Les Quarante-cinq – Tome I

XIV – L’ombre de Chicot

Le roi, nous l’avons dit il n’y a qu’uninstant, n’avait jamais de déceptions sur le compte de ses amis. Ilconnaissait leurs défauts et leurs qualités, et il lisait, roi dela terre, aussi exactement au plus profond de leur cœur que pouvaitle faire le roi du ciel.

Il avait compris tout de suite où voulait envenir d’Épernon ; mais comme il s’attendait à ne rien recevoiren échange de ce qu’il donnerait, et qu’il recevait quarante-cinqestafiers en échange de soixante-cinq mille écus, l’idée du Gasconlui parut une trouvaille.

Et puis c’était une nouveauté. Un pauvre roide France n’est pas toujours grassement fourni de cette marchandisesi rare même pour des sujets, le roi Henri III surtout qui,lorsqu’il avait fait ses processions, peigné ses chiens, aligné sestêtes de mort et poussé sa quantité voulue de soupirs, n’avait plusrien à faire.

La garde instituée par d’Épernon plut donc auroi, surtout parce qu’on en parlerait, et qu’il pourrait enconséquence lire sur les physionomies autre chose que ce qu’il yvoyait tous les jours depuis qu’il était revenu de Pologne.

Peu à peu et à mesure qu’il se rapprochait desa chambre où l’attendait l’huissier, assez intrigué de cetteexcursion nocturne et insolite, Henri se développait à lui-même lesavantages de l’institution des quarante-cinq, et, comme tous lesesprits faibles ou affaiblis, il entrevoyait, s’éclaircissant, lesidées que d’Épernon avait mises en lumière dans la conversationqu’il venait d’avoir avec lui.

– Au fait, pensa le roi, ces gens-làseront sans doute fort braves : il y en aura, Dieumerci ! pour tout le monde… et puis, c’est beau, un cortège dequarante-cinq épées toujours prêtes à sortir du fourreau !

Ce dernier chaînon de sa pensée se soudant ausouvenir de ces autres épées si dévouées qu’il regrettait siamèrement tout haut et plus amèrement encore tout bas, amena Henrià une tristesse profonde dans laquelle il tombait si souvent àl’époque où nous sommes parvenus, qu’on eût pu dire que c’était sonétat habituel. Les temps si durs, les hommes si méchants, lescouronnes si chancelantes au front des rois, lui imprimèrent uneseconde fois cet immense besoin de mourir ou de s’égayer, poursortir un instant de cette maladie que déjà, à cette époque, lesAnglais, nos maîtres en mélancolie, avaient baptisée du nom despleen.

Il chercha des yeux Joyeuse, puis nel’apercevant nulle part, il le demanda.

– M. le duc n’est point encore revenu,dit l’huissier.

– C’est bien. Appelez mes valets dechambre, et retirez-vous.

– Sire, la chambre de Votre Majesté estprête, et Sa Majesté la reine a fait demander les ordres duroi.

Henri fit la sourde oreille.

– Doit-on faire dire à Sa Majesté,hasarda l’huissier, de mettre le chevet ?

– Non pas, dit Henri, non pas. J’ai mesdévotions, j’ai mes travaux ; et puis je suis souffrant, jedormirai seul.

L’huissier s’inclina.

– À propos, dit Henri le rappelant,portez à la reine ces confitures d’Orient qui font dormir.

Et il remit son drageoir à l’huissier.

Le roi entra dans sa chambre, que les valetsavaient en effet préparée.

Une fois là, Henri jeta un coup d’œil sur tousles accessoires si recherchés, si minutieux de ces toilettesextravagantes qu’il faisait naguère pour être le plus bel homme dela chrétienté, ne pouvant pas en être le plus grand roi.

Mais rien ne lui parlait plus en faveur de cetravail forcé, auquel autrefois il s’assujettissait si bravement.Tout ce qu’il y avait autrefois de la femme dans cette organisationhermaphrodite avait disparu. Henri était comme ces vieillescoquettes qui ont changé leur miroir contre un livre demesse : il avait presque horreur des objets qu’il avait leplus chéris.

Gants parfumés et onctueux, masques de toilefine imprégnés de pâtes, combinaisons chimiques pour friser lescheveux, noircir la barbe, rougir l’oreille et faire briller lesyeux, il négligea tout cela encore comme il le faisait déjà depuislongtemps.

– Mon lit, dit-il avec un soupir.

Deux serviteurs le déshabillèrent, luipassèrent un caleçon de fine laine de Frise, et, le soulevant avecprécaution, ils le glissèrent entre ses draps.

– Le lecteur de Sa Majesté ! criaune voix.

