Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 13Une « journée »

 

Non seulement l’égarement des Hosteliens avaitpresque entièrement supprimé la production de l’île, mais encoreune population quintuplée devait vivre sur les stocks à peu prèsépuisés. Aussi la misère fut-elle atroce pendant l’hiver de 1893.Les cinq mois qu’il dura, le Kaw-djer accomplit une tâcheformidable. Il lui fallut résoudre au jour le jour des difficultéssans cesse renaissantes, venir au secours des affamés, soigner lesinnombrables malades, être, en un mot, partout à la fois. Enconstatant cette indomptable énergie et ce dévouement inaltérable,les Libériens furent frappés d’admiration et écrasés de remords.Voilà comment se vengeait celui qui avait renoncé, on le savaitmaintenant, à une si merveilleuse existence pour partager leur viede misère, et qu’ils avaient pourtant si lâchement renié !

Malgré tous les efforts du Kaw-djer, c’est àgrand-peine qu’on put se procurer le strict nécessaire à Libéria.Que devait-ce être dans les campagnes ? Que devait-ce êtresurtout aux placers, où s’entassaient des milliers d’hommes quin’avaient sûrement pris aucune mesure pour combattre un climat dontils ignoraient les rigueurs ?

Il était trop tard pour réparer leurimprévoyance. Ils étaient bloqués par les neiges et ne pouvaientplus compter que sur les ressources de leurs alentours les plusproches. Ces ressources, tant de bouches affamées les auraientépuisées en quelques jours.

Ainsi qu’on l’apprit plus tard, quelques-unsréussirent cependant à vaincre tous les obstacles et s’avancèrentparfois fort loin à travers l’île. Entre eux et plusieurs fermiers,il y eut des batailles sanglantes. La férocité humaine dépassaitcelle de la nature. L’hiver avait diminué, mais non tari le flot desang qui rougissait la terre.

Toutefois, peu nombreux furent ceux quibravèrent à la fois, dans ces incursions audacieuses, l’hostilitédes hommes et celle des choses. Comment vécurent les autres ?Tout ce qu’on en devait jamais savoir, c’est que beaucoup étaientmorts de froid et de faim. Quant à la manière dont leurs compagnonsplus heureux avaient assuré leur existence, cela demeura toujoursun mystère.

Mais le Kaw-djer n’avait pas besoin deconnaître les choses dans le détail pour concevoir de quellestortures ces misérables étaient la proie. Il devinait leurdésespoir et comprenait que ce désespoir se changerait en fureuraux premiers rayons du printemps. C’est alors que le dangerdeviendrait réellement menaçant. Les routes rendues libres par lafonte des neiges, cette populace affamée se répandrait de touscôtés et mettrait l’île au saccage…

Deux jours après le dégel, on apprit, eneffet, que la concession de la Franco-English Gold MiningCompany, que dirigeaient le Français Maurice Reynaud etl’Anglais Alexander Smith, avait été attaquée par une bande deforcenés. Mais, ainsi qu’ils l’avaient dit au Kaw-djer, les deuxjeunes gens avaient su se défendre eux-mêmes. Réunissant leursouvriers, au nombre déjà de plusieurs centaines, ils avaientrepoussé les assaillants, non sans leur infliger des pertessérieuses.

Quelques jours après, on reçut la nouvelled’une série de crimes commis dans la région du Nord. Des fermesavaient été pillées, et les propriétaires chassés de chez eux, oumême parfois assommés purement et simplement. Si on laissait faireces bandits, il ne leur faudrait pas un mois pour dévaster l’îleentière. Il était temps d’agir.

La situation était infiniment meilleure quecelle de l’année précédente. Si le printemps avait déterminé deviolents remous dans la foule éparse des aventuriers, il n’avait euaucune influence sur la manière d’être des Hosteliens. Cette fois,la leçon était suffisante. À l’exception de la centaine d’égarésqui s’étaient obstinés à demeurer aux placers et qui sans douteavaient péri à l’heure actuelle, la population de Libéria n’avaitpas diminué d’une unité. Personne n’avait eu la pensée d’entamerune troisième campagne de prospection. Pour quelques rares colonsservis par un hasard favorable, la plupart étaient revenus ruinés,leur santé compromise, leur avenir à jamais perdu. Et encore, desmodestes fortunes récoltées sur les placers, la plus grande partavait été dissipée, ainsi que cela arrive fatalement, dans lescabarets, dans les tripots de bas étage, où les détonations desrevolvers se mêlaient aux hurlements des joueurs. Tous se rendaientcompte de leur folie et nul n’avait envie de recommencerl’expérience.

Le Kaw-djer disposait donc de la milice aucomplet. Mille hommes enrégimentés, disciplinés, obéissant à deschefs reconnus, c’est une force sérieuse, et, bien que lesadversaires fussent vingt fois plus nombreux, il ne doutait pas deles mettre à la raison. Quelques jours de patience, afin de laisseraux routes détrempées par la fonte des neiges le temps de sécher unpeu, et des colonnes sillonneraient l’île, la balayeraient de bouten bout des aventuriers qui l’infestaient…

Ceux-ci le devancèrent. Ce furent eux quiprovoquèrent la tragédie rapide et terrible qui décida du sort del’île.

Le 3 novembre, alors que les chemins étaientencore transformés en marécages, des Hosteliens de la campagne,accourus au galop de leurs chevaux, avertirent le Kaw-djer qu’unecolonne, forte d’un millier de chercheurs d’or, marchait contre laville. Les intentions de ces hommes, on les ignorait, mais elles nedevaient pas être pacifiques, à en juger par leur attitude et parleurs cris menaçants.

Le Kaw-djer prit ses mesures en conséquence.Par son ordre, la milice fut rassemblée devant le gouvernement etbarra les rues qui débouchaient sur la place. Puis on attendit lesévénements.

La colonne annoncée atteignit vers la fin dujour Libéria, où l’écho de ses chants et de ses cris l’avaitprécédée. Les prospecteurs, qui croyaient surprendre, eurent aucontraire la surprise de se heurter à la milice hostelienne rangéeen bataille, et leur élan en fut brisé. Ils s’arrêtèrent interdits.Au lieu d’agir à l’improviste, comme tel était leur projet, voilàqu’ils étaient obligés de parlementer !

D’abord, ils discutèrent entre eux à grandrenfort de gestes et de cris, puis ceux qui se trouvaient en têtefirent connaître à Hartlepool qu’ils désiraient parler augouverneur. Leur requête transmise de proche en proche obtint unaccueil favorable. Le Kaw-djer consentait à recevoir dixdélégués.

Ces dix délégués, il fallut les désigner, cequi motiva une recrudescence de discussions et de clameurs. Enfinils se présentèrent devant le front de la milice qui ouvrit sesrangs pour les laisser passer. Le mouvement, sur un brefcommandement d’Hartlepool, fut exécuté avec une perfectionremarquable. De vieux soldats n’eussent pas mieux fait. Lesdélégués des prospecteurs en furent impressionnés. Ils le furentplus encore, quand, sur un nouveau commandement de son chef, lamilice, manœuvrant avec une égale sûreté, referma ses rangsderrière eux.

Le Kaw-djer se tenait debout au centre de laplace, dans l’espace restant libre en arrière des troupes. Tandisque les délégués se dirigeaient vers lui, on put les contempler àloisir. Vus de près, leur aspect n’était pas rassurant. Grands, lesépaules larges, ils paraissaient robustes, bien que les privationsde l’hiver les eussent amaigris. Pour la plupart vêtus de cuir dontune épaisse couche de crasse uniformisait la couleur première, ilsavaient des chevelures hirsutes et des barbes touffues quifaisaient ressembler leurs visages à des mufles de fauves. Au fondde leurs orbites caves luisaient des yeux de loups, et ilsserraient les poings en marchant.

Le Kaw-djer demeura immobile, sans avancerd’un pas au-devant d’eux, et, quand ils furent arrivés près de lui,il attendit tranquillement qu’ils lui fissent connaître le but deleur démarche.

Mais les délégués des prospecteurs ne sepressaient pas de parler. Ils s’étaient découverts instinctivementen abordant le Kaw-djer, et, rangés en demi-cercle autour de lui,ils se dandinaient gauchement d’une jambe sur l’autre. Leurapparence farouche était trompeuse. Ils semblaient, au contraire,assez petits garçons et fort embarrassés de leur personne, en sevoyant isolés de leurs camarades, dans la solitude de cette vasteplace, devant cet homme qui les dominait de la tête, à l’attitudegrave et froide, et dont la majesté leur en imposait.

Enfin, leur trouble s’atténua, ilsretrouvèrent leur langue et l’un d’eux prit la parole.

« Gouverneur, dit-il, nous venons au nomde nos camarades… »

L’orateur, intimidé, s’interrompit. LeKaw-djer ne fit rien pour l’aider à renouer le fil de son discours.Le prospecteur reprit :

« Nos camarades nous ontenvoyés… »

Nouvel arrêt de l’orateur et pareil mutisme duKaw-djer.

« Enfin, nous sommes leurs délégués,quoi ! expliqua un autre aventurier impatient de ceshésitations.

– Je sais, dit le Kaw-djer froidement.Après ? »

Les délégués furent interloqués. Eux quipensaient faire trembler !… Voilà comment on lesredoutait !… Il y eut encore un silence. Puis un troisièmeprospecteur, remarquable par l’ampleur de sa barbe inculte, réunittout son courage et entra dans le vif de la question.

« Après ?… Il y a, après, que nousavons à nous plaindre. Voilà ce qu’il y a, après.

– De quoi ?

– De tout. Nous ne pouvons pas nous entirer, tant on nous montre ici de mauvais vouloir. »

Quelque sérieuse que fût la situation, leKaw-djer ne put s’empêcher d’être intérieurement égayé par laplaisante ironie d’une telle récrimination dans la bouche d’un desenvahisseurs de l’île Hoste.

« Est-ce tout ? demanda-t-il.

– Non, répondit le troisième prospecteur,qui possédait décidément la langue la mieux pendue. On voudraitaussi, nous autres, que les claims ne soient pas à qui veut lesprendre. Il faut se battre pour les avoir. Les gentlemen –l’aventurier, un Américain de l’Ouest, employa ce mot le plussérieusement du monde – préféreraient des concessions, comme ça sefait partout… Ce serait plus… officiel, ajouta-t-il après un momentde réflexion avec une conviction divertissante.

– Est-ce tout ? répéta leKaw-djer.

– Savoir !… répondit le prospecteurà la grande barbe. Mais, avant de passer à autre chose, lesgentlemen voudraient une réponse au sujet des concessions.

– Non, dit le Kaw-djer.

– Non ?…

– La réponse est : non »,précisa le Kaw-djer.

Les délégués relevèrent la tête avec ensemble.Des lueurs mauvaises commencèrent à passer dans leurs yeux.

« Pourquoi ? demanda l’un de ceuxqui n’avaient pas encore parlé. Il faut une raison auxgentlemen. »

Le Kaw-djer garda le silence. Vraiment !ils étaient osés de lui demander ses raisons. Ne les connaissait-onpas ? La loi, que personne n’avait respectée, ne fixait-ellepas un prix pour la délivrance des concessions ? Bienplus ! cette loi connue de tous ne réservait-elle pas cesconcessions aux Hosteliens, et n’interdisait-elle pas à ces gensqui l’avaient audacieusement bravée le territoirehostelien ?

« Pourquoi ? » répéta leprospecteur en constatant que sa question restait sans effet.

Puis, la seconde interrogation n’ayant pasplus de succès que la première, il y répondit lui-même.

« La loi ?… dit-il. Eh ! on laconnaît, la loi… Mais on n’a qu’à nous naturaliser… La terre est àtout le monde, et nous sommes des hommes comme les autres,peut-être ! »

Jadis, le Kaw-djer ne se fût pas exprimédifféremment. Mais ses idées étaient bien changées maintenant, etil ne comprenait plus ce langage. Non, la terre n’est pas à tout lemonde. Elle appartient à ceux qui la défrichent, la cultivent, àceux dont le travail opiniâtre la transforme en mère nourricière etoblige le sol à tisser le tapis doré des moissons.

« Et puis, reprit le prospecteur barbu,si on parle de loi, il faudrait voir d’abord à la respecter, laloi. Quand ceux qui la fabriquent s’en moquent, qu’est-ce queferont les autres, je le demande ? On est le 3 novembre.Pourquoi qu’il n’y a pas eu d’élection le 1er, puisquele gouvernement a fini son temps ? »

Cette remarque inattendue surprit le Kaw-djer.Qui avait pu renseigner aussi bien ce mineur ? Kennedy, sansdoute, qu’on n’avait pas revu à Libéria. L’observation était juste,au surplus. La période qu’il avait fixée quand il s’étaitvolontairement soumis aux suffrages des électeurs était expirée, eneffet, et, aux termes de la loi autrefois promulguée par lui-même,on aurait dû procéder deux jours plus tôt à une nouvelle élection.S’il s’en était dispensé, c’est qu’il n’avait pas jugé opportun decompliquer encore une situation déjà si troublée, pour respecterune simple formalité, le renouvellement de son mandat étantabsolument certain. Mais, d’ailleurs, en quoi cela regardait-il desgens qui n’étaient ni éligibles, ni électeurs ?

Cependant, le chercheur d’or, enhardi par lecalme du Kaw-djer, continuait sur un ton plus assuré :

« Les gentlemen réclament cette élection,et ils veulent que leurs voix comptent. Leurs voix valent cellesdes autres, pas vrai ? Pourquoi qu’il y en aurait cinq millequi feraient la loi à vingt ? Ça n’est pas juste… »

L’aventurier fit une pause et attenditinutilement la réponse du Kaw-djer. Embarrassé par ce silencepersistant, et désireux de faire comprendre que sa mission étaitterminée, il conclut :

« Et voilà !

– Est-ce tout ? interrogea pour latroisième fois le Kaw-djer.

– Oui… répondit le délégué. C’est tout,sans être tout… Enfin, c’est tout pour le moment. »

Le Kaw-djer, regardant bien en face les dixhommes attentifs, déclara d’un ton froid :

« Voici ma réponse : « Vousêtes ici malgré nous. Je vous donne vingt-quatre heures pour voussoumettre tous sans condition. Passé ce délai,j’aviserai. »

Il fit un signe. Hartlepool et une vingtained’hommes accoururent.

« Hartlepool, dit-il, veuillez reconduireces Messieurs hors des rangs. »

Les délégués étaient stupéfaits. Quelqueassurés qu’ils fussent de leur force, ce calme glacial lesdéconcertait. Encadrés par les Hosteliens, ils s’éloignèrentdocilement.

Par exemple, quand ils furent réunis à ceuxqu’ils désignaient sous le nom générique de« gentlemen », le ton changea. Tandis qu’ils rendaientcompte de leur mission, leur colère, jusque-là dominée, éclata sanscontrainte, et, pour exprimer leur indignation, ils trouvèrent unequantité suffisante de paroles irritées et de jurons sonores.

Cette éloquence spéciale eut de l’écho dans lafoule, et bientôt un concert de vociférations apprit au Kaw-djerqu’on connaissait sa réponse. Cette agitation fut longue à secalmer. La nuit la diminua sans l’apaiser entièrement. Jusqu’aumatin, l’ombre fut pleine de cris furieux. Si on ne voyait plus lesmineurs, on les entendait. Évidemment ils s’entêtaient dans leurentreprise et campaient en plein air.

La milice fit comme eux. Se relayant parquarts, elle veilla toute la nuit, l’arme au pied.

La colonne ne s’était pas retirée, en effet. Àl’aube, les rues apparurent noires de monde. Bon nombre deprospecteurs, lassés par cette nuit d’attente, s’étaient couchéssur le sol. Mais tous furent debout au premier rayon du jour, et levacarme de la veille reprit de plus belle.

Dans les rues dont ils occupaient la chaussée,les maisons étaient soigneusement closes. Personne ne se risquaitau dehors. Si, d’un premier étage, un Hostelien plus curieuxrisquait un coup d’œil par l’entre-bâillement des volets, unouragan de huées l’obligeait aussitôt à les refermer en hâte.

Le début de la matinée fut relativement calme.Les aventuriers ne semblaient pas être d’accord sur ce qu’ilconvenait de faire et discutaient avec animation. À mesure que letemps s’écoulait, leur nombre augmentait. Autant qu’on en pouvaitjuger, il s’élevait maintenant à quatre ou cinq mille. Desémissaires envoyés pendant la nuit avaient battu le rappel dans lacampagne et ramené du renfort. Les prospecteurs de la région duGolden Creek avaient eu le temps d’arriver, mais non pas ceux quitravaillaient dans les montagnes du centre ou à la pointe duNord-Ouest, et dont le voyage, en admettant qu’ils dussent venir,exigerait un ou plusieurs jours selon leur éloignement.

Leurs compagnons qui avaient déjà envahi laville eussent sagement fait de les attendre. Quand ils seraient dixou quinze mille, la situation déjà si grave de Libéria deviendraitpresque désespérée.

Mais ces cerveaux brûlés, incapables derésister à la violence de leurs passions, n’avaient jamais lapatience d’attendre. Plus la matinée s’avança, plus leur agitationgrandit. Sous le coup de fouet de la fatigue et des excitationsrépétées des orateurs en plein vent, la foule s’énervait à vued’œil.

Vers onze heures, un élan général la jeta toutà coup sur la milice hostelienne. Celle-ci se hérissa immédiatementde baïonnettes. Les assaillants reculèrent précipitamment,s’efforçant de vaincre la poussée de ceux qui se trouvaient enqueue. Afin d’éviter des malheurs involontaires, le Kaw-djer fitreculer sa troupe, qui se replia en bon ordre et alla prendreposition devant le gouvernement. Les rues aboutissant à la placefurent ainsi dégagées. Les mineurs, se trompant sur le sens de cemouvement, poussèrent une assourdissante clameur de victoire.

L’espace rendu libre par la retraite de lamilice hostelienne fut en un instant rempli d’une foulegrouillante. Cette foule ne tarda pas à reconnaître son erreur.Non, elle n’était pas victorieuse encore. La milice intacte luibarrait toujours le passage. Si les mille hommes dont elle étaitformée, modelant leur attitude sur celle de leur chef, gardaient,impassibles, l’arme au pied, ils n’en disposaient pas moins de lafoudre. Leurs mille fusils, des carabines américaines, que beaucoupde prospecteurs connaissaient bien, auxquelles un magasin assureune réserve de sept cartouches, étaient capables de tirer en moinsd’une minute leurs sept mille coups, qui seraient, dans ce cas,tirés à bout portant. Il y avait là de quoi faire réfléchir lesplus braves.

Mais les aventuriers n’étaient plus dans unétat d’esprit leur permettant la réflexion. Ils s’excitaient, segrisaient les uns les autres. Leur grand nombre leur donnantconfiance, ils cessèrent de craindre cette troupe dont l’immobilitéleur parut de la faiblesse. Le moment vint où ce qui leur restaitde raison fut définitivement aboli.

Le spectacle était tragique. À la périphériede la place, une foule hurlante et débraillée, criant de sesmilliers de bouches des mots que personne n’entendait, tendant sesmilliers de poings en des gestes de menace. À trente mètres d’elle,lui faisant face, la milice hostelienne rangée en bon ordre le longde la façade du gouvernement, ses hommes conservant une immobilitéde statue. Derrière la milice, le Kaw-djer, seul, debout sur ledernier degré du perron qui donnait accès au gouvernement,contemplant d’un air soucieux ce tableau mouvementé, et cherchantun moyen de dénouer pacifiquement une situation dont il comprenanttoute la gravité.

Il était une heure de l’après-midi quand desinjures directes commencèrent à partir de la foule enfiévrée. LesHosteliens, contenus par leur chef, n’y répondirent pas.

Au premier rang de leurs insulteurs, ilspouvaient voir une figure de connaissance. Les révoltés avaientpoussé en avant Kennedy, dont les conseils insidieux n’étaient passans avoir contribué à les engager dans cette aventure. C’est parlui qu’ils connaissaient la loi relative aux élections, c’est luiqui leur avait suggéré de réclamer la qualité de citoyens etd’électeurs, en leur affirmant que le Kaw-djer, abandonné de toutle monde, n’aurait pas la force de leur résister. La réalité semontrait différente. Ils se heurtaient à mille fusils, et ilsemblait juste que celui qui les avait menés là fût exposé auxcoups.

L’ancien matelot, qui avait voulu se venger,était le mauvais marchand de cette affaire. Il n’avait plus sajactance de nabab. Pâle, tremblant, il n’en menait pas large, commeon dit familièrement.

La foule perdant de plus en plus la tête, lesinjures ne suffirent bientôt plus à satisfaire sa colèregrandissante, et il fallut passer aux actes. Des volées de pierrescommencèrent à s’abattre sur la milice impassible. Les chosesprenaient décidément une mauvaise tournure.

Pendant une heure, cette pluie meurtrièretomba. Plusieurs hommes furent blessés et deux d’entre eux durentquitter le rang. Une pierre atteignit au front le Kaw-djerlui-même. Il chancela, mais se redressant d’un énergique effort, ilessuya paisiblement le sang qui rougissait son visage et reprit sonattitude d’observateur.

Après une heure de cet exercice qui ne pouvaitmener à rien, les assaillants parurent se lasser. Les projectilesdevinrent moins nombreux, et on sentait qu’ils allaient cesser depleuvoir, quand une énorme clameur jaillit tout à coup de la foule.Qu’était-il arrivé ? Le Kaw-djer se haussant sur la pointe despieds, s’efforça vainement de voir dans les rues avoisinantes. Ilne put y réussir. Au loin, les remous de la foule semblaient plusviolents, voilà tout, sans qu’il fût possible d’en discerner lacause.

On ne devait pas tarder à la connaître.Quelques minutes plus tard, trois prospecteurs taillés en hercule,s’ouvrant un passage à coups de coude, venaient se placer en avantde leurs compagnons, comme s’ils eussent voulu montrer qu’ils seriaient des balles. Ils ne les craignaient plus, en effet, car ilsportaient devant eux, en guise de boucliers, des otages qui lesprotégeaient contre elles.

Les assaillants avaient eu une idéediabolique. Ayant enfoncé la porte d’une maison, ils s’étaientemparés de ses habitants, deux jeunes femmes, deux sœurs, qui yvivaient seules avec un petit enfant, le mari de l’une d’ellesétant mort au cours de l’hiver précédent. Deux mineurs avaientsaisi les femmes, un autre l’enfant, et, chacun avec son fardeau,ils bravaient maintenant le Kaw-djer et sa milice. Qui oseraittirer, alors les premiers coups seraient pour ces créaturesinnocentes ?

Les deux femmes, terrorisées, s’abandonnaientsans résistance. Quant au bébé, qu’une sorte de brute gigantesquetenait à bout de bras comme pour l’offrir en holocauste, ilriait.

Cela dépassait en horreur tout ce que leKaw-djer eût été capable d’imaginer. L’atroce aventure fit tremblercet homme si fort. Il eut peur. Il pâlit.

C’était l’heure pourtant des décisionspromptes. Il fallait prendre d’urgence une résolution. Déjà lesmineurs, poussant des vociférations furieuses, avaient fait unpas.

Leur affolement était tel qu’il leur futimpossible d’attendre d’en arriver au corps à corps, dans lequel lasupériorité du nombre leur eût assuré la victoire. Ils étaient àvingt mètres de la milice figée dans son attitude de marbre, quanddes détonations éclatèrent. Les revolvers faisaient parler lapoudre. Un Hostelien tomba.

L’hésitation n’était plus de mise. Dans moinsd’une minute on serait débordé, et toute la population de Libéria,hommes, femmes et enfants, serait massacrée sans recours.

« En joue !… » commanda leKaw-djer qui devint plus pâle encore.

La milice obéit avec la précision d’unexercice d’entraînement. Ensemble, les crosses se haussèrent auxépaules, et les canons se dirigèrent menaçants, vers la foule.

Mais celle-ci était désormais trop affoléepour que la crainte pût l’arrêter. De nouveaux coups de revolversrésonnèrent. Trois autres miliciens furent atteints. Ivre,déchaînée, la foule n’était plus qu’à dix pas.« Feu ! » commanda le Kaw-djer d’une voix rauque.Par leur calme héroïque au milieu de cette longue tourmente, seshommes venaient de le payer en une fois de tout ce qu’il avait faitpour eux. On était quitte. Mais, s’ils avaient puisé dans lareconnaissance et dans l’affection qu’il leur inspirait la force dese conduire en soldats, ils n’étaient pas des soldats après tout.Dès qu’ils eurent pressé la gâchette, l’affolement les gagna à leurtour. Ils ne tirèrent pas un coup, ils les tirèrent tous. Ce fut leroulement de tonnerre. En trois secondes, les carabines crachèrentleurs sept mille balles. Puis, un silence énorme tomba…

Les hommes de la milice regardaient, hébétés.Au loin, des fuyards disparaissaient. Devant eux, il n’y avait pluspersonne. La place était déserte.

Déserte ?… Oui, sauf cet amoncellement,cette montagne de cadavres d’où ruisselait un torrent desang ! Combien y en avait-il ?… Mille ?… Quinzecents ?… Davantage ?… On ne savait.

Au bas de ce tas hideux, à côté de Kennedy,mort, les deux jeunes femmes étaient tombées. L’une une balle dansl’épaule, était morte ou évanouie. L’autre se releva sans blessureet courut, affolée, frappée d’épouvante. L’enfant était là, luiaussi, parmi les morts, dans le sang. Mais – c’était unmiracle ! – il n’avait rien, et, fort amusé par ce jeuinconnu, il continuait à rire de tout son cœur…

Le Kaw-djer, en proie à une effroyabledouleur, avait caché son visage entre ses mains pour fuirl’horrible spectacle. Un instant, il demeura prostré, puis,lentement, il redressa la tête.

D’un même mouvement, les Hosteliens setournèrent vers lui et le regardèrent en silence.

Lui n’eut pas un regard pour eux. Immobile, ilcontemplait le sinistre charnier, et, sur la face ravagée, vieilliede dix ans, de grosses larmes coulaient goutte à goutte.

Le Kaw-djer, désespérément, pleurait.

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