Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 15Seul !

 

Dick, attentif à ne pas devancer le momentfixé, ouvrit, au premier rayon du soleil, le pli que lui avaitdonné le Kaw-djer. Il lut :

« Mon fils,

« Je suis las de vivre et j’aspire aurepos. Quand tu liras ces mots, j’aurai quitté la colonie sansesprit de retour. Je remets son sort entre tes mains. Tu es bienjeune encore pour assumer cette tâche, mais je sais que tu ne luiseras pas inférieur.

« Exécute loyalement le traité signé parmoi avec le Chili, mais exige rigoureusement la réciproque. Quandles gisements aurifères seront épuisés, nul doute que legouvernement chilien ne renonce de lui-même à une suzerainetépurement nominale.

« Ce traité coûte temporairement auxHosteliens l’île Horn qui devient ma propriété personnelle. Elleleur retournera après moi. C’est là que je me retire. C’est là quej’entends vivre et mourir.

« Si le Chili manquait à ses engagements,tu te souviendrais du lieu de ma retraite. Hors ce cas, je veux quetu m’effaces de ta mémoire. Ce n’est pas une prière. C’est unordre, le dernier.

« Adieu. N’aie qu’un seul objectif :la Justice ; qu’une seule haine : l’Esclavage ;qu’un seul amour : la Liberté. »

À l’heure où Dick, bouleversé, lisait cetestament de l’homme à qui il devait tant, celui-ci, le frontappesanti par de lourdes pensées, continuait à fuir, pointimperceptible, sur la vaste plaine de la mer. Rien n’était changé àbord de la Wel-Kiej, dont il tenait toujours la barred’une main ferme.

Mais l’aube empourpra le ciel, et un frissonde rayons d’or courut sur la surface palpitante de la mer. LeKaw-djer releva la tête ; ses yeux fouillèrent l’horizon duSud. Au loin, l’île Horn apparut dans la lumière grandissante. LeKaw-djer regarda passionnément cette vapeur confuse, qui marquaitle terme du voyage, non pas de celui qu’il accomplissait en cemoment, mais du long voyage de la vie.

Vers dix heures du matin, il vint aborder aufond d’une petite crique à l’abri du ressac. Aussitôt, il mit piedà terre et procéda au débarquement de sa cargaison. Une demi-heuresuffit à ce travail.

Alors, en homme pressé de se débarrasser d’unebesogne pénible qu’il a résolu d’accomplir, il saborda la chalouped’un furieux coup de hache. L’eau pénétra en bouillonnant par lablessure. La Wel-Kiej, comme eût chancelé un être frappé àmort, s’inclina sur bâbord, oscilla, coula dans l’eau profonde…D’un air sombre, le Kaw-djer la regarda s’engloutir. Quelque chosesaignait en lui. De cette destruction de la fidèle chaloupe quil’avait porté si longtemps, il éprouvait de la honte et du remordscomme d’un meurtre. Par ce meurtre, il avait tué en même temps lepassé. Le dernier fil qui le rattachait au reste du monde étaitdéfinitivement coupé.

La journée tout entière fut employée à monterjusqu’au phare les objets qu’il avait apportés et à visiter sondomaine. Le phare, les machines prêtes à fonctionner, le logementmeublé, tout y était complètement achevé. D’autre part, au point devue matériel, il lui serait facile de vivre là, grâce au magasinlargement pourvu de vivres, aux oiseaux marins qu’abattrait sonfusil, aux graines dont il s’était muni et qu’il sèmerait dans lescreux du rocher.

Un peu avant la fin du jour, son installationterminée, il sortit. À quelque distance du seuil, il aperçut un tasde pierres, où l’on avait amoncelé les débris retirés desfondations.

L’une de ces pierres attira plus vivement sonattention. Elle avait roulé sur le bord du plateau. Il eût suffi dela pousser du pied pour qu’elle s’engloutît dans la mer.

Le Kaw-djer s’approcha. Une flamme de mépriset de haine brillait dans son regard…

Il ne s’était pas trompé. Cette pierre zébréede lignes brillantes, c’était du quartz aurifère. Peut-êtrecontenait-elle toute une fortune que les ouvriers n’avaient pas sureconnaître. Elle gisait là, délaissée comme un bloc sansvaleur.

Ainsi le métal maudit le poursuivaitjusque-là !… Il revit les désastres qui s’étaient abattus surl’île Hoste, l’affolement de la colonie, l’envahissement desaventuriers accourus de tous les coins du monde, la faim,… lamisère,… la ruine…

Du pied, il poussa l’énorme pépite dansl’abîme, puis, haussant les épaules, il s’avança jusqu’à l’extrêmepointe du cap.

Derrière lui se dressait le pylône métalliqueportant à son sommet le lanterneau, d’où, pour la première fois,allait jaillir tout à l’heure un puissant rayon qui montrerait labonne route aux navires.

Le Kaw-djer, face à la mer, parcourut des yeuxl’horizon.

Un soir, il était déjà venu à cette fin dumonde habitable. Ce soir-là, le canon du Jonathan endétresse tonnait lugubrement dans la tempête. Quel souvenir !…Il y avait treize ans de cela !

Mais, aujourd’hui, l’étendue était vide.Autour de lui, si loin qu’allât son regard, partout, de tous côtés,il n’y avait rien que la mer. Et, quand bien même il eût franchi labarrière de ciel qui limitait sa vue, nulle vie ne lui fût encoreapparue. Au-delà, très loin, dans le mystère de l’Antarctique,c’était un monde mort, une région de glace où rien de ce qui vit nesaurait subsister.

Il avait donc atteint le but, et tel était lerefuge. Par quel sinistre chemin y avait-il été conduit ? Iln’avait pas souffert, pourtant, des douleurs coutumières deshommes. Lui-même était l’auteur et la victime de ses maux. Au lieud’aboutir à ce rocher perdu dans un désert liquide, il n’eût tenuqu’à lui d’être un de ces heureux qu’on envie, un de ces puissantsdevant lesquels les fronts se courbent. Et cependant il étaitlà !…

Nulle part ailleurs, en effet, il n’aurait eula force de supporter le fardeau de la vie. Les drames les pluspoignants sont ceux de la pensée. Pour qui les a subis, pour qui ensort, épuisé, désemparé, jeté hors des bases sur lesquelles il afondé, il n’est plus de ressource que la mort ou le cloître. LeKaw-djer avait choisi le cloître. Ce rocher, c’était une celluleaux infranchissables murs de lumière et d’espace.

Sa destinée en valait une autre, après tout.Nous mourons, mais nos actes ne meurent pas, car ils se perpétuentdans leurs conséquences infinies. Passants d’un jour, nos paslaissent dans le sable de la route des traces éternelles. Rienn’arrive qui n’ait été déterminé par ce qui l’a précédé, etl’avenir est fait des prolongements inconnus du passé. Quel que fûtcet avenir, quand bien même le peuple qu’il avait créé devraitdisparaître après une existence éphémère, quand bien même la terreabolie s’en irait dispersée dans l’infini cosmique, l’œuvre duKaw-djer ne périrait donc pas.

Debout comme une colonne hautaine au sommet derecueil, tout illuminé des rayons du soleil couchant, ses cheveuxde neige et sa longue barbe blanche flottant dans la brise, ainsisongeait le Kaw-djer, en contemplant l’immense étendue devantlaquelle, loin de tous, utile à tous, il allait vivre, libre, seul,– à jamais.

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