Car Henri, l’homme aux longues et cruellesinsomnies, se faisait quelquefois endormir avec une lecture, etencore fallait-il maintenant du polonais pour accomplir le miracle,tandis qu’autrefois, c’est-à-dire primitivement, le français luisuffisait.

– Non, personne, dit Henri, ou qu’il lisedes prières chez lui à mon intention. Seulement, si M. de Joyeuserentre, amenez-le-moi.

– Mais s’il rentre tard, sire ?

– Hélas ! dit Henri, il rentretoujours tard ; mais à quelque heure qu’il rentre, vousentendez, amenez-le.

Les serviteurs éteignirent les cires,allumèrent près du feu une lampe d’essences qui donnaient desflammes pâles et bleuâtres, sorte de récréation fantasmagoriquedont le roi se montrait fort épris depuis le retour de ses idéessépulcrales, puis ils quittèrent sur la pointe des pieds sa chambresilencieuse.

Henri, brave en face d’un danger véritable,avait toutes les craintes, toutes les faiblesses des enfants et desfemmes. Il craignait les apparitions, il avait peur des fantômes,et cependant ce sentiment l’occupait. Ayant peur, il s’ennuyaitmoins. Semblable en cela à ce prisonnier qui, ennuyé de l’oisivetéd’une longue détention, répondait à ceux qui lui annonçaient qu’ilallait subir la question :

– Bon, cela me fera toujours passer uninstant.

Cependant, tout en suivant les reflets de salampe sur la muraille, tout en sondant du regard les angles lesplus obscurs de la chambre, tout en essayant de saisir les moindresbruits qui eussent pu dénoncer la mystérieuse entrée d’une ombre,les yeux de Henri, fatigués du spectacle de la journée et de lacourse du soir, se voilèrent, et bientôt il s’endormit ou plutôts’engourdit dans ce calme et cette solitude.

Mais les repos de Henri n’étaient pas longs.Miné par cette fièvre sourde qui usait la vie en lui pendant lesommeil comme pendant la veille, il crut entendre du bruit dans sachambre et se réveilla.

– Joyeuse, demanda-t-il, est-cetoi ?

Personne ne répondit.

Les flammes de la lampe bleue s’étaientaffaiblies ; elles ne renvoyaient plus au plafond de chênesculpté qu’un cercle blafard qui verdissait l’or des caissons.

– Seul ! seul encore, murmura leroi. Ah ! le prophète a raison : Majesté devrait toujourssoupirer. Il eût mieux fait de dire : Elle soupiretoujours.

Puis, après une pause d’un instant :

– Mon Dieu ! marmotta-t-il en formede prière, donnez-moi la force d’être toujours seul pendant ma vie,comme seul je serai après ma mort !

– Eh ! eh ! seul après ta mort,ce n’est pas sûr, répondit une voix stridente qui vibra comme unepercussion métallique à quelques pas du lit ; et les vers,pour qui les prends-tu ?

Le roi, effaré, se souleva sur son séant,interrogeant avec anxiété chaque meuble de la chambre.

– Oh ! je connais cette voix,murmura-t-il.

– C’est heureux, répliqua la voix.

Une sueur froide passa sur le front duroi.

– On dirait la voix de Chicot,soupira-t-il.

– Tu brûles, Henri, tu brûles, réponditla voix.

Alors Henri, jetant une jambe hors du lit,aperçut à quelque distance de la cheminée, dans ce même fauteuilqu’il avait désigné une heure auparavant à d’Épernon, une tête surlaquelle le feu attachait un de ces reflets fauves qui seuls, dansles fonds de Rembrandt, illuminent un personnage qu’au premier coupd’œil on a peine à apercevoir.

Ce reflet descendait sur le bras du fauteuiloù était appuyé le bras du personnage, puis sur son genou osseux etsaillant, puis sur un cou-de-pied formant angle droit avec unejambe nerveuse, maigre et longue outre mesure.

– Que Dieu me protège ! s’écriaHenri, c’est l’ombre de Chicot !

– Ah ! mon pauvre Henriquet, dit lavoix, tu es donc toujours aussi niais ?

– Qu’est-ce à dire ?

– Les ombres ne parlent pas, imbécile,puisqu’elles n’ont pas de corps, et par conséquent pas de langue,reprit la figure assise dans le fauteuil.

– Tu es bien Chicot, alors ? s’écriale roi ivre de joie.

– Je ne veux rien décider à cetégard ; nous verrons plus tard ce que je suis, nousverrons.

– Comment, tu n’es donc pas mort, monpauvre Chicot ?

– Allons, bon ! voilà que tu criescomme un aigle ; si fait, au contraire, je suis mort, centfois mort.

– Chicot, mon seul ami !

– Au moins tu as cet avantage sur moi, dedire toujours la même chose. Tu n’es pas changé, peste !

– Mais toi, toi, dit tristement le roi,es-tu changé, Chicot ?

– Je l’espère bien.

– Chicot, mon ami, dit le roi en posantses deux pieds sur le parquet, pourquoi m’as-tu quitté,dis ?

– Parce que je suis mort.

– Mais tu disais tout à l’heure que tu nel’étais pas ?

– Et je le répète.

– Que veut dire cettecontradiction ?

– Cette contradiction veut dire, Henri,que je suis mort pour les uns et vivant pour les autres.

– Et pour moi, qu’es-tu ?

– Pour toi je suis mort.

– Pourquoi mort pour moi ?

– C’est facile à comprendre : écoutebien.

– Oui.

– Tu n’es pas maître chez toi.

– Comment !

– Tu ne peux rien pour ceux qui teservent.

– Mons Chicot !

– Ne nous fâchons pas, ou je mefâche.

– Oui, tu as raison, dit le roi tremblantque l’ombre de Chicot ne s’évanouît ; parle, mon ami,parle.

– Eh bien donc, j’avais une petiteaffaire à vider avec M. de Mayenne, tu te le rappelles ?

– Parfaitement.

– Je la vide : bien ; je rossece capitaine sans pareil ; très bien ; il me faitchercher pour me pendre, et toi, sur qui je comptais pour medéfendre contre ce héros, tu m’abandonnes ; au lieu del’achever, tu te raccommodes avec lui. Qu’ai-je fait alors ?je me suis déclaré mort et enterré par l’intermédiaire de mon amiGorenflot ; de sorte que depuis ce temps M. de Mayenne, qui mecherchait, ne me cherche plus.

– Affreux courage que tu as eu là,Chicot ! ne savais-tu pas la douleur que me causerait ta mort,dis ?

– Oui, c’est courageux, mais ce n’est pasaffreux du tout. Je n’ai jamais vécu si tranquille que depuis quetout le monde est persuadé que je ne vis plus.

– Chicot ! Chicot ! mon ami,s’écria le roi, tu m’épouvantes, ma tête se perd.

– Ah bah ! c’est d’aujourd’hui quetu t’aperçois de cela, toi ?

Je ne sais que croire.

– Dame ! il faut pourtant t’arrêterà quelque chose : que crois-tu, voyons ?

– Eh bien ! je crois que tu es mortet que tu reviens.

– Alors je mens : tu es poli.

– Tu me caches une partie de la vérité,du moins ; mais tout à l’heure, comme les spectres del’antiquité, tu vas me dire des choses terribles.

– Ah ! quant à cela, je ne dis pasnon. Apprête-toi donc, pauvre roi !

– Oui, oui, continua Henri, avoue que tues une ombre suscitée par le Seigneur.

– J’avouerai tout ce que tu voudras.

– Sans cela, enfin, comment serais-tuvenu ici par ces corridors gardés ? comment te trouverais-tulà, dans ma chambre, près de moi ? Le premier venu entre doncau Louvre, maintenant ? c’est donc comme cela qu’on garde leroi ?

Et Henri, s’abandonnant tout entier à laterreur imaginaire qui venait de le saisir, se rejeta dans son lit,prêt à se couvrir la tête avec ses draps.

– Là, là, là, dit Chicot avec un accentqui cachait quelque pitié et beaucoup de sympathie, là, net’échauffe pas, tu n’as qu’à me toucher pour te convaincre.

– Tu n’es donc pas un messager devengeance ?

– Ventre de biche ! est-ce que j’aides cornes comme Satan ou une épée flamboyante comme l’archangeMichel ?

– Alors, comment es-tu entré ?

– Tu y reviens ?

– Sans doute.

– Eh bien, comprends donc que j’aitoujours ma clef, celle que tu me donnas et que je me pendis au coupour faire enrager les gentilshommes de ta chambre, qui n’avaientque le droit de se la pendre au derrière ; eh bien ! aveccette clef on entre, et je suis entré.

– Par la porte secrète, alors ?

– Eh ! sans doute.

– Mais pourquoi es-tu entré aujourd’huiplutôt qu’hier ?

– Ah ! c’est vrai, voilà laquestion ; eh bien ! tu vas le savoir.

Henri abaissa ses draps, et avec le mêmeaccent de naïveté qu’eut pris un enfant :

– Ne me dis rien de désagréable, Chicot,reprit-il, je t’en prie ; oh ! si tu savais quel plaisirme fait éprouver ta voix !

– Moi, je te dirai la vérité, voilàtout : tant pis si la vérité est désagréable.

– Ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas, ditle roi, ta crainte de M. de Mayenne ?

– C’est très sérieux, au contraire. Tucomprends : M. de Mayenne m’a fait donner cinquante coups debâton, j’ai pris ma belle et lui ai donné cent coups de fourreaud’épée : suppose que deux coups de fourreau d’épée valent uncoup de bâton, et nous sommes manche à manche ; gare labelle ! suppose qu’un coup de fourreau d’épée vaille un coupde bâton, ce peut être l’avis de M. de Mayenne ; alors il meredoit cinquante coups de bâton ou de fourreau d’épée : or, jene crains rien tant que les débiteurs de ce genre, et je ne fussepas même venu ici, quelque besoin que tu eusses de moi, si jen’eusses pas su M. de Mayenne à Soissons.

– Eh bien ! Chicot, cela étant,puisque c’est pour moi que tu es revenu, je te prends sous maprotection, et je veux…

– Que veux-tu ? prends garde,Henriquet, toutes les fois que tu prononces les mots : jeveux, tu es prêt à dire quelque sottise.

– Je veux que tu ressuscites, que tusortes en plein jour.

– Là ! je le disais bien.

– Je te défendrai.

– Bon.

– Chicot, je t’engage ma paroleroyale.

– Bast ! j’ai mieux que cela.

– Qu’as-tu ?

– J’ai mon trou, et j’y reste.

– Je te défendrai, te dis-je !s’écria énergiquement le roi en se dressant sur la marche de sonlit.

– Henri, dit Chicot, tu vast’enrhumer ; recouche-toi, je t’en supplie.

– Tu as raison ; mais c’est qu’aussitu m’exaspères, dit le roi en se rengainant entre ses draps.Comment, quand moi, Henri de Valois, roi de France, je me trouveassez de Suisses, d’Écossais, de gardes françaises et degentilshommes pour ma défense, monsieur Chicot ne se trouve pointcontent et en sûreté ?

– Écoute, voyons : comment as tu ditcela ? Tu as les Suisses…

– Oui, commandés par Tocquenot.

– Bien. Tu as les Écossais…

– Oui, commandés par Larchant.

– Très bien. Tu as les gardesfrançaises…

– Commandés par Crillon.

– À merveille. Et puis après ?

– Et puis après ? Je ne sais si jedevrais te dire cela.

– Ne le dis pas : qui te ledemande ?

– Et puis après, une nouveauté,Chicot.

– Une nouveauté ?

– Oui, figure-toi quarante-cinq bravesgentilshommes.

– Quarante-cinq ! comment dis-tucela ?

– Quarante-cinq gentilshommes.

– Où les as-tu trouvés ? ce n’estpas à Paris, en tout cas ?

– Non, mais ils y sont arrivésaujourd’hui, à Paris.

– Oui-dà ! oui-dà ! dit Chicot,illuminé d’une idée subite ; je les connais tesgentilshommes.

– Vraiment !

– Quarante-cinq gueux auxquels il nemanque que la besace.

– Je ne dis pas.

– Des figures à mourir de rire !

– Chicot, il y a parmi eux des hommessuperbes.

– Des Gascons enfin, comme le colonelgénéral de ton infanterie.

– Et comme toi, Chicot.

– Oh ! mais moi, Henri, c’est biendifférent ; je ne suis plus Gascon depuis que j’ai quitté laGascogne.

– Tandis qu’eux ?…

– C’est tout le contraire : ilsn’étaient pas Gascons en Gascogne, et ils sont doubles Gasconsici.

– N’importe, j’ai quarante-cinqredoutables épées.

– Commandées par cette quarante-sixièmeredoutable épée qu’on appelle d’Épernon ?

– Pas précisément.

– Et par qui ?

– Par Loignac.

– Peuh !

– Ne vas-tu pas déprécier Loignac àprésent ?

– Je m’en garderais fort, c’est moncousin au vingt-septième degré.

– Vous êtes tous parents, vous autresGascons.

– C’est tout le contraire de vous autresValois, qui ne l’êtes jamais.

– Enfin, répondras-tu ?

– À quoi ?

– À mes quarante-cinq.

– Et c’est avec cela que tu comptes tedéfendre ?

– Oui, par la mordieu ! oui, s’écriaHenri irrité.

Chicot, ou son ombre, car n’étant pas mieuxrenseigné que le roi là-dessus, nous sommes obligé de laisser noslecteurs dans le doute ; Chicot, disons-nous, se laissaglisser dans le fauteuil, tout en appuyant ses talons au rebord dece même fauteuil, de sