Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 2La cité naissante

 

Immédiatement, le Kaw-djer organisa letravail. De tous ceux qui les offrirent, et ce fut, il faut ledire, l’immense majorité des colons, les bras furent acceptés.Divisés par équipes sous l’autorité de contremaîtres, les unsamorcèrent une route charretière qui réunirait Libéria auBourg-Neuf, les autres furent affectés au transfert des maisonsdémontables jusqu’ici édifiées au hasard et qu’il s’agissait dedisposer d’une manière plus logique. Le Kaw-djer indiqua lesnouveaux emplacements, ceux-là parallèlement, ceux-ci à l’opposé del’ancienne demeure de Dorick, laquelle commençait déjà à s’élever àpeu près à l’endroit occupé antérieurement par le« palais » de Beauval.

Une difficulté se révéla tout de suite. Pources divers travaux, on manquait d’outils. Les émigrants qui, pourune cause ou une autre, avaient dû abandonner leurs exploitationsde l’intérieur, ne s’étaient pas mis en peine de rapporter ceuxqu’ils y avaient emportés. Force leur fut d’aller les rechercher,si bien que le premier travail de la majeure partie destravailleurs fut précisément de se procurer des outils detravail.

Il leur fallut refaire une fois de plus lechemin si péniblement parcouru lorsqu’ils étaient venus se réfugierà Libéria. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes, et illeur parut infiniment moins pénible. Le printemps avait remplacél’hiver, ils ne manquaient plus de vivres, et la certitude degagner leur vie au retour leur faisait un cœur joyeux. En unedizaine de jours, les derniers étaient rentrés. Les chantiersbattirent alors leur plein. La route s’allongea à vue d’œil. Lesmaisons se groupèrent peu à peu harmonieusement, entourées devastes espaces qui seraient dans l’avenir des jardins, et séparéespar de larges rues, qui donnaient à Libéria des airs de ville aulieu de son aspect de campement provisoire. En même temps, onprocédait à l’enlèvement des détritus et des immondices quel’incurie des habitants avait laissés s’amonceler.

Commencée la première, l’ancienne maison deDorick fut également la première à être à peu près habitable. Iln’avait pas fallu beaucoup de temps pour démonter cetteconstruction légère et pour la réédifier à son nouvel emplacement,bien qu’on l’eût notablement agrandie. Certes elle n’était pasterminée, mais ses parois, encastrées dans le sol, étaient deboutet le toit était en place, de même que les cloisons séparatives del’intérieur. Pour s’installer dans la maison, il n’était pasnécessaire d’attendre l’achèvement des contre-murs extérieurs.

Ce fut le 7 novembre que le Kaw-djer en pritpossession. Le plan en était des plus simples. Au centre, unentrepôt dans lequel fut déposé le stock de provisions, et, autourde cet entrepôt, une série de pièces communiquant entre elles. Cespièces s’ouvraient sur les façades Nord, Est et Ouest ; uneseule, au Sud, sans issue à l’extérieur, était commandée par lesautres. Des inscriptions, tracées en lettres peintes sur despanneaux de bois, indiquaient la destination de ces diversessalles. Gouvernement, Tribunal, Police, disaientrespectivement les inscriptions du Nord, de l’Ouest et de l’Est.Quant au dernier de ces locaux rien n’en révélait l’usage, mais lebruit courut bientôt que là se trouverait la Prison.

Ainsi donc, le Kaw-djer ne s’en reposait plusuniquement sur la sagesse de ses semblables, et, pour quel’Autorité fût solidement assise, il la fondait sur cetrépied : la Justice, au sens social du mot, la Force et leChâtiment. Sa longue et stérile révolte n’aboutissait qu’àappliquer, jusque dans ce qu’elles ont de plus absolu, les règleshors desquelles l’imperfection humaine a, depuis l’origine destemps, rendu toute civilisation et tout progrès impossibles.

Mais des locaux, des inscriptions précisantl’usage qu’on en devait faire, tout cela n’était en somme qu’unsquelette d’administration. Il fallait des fonctionnaires pourexercer les fonctions. Le Kaw-djer les désigna sans tarder.Hartlepool fut placé à la tête de la police portée à quarantehommes choisis, après une sélection rigoureuse, exclusivement parmiles gens mariés. Quant au Tribunal, le Kaw-djer, tout en s’enréservant personnellement la présidence, en confia le servicecourant à Ferdinand Beauval.

Assurément, la seconde de ces désignationsavait de quoi étonner. Pourtant, ce n’était pas la première de cegenre. Quelques jours auparavant, le Kaw-djer en avait fait uneautre au moins aussi surprenante.

Le paiement des salaires et la vente desrations représentaient maintenant une besogne absorbante. L’échangedu travail et des vivres, bien que l’opération fût simplifiée parl’intermédiaire de l’argent, exigeait une véritable comptabilité,et cette comptabilité un comptable. Le Kaw-djer nomma en cettequalité ce John Rame, à qui une existence de plaisirs avait coûté àla fois santé et fortune. Quel but avait poursuivi ce dégénéré enparticipant à une entreprise de colonisation ? Sans doute, ilne le savait pas lui-même, et il avait obéi à des rêves imprécis devie facile dans un pays vague et chimérique. La réalité, infinimentplus rude, lui avait donné les hivers de l’île Hoste, et c’étaitmiracle que cet être débile y eût résisté. Poussé par la nécessité,il avait vainement essayé, depuis l’établissement du nouveaurégime, de se mêler aux terrassiers occupés à la construction de laroute. Dès le soir du premier jour, il avait dû y renoncer,surmené, brisé de fatigue, ses blanches mains déchirées par lesquartiers de roc. Il fut trop heureux d’accepter l’emploi que leKaw-djer lui attribuait et par lequel son insignifiantepersonnalité fut rapidement absorbée. Il se rétrécit encore,s’identifia à ses colonnes de chiffres, disparut dans sa fonctioncomme dans un tombeau. On ne devait plus entendre parler delui.

Savoir utiliser pour la grandeur de l’Étatjusqu’à la plus infime des forces sociales dont il dispose estpeut-être la qualité maîtresse d’un conducteur d’hommes. Devantl’impossibilité de tout faire par soi-même, il lui fautnécessairement s’entourer de collaborateurs, et c’est dans leurchoix que se manifeste avec le plus d’évidence le génie duchef.

Pour singuliers qu’ils fussent, ceux duKaw-djer étaient les meilleurs qu’il pût faire dans la situation oùle sort le plaçait. Il n’avait qu’un but : obtenir de chacunle maximum de rendement au profit de la collectivité. Or, Beauval,malgré son incapacité à d’autres égards, n’en restait pas moins unavocat de valeur. Il était donc, plus que tout autre, qualifié pourassurer le cours de la justice, la surveillance du maître devant aubesoin tenir en bride ses fantaisies.

Quant à John Rame, c’était le plus inutile descolons. Il y avait lieu d’admirer qu’on eût réussi à tirer quelquechose de ce chiffon sans énergie ni vouloir, qui n’était bon àrien.

Pendant que l’administration de l’Étathostelien s’organisait de cette manière, le Kaw-djer déployait uneactivité prodigieuse.

Il avait définitivement quitté le Bourg-Neuf.Ses instruments, livres, médicaments transportés au« gouvernement », – ainsi qu’on désignait déjà l’anciennemaison de Lewis Dorick – il y prenait chaque jour quelques heuresde sommeil. Le reste du temps, il était partout à la fois. Ilencourageait les travailleurs, résolvait les difficultés au fur età mesure qu’elles se présentaient, maintenait avec calme et fermetéle bon ordre et la concorde. Nul ne se fût avisé d’élever unecontestation, d’entamer une dispute en sa présence. Il n’avait qu’àparaître pour que le travail s’activât, pour que les musclesrendissent leur maximum de force.

Certes, dans ce peuple misérable qu’il avaitentrepris de conduire vers de meilleures destinées, la plupartignoraient de quel drame sa conscience avait été le théâtre, et,l’eussent-ils connu, ils n’étaient pas assez psychologues etmanquaient par trop d’idéalité pour soupçonner seulement quelsravages y avait fait un conflit de pures abstractions si différentde leurs soucis matériels. Du moins, il leur suffirait de regarderleur chef pour comprendre qu’une douleur secrète le dévorait. Si leKaw-djer n’avait jamais été un homme expansif, il semblaitmaintenant de marbre. Son visage impassible ne souriait plus, seslèvres ne s’entrouvraient que pour dire l’indispensable avec leminimum de mots. Autant peut-être à cause de son aspect qu’enraison de sa vigueur herculéenne et de la force armée dont ildisposait, il apparaissait redoutable. Mais, si on le craignait, onadmirait en même temps son intelligence et son énergie, et onl’aimait pour la bonté qu’on sentait vivante sous son attitudeglaciale, pour tous les services qu’on avait reçus de lui et qu’onen recevait encore.

La multiplicité de ses occupations n’épuisaitpas, en effet, l’activité du Kaw-djer, et le chef n’avait pas faittort au médecin. Pas un jour il ne manquait d’aller voir lesmalades et les blessés de l’émeute. Il avait, d’ailleurs, de moinsen moins à faire. Sous la triple influence de la saison plusclémente, de la paix morale et du travail, la santé publiques’améliorait rapidement.

De tous les malades et blessés, Halg était,bien entendu, le plus cher à son cœur. Quelque temps qu’il fit,quelle que fût sa fatigue, il passait matin et soir au chevet dujeune Indien, d’où Graziella et sa mère ne s’éloignaient pas. Ilavait le bonheur de constater un mieux progressif. On fut bientôtcertain que la blessure du poumon commençait à se fermer. Le 15novembre, Halg put enfin quitter le lit sur lequel il gisait depuisprès d’un mois.

Ce jour-là, le Kaw-djer se rendit à la maisonhabitée par la famille Rhodes.

« Bonjour, madame Rhodes !… Bonjour,les enfants ! dit-il en entrant.

– Bonjour, Kaw-djer ! » luirépondit-on à l’unisson.

Dans cette atmosphère si cordiale, il perdaittoujours un peu de sa froideur. Edward et Clary se pressèrentcontre lui. Paternellement il embrassa la jeune fille et caressa lajoue du jeune garçon.

« Enfin, vous voici, Kaw-djer !…s’écria Mme Rhodes. Je vous croyais mort.

– J’ai eu beaucoup à faire, madameRhodes.

– Je le sais, Kaw-djer, je le sais,approuva Mme Rhodes. C’est égal, je suis contentede vous voir… J’espère que vous allez me donner des nouvelles demon mari.

– Votre mari est parti, madame Rhodes.Voilà tout ce que je peux vous dire.

– Grand merci du renseignement !…Reste à savoir quand il doit revenir.

– Pas de si tôt, madame Rhodes. Votreveuvage est loin d’être fini. »

Mme Rhodes soupiratristement.

« Il ne faut pas être triste, madameRhodes, reprit le Kaw-djer. Tout s’arrangera avec un peu depatience… D’ailleurs, je vous apporte de l’occupation, c’est-à-direde la distraction. Vous allez déménager, madame Rhodes.

– Déménager !…

– Oui… Pour aller vous fixer àLibéria.

– À Libéria !… Qu’irais-je y faire,Seigneur ?

– Du commerce, madame Rhodes. Vous sereztout simplement la plus notable commerçante du pays, d’abord – etc’est une raison ! – parce qu’il n’y en a pas d’autres, etaussi, je l’espère bien, parce que vos affaires vont étonnammentprospérer.

– Commerçante !… Mesaffaires ?… répéta Mme Rhodes étonnée. Quellesaffaires, Kaw-djer ?

– Celles du bazar Harry Rhodes. Vousn’avez pas oublié, je suppose, que vous possédez une pacotillemagnifique ? Le moment est venu de l’utiliser.

– Comment !… objectaMme Rhodes, vous voulez que toute seule… sans monmari…

– Vos enfants vous aideront, interrompitle Kaw-djer. Ils sont en âge de travailler, et tout le mondetravaille ici. Je ne veux pas d’oisifs sur l’île Hoste. »

La voix du Kaw-djer s’était faite plussérieuse. Sous l’ami qui conseillait perçait le chef qui allaitordonner.

« Tullia Ceroni et sa fille, reprit-il,vous donneront aussi un coup de main, quand Halg sera complètementguéri… D’autre part, vous n’avez pas le droit de laisser pluslongtemps inutilisés des objets susceptibles d’accroître lebien-être de tous.

– Mais ces objets représentent presquetoute notre fortune, objecta Mme Rhodes quiparaissait fort émue. Que dira mon mari, quand il apprendra que jeles ai risqués dans un pays si troublé, où la sécurité…

– Est parfaite, madame Rhodes, termina leKaw-djer, parfaite, vous pouvez m’en croire. Il n’y a pas de paysplus sûr.

– Mais enfin, que voulez-vous que j’enfasse, de toutes ces marchandises ? demandaMme Rhodes.

– Vous les vendrez.

– À qui ?

– Aux acheteurs.

– Il y en a donc, et ils ont donc del’argent ?

– En doutez-vous ? Vous savez bienque tout le monde en avait au départ. Maintenant on en gagne.

– On gagne de l’argent à l’îleHoste !…

– Parfaitement. En travaillant pour lacolonie qui emploie et qui paie.

– La colonie a donc de l’argent, elleaussi ?… Voilà du nouveau, par exemple !

– La colonie n’a pas d’argent, expliquale Kaw-djer, mais elle s’en procure en vendant les vivres qu’elleest seule à posséder. Vous devez en savoir quelque chose, puisqu’ilvous faut payer les vôtres.

– C’est vrai, reconnutMme Rhodes. Mais s’il ne s’agit que d’un échange,si les colons sont obligés de rendre pour se nourrir ce qu’ils ontgagné par leur travail, je ne vois pas très bien comment ilsdeviendront mes clients.

– Soyez tranquille, madame Rhodes. Lesprix ont été établis par moi, et ils sont tels que les colonspeuvent faire de petites économies.

– Alors, qui donne ladifférence ?

– C’est moi, madame Rhodes.

– Vous êtes donc bien riche,Kaw-djer ?

– Il paraît. »

Mme Rhodes regarda soninterlocuteur d’un air ébahi. Celui-ci ne sembla pas s’enapercevoir.

« Je considère comme très important,madame Rhodes, reprit-il avec fermeté, que votre magasin soitouvert à bref délai.

– Comme il vous plaira, Kaw-djer »,accorda Mme Rhodes sans enthousiasme.

Cinq jours plus tard, le Kaw-djer était obéi.Quand, le 20 novembre, Karroly revint avec la Wel-Kiej, iltrouva le bazar Rhodes en plein fonctionnement.

Karroly revenait seul, après avoir débarquéM. Rhodes à Punta-Arenas ; il ne put répondre autre choseaux questions anxieuses de Mme Rhodes, qui demandatout aussi vainement des explications au Kaw-djer. Celui-ci secontenta de l’assurer qu’elle ne devait concevoir aucuneinquiétude, mais simplement s’armer de patience, l’absence deM. Rhodes devant se prolonger assez longtemps encore.

Quant à Karroly, il était émerveillé de cequ’il voyait. Quel changement en moins d’un mois ! Libérian’était plus reconnaissable. À peine si quelques rares maisonsétaient encore à leurs anciennes places. La plupart étaientmaintenant groupées autour de celle qu’on désignait sous le nom degouvernement. Les plus voisines abritaient les quarante ménages,dont les chefs, armés aux dépens de la réserve de fusils,constituaient la police de la colonie. Les huit fusils sans emploiavaient été déposés dans le poste situé entre le logis du Kaw-djeret celui d’Hartlepool, et que plusieurs hommes gardaient jour etnuit. Quant à la provision de poudre, on l’avait mise à l’abri dansl’entrepôt ménagé au centre de l’immeuble et sans aucune issue àl’extérieur.

Un peu plus loin, s’ouvrait le bazar Rhodes.Ce bazar surtout émerveillait Karroly. Aucun des magasins dePunta-Arenas, seule ville que l’Indien eût jamais vue, n’en égalaità ses yeux la splendeur.

Au-delà, vers l’Est et vers l’Ouest, letravail se poursuivait. On aplanissait le sol destiné à recevoirles dernières maisons démontables et, plus loin, de tous les côtés,on travaillait également. Déjà d’autres maisons, celles-ci en bois,celles-là en maçonnerie, commençaient à s’élever hors de terre.

Entre les maisons disposées selon un planrigoureux qui ne laissait aucune place aux fantaisiesindividuelles, de véritables rues se croisaient à angles droits,suffisamment larges pour permettre le passage simultané de quatrevéhicules. À vrai dire, ces rues étaient bien encore quelque peuboueuses et ravinées, mais le piétinement des colons en durcissaitle sol de jour en jour.

La route commencée dans la direction duBourg-Neuf avait traversé la plaine marécageuse et rejoignait déjàobliquement la rivière. Sur les berges s’amoncelaient une multitudede pierres, en vue de la construction d’un pont plus solide que leponceau existant.

Le Bourg-Neuf était à peu près déserté. Àl’exception de quatre marins du Jonathan et de troisautres colons résolus à gagner leur vie en pêchant, ses ancienshabitants l’avaient quitté pour Libéria, où les appelaient leursoccupations. Du Bourg-Neuf devenu ainsi exclusivement un port depêche, les embarcations partaient chaque matin pour y entrer auxapproches du soir, chargées de poissons qui trouvaient aisémentpreneurs.

Toutefois, malgré la diminution de sapopulation, aucune des maisons du faubourg n’avait été abattue.Ainsi l’avait décidé le Kaw-djer. Celle de Karroly était donctoujours debout, et l’Indien eut la joie d’y trouver Halg presqueentièrement guéri.

Ce lui fut, par contre, un grand chagrin d’yrentrer sans le Kaw-djer, dont la nouvelle existence le séparait àjamais. Finie, cette vie commune de tant d’années !… Comme ilétait changé !… En revoyant son fidèle Indien, à peineavait-il esquissé un sourire, à peine avait-il consenti àinterrompre quelques minutes sa dévorante activité.

Ce jour-là, comme tous les autres jours, leKaw-djer, après une matinée consacrée aux divers travaux en cours,examina la situation de la colonie, tant au point de vue financierqu’au point de vue de l’état du stock des vivres, puis il retournasur le chantier de la route.

C’était l’heure du repos. Pics et piochesabandonnés, la plupart des terrassiers sommeillaient sur les bascôtés, en offrant au soleil leurs poitrines velues ; d’autresmâchaient lentement leur ration en échangeant des mots vides etrares. À mesure que le Kaw-djer passait, les gens étendus seredressaient, les causeurs s’interrompaient, et tous soulevaientleurs casquettes, en accompagnant le geste d’une parole de bonaccueil.

« Salut, gouverneur ! »disaient l’un après l’autre ces hommes rudes.

Sans s’arrêter, le Kaw-djer répondait de lamain.

Il avait déjà parcouru la moitié du chemin,quand il aperçut, non loin de la rivière, un groupe d’une centained’émigrants, parmi lesquels on distinguait quelques femmes. Ilpressa le pas. Bientôt, partis de ce groupe, les sons d’un violonvinrent frapper son oreille.

Un violon ?… C’était la première foisqu’un violon chantait sur l’île Hoste depuis la mort de FritzGross.

Il se mêla à l’attroupement, dont les rangss’ouvrirent devant lui. Au centre, il y avait deux enfants. C’étaitl’un d’eux qui jouait, assez gauchement d’ailleurs. L’autre,pendant ce temps, disposait sur le sol des corbeilles de joncstressés et des bouquets de fleurs des champs : séneçons,bruyères et branches de houx.

Dick et Sand… Le Kaw-djer, dans cettetourmente qui avait bouleversé sa vie, les avait oubliés. Au reste,pourquoi eût-il songé à ceux-ci plutôt qu’aux autres enfants de lacolonie ? Eux aussi, ils avaient une famille, dans la personnedu brave et honnête Hartlepool. En vérité, le petit Sand n’avaitpas perdu son temps. Moins de trois mois s’étaient écoulés depuisqu’il avait hérité du violon du Fritz Gross, et il fallait qu’ileût de bien rares dispositions musicales pour être arrivé si vite,sans maître, sans conseils, à un pareil résultat. Certes il n’étaitpas un virtuose, et même il n’y avait pas lieu de croire qu’il ledevînt jamais, car la technique élémentaire lui ferait toujoursdéfaut, mais il jouait avec justesse et trouvait, sans paraître leschercher, des mélodies naïves, ingénieuses et charmantes, qu’ilengrenait les unes aux autres par des modulations d’une audaceheureuse.

Le violon se tut. Dick, ayant terminé soninventaire, prit la parole.

« Honorables Hosteliens ! dit-ilavec une comique emphase, en redressant de son mieux sa petitetaille, mon associé plus spécialement chargé du rayon artistique etmusical de la maison Dick and C°, l’illustre maestro Sand,violoniste ordinaire de Sa Majesté le Roi du cap Horn et autreslieux, remercie vos Honneurs de l’attention qu’on a bien voulu luiaccorder… »

Dick poussa un ouf ! sonore, reprit sarespiration, et repartit de plus belle.

« Le concert, honorables Hosteliens, estgratuit, mais il n’en est pas de même de nos autres marchandises,lesquelles sont, j’ose le dire, plus merveilleuses encore etsurtout plus solides. La Maison Dick and C°met aujourd’hui en ventedes bouquets et des paniers. Ceux-ci seront de la plus grandecommodité pour aller au marché… quand il y en aura un à l’îleHoste ! Un cent[4], lebouquet !… Un cent, le panier !… Allons !honorables Hosteliens ! la main à la poche, je vousprie !… »

Ce disant, Dick faisait le tour du cercle, enprésentant des échantillons de sa marchandise, tandis que, pourchauffer l’enthousiasme, le violon se mettait à chanter de plusbelle.

Quant aux spectateurs, ils riaient, et,d’après leurs propos, le Kaw-djer comprenait qu’ils n’assistaientpas pour la première fois à une scène de ce genre. Dick et Sandavaient sans doute l’habitude de parcourir les chantiers aux heuresde repos et de faire ce singulier commerce. C’était miracle qu’ilne les eût pas encore aperçus.

Cependant, Dick eut en un clin d’œil vendubouquets et corbeilles.

« Il ne reste plus qu’un panier, mesdameset messieurs, annonça-t-il. C’est le plus beau ! À deuxcents, le dernier et le plus beau panier ! »

Une ménagère versa les deuxcents.

« Merci bien, messieurs et dames !Huit cents !…C’est la fortune !… » s’écriaDick en esquissant un pas de gigue.

La gigue fut arrêtée net. Le Kaw-djer avaitsaisi le danseur par l’oreille.

« Que veut dire ceci ? »interrogea-t-il sévèrement.

D’un coup d’œil sournois, l’enfant s’efforçade deviner l’humeur réelle du Kaw-djer, puis, rassuré sans doute,il répondit avec le plus grand sérieux :

« Nous travaillons, gouverneur.

– C’est ça que tu appellestravailler ! » s’écria le Kaw-djer qui lâcha sonprisonnier.

Celui-ci en profita pour se retournercomplètement, et, regardant le Kaw-djer bien en face :

« Nous nous sommes établis, dit-il en serengorgeant. Sand joue du violon, et moi je suis marchand de fleurset de vannerie… Quelquefois, nous faisons des commissions… ou nousvendons des coquillages… Je sais aussi la danse… et des tours…C’est des professions, ça, peut-être, gouverneur ! »

Le Kaw-djer sourit malgré lui.

« En effet !… reconnut-il. Maisqu’avez-vous besoin d’argent ?

– C’est pour votre subrécargue[5], pour M. John Rame, gouverneur.

– Comment !… s’écria le Kaw-djer,John Rame vous prend votre argent !…

– Il ne nous le prend pas, gouverneur,répliqua Dick, vu que c’est nous qui le donnons pour lesrations. »

Cette fois, le Kaw-djer fut tout à faitabasourdi. Il répéta : « Pour les rations ?… Vouspayez votre nourriture !… N’habitez-vous donc plus avecM. Hartlepool ?

– Si, gouverneur, mais ça ne faitrien… »

Dick gonfla ses joues, puis imitant leKaw-djer lui-même à s’y méprendre malgré la réduction de l’échelle,il dit avec une impayable gravité :

« Le travail est la loi ! »

Sourire ou se fâcher ?… Le Kaw-djer pritle parti de sourire. Aucune hésitation n’était possible, en effet.Dick n’avait évidemment nulle intention de railler. Dès lors,pourquoi blâmer ces deux enfants si ardents à se« débrouiller », alors que tant de leurs aînés avaientune telle propension à s’en reposer sur autrui.

Il demanda :

« Votre « travail » vousrapporte-t-il au moins de quoi vivre ?

– Je crois bien ! affirma Dick avecimportance. Des douze cents, par jour, quelquefois quinze,voilà ce qu’il nous rapporte, notre travail, gouverneur !…Avec ça, un homme peut vivre, ajouta-t-il le plus sérieusement dumonde. »

Un homme !… Les auditeurs partirent d’unéclat de rire, Dick, offensé, regarda les rieurs.

« Qu’est-ce qu’ils ont, cesidiots-là ? » murmura-t-il entre ses dents d’un airvexé.

Le Kaw-djer le ramena à la question.

« Quinze cents, ce n’est pasmal, en effet, reconnut-il. Vous gagneriez davantage cependant, sivous aidiez les maçons ou les terrassiers.

– Impossible, gouverneur, répliqua Dickvivement.

– Pourquoi impossible ? insista leKaw-djer.

– Sand est trop petit. Il n’aurait pas laforce, expliqua Dick, dont la voix exprima une véritable tendressequi ne laissait pas d’être nuancée d’un soupçon de dédain.

– Et toi ?

– Oh !… moi !… »

Il fallait entendre ce ton !… Lui, ilaurait la force, assurément. C’eût été lui faire injure que d’endouter.

« Alors ?…

– Je ne sais pas… balbutia Dick toutsongeur. Ça ne me dit rien… »

Puis, dans une explosion :

« Moi, gouverneur, j’aime laliberté ! »

Le Kaw-djer considérait avec intérêt le petitbonhomme, qui, tête nue, les cheveux emmêlés par la brise, setenait droit devant lui, sans baisser ses yeux brillants. Il sereconnaissait dans cette nature généreuse mais excessive. Lui aussiavait par-dessus tout aimé la liberté, lui aussi s’était montréimpatient de toute entrave, et la contrainte lui avait paru sihaïssable qu’il avait prêté à l’humanité entière ses répugnances.L’expérience lui avait démontré son erreur, en lui donnant lapreuve que les hommes, loin d’avoir l’insatiable besoin de libertéqu’il leur supposait, peuvent aimer, au contraire, un joug qui lesfait vivre, et qu’il est bon parfois que les enfants grands etpetits aient un maître.

Il répliqua :

« La liberté, il faut d’abord la gagner,mon garçon, en se rendant utile aux autres et à soi-même, et, pourcela, il est nécessaire de commencer par obéir. Vous irez trouverHartlepool de ma part, et vous lui direz qu’il vous emploie selonvos forces. Je veillerai, d’ailleurs, à ce que Sand puissecontinuer à travailler sa musique. Allez, mesenfants ! »

Cette rencontre attira l’attention du Kaw-djersur un problème qu’il importait de résoudre. Les enfantspullulaient dans la colonie. Désœuvrés, loin de la surveillance desparents, ils vagabondaient du matin au soir. Pour fonder un peuple,il fallait préparer les générations futures à recueillir lasuccession de leurs devanciers. La création d’une école s’imposaità bref délai.

Mais on ne saurait tout faire à la fois.Quelle que fût l’importance de cette question, il en remit l’examenà son retour d’une tournée qu’il désirait accomplir dansl’intérieur de l’île. Depuis qu’il avait assumé la charge dupouvoir, il projetait ce voyage d’inspection, que de plus pressantssoucis l’avaient forcé à remettre de jour en jour. Maintenant, ilpouvait s’éloigner sans imprudence. La machine avait reçu uneimpulsion suffisante pour fonctionner toute seule pendant quelquetemps.

Deux jours après l’arrivée de Karroly, ilallait enfin partir, quand un incident l’obligea à un nouveauretard. Un matin, son attention fut attirée par le bruit d’unealtercation violente. S’étant dirigé du côté d’où venait levacarme, il aperçut une centaine de femmes discutant avec animationdevant une clôture de forts madriers qui leur barrait la route. LeKaw-djer ne comprit pas tout d’abord. Cette clôture, c’était cellequi limitait l’enclos de Patterson, mais elle ne lui avait passemblé, les jours précédents, s’avancer aussi loin.

Il fut bientôt renseigné.

Patterson, qui, dès le printemps précédent,s’était adonné à la culture maraîchère, avait vu, cette année, sesefforts couronnés de succès. Travailleur infatigable, il avaitobtenu une abondante récolte, et, depuis le renversement deBeauval, les autres habitants de Libéria s’approvisionnaientcouramment chez lui de légumes frais.

Son succès était dû, pour une grande part, àl’emplacement qu’il avait choisi. Au bord même de la rivière, il ytrouvait de l’eau en abondance. C’est précisément cette situationprivilégiée qui était cause du conflit actuel.

Les cultures de Patterson, étendues sur unespace de deux ou trois cents mètres, commandaient le seul point oùla rivière fût accessible, dans le voisinage immédiat de Libéria.En aval, elle était bordée, sur la rive droite, par une plainemarécageuse qui en interdisait l’approche jusqu’au ponceau établiprès de l’embouchure, c’est-à-dire à plus de quinze cents mètresdans l’Ouest. En amont, la berge brusquement relevée tombait,pendant plus d’un mille, à pic dans le courant.

Les ménagères de Libéria étaient donc dansl’obligation de traverser l’enclos de Patterson pour aller puiserl’eau nécessaire aux besoins de leurs ménages, et c’est pourquoi,jusqu’alors, le propriétaire de cet enclos avait ménagé un hiatusdans la barrière qui le délimitait. Mais, à la fin, il s’étaitavisé que ce passage incessant à travers sa propriété étaitattentatoire à ses droits et causait de multiples dommages. La nuitprécédente, il avait donc, avec l’aide de Long, barré solidementl’ouverture, d’où grave déception et grande colère des ménagèresvenues de bon matin chercher de l’eau.

Le calme se rétablit quand on aperçut leKaw-djer, et l’on s’en rapporta à sa justice. Patiemment, il écoutales arguments pour et contre, puis il rendit sa sentence. À lasurprise générale, elle fut favorable à Patterson. À la vérité, leKaw-djer décida que la clôture devait être abattue sur-le-champ etqu’une voie de vingt mètres de large devait être rendue à lacirculation publique, mais il reconnut les droits de l’occupant àune indemnité pour la parcelle de terrain cultivé dont il étaitprivé dans l’intérêt public. Quant à l’importance de cetteindemnité, elle serait fixée dans les formes régulières. Il y avaitdes juges à l’île Hoste. Patterson était invité à s’adresser àeux.

La cause fut plaidée le jour même. Ce fut lapremière que Beauval eut à juger. Après débat contradictoire, ilcondamna l’État hostelien à payer une indemnité de cinquantedollars. Cette somme fut aussitôt versée à l’Irlandais qui nechercha pas à dissimuler sa satisfaction.

L’incident fut diversement commenté, mais, engénéral, on goûta fort la manière dont il avait été réglé. On eutle sentiment que nul ne pourrait désormais être dépouillé de cequ’il possédait, et la confiance publique en fut énormément accrue.C’est ce résultat qu’avait voulu le Kaw-djer.

Cette affaire terminée, celui-ci se mit enroute. Pendant trois semaines, il sillonna l’île en tous sens,jusqu’à son extrémité Nord-Ouest, jusqu’aux pointes orientales despresqu’îles Dumas et Pasteur. L’une après l’autre, il visita toutesles exploitations, sans en omettre une seule, tant celles quiavaient été volontairement délaissées au cours du précédent hiverque celles dont les tenanciers avaient été chassés au moment destroubles.

De son enquête, il résulta finalement que centsoixante et un colons, formant quarante-deux familles, séjournaientencore dans l’intérieur. Ces quarante-deux familles pouvaienttoutes être considérées comme ayant réussi dans leur exploitation,mais à des degrés très inégaux. Les unes devaient borner leurespoir à assurer leur propre subsistance, tandis que d’autres, lesmieux pourvues en garçons robustes, auraient pu agrandirconsidérablement leurs cultures.

De vingt-huit familles, comptant cent dix-septautres colons, contraintes, au moment des troubles, de se réfugierà Libéria, les exploitations, aujourd’hui très compromises,semblaient également avoir été prospères au moment où on avait dûles abandonner.

Enfin, cent quatre-vingt-dix-sept tentativesd’exploitation n’avaient abouti qu’à un échec. De leurspropriétaires, une quarantaine étaient morts, et le surplus, aunombre de plus de sept cent quatre-vingts, avait successivementcherché refuge à la côte au cours de l’hiver.

Les renseignements ne manquaient pas auKaw-djer. Les colons se mettaient avec empressement à sadisposition. L’enthousiasme était unanime, quand on apprenait lanouvelle organisation de la colonie, et cet enthousiasme croissaitencore à mesure qu’il faisait part de ses projets. Lui parti, onreprenait le travail avec une ardeur décuplée par l’espoir.

De tout ce qu’il observait, de tout ce qu’ilentendait, le Kaw-djer prit soigneusement note. En même temps, ilrelevait un plan grossier des diverses exploitations et de leurssituations respectives.

Ces documents, il les utilisa dès son retour.En quelques jours il dressa une carte de l’île, carte approximativeau point de vue géographique, mais d’une exactitude plus quesuffisante au point de vue des exploitations agricoles qui selimitaient les unes les autres, puis il répartit la moitié de l’îleentre cent soixante-cinq familles qu’il choisit sans appel, etauxquelles il délivra des concessions régulières.

Donner à la propriété cette base solide,c’était accomplir une véritable révolution. Au régime du bonplaisir, il substituait la légalité, à la possession de fait, untitre inattaquable par celui-là même qui l’avait délivré. Aussi cessimples feuilles de papier furent-elles reçues par leursbénéficiaires avec autant de joie peut-être que les champs qu’ellesreprésentaient.

Jusqu’alors ils avaient vécu instables, dansl’incertitude du lendemain. Ces feuilles de papier changeaienttout. Cette terre était à eux. Ils pourraient la léguer à leursenfants. Ils se fixaient, prenaient racine, et devenaient vraimentde colons, des Hosteliens.

Le Kaw-djer commença par consolider les droitsdes quarante-deux familles qui étaient demeurées attachées à laglèbe et par rétablir dans les leurs les vingt-huit exploitants quine l’avaient quittée que sous la menace des émeutiers. Cela fait,il sélectionna entre toutes quatre-vingt-quinze autres familles,qui lui parurent dignes d’en appeler de leur échec. Il ne s’occupaaucunement des autres.

C’était de l’arbitraire. Ce ne fut pas leseul. Si l’égalité n’eut rien à voir dans la répartition desconcessions, elle ne fut pas mieux respectée au point de vue deleur importance. À ceux-ci le Kaw-djer laissa juste le terrain surlequel ils s’étaient d’abord établis, tandis qu’il diminuait lasurface attribuée à ceux-là. En même temps, il augmentaitconsidérablement certaines exploitations. Dans toutes sesdécisions, il n’obéit qu’à une unique loi, l’intérêt supérieur dela colonie. À ceux qui avaient montré le plus d’intelligence, deforce et de vaillance, les concessions les plus vastes. Rien aucontraire à ceux dont il avait pu constater l’incapacité, et qu’ilcondamnait sans appel à rester des prolétaires et des salariésjusqu’à la mort.

Le salariat, en effet, allait nécessairementfaire son apparition sur l’île Hoste. Quelques exploitations,celles par exemple des quatre familles dont les Rivière formaientle centre, étaient d’une telle étendue et d’une telle prospérité,qu’elles eussent suffi à occuper plusieurs centaines d’ouvriers.L’ouvrage ne manquerait donc pas à ceux qui préféreraient letravail des champs à celui de la ville.

Pour la deuxième fois, Libéria se dépeupla.Son titre de concession à peine en poche, chaque titulaire partaitavec les siens, bien pourvu de vivres, dont la provision pourrait,– d’ailleurs, le Kaw-djer l’affirmait – être ultérieurementrenouvelée. Quelques-uns de ceux qui n’avaient pas été favorisésles imitèrent, et allèrent louer leurs bras dans la campagne.

Le 10 janvier, la population fut réduite àquatre cents habitants environ, dont deux cent cinquante hommes enâge de travailler. Les autres, soit un peu moins de six cents, ycompris les femmes et les enfants, étaient maintenant disséminésdans l’intérieur. Ainsi que le Kaw-djer avait pu s’en assurer aucours de son voyage, la population totale n’atteignait plus eneffet le millier. Le surplus était mort, dont près de deux centsdans le seul hiver qui venait de finir. Encore quelques hécatombesde ce genre, et l’île Hoste redeviendrait un désert.

L’avancement du travail se ressentit de ladiminution du nombre des travailleurs. Le Kaw-djer ne parut pass’en soucier. On comprit bientôt sa tranquillité. Quelques joursplus tard, le 17 janvier, un vapeur mouillait en face duBourg-Neuf. C’était un grand navire de deux mille tonneaux. Dès lelendemain son déchargement commençait, et les Libériens émerveillésvirent défiler d’incalculables richesses. Ce fut d’abord du bétail,des moutons, des chevaux et jusqu’à deux chiens de berger. Puis, cefut du matériel agricole : charrues, herses, batteuses,faneuses ; des semences de toute nature ; des vivres enquantité considérable, des voitures et des chariots ; desmétaux : plomb, fer, acier, zinc, étain, etc. ; du petitoutillage : marteaux, scies, burins, limes, et centautres ; des machines-outils : forge, perceuse,fraiseuse, tours à bois et à métaux, et beaucoup d’autre chosesencore.

En outre, le steamer ne contenait pas que cesobjets matériels. Deux cents hommes, composés par moitié deterrassiers et d’ouvriers de bâtiment avaient été amenés par lui.Quand le déchargement du navire fut terminé, ils se joignirent auxcolons, et les travaux menés par quatre cent cinquante brasrobustes recommencèrent à avancer rapidement.

En quelques jours la route du Bourg-Neuf futterminée. Pendant que les maçons s’occupaient, les uns, de laconstruction du pont, les autres, de celle des maisons, on amorçavers l’intérieur une seconde route qui, divisée en nombreusesbranches, serpenterait plus tard entre les exploitations, etporterait la vie à travers l’île, artères et veines de ce grandcorps jusque-là inerte.

Les Libériens n’étaient pas au bout de leurssurprises. Le 30 janvier, un second steamer arriva. Il provenait deBuenos-Ayres et apportait dans ses flancs, outre des objetsanalogues aux précédents, une cargaison importante destinée aubazar Rhodes. Il y avait de tout dans cette cargaison, jusqu’à desfutilités : plumes, dentelles, rubans, dont pourrait désormaisse parer la coquetterie des Hosteliennes.

Deux cents nouveaux travailleurs débarquèrentde ce deuxième steamer, et deux cents encore d’un troisième quimouilla en rade le 15 février. À dater de ce jour, on disposa deplus de huit cents bras. Le Kaw-djer estima ce nombre suffisantpour commencer la réalisation d’un grand projet. À l’ouest del’embouchure de la rivière, furent jetées les premières assisesd’une digue, qui, dans un avenir prochain, transformerait l’anse duBourg-Neuf en un port vaste et sûr.

Ainsi peu à peu, sous l’effort de cescentaines de bras que dirigeait une volonté, la ville se bâtissait,se redressait, s’assainissait, se vivifiait. Ainsi peu à peu,surgissait du néant, la cité.

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