminant du col, descendait maintenant en lacets. Tout étaittranquille autour d’eux. De loin en loin, un coup de feu éclataitsur leur gauche ou sur leur droite, lorsque des rocherssurplombaient la chaussée. D’ailleurs, ce coup de feu, tiré parl’un des colons transformés en guérillas, manquait généralement lebut. Dans tous les cas, les Patagons ripostaient par une grêle deballes qu’ils envoyaient au jugé, et ils poursuivaient leurchemin.

Instruits par l’expérience, ils ne commirentpas, cette fois, la faute de s’arrêter à trop faible distance dulieu du dernier combat. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ilsdévalèrent rapidement la pente et ne s’arrêtèrent pour camper queparvenus en terrain plat.

C’était pour eux une rude journée. Ils avaientfranchi soixante-cinq kilomètres, dont trente-cinq depuis le sommetdu col. À leur droite, ils apercevaient les flots du Pacifiquevenant battre un rivage sablonneux. À leur gauche, c’était un paysde plaine, où les surprises cessaient d’être à craindre. Lelendemain, ils seraient de bonne heure au but, devant Libéria,éloigné de trente kilomètres à peine.

Désormais, il ne pouvait plus être questionpour le Kaw-djer de se porter en avant des envahisseurs. Outre quela nature du pays ne se prêtait plus à la manœuvre qui lui avait sibien réussi jusque-là, trop grande était la distance qui leséparait d’eux. Sur son ordre, on ne s’entêta pas dans unepoursuite inutile, et l’on prit, couchés sur la terre nue, à lalueur des étoiles, quelques heures d’un repos que rendaientnécessaire les fatigues supportées pendant trois nuitsconsécutives.

Le Kaw-djer n’avait pas lieu d’être mécontentdu résultat de sa tactique. Au cours de cette dernière journée, lesennemis avaient perdu au moins cinquante chevaux et une quinzained’hommes. C’est donc diminuée d’une centaine de cavaliers etmoralement ébranlée que leur troupe arriverait devant Libéria.Contrairement à son attente sans doute, elle n’y entrerait pas sanspeine.

Le lendemain matin, on fit rallier leschevaux, mais on ne put les avoir avant le milieu du jour. Il étaitprès de midi quand les tirailleurs redevenus cavaliers, et réduitspar conséquent au nombre de trente-deux, purent à leur tourcommencer la descente.

Rien ne s’opposait à ce qu’on avançâtrapidement. La prudence n’était plus nécessaire. On était renseignépar ceux des colons qui, en embuscade sur les bords de la route,avaient salué l’ennemi au passage. On savait que les Patagonsavaient continué leur marche en avant et qu’on ne courait pas lerisque de se heurter tout à coup à la queue de leur colonne.

Vers trois heures, on atteignit l’endroit oùla horde avait campé. Nombreuses étaient ses traces, et on nepouvait s’y méprendre. Mais, depuis les premières heures du matin,elle s’était remise en mouvement, et, selon toute probabilité, elledevait être maintenant sous Libéria.

Deux heures plus tard, on commençait à longerla palissade limitant l’enclos des Rivière, quand on aperçut, surla route, un fort parti d’hommes à pied. Leur nombre dépassaitcertainement la centaine. Lorsqu’on en fut plus près, on vit qu’ils’agissait des Patagons démontés au cours des rencontresprécédentes.

Soudain, des coups de feu furent tirés del’enclos. Une dizaine de Patagons tombèrent. Des survivants, lesuns ripostèrent et envoyèrent contre la palissade des ballesinoffensives, les autres esquissèrent un mouvement de fuite. Ilsdécouvrirent alors les trente-deux cavaliers qui leur interdisaientla retraite et dont les rifles se mirent à leur tour à parler.

Au bruit de ces détonations, plus de deuxcents hommes armés de fourches, de haches et de faux firentirruption hors de l’enclos, barrant la route vers Libéria. Cernésde toutes parts, à droite par des rocs infranchissables, en avantpar les paysans que leur nombre rendait redoutables, à gauche parles fusils dont les canons luisaient au-dessus de la palissade, enarrière enfin par le Kaw-djer et ses cavaliers, les Patagonsperdirent courage et jetèrent leurs armes sur le sol. On lescaptura sans autre effusion de sang. Pieds et mains entravés, ilsfurent enfermés dans une grange à la porte de laquelle on plaça desfactionnaires.

C’était une opération merveilleuse. Nonseulement les envahisseurs avaient perdu une centaine de cavaliers,mais aussi une centaine de fusils, et ces fusils, de médiocrevaleur assurément, allaient au contraire accroître la force desHosteliens. Ceux-ci pourraient disposer de trois cent cinquantearmes à feu, contre six cents environ qui leur étaient opposées. Lapartie devenait presque égale.

La garnison réunie à l’enclos des Rivière putrenseigner le Kaw-djer sur la marche des Patagons. En passantdevant la palissade au cours de la matinée, ils n’avaient fait quede timides tentatives pour la franchir. Dès les premiers coups defusils, ils y avaient renoncé et s’étaient contentés d’envoyerquelques balles sans se livrer à une attaque plus sérieuse.Décidément, ces sauvages étaient peut-être des guerriers, maissûrement ils n’étaient pas des hommes de guerre. Leur objectifétant Libéria, ils y allaient tout droit, sans inquiéter desennemis qu’ils laissaient derrière eux.

Puisqu’on avait la chance d’avoir fait d’aussinombreux prisonniers, le Kaw-djer ne voulut pas s’éloigner sansessayer de les interroger. Il se rendit donc au milieu d’eux.

Dans la grange où on les avait enfermésrégnait un silence profond. Accroupis le long des murailles, cettecentaine d’hommes attendaient, dans une immobilité farouche, quel’on décidât de leur sort. Vainqueurs, ils eussent des vaincus faitdes esclaves. Vaincus, ils estimaient naturel qu’un pareiltraitement leur fût infligé. Pas un seul d’entre eux ne daignaremarquer la présence du Kaw-djer.

« Quelqu’un de vous comprend-ill’espagnol ? demanda celui-ci à voix haute.

– Moi, dit un des prisonniers en relevantla tête.

– Ton nom ?

– Athlinata.

– Qu’es-tu venu faire dans cepays ? »

L’Indien, sans un geste, répondit :

« La guerre.

– Pourquoi nous faire la guerre ?objecta le Kaw-djer. Nous ne sommes pas tes ennemis. »

Le Patagon garda le silence. Le Kaw-djerreprit :

« Jamais tes frères ne sont venusjusqu’ici. Pourquoi sont-ils allés, cette fois, si loin de leurpays ?

– Le chef a commandé, dit l’Indien aveccalme. Les guerriers ont obéi.

– Mais enfin, insista le Kaw-djer, quelest votre but ?

– La grande ville du Sud, répondit leprisonnier. Là, sont des richesses, et les Indiens sontpauvres.

– Mais ces richesses, il faut lesprendre, répliqua le Kaw-djer, et les habitants de cette ville sedéfendront. »

Le Patagon sourit ironiquement.

« La preuve, c’est que toi et tes frèresêtes maintenant prisonniers, ajouta le Kaw-djer sous formed’argument ad hominem.

– Les guerriers patagons sontnombreux, riposta l’Indien sans se laisser troubler. Les autresretourneront dans leur patrie en traînant tes frères à la queue deleurs chevaux. »

Le Kaw-djer haussa les épaules.

« Tu rêves, mon garçon, dit-il. Pas un devous n’entrera dans Libéria. »

Le Patagon sourit de nouveau d’un airincrédule.

« Tu ne me crois pas ? interrogea leKaw-djer.

– L’homme blanc a promis, répliqual’Indien avec assurance. Il donnera la grande ville auxPatagons.

– L’homme blanc ?… répéta leKaw-djer étonné. Il y a donc un blanc parmi vous ? »

Mais toutes ses questions demeurèrent vaines.L’Indien avait dit évidemment tout ce qu’il savait, et il futimpossible d’en obtenir plus de détails.

Le Kaw-djer se retira soucieux. Quel était cethomme blanc, traître à sa race, qui s’alliait contre d’autresblancs à une bande de sauvages ? En tous cas, c’était unenouvelle raison de se hâter. Bien qu’Hartlepool, se conformant auxordres reçus, eût sûrement pris les mesures les plus urgentes, iln’était pas sans intérêt d’apporter du renfort à la garnison deLibéria.

Vers huit heures du soir, on partit. La troupecommandée par le Kaw-djer comptait maintenant cent cinquante-sixhommes, dont cent deux armés aux dépens des Patagons. Desfantassins la composaient exclusivement, les chevaux ayant étélaissés à l’enclos des Rivière. Pour s’introduire dans Libéria etfranchir la ligne des ennemis, le Kaw-djer n’avait pas l’intention,en effet, d’appliquer la méthode, assurément courageuse, maisinsensée, que ceux-ci avaient mise en pratique lorsqu’il s’étaitagi de forcer les passages difficiles. Son plan étant d’employer laruse plutôt que la force, les chevaux eussent été plus gênantsqu’utiles.

En trois heures de marche, on arriva en vue dela ville. Dans la nuit alors complètement tombée, une ligne de feuxdessinait le camp des Patagons, établi selon un vaste demi-cercle,qui à droite, s’arrêtait au commencement du marécage et s’appuyait,à gauche, sur la rivière. L’investissement était complet. Seglisser inaperçus entre les postes espacés de cent en cent mètresétait impraticable.

Le Kaw-djer fit faire halte à son monde. Avantde pousser plus loin, il fallait décider quelle tactique ilconvenait d’adopter.

Mais les envahisseurs n’étaient pas tous surla rive droite de la rivière. Quelques-uns au moins avaient dûtraverser l’eau en amont de la ville. Tandis que le Kaw-djerréfléchissait, une vive lumière éclata tout à coup dans leNord-Ouest. C’étaient les maisons du Bourg-Neuf qui brûlaient.

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