Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 3 Àla baie Scotchwell

 

La Wel-Kiej revint le 15 avril dePunta-Arenas. Dès qu’on l’aperçut, les émigrants, impatients deconnaître leur sort, se massèrent en rangs serrés sur le point durivage vers lequel elle se dirigeait.

Le groupement de cette foule s’effectua delui-même suivant les lois immuables qui régissent les attroupementssur toute la surface de notre planète imparfaite, ce qui revient àdire que les plus forts s’emparèrent des meilleures places. Enarrière, furent reléguées les femmes. De là, elles ne pouvaientrien voir, ni rien entendre, mais elles n’en bavardaient qu’avecplus d’entrain en échangeant des commentaires aussi assourdissantsque prématurés sur les nouvelles encore inconnues qu’apportait lachaloupe. En avant, c’était les hommes, à une distance du bord del’eau inversement proportionnelle à leur vigueur et à leurbrutalité. Quant aux enfants, pour qui tout est prétexte à jeux, ils’en trouvait un peu partout. Les plus petits pépiaient comme desmoineaux, en gambadant à la périphérie du groupe ; d’autresétaient noyés dans sa masse, sans pouvoir ni avancer, nireculer ; d’autres, ayant réussi à le traverser de part enpart, tendaient leurs frimousses curieuses entre les jambes dupremier rang ; de quelques-uns, enfin, les plus dégourdis, lecorps tout entier, après la tête, était passé.

Le jeune Dick figurait, cela va sans dire,parmi ces débrouillards, et, non seulement il avait triomphé detous les obstacles pour son compte personnel, mais il avaitentraîné dans son sillage son inséparable Sand et un autre enfantavec lequel les deux mousses avaient noué, depuis huit jours, uneamitié qui se perdait déjà dans la nuit des temps. Cet enfant,Marcel Norely, du même âge que ses deux camarades, possédait lemeilleur des titres à leur affection, puisqu’il avait besoin deleur protection. C’était un être chétif, au visage souffreteux, et,qui plus est, un infirme, sa jambe droite, frappée de paralysie,étant demeurée de quelques centimètres plus courte que la gauche.Cet inconvénient n’altérait nullement, d’ailleurs, la bonne humeurdu petit Marcel, ni son ardeur aux jeux, dans lesquels il brillaittout comme un autre, grâce à une béquille dont il se servait avecune remarquable habileté.

Pendant que les émigrants accouraient entumulte sur la grève, Dick, et à sa suite Sand et Marcel, s’étaitinsinué entre les premiers arrivés, dont son front atteignait toutau plus la taille, et avait réussi à se placer devant eux. Ce hautfait ne put malheureusement s’accomplir sans déranger plus ou moinsles précédents occupants, et le hasard voulut que l’un de ceux-cifût Fred Moore, l’aîné de ces deux frères dont Harry Rhodes avaitsignalé au Kaw-djer la nature violente.

Fred Moore, homme bien en chair et haut deprès de six pieds, poussa un juron sonore en se sentant ébranlévers la base. Cela suffit pour exciter la verve gouailleuse deDick. Il se retourna vers Sand et Marcel en train de forcer lepassage à son exemple.

« Eh là !… dit-il, ne poussez doncpas comme ça ce gentleman, mille diables !… À quoi celasert-il ? Nous n’avons qu’à nous placer derrière lui et àregarder par-dessus sa tête. »

La prétention, étant donné la stature réduitedu minuscule orateur, était si outrecuidante que les voisins nepurent s’empêcher de rire, ce qui mit Fred Moore de très mauvaisehumeur. Le sang afflua à son visage.

« Moucheron !… fit-il d’un tonméprisant.

– Merci du compliment, Votre Honneur,quoique vous prononciez mal l’anglais. C’est « gentil »qu’il faut dire, railla Dick, en abusant des consonances analoguesde « gnat » (moustique) et de « natty »(gentil). »

Fred Moore fit un pas en avant, mais ses plusproches voisins le retinrent, en lui conseillant de laisser cesenfants. Dick en profita pour s’éloigner avec ses deux amis, ensuivant le bord de la mer devant d’autres émigrants d’humeur plusconciliante.

« Tout à l’heure, menaça Fred Mooreobligé à l’immobilité, je te tirerai les oreilles, mongarçon. »

Dick, bien à l’abri maintenant, toisa de basen haut son adversaire.

