Les Naufragés du Jonathan

Chapitre 1Premières mesures

 

Le Kaw-djer, à la tête des quinze volontaires,traversa la plaine au pas de course. Il lui suffît de quelquesminutes pour atteindre Libéria.

On se battait encore sur le terre-plein, maisavec moins d’ardeur, et uniquement par suite de la vitesse acquise,car, déjà, on ne savait plus très bien pourquoi.

L’arrivée de la petite troupe armée frappa destupeur les belligérants. C’était une éventualité qu’ils n’avaientpas prévue. À aucun moment, les émeutiers n’avaient admis qu’ilspussent avoir à lutter contre une force supérieure, de taille àmettre le holà à leurs fantaisies meurtrières. Les combatssinguliers en furent subitement arrêtés. Ceux qui recevaient lescoups prirent du champ, ceux qui les donnaient s’immobilisèrent auxendroits où ils se trouvaient, les uns tout ahuris de leurinexplicable aventure, les autres l’air un peu égaré, larespiration haletante, en hommes qui, dans un moment d’aberration,auraient accompli quelque travail pénible dont ils necomprendraient plus la raison. Sans transition, la surexcitationfaisait place à la détente.

Le Kaw-djer s’occupa en premier lieu decombattre l’incendie que les flammes, rabattues par une légèrebrise du Sud, risquaient de communiquer au campement tout entier.L’ancien « palais » de Beauval était alors plus qu’auxtrois quarts consumé. Quelques coups de crosse suffirent à jeterbas cette construction légère, dont il ne subsista bientôt plusqu’un tas de débris calcinés d’où s’élevait une fumée âcre.

Cela fait, laissant cinq de ses hommes degarde près de la foule assagie, il partit avec les dix autres àtravers la plaine, afin de rallier le surplus des émigrants. Il yréussit sans peine. De tous côtés on revenait vers Libéria, lesassaillants, dont la fatigue avait apaisé la fureur insensée,formant l’avant-garde, et derrière eux, les badauds étrillés, qui,encore mal remis de leur terreur, se rapprochaient craintivement enconservant un prudent intervalle. Quand ceux-ci aperçurent leKaw-djer, ils reprirent confiance et pressèrent le pas, si bien queles uns et les autres arrivèrent confondus à Libéria.

En moins d’une heure, toute la population futrassemblée sur le terre-plein. À voir ses rangs serrés, sa massehomogène, il eût été impossible de soupçonner que des partisadverses l’eussent jamais divisée. Sans les nombreuses victimes quijonchaient le sol, il ne serait resté aucune trace des troubles quivenaient de finir.

La foule ne montrait pas d’impatience. De lacuriosité simplement. Tout étonnée de l’incompréhensible rafale quil’avait secouée et meurtrie, elle regardait placidement le groupecompact des quinze hommes armés qui lui faisait face, et attendaitce qui allait s’ensuivre.

Le Kaw-djer s’avança au milieu du terre-plein,et, s’adressant aux colons dont les regards convergeaient vers lui,il dit d’une voix forte :

« Désormais, c’est moi qui serai votrechef. »

Quel chemin il lui avait fallu parcourir pouren arriver à prononcer ces quelques mots ! Ainsi donc, nonseulement il acceptait enfin le principe d’autorité, non seulementil consentait, en dépit de ses répugnances, à en être ledépositaire, mais encore, allant d’un extrême à l’autre, ildépassait les plus absolus autocrates. Il ne se contentait pas derenoncer à son idéal de liberté, il le foulait aux pieds. Il nedemandait même pas l’assentiment de ceux dont il se décrétait lechef. Ce n’était pas une révolution. C’était un coup d’État.

Un coup d’État d’une étonnante facilité.Quelques secondes de silence avaient suivi la brève déclaration duKaw-djer, puis un grand cri s’éleva de la foule. Applaudissements,vivats, hourras partirent à la fois en ouragan. On se serrait lesmains, on se congratulait, les mères embrassaient leurs enfants. Cefut un enthousiasme frénétique.

Ces pauvres gens passaient du découragement àl’espoir. Du moment que le Kaw-djer prenait leurs affaires enmains, ils étaient sauvés. Il saurait bien les tirer de leurmisère. Comment ?… Par quel moyen ?… Personne n’en avaitaucune idée, mais là n’était pas la question. Puisqu’il sechargeait de tout, il n’y avait pas à chercher plus loin.

Quelques-uns, cependant, étaient sombres.Toutefois, si les partisans, dispersés, noyés dans la foule, deBeauval et de Lewis Dorick ne poussaient pas de vivats, ils ne serisquaient pas à manifester autrement que par leur silence.Qu’eussent-ils pu faire de plus ? Leur minorité infime devaitcompter avec la majorité, depuis que celle-ci avait un chef. Cegrand corps possédait une tête désormais, et le cerveau rendaitredoutable ces innombrables bras jusqu’ici dédaignés.

Le Kaw-djer étendit la main. Le silences’établit comme par enchantement.

« Hosteliens, dit-il, le nécessaire serafait pour améliorer la situation, mais j’exige l’obéissance de touset je compte que personne ne m’obligera à employer la force. Quechacun de vous rentre chez soi et attende les instructions qui netarderont pas à être données. »

L’énergique laconisme de ce discours eut lesplus heureux effets. On comprit qu’on allait être dirigé, et qu’ilsuffirait dorénavant de se laisser conduire. Rien ne pouvait mieuxréconforter des malheureux qui venaient de faire de la liberté unesi déplorable expérience et qui l’eussent volontiers aliénée contrela certitude d’un morceau de pain. La liberté est un bien immense,mais qu’on ne peut goûter qu’à la condition de vivre. Et vivre, àcela se réduisaient pour l’instant les aspirations de ce peuple endétresse.

On obéit avec célérité, sans faire entendre leplus léger murmure. La place se vida, et tous, jusqu’à LewisDorick, se conformant aux ordres reçus, s’enfermèrent dans lesmaisons ou sous les tentes.

Le Kaw-djer suivit des yeux la foule quis’écoulait, et ses lèvres eurent un imperceptible pli d’amertume.S’il lui était resté des illusions, elles se fussent envolées.L’homme, décidément, ne haïssait pas la contrainte autant qu’il sel’était imaginé. Tant de veulerie – de lâcheté presque ! – nes’accordait pas avec l’exercice d’une liberté sans limite.

Une centaine de colons n’avaient pas suivi lesautres. Le Kaw-djer se tourna en fronçant les sourcils vers cegroupe indocile. Aussitôt, un de ceux qui le composaient s’avançaen avant de ses compagnons et prit la parole en leur nom. S’ilsn’allaient pas, eux aussi, s’enfermer dans leurs demeures, c’estqu’ils n’en avaient pas. Chassés de leurs fermes envahies par unehorde de pillards, ils venaient d’arriver à la côte, ceux-là depuisquelques jours, ceux-ci de la veille, et ils ne possédaient plusd’autre abri que le ciel.

Le Kaw-djer, les ayant assurés qu’il seraitpromptement statué sur leur sort, les invita à dresser les tentesqui existaient encore en réserve, puis, tandis qu’ils se mettaienten devoir d’obéir, il s’occupa sans plus tarder des victimes del’émeute.

Il y en avait sur le terre-plein même et dansla campagne environnante. On partit à la recherche de cesdernières, et bientôt toutes furent ramenées au campement.Vérification faite, les troubles coûtaient la vie à douze colons,en y comprenant les trois pillards qui avaient trouvé la mort dansl’assaut de la ferme des Rivière. En général, il n’y avait pas lieude beaucoup regretter les défunts. Un d’entre eux seulement, un desémigrants revenus de l’intérieur au cours de l’hiver, devait êtrecompté dans la portion saine du peuple hostelien. Quant aux autres,ils appartenaient aux clans de Beauval et de Dorick, et le parti dutravail et de l’ordre ne pouvait qu’être fortifié par leurdisparition.

Les dommages les plus sérieux avaient étésoufferts, en effet, par les émeutiers eux-mêmes, acharnés dansl’attaque comme dans la défense. Parmi les curieux inoffensifsqu’ils avaient assaillis avec tant de sauvagerie après l’incendiedu « palais », tout se réduisait, hormis le colonassassiné, à des blessures : contusions, fractures, voirequelques coups de couteau, qui fort heureusement ne mettaient endanger la vie de personne.