« Pour ça, il faudrait une échelle,camarade ! » dit-il d’un air superbe qui déchaîna denouveaux rires.

Fred Moore haussa les épaules, et Dick,satisfait d’avoir eu le dernier mot, cessa de s’occuper de lui,pour reporter toute son attention sur la chaloupe, dont l’étravefaisait crier au même instant le gravier du rivage.

Dès qu’elle fut arrêtée, Karroly sauta dansl’eau et vint fixer solidement son ancre sur la terre ferme. Ilaida ensuite son passager à débarquer, puis s’éloigna avec Halg etle Kaw-djer, tout heureux de les revoir après cette longueabsence.

S’il est vrai que, chez les Fuégiens, lessentiments affectifs soient, en général, assez peu développés, ilne l’est pas moins que le pilote faisait exception à la règle. Lesregards dont il couvrait son fils et le Kaw-djer en eussent aubesoin témoigné. Pour ce dernier, il était bien le bon chien fidèleet dévoué dont son aspect évoquait l’idée.

Son aveugle dévouement ne pouvait être égaléque par celui, aussi vif, mais plus conscient de Halg. Si Karrolyétait le père du jeune homme au sens naturel du mot, le Kaw-djerétait son père spirituel. À l’un il devait la vie, à l’autre sonintelligence, que les leçons du mystérieux solitaire avaientfaçonnée et qu’elles avaient meublée de sentiments et d’idéesinconnues des indigènes déshérités de l’archipel.

Cette affection qu’il portait au Kaw-djer,celui-ci la lui rendait largement. Halg était le seul être capabled’émouvoir encore cet homme désenchanté, qui ne connaissait plusd’autre amour, hors celui qu’il éprouvait pour un enfant, qu’unaltruisme collectif et impersonnel, d’une grandeur admirableassurément, mais dont l’ampleur même semble plus adéquate au cœurinfini d’un Dieu qu’à l’âme médiocre des créatures. Est-ce pourcela, est-ce parce qu’ils ont l’obscure notion de cettedisproportion, que, malgré sa beauté resplendissante, un telsentiment étonne plus qu’il ne charme les autres hommes, et leursemble-t-il inhumain à force d’être au-dessus d’eux ?Peut-être, en jugeant par la pauvreté de leur propre cœur,estiment-ils que la part de chacun est bien petite d’un amour ainsidivisé entre tous et que, s’il est moins sublime, il est meilleurde se donner sans réserve à quelques-uns.

Pendant que ces trois êtres si étroitementunis s’entretenaient des incidents du voyage et s’abandonnaient auplaisir de se revoir, les émigrants, pressés autour de GermainRivière, s’enquéraient des résultats de sa mission. Les questionsse croisaient, diversement formulées, mais se réduisant en somme àcelle-ci : Pourquoi la chaloupe était-elle revenue, etpourquoi n’apercevait-on pas à sa place un navire assez grand pourrapatrier tout le monde ?

Germain Rivière, ne sachant auquel entendre,réclama de la main le silence, puis, en réponse à une interrogationprécise formulée par Harry Rhodes, il raconta brièvement sonvoyage. À Punta-Arenas, il avait vu le gouverneur, M. Aguire,qui, au nom du gouvernement chilien, avait promis de secourir lesvictimes de la catastrophe. Toutefois, aucun bateau d’un tonnagesuffisant pour transporter les naufragés ne se trouvant alors àPunta-Arenas, ceux-ci devaient s’armer de patience. La situation neprésentait, d’ailleurs, rien d’inquiétant. Puisqu’on disposait d’unmatériel en bon état et de vivres pour près de dix-huit mois, onpourrait attendre sans danger.

Or, il ne fallait pas se dissimuler quel’attente serait forcément assez longue. L’automne commençait àpeine, et il n’eût pas été prudent d’envoyer sans urgence absolueun bâtiment dans ces parages à cette époque de l’année. Il était del’intérêt commun que le voyage fût remis au printemps. Dès le débutd’octobre, c’est-à-dire dans six mois, un navire serait expédié àl’île Hoste.

La nouvelle, passant de bouche en bouche, futinstantanément transmise du premier au dernier rang. Elle produisitchez les naufragés un effet de stupeur. Eh quoi ! on étaitdans la nécessité de perdre six longs mois dans ce pays où il étaitimpossible de rien entreprendre, puisqu’il faudrait le quitter auprintemps après y avoir inutilement subi les rigueurs del’hiver ! La foule, naguère si bruyante, était devenuesilencieuse. On échangeait des regards accablés. Puis l’accablementfit place à la colère. Des invectives violentes furent proférées àl’adresse du gouverneur de Punta-Arenas. La colère, cependant, netarda pas à s’apaiser, faute d’aliments, et les émigrantscommencèrent à se disperser et à regagner les tentes d’un airmorne.

Mais, attirés au passage par un autre groupeen voie de formation, ils s’arrêtaient machinalement, sans mêmes’apercevoir qu’en s’agrégeant à ce second groupe alimenté par leséléments désassociés du premier, ils se transformaient ipsofacto en auditeurs de Ferdinand Beauval. Celui-ci avait jugé,en effet, l’occasion favorable au placement d’un nouveau discourset, comme précédemment, il haranguait ses compagnons du haut d’unrocher élevé à la dignité de tribune. Ainsi qu’on peut le supposer,l’orateur socialiste n’était pas tendre pour le régime capitalisteen général et, en particulier, pour le gouverneur de Punta-Arenasqui, d’après lui, en était le produit naturel. Il stigmatisait avecéloquence l’égoïsme de ce fonctionnaire dénué de la plusélémentaire humanité, qui laissait si allègrement un tel nombre demalheureux exposés à tous les dangers et à toutes les misères.

Les émigrants ne prêtaient qu’une oreilledistraite à la diatribe du tribun. À quoi tendait ceverbiage ? Beauval pouvait bien en clamer pire encore, cen’est pas cela qui ferait avancer d’un pas leurs affaires. Pouraméliorer leur sort il fallait des actes, non des mots. Mais quelsactes ? Personne, à vrai dire, n’en savait rien. Etpéniblement, ils cherchaient, sans grand espoir de la trouver, lasolution du problème, en tenant baissés vers le sol leurs yeuxingénus.

Une idée, pourtant, naissait peu à peu dansces cervelles obscures. Ce qu’il fallait faire, quelqu’un le savaitpeut-être. Peut-être celui qui les avait déjà tirés de plus d’unmauvais pas donnerait-il le moyen de remédier à cette situation,quand il en serait instruit. C’est pourquoi ils coulaient detimides regards du côté du Kaw-djer, vers lequel se dirigeaientprécisément Harry Rhodes et Germain Rivière. Chaque membre d’unepopulation de douze cents âmes ne pouvant prendre à lui seul unedécision pour l’ensemble, le plus simple, après tout, était de s’enrapporter au Kaw-djer, à son dévouement, à son expérience, un telparti ayant, en tout cas, l’inappréciable avantage de rendresuperflue la réflexion pour les autres.

S’étant ainsi libérés de tout souci immédiat,les émigrants délaissèrent, les uns après les autres, FerdinandBeauval, dont l’auditoire fut bientôt réduit à son ordinaire noyaude fidèles.

Harry Rhodes, accompagné de Germain Rivière,se mêlant au groupe formé par les deux Fuégiens et le Kaw-djer, mitcelui-ci au courant des événements, lui fit connaître la réponse dugouverneur de Punta-Arenas, et lui exposa les angoisses desémigrants redoutant la rigueur d’un hiver antarctique.

Sur ce dernier point, le Kaw-djer rassura soninterlocuteur. L’hiver, en Magellanie, est à la fois moins rude etmoins long qu’en Islande, au Canada ou dans les Étatsseptentrionaux de l’Union américaine, et le climat de l’Archipelvaut bien, à tout prendre, celui de la basse Afrique, où se rendaitle Jonathan.

« J’en accepte l’augure, dit HarryRhodes, conservant néanmoins un peu de scepticisme. Quoi qu’il ensoit, ne serait-il pas, en tout cas, préférable d’hiverner sur laTerre de Feu, qui offre peut-être quelques ressources, plutôt quesur l’île Hoste où nous n’avons jusqu’ici rencontré âme quivive ?

– Non, répondit le Kaw-djer. Setransporter sur la Terre de Feu n’aurait aucun avantage etprésenterait au contraire de grands inconvénients au point de vuedu matériel qu’on serait contraint d’abandonner. Il faut rester surl’île Hoste, mais quitter sans retard l’endroit où l’on a campéjusqu’ici.

– Pour aller où ?

– À la baie Scotchwell que nous avonscontournée pendant notre excursion. Là, nous trouverons sans peineun emplacement convenable pour les maisons démontables provenant dela cargaison du Jonathan,alors qu’il n’existe pas ici unpouce de terrain plat.

– Quoi ! s’écria Harry Rhodes, vousconseillez de transporter à deux milles d’ici un matériel aussilourd et de procéder à une véritable installation !

– C’est absolument nécessaire, affirma leKaw-djer. Outre que l’exposition de la baie Scotchwell estexcellente et à l’abri des vents d’Ouest et du Sud, la rivière quis’y jette fournira l’eau potable en abondance. Quant à s’installerplus sérieusement, non seulement c’est nécessaire, mais c’esturgent. Le grand ennemi dans cette région, c’est l’humidité. Ilimporte avant tout de se défendre contre elle. J’ajoute qu’il n’y apas de temps à perdre, l’hiver pouvant débuter d’un jour àl’autre.

– Vous devriez dire tout cela à noscompagnons, proposa Harry Rhodes. Ils se rendraient un compte plusexact de leur situation quand elle leur aurait été exposée parvous.

– Je préfère que vous vous chargiez de cesoin, répliqua le Kaw-djer. Mais je reste, bien entendu, à ladisposition de tous, si on a besoin de moi. »

Harry Rhodes s’empressa de rapporter cetteconversation aux émigrants. À sa grande surprise, ils ne reçurentpas la communication aussi mal qu’on aurait pu s’y attendre. Ladéception qu’ils venaient d’éprouver avait semé parmi eux ledécouragement, et ils étaient trop heureux de se trouver enprésence d’une besogne précise dont quelqu’un prenait laresponsabilité de garantir les bons effets. L’invincible espoir quisommeille jusqu’à la mort dans le cœur de l’homme faisait le reste.Tout autre changement eût également paru devoir être le salut. Onse fit une fête de l’installation à la baie Scotchwell et l’on s’enpromit des merveilles.

Seulement, par quel bout commencer ?Quels moyens employer pour mener à bien le transport du matérielsur un parcours de deux milles, le long de cette grève rocheuse oùn’existait même pas l’apparence d’un sentier ? À la prièregénérale, Harry Rhodes dut retourner auprès du Kaw-djer, pour luidemander de bien vouloir organiser le travail dont il avait signalél’urgence.

Celui-ci ne fit aucune difficulté pourobtempérer à ce désir, et, sous sa direction, on se mit à l’œuvresur-le-champ.

On créa d’abord, à la limite des plus hautesmarées, un rudiment de route, en aplanissant le sol autour desroches les plus grosses, et en écartant celles qu’il était possiblede déplacer sans trop de peine. Dès le 20 avril ce travailpréliminaire était terminé. On s’attaqua aussitôt au transportproprement dit.

On utilisa dans ce but les plates-formescréées pour le déchargement du Jonathan. Fractionnées enplateaux plus petits et munies, en guise de roues, de troncsd’arbres soigneusement arrondis et dressés, elles fournirent ungrand nombre de véhicules primitifs, auxquels s’attelèrent lesémigrants, hommes, femmes et enfants. Bientôt, la longue théorie deces chariots grossiers traînés par leurs attelages humains s’égrenasur le rivage entre la falaise et la mer. Le spectacle ne manquaitpas de pittoresque. Que de cris s’échappaient de ces douze centspoitrines haletantes !

La chaloupe était d’un puissant secours. On lachargeait des pièces les plus lourdes ou les plus fragiles, et, dulieu du naufrage à la baie Scotchwell, elle faisait un incessantva-et-vient, sous la conduite de Karroly et de son fils. Le travailallait être, grâce à elle, notablement abrégé.

Il convenait de s’en féliciter, car àplusieurs reprises, on fut retardé par le mauvais temps. L’hiverpréludait à ses colères par des troubles avant-coureurs. Il fallaitalors se réfugier sous les tentes laissées en place jusqu’audernier moment et attendre l’accalmie permettant de se remettre àl’ouvrage.

Non content de prodiguer encouragements etconseils le Kaw-djer prêchait d’exemple. Jamais il ne restaitinactif. Sans cesse en marche sur le chemin suivi par le convoi, ilse trouvait toujours à point nommé pour donner un conseil ou uncoup de main. Les émigrants considéraient avec étonnement cet hommeinfatigable qui s’astreignait volontairement à partager leurs rudestravaux, alors que rien ne l’eût empêché de repartir comme il étaitvenu.

En vérité, le Kaw-djer n’y songeait pas. Toutentier à la tâche que le hasard lui avait fait entreprendre, il s’ylivrait sans arrière pensée, satisfait de pouvoir être utile àcette foule misérable, et, par cela même, près de son cœur.

Mais tout le monde n’atteignait pas à sahauteur morale, et d’autres caressaient pour leur propre compte cesprojets de désertion qui, pas un instant, n’avaient effleuré sonesprit. Rien de plus facile, en somme, que de s’emparer de lachaloupe, de hisser la voile et de cingler vers une région plusclémente. On n’avait pas à craindre d’être poursuivi, puisque lesémigrants ne disposaient d’aucune embarcation. Cela était si simplequ’il y avait lieu d’être surpris que personne ne l’eût tentéjusqu’ici.

Ce qui s’y était opposé, sans doute, c’est quela Wel-Kiejne restait jamais sans gardiens, Halg etKarroly, qui la pilotaient pendant le jour, y couchant, la nuitvenue, en compagnie du Kaw-djer. Force avait donc été à ceux quiprojetaient de s’en rendre maître, d’attendre une occasionfavorable.

Cette occasion se présenta enfin le 10 mai. Cejour-là, au retour de son premier voyage à la baie Scotchwell, leKaw-djer aperçut les deux Fuégiens qui gesticulaient sur le rivage,tandis que la Wel-Kiej, distante déjà de plus de troiscents mètres, s’éloignait cap au large, toutes voiles dehors. Àbord, on distinguait quatre hommes dont la distance empêchait dereconnaître les traits.

Quelques mots rapidement échangés luiapprirent ce qui s’était passé. On avait profité, pour sauter àbord du bateau, d’une courte absence de Karroly et de son fils.Quand ceux-ci s’étaient aperçus du rapt, il était trop tard pours’en défendre.

À mesure qu’ils revenaient du nouveaucampement, les émigrants se rassemblaient en nombre croissantautour du Kaw-djer et de ses deux compagnons. Impuissants etdésarmés, ils regardaient en silence la chaloupe que la briseinclinait gracieusement. C’était un malheur sérieux pour tous lesnaufragés, qui perdaient à la fois un précieux moyen d’accélérerleur travail actuel, et la possibilité de se mettre au besoin encommunication avec le reste du monde. Mais, pour les propriétairesde la Wel-Kiej, le malheur se transformait endésastre.

Toutefois, le Kaw-djer ne montrait par aucunsigne la colère dont son cœur devait déborder. Le visage fermé,froid, impassible, comme toujours, il suivait des yeux le bateau.Bientôt, celui-ci disparut derrière une saillie du rivage. Aussitôtle Kaw-djer se retourna vers le groupe qui l’entourait :

« Au travail ! » dit-il d’unevoix calme.

On se remit à l’ouvrage avec une nouvelleardeur. La perte de la chaloupe rendait nécessaire une hâte plusgrande, si l’on voulait être prêt avant que l’hiver ne fûtdéfinitivement installé. Même, il y avait lieu de s’applaudir quece vol abominable n’eût pas été commis dès les premiers jours dutransport. Peut-être, dans ce cas, eût-il été impossible d’en venirà bout. Fort heureusement, à cette date du 10 mai, il était presqueterminé et un peu de courage devait suffire à le mener à bonnefin.

Les émigrants admiraient la sérénité duKaw-djer. Rien n’était changé dans son attitude habituelle, et ilcontinuait à faire preuve de la même bonté et du même dévouementque par le passé. Son influence en fut notablement accrue.

Un incident, au cours de cette journée du 10mai, acheva de le rendre tout à fait populaire.

Il aidait à ce moment à traîner l’un deschariots sur lequel étaient entassés plusieurs sacs de semences,quand son attention fut attirée par des cris de douleur. S’étantdirigé rapidement vers l’endroit d’où venaient ces cris, ildécouvrit un enfant d’une dizaine d’années qui gisait sur le sol etpoussait de lamentables gémissements. À ses questions, l’enfantrépondit qu’il était tombé du haut d’un rocher, qu’il ressentaitune vive douleur dans la jambe droite et qu’il lui était impossiblede se relever.

Un certain nombre d’émigrants, rangés encercle derrière le Kaw-djer, échangeaient des réflexionssaugrenues. Les parents de l’enfant ne tardèrent pas à se joindre àl’attroupement, et leurs plaintes bruyantes augmentèrent laconfusion.

Le Kaw-djer imposa, d’une voix ferme, silenceà tout ce monde et procéda à l’examen du blessé. Autour de lui, lesémigrants tendaient le cou, s’émerveillant de la sûreté et del’adresse de ses gestes. Il diagnostiqua sans peine une fracturesimple du fémur, et la réduisit habilement. Au moyen de bouts debois transformés en attelles, il immobilisa alors le membre briséqu’il banda avec des lambeaux de toile, puis l’enfant futtransporté à la baie Scotchwell sur un brancard improvisé.

Tout en surveillant le travail de ses mains,le Kaw-djer rassurait les parents éplorés. Cela ne serait rien.L’accident n’aurait pas de suite fâcheuse, et dans deux mois iln’en subsisterait aucune trace. Peu à peu le père et la mèrereprenaient confiance. Ils furent complètement rassérénés, quand,le pansement terminé, leur fils déclara qu’il ne souffraitplus.

De ces faits, qui furent en un instant connusde tout le monde, un grand respect rejaillit sur le Kaw-djer. Ilétait décidément le génie bienfaisant des naufragés. On n’en étaitplus à compter ses services. Désormais, on s’attendit à mieuxencore. De plus en plus, on prit l’habitude de se reposer sur lui,et, de plus en plus, ces êtres rudes et puérils se sentirentrassurés et réconfortés par sa présence au milieu d’eux.

Le soir même du 10 mai, on procéda à unerapide enquête afin de découvrir les auteurs du vol de laWel-Kiej. Dans cette foule ondoyante où ne régnait aucunediscipline, les résultats de l’enquête furent nécessairement fortincertains. Elle permit toutefois de suspecter avec une grandevraisemblance quatre individus que personne n’avait aperçus pendanttout le cours de la journée. Deux appartenaient à l’équipage, lecuisinier Sirdey et le matelot Kennedy. Les autres étaient deuxémigrants fort mal notés dans l’esprit public, deux prétendusouvriers du nom de Furster et de Jackson.

À l’égard des premiers, les événements nedevaient pas permettre d’obtenir une certitude, mais on ne tarda àavoir la preuve que les soupçons s’étaient à bon droit portés surles deux autres. Le lendemain matin, en effet, Kennedy et Sirdeyétaient de nouveau présents et accomplissaient comme de coutumeleur part de travail. À vrai dire, ils paraissaient brisés defatigue. Sirdey même semblait blessé. Il marchait avec peine, et deprofondes écorchures labouraient son visage.

Hartlepool connaissait de longue main cetriste sire dont la nature vile lui inspirait un complet mépris. Ill’interpella rudement :

« Où étais-tu, hier, coq[2] ?

– Où j’étais ?… répondithypocritement Sirdey. Mais où je suis tous les jours bienentendu.

– Personne ne t’a vu, cependant, maîtrefourbe. Ne te serais-tu pas égaré plutôt du côté de lachaloupe ?

– De la chaloupe ?… répéta Sirdey duton d’un homme qui n’y comprend rien.

– Hum !… » fit Hartlepool.

Il reprit :

« Pourrais-tu me dire d’où te viennentces écorchures ?

– Je suis tombé, expliqua Sirdey. Il mesera même impossible de prêter la main aux autres aujourd’hui.C’est à peine si je peux marcher.

– Hum !… » fit encore ens’éloignant Hartlepool, comprenant qu’il ne tirerait rien ducauteleux personnage.

Quant à Kennedy, il n’y avait même pas deprétexte pour l’interroger. Bien qu’il fût d’une pâleur de cire etparût être fort mal en point, il avait repris sans mot dire sesoccupations ordinaires.

On se mit donc au travail le 11 mai à l’heurehabituelle sans que le problème fût résolu. Mais une surpriseattendait à la baie Scotchwell ceux qui y arrivèrent les premiers.Sur le rivage, à peu de distance de l’embouchure de la rivière,deux cadavres étaient étendus, ceux de Jackson et de Furster. Prèsd’eux gisait la chaloupe éventrée, aux trois quarts pleine d’eau etde sable.

Dès lors, l’aventure se reconstituaitaisément. Le bateau mal dirigé avait dû toucher sur des récifs, unpeu au-delà de la baie. Une voie d’eau s’était déclarée, etl’embarcation alourdie avait chaviré. Des quatre hommes qui lamontaient, deux, Kennedy et Sirdey selon toute probabilité, avaientréussi à gagner la terre à la nage, mais les deux autres n’avaientpu échapper à la mort, et, à la première marée, leurs corps étaientvenus à la côte, en même temps que la Wel-Kiej à demifracassée par la houle.

Après sérieux examen, le Kaw-djer reconnut queles débris de la chaloupe étaient encore utilisables. Si la plupartdes bordés étaient plus ou moins brisés, la membrure n’avait quetrès peu souffert, et la quille était intacte. Ce qui restait de laWel-Kiej fut donc hissé à force de bras hors de l’atteintede la mer en attendant le moment où l’on aurait le loisir de laréparer.

Le transport du matériel fut entièrementachevé le 13 mai. Sans perdre de temps, on se mit en devoird’installer les maisons démontables. On vit celles-ci, d’un trèsingénieux système, s’élever à vue d’œil avec une rapiditéprodigieuse. Aussitôt terminées, elles étaient immédiatementoccupées, non sans donner chaque fois prétexte à de violentesaltercations. Il s’en fallait de beaucoup, en effet, qu’ellesfussent en assez grand nombre pour contenir douze cents personnes.C’est tout au plus si les deux tiers des naufragés pouvaientraisonnablement espérer y trouver place. De là, nécessité deprocéder à une sélection.

Cette sélection s’opéra à coups de poings. Lesplus robustes, ayant commencé par s’emparer des divers éléments desmaisons démontables, prétendirent défendre l’accès de celles-ci,lorsqu’elles furent édifiées. Quelle que fût leur vigueur, il leurfallut toutefois céder au nombre et entrer en composition avec unepartie de ceux qu’ils essayaient d’évincer. Il y eut ainsi uneseconde série d’élus, et par conséquent une seconde sélection,basée, comme la première, sur la force des compétiteurs. Puis,quand les maisons abritèrent des garnisons assez imposantes pourêtre en état de braver sans péril le surplus des émigrants, cesderniers furent définitivement éliminés.

Près de cinq cents personnes, des femmes etdes enfants en majorité, furent ainsi réduites à se contenter del’abri des tentes. Plus rares étaient les hommes, en général despères et des maris obligés de suivre le sort de leur famille. Parmiles autres, figuraient le Kaw-djer et ses deux compagnons fuégiens,qui n’en étaient plus à redouter les nuits passées en plein air,ainsi que les survivants de l’équipage du Jonathanauxquels Hartlepool avait intimé l’abstention. Ces braves genss’étaient inclinés sans un murmure, jusques et y compris Kennedy etSirdey, qui, depuis l’aventure de la chaloupe, faisaient montred’un zèle et d’une docilité inaccoutumés. Au nombre des moinsfavorisés, on comptait également John Rame et Fritz Gross que leurfaiblesse physique avait écartés de la lutte, et pareillement lafamille Rhodes, dont le chef n’était pas d’un caractère à faireappel à la violence.

Ces cinq cents personnes se logèrent donc sousles tentes. La diminution du nombre des occupants permit d’employerdeux enveloppes superposées et séparées par une couche d’air, cequi les rendit, en somme, assez confortables. Pendant ce temps, lesuns achevaient l’aménagement intérieur des maisons, en bouchaientles joints, en obstruaient les moindres fissures, l’important,d’après les indications du Kaw-djer, étant de se défendre contre lapénétrante humidité de la région ; les autres faisaientprovision de bois aux dépens de la forêt voisine ou répartissaientles vivres en quantité suffisante pour assurer à tous quatre moisd’existence, tandis que les maçons, dont on comptait une vingtaineparmi les ouvriers émigrants, construisaient en hâte des poêlesrudimentaires.

Ces travaux n’étaient pas encore tout à faitterminés le 20 mai, quand l’hiver, heureusement très en retardcette année, fondit sur l’île Hoste sous forme d’une tempête deneige d’une effroyable violence. En quelques minutes, la terre futrecouverte d’un blanc linceul d’où jaillissaient les arbrescouverts de givre. Le lendemain, les communications étaientdevenues très difficiles entre les diverses fractions ducampement.

Mais désormais on était paré contrel’inclémence de la température. Calfeutrés dans leurs maisons ousous la double enveloppe des tentes, chauffés par d’ardentesflambées de bois, les naufragés du Jonathan étaient prêtsà braver les rigueurs d’un hivernage antarctique.

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