C’était de la besogne pour le Kaw-djer. Iln’en fut pas effrayé. Ce n’est pas en aveugle qu’il avait pris encharge l’existence d’un millier d’êtres humains, et, quelle que fûtla grandeur de la tâche, elle ne serait pas au-dessus de soncourage.

Les blessés examinés, pansés quand il y avaitlieu, et enfin dirigés sur leurs demeures habituelles, leterre-plein fut complètement vide. Y laissant cinq hommes ensurveillance, le Kaw-djer reprit, avec les dix autres, le chemin duBourg-Neuf. Là-bas, un autre devoir l’appelait ; là-bas, il yavait Halg, mourant, mort peut-être…

Halg était dans le même état, et les soinsintelligents ne lui manquaient pas. Graziella et sa mère étaientaccourues rejoindre Karroly au chevet du blessé, et l’on pouvaitcompter sur le dévouement de telles gardes-malades. Élevée à unerude école, la jeune fille y avait appris à commander à sa douleur.Elle montra au Kaw-djer un visage tranquille et répondit avec calmeà ses questions. Halg, ainsi qu’elle le lui dit, n’avait que peu defièvre, mais il ne sortait de sa continuelle somnolence que pourpousser de temps à autre quelques faibles gémissements. Une moussesanguinolente coulait toujours entre ses lèvres pâlies. Toutefois,elle était moins abondante et sa coloration moins prononcée. Il yavait là un symptôme favorable.

Pendant ce temps, les dix hommes qui avaientaccompagné le Kaw-djer s’étaient chargés de vivres prélevés sur laréserve du Bourg-Neuf. Sans s’accorder un instant de repos, onrepartit pour Libéria, où on alla de porte en porte donner à chacunsa ration. La répartition terminée, le Kaw-djer distribua la gardepour la nuit, puis, s’enroulant dans une couverture, il s’étenditsur le sol et chercha le sommeil.

Il ne put le trouver. En dépit de sa lassitudephysique, son cerveau s’obstinait à élaborer la pensée.

À quelques pas, les deux hommes de veillegardaient une immobilité de statue. Rien ne troublait le silence.Les yeux ouverts dans l’ombre, le Kaw-djer rêva.

Que faisait-il là ?… Pourquoi avait-ilpermis que sa conscience fût violentée par les faits et qu’unetelle souffrance lui fût imposée ?… S’il vivait auparavantdans l’erreur, du moins y vivait-il heureux… Heureux ! quil’empêchait de l’être encore ? il lui suffirait de vouloir.Que fallait-il pour cela ? Moins que rien. Se lever, fuir,demander l’oubli de cette cruelle aventure à l’ivresse des coursesvagabondes qui, si longtemps, lui avaient donné le bonheur…

Hélas ! maintenant, lui rendraient-ellesses illusions détruites ? Et quelle serait sa vie, avec leremords de tant de vies immolées à la gloire d’un faux dieu ?…Non, cette foule qu’il avait prise en charge, il en était comptablevis-à-vis de lui-même. Il ne serait quitte envers elle que lorsque,d’étape en étape, il l’aurait conduite jusqu’au port.

Soit ! Mais quelle route choisir ?…N’était-il pas trop tard ?… Avait-il le pouvoir, un homme quelqu’il fût avait-il le pouvoir de faire remonter la pente à cepeuple, que ses tares, ses vices, son infériorité intellectuelle etmorale semblaient vouer d’avance à un inévitableanéantissement ?

Froidement, le Kaw-djer évalua le poids dufardeau qu’il entreprenait de porter. Il fit le tour de son devoiret chercha les meilleurs moyens de l’accomplir. Empêcher cespauvres gens de mourir de faim ?… Oui, cela d’abord. Maisc’était peu de chose en regard de l’ensemble de l’œuvre. Vivre, cen’est pas seulement satisfaire aux besoins matériels des organes,c’est aussi, plus encore peut-être, être conscient de la dignitéhumaine ; c’est ne compter que sur soi et se donner auxautres ; c’est être fort ; c’est être bon. Après avoirsauvé de la mort ces vivants, il resterait à faire, de ces vivants,des hommes.

Étaient-ils capables, ces dégénérés, des’élever à un tel idéal ? Tous, non assurément, maisquelques-uns peut-être, si on leur montrait l’étoile qu’ilsn’avaient pas su voir dans le ciel, si on les conduisait au but enles tenant par la main.

Ainsi, dans la nuit, songeait le Kaw-djer.Ainsi, l’une après l’autre, ses dernières résistances furentrenversées, ses dernières révoltes vaincues, et peu à peu s’élaboradans son esprit le plan directeur auquel il allait désormaisconformer tous ses actes.

L’aube le trouva debout et revenant déjà duBourg-Neuf, où il avait eu la joie de constater que l’état de Halgavait une légère tendance à s’améliorer. Aussitôt de retour àLibéria, il entra dans son rôle de chef.

Son premier acte fut de nature à étonnerceux-là mêmes qui le touchaient de plus près. Il commença parbattre le rappel des vingt ou vingt-cinq ouvriers maçons et desmenuisiers faisant partie du personnel de la colonie, puis, leurayant adjoint une vingtaine de colons choisis parmi ceux auxquelsétait familier le maniement de la pelle et de la pioche, ildistribua à chacun sa besogne. En un point qu’il indiqua, destranchées devaient être ouvertes, en vue de recevoir les muraillesde l’une des maisons démontables qui serait édifiée à cet endroit.La maison une fois en place, les maçons en consolideraient lesparois au moyen de contre-murs et la diviseraient par des cloisonsselon un plan qui fut séance tenante tracé sur le sol. Cesinstructions données, tandis qu’on se mettait à l’œuvre sous ladirection du charpentier Hobart promu aux fonctions decontremaître, le Kaw-djer s’éloigna avec dix hommes d’escorte.

À quelques pas s’élevait la plus vaste desmaisons démontables. Là demeuraient cinq personnes. En compagniedes frères Moore, de Sirdey et de Kennedy, Lewis Dorick y avait éludomicile. C’est là que le Kaw-djer se rendit en droite ligne.

Au moment où il entra, les cinq hommes étaientengagés dans une discussion véhémente. En l’apercevant, ils selevèrent brusquement.

« Que venez-vous faire ici ? »demanda Lewis Dorick d’un ton rude.

Du seuil, le Kaw-djer réponditfroidement :

« La colonie hostelienne a besoin decette maison.

– Besoin de cette maison !… répétaLewis Dorick qui n’en pouvait croire, comme on dit, ses oreilles.Pourquoi faire ?

– Pour y loger ses services. Je vousinvite à la quitter sur-le-champ.

– Comment donc !… approuvaironiquement Dorick. Où irons-nous ?

– Où il vous plaira. Il ne vous est pasinterdit de vous en bâtir une autre.

– Vraiment !… Et enattendant ?

– Des tentes seront mises à votredisposition.

– Et moi, je mets la porte à lavôtre », s’écria Dorick rouge de colère.

Le Kaw-djer s’effaça, démasquant son escortearmée qui était restée au dehors.

« Dans ce cas, dit-il posément, je seraidans la nécessité d’employer la force. »

Lewis Dorick comprit d’un coup d’œil que touterésistance était impossible. Il battit en retraite.

« C’est bon, grommela-t-il. On s’en va…Le temps seulement de réunir ce qui nous appartient, car on nouspermettra bien, je suppose, d’emporter…

– Rien, interrompit le Kaw-djer. Ce quivous est personnel vous sera remis par mes soins. Le reste est lapropriété de la colonie. »

C’en était trop. Dans sa rage, Dorick enoublia la prudence.

« C’est ce que nous verrons ! »s’écria-t-il en portant la main à sa ceinture.

Le couteau n’était pas hors de sa gaine qu’illui était arraché. Les frères Moore s’élancèrent à la rescousse.Saisi à la gorge par le Kaw-djer, le plus grand fut renversé sur lesol. Au même instant, les gardes du nouveau chef faisaientirruption dans la pièce. Ils n’eurent pas à intervenir. Les cinqémigrants, tenus en respect, renonçaient à la lutte. Ils sortirentsans opposer une plus longue résistance.

Le bruit de l’altercation avait attiré uncertain nombre de curieux. On se pressait devant la porte. Lesvaincus durent se frayer un passage dans ce populaire, dont ilsétaient jadis si redoutés. Le vent avait tourné. On les accabla dehuées.

Le Kaw-djer, aidé de ses compagnons, procédarapidement à une visite minutieuse de la maison dont il venait deprendre possession. Ainsi qu’il l’avait promis, tout ce qui pouvaitêtre considéré comme la propriété personnelle des précédentsoccupants fut mis de côté pour être ultérieurement rendu auxayants-droit. Mais, en dehors de cette catégorie d’objets, il fitd’intéressantes trouvailles. L’une des pièces, la plus reculée,avait été transformée en véritable garde-manger. Là s’amoncelaitune importante réserve de vivres. Conserves, légumes secs,corned-beef, thé et café, les provisions étaient aussi abondantesqu’intelligemment choisies. Par quel moyen Lewis Dorick et sesacolytes se les étaient-ils procurées ? Quel que fût ce moyen,ils n’avaient jamais eu à souffrir de la disette générale, ce quine les avait pas empêchés, d’ailleurs, de crier plus fort que lesautres et d’être les fauteurs des troubles dans lesquels avaitsombré le pouvoir de Beauval.

Le Kaw-djer fit transporter ces vivres sur leterre-plein, où ils furent déposés sous la protection des fusils,puis des ouvriers réquisitionnés à cet effet, et auxquels leserrurier Lawson fut adjoint à titre de contremaître, commencèrentle démontage de la maison.

Pendant que ce travail se poursuivait, leKaw-djer, accompagné de quelques hommes d’escorte, entreprit, partout le campement, une série de visites domiciliaires qui futcontinuée sans interruption jusqu’à son complet achèvement. Maisonset tentes furent fouillées de fond en comble. Le produit de cesinvestigations, qui occupèrent la majeure partie de la journée, futd’une richesse inespérée. Chez tous les émigrants se rattachantplus ou moins étroitement à Lewis Dorick ou à Ferdinand Beauval, etaussi chez quelques autres qui avaient réussi à se constituer uneréserve en se privant aux jours d’abondance relative, on découvritdes cachettes analogues à celle qu’on avait déjà trouvée.

Pour échapper aux soupçons sans doute, leurspossesseurs ne s’étaient pas montrés les derniers à se plaindre,lorsque la famine était venue. Le Kaw-djer en reconnut plus d’un,parmi eux, qui avaient imploré son aide et qui avaient accepté sansscrupule sa part des vivres prélevés sur ceux du Bourg-Neuf. Sevoyant dépistés, ils étaient fort embarrassés maintenant, bien quele Kaw-djer ne manifestât par aucun signe les sentiments que leurruse pouvait lui faire éprouver.

Elle était cependant de nature à lui ouvrir deprofondes perspectives sur les lois inflexibles qui gouvernent lemonde. En fermant l’oreille aux cris de détresse que la faimarrachait à leurs compagnons de misère, en y mêlant hypocritementles leurs afin d’éviter le partage de ce qu’ils réservaient poureux-mêmes, ces hommes avaient démontré une fois de plus l’instinctde féroce égoïsme qui tend uniquement à la conservation del’individu. En vérité, leur conduite eût été la même s’ils eussentété, non des créatures raisonnables et sensibles, mais de simplesagrégats de substance matérielle contraints d’obéir aveuglément auxfatalités physiologiques de la cellule initiale dont ils étaientsortis.

Mais le Kaw-djer n’avait plus besoin, pourêtre convaincu, de cette démonstration supplémentaire et qui neserait malheureusement pas la dernière. Si son rêve en s’écroulantn’avait laissé qu’un vide affreux dans son cœur, il ne songeait pasà le réédifier. L’éloquente brutalité des choses lui avait prouvéson erreur. Il comprenait qu’en imaginant des systèmes il avaitfait œuvre de philosophe, non de savant, et qu’il avait ainsi péchécontre l’esprit scientifique qui, s’interdisant les spéculationshasardeuses, s’attache à l’expérience et à l’examen purementobjectif des faits. Or, les vertus et les vices de l’humanité, sesgrandeurs et ses faiblesses, sa diversité prodigieuse, sont desfaits qu’il faut savoir reconnaître et avec lesquels il fautcompter.

Et, d’ailleurs, quelle faute de raisonnementn’avait-il pas commise en condamnant en bloc tous les chefs, sousprétexte qu’ils ne sont pas impeccables et que la perfectionoriginelle des hommes les rend inutiles ! Ces puissants,envers lesquels il s’était montré si sévère, ne sont-ils pas deshommes comme les autres ? Pourquoi auraient-ils le privilèged’être imparfaits ? De leur imperfection, n’aurait-il pas dû,au contraire, logiquement conclure à celle de tous, et n’aurait-ilpas dû reconnaître, par suite, la nécessité des lois et de ceux quiont mission de les appliquer ?

Sa formule fameuse s’effritait, tombait enpoussière. « Ni Dieu, ni maître », avait-il proclamé, etil avait dû confesser la nécessité d’un maître. De la deuxièmepartie de la proposition il ne subsistait rien, et sa destructionébranlait la solidité de la première. Certes, il n’en était pas àremplacer sa négation par une affirmation. Mais, du moins, ilconnaissait la noble hésitation du savant qui, devant les problèmesdont la solution est actuellement impossible, s’arrête au seuil del’inconnaissable et juge contraire à l’essence même de la sciencede décréter sans preuves qu’il n’y a dans l’univers rien d’autreque de la matière et que tout est soumis à ses lois. Il comprenaitqu’en de telles questions une prudente expectative est de mise, etque, si chacun est libre de jeter son explication personnelle dumystère universel dans la bataille des hypothèses, touteaffirmation catégorique ne peut être que présomption ousottise.

De toutes les trouvailles, la plus remarquablefut faite dans la bicoque que l’Irlandais Patterson occupait avecLong, seul survivant de ses deux compagnons. On y était entré paracquit de conscience. Elle était si petite qu’il semblait difficilequ’une cachette de quelque importance pût y être ménagée. MaisPatterson avait remédié par son industrie à l’exiguïté du local, eny creusant une manière de cave que dissimulait un planchergrossier.

Prodigieuse fut la quantité de vivres qu’on ytrouva. Il y avait là de quoi nourrir la colonie entière pendanthuit jours. Cet incroyable amas de provisions de toute natureprenait une signification tragique, quand on évoquait le souvenirdu malheureux Blaker, mort de faim au milieu de ces richesses, etle Kaw-djer ressentit comme un sentiment d’effroi, en songeant à ceque devait être, pour avoir laissé le drame s’accomplir, l’âmeténébreuse de Patterson.

L’Irlandais, d’ailleurs, n’avait aucunementfigure de coupable. Il se montra arrogant, au contraire, etprotesta avec énergie contre la spoliation dont il était victime.Le Kaw-djer, faisant en vain preuve de longanimité, eut beau luiexpliquer la nécessité où chacun était de contribuer au salutcommun, Patterson ne voulut rien entendre. La menace d’employer laforce n’eut pas un meilleur succès. On ne réussit pas à l’intimidercomme Lewis Dorick. Que lui importait l’escorte du nouveauchef ? L’avare eût défendu son bien contre une armée. Or,elles étaient à lui, elles étaient son bien, ces provisionsaccumulées au prix de privations sans nombre. Ce n’est pas dansl’intérêt général, mais dans le sien propre, qu’il ne se les étaitimposées. S’il était inévitable qu’il fût dépouillé, encorefallait-il lui verser en argent l’équivalent de ce qu’on luiprenait.

Une pareille argumentation eût fait rireautrefois le Kaw-djer. Elle le faisait réfléchir aujourd’hui. Aprèstout, Patterson avait raison. Si l’on voulait rendre confiance auxHosteliens désemparés, il convenait de remettre en honneur lesrègles qu’ils avaient coutume de voir universellement respectées.Or, la première de toutes ces règles consacrées par le consentementunanime des peuples de la terre, c’est le droit de propriété.

C’est pourquoi le Kaw-djer écouta avecpatience le plaidoyer de Patterson, et c’est pourquoi il l’assuraqu’il ne s’agissait nullement de spoliation, tout ce qui étaitréquisitionné dans l’intérêt général devant être payé à son justeprix par la communauté. L’avare aussitôt cessa de protester, maisce fut pour se mettre à gémir. Toutes les marchandises étaient sirares et, partant, si chères à l’île Hoste !… La moindre deschoses y acquérait une incroyable valeur !… Avant d’avoir lapaix, le Kaw-djer dut longuement discuter l’importance de la sommeà payer. Par exemple, quand on fut d’accord, Patterson aidalui-même au déménagement.

Vers six heures du soir, toutes les provisionsretrouvées étaient enfin déposées sur le terre-plein. Elles yformaient un amoncellement respectable. Les ayant évaluées d’uncoup d’œil, et leur ajoutant par la pensée les réserves duBourg-Neuf, le Kaw-djer estima qu’un rationnement sévère les feraitdurer près de deux mois.

On procéda immédiatement à la premièredistribution. Les émigrants défilèrent, et chacun d’eux reçut pourlui-même et pour sa famille la part qui lui était attribuée. Ilsouvraient de grands yeux en découvrant une telle accumulation derichesses, alors qu’ils se croyaient à la veille de mourir de faim.Cela tenait du miracle, un miracle dont le Kaw-djer eût étél’auteur.

La distribution terminée, celui-ci retourna auBourg-Neuf en compagnie d’Harry Rhodes, et tous deux se rendirentauprès de Halg. Ainsi qu’ils eurent la joie de le constater,l’amélioration persistait dans l’état du blessé, que continuaient àveiller Tullia et Graziella.

Tranquillisé de ce côté, le Kaw-djer repritavec une froide obstination l’exécution du plan qu’il s’était tracépendant sa longue insomnie de la nuit précédente. Il se tourna versHarry Rhodes et dit d’une voix grave :

« L’heure est venue de parler, monsieurRhodes. Suivez-moi, je vous prie. »

L’expression sévère, douloureuse même, de sonvisage frappa Harry Rhodes qui obéit en silence. Tous deuxdisparurent dans la chambre du Kaw-djer, dont la porte futsoigneusement verrouillée.

La porte se rouvrit une heure plus tard, sansque rien eût transpiré de ce qui s’était dit au cours de cetteentrevue. Le Kaw-djer avait son air habituel, plus glacé encorepeut-être, mais Harry Rhodes semblait transfiguré par la joie.Devant son hôte, qui l’avait reconduit jusqu’au seuil de la maison,il s’inclina avec une sorte de déférence, avant de serrerchaleureusement la main que celui-ci lui tendait, puis, au momentde le quitter :

« Comptez sur moi, dit-il.

– J’y compte », répondit le Kaw-djerqui suivit des yeux son ami s’éloignant dans la nuit.

Quand Harry Rhodes eut disparu, ce fut au tourde Karroly.

Il le prit à l’écart et lui donna sesinstructions que l’Indien écouta avec son respect habituel ;puis, infatigable, il traversa une dernière fois la plaine et alla,comme la veille, chercher le sommeil sur le terre-plein deLibéria.

Ce fut lui qui, dès l’aube, donna le signal duréveil. Bientôt, tous les colons convoqués par lui étaient réunissur la place.

« Hosteliens, dit-il au milieu d’unprofond silence, il va vous être fait, pour la dernière fois, unedistribution de vivres. Dorénavant les vivres seront vendus, à desprix que j’établirai, au profit de l’État. L’argent ne manquant àpersonne, nul ne risque de mourir de faim. D’ailleurs, la colonie abesoin de bras. Tous ceux d’entre vous qui se présenteront serontemployés et payés. À partir de ce moment, le travail est laloi. »

On ne saurait contenter tout le monde, et iln’est pas douteux que ce bref discours déplût cruellement àquelques-uns ; mais il galvanisa littéralement par contre lamajorité des auditeurs. Leurs fronts se relevèrent, leurs torses seredressèrent, comme si une force nouvelle leur eût été infusée. Ilssortaient donc enfin de leur inaction ! On avait besoin d’eux.Ils allaient servir à quelque chose. Ils n’étaient plus inutiles.Ils acquéraient à la fois la certitude du travail et de la vie.

Un immense « hourra ! » sortitde leurs poitrines, et, vers le Kaw-djer, les bras se tendirent,muscles durcis, prêts à l’action. Au même instant, comme uneréponse à la foule, un faible cri d’appel retentit dans lelointain.

Le Kaw-djer se retourna et, sur la mer, ilaperçut la Wel-Kiejdont Karroly tenait la barre ;Harry Rhodes, debout à l’avant, agitait la main en geste d’adieu,tandis que la chaloupe, toutes voiles dehors, s’éloignait dans lesoleil.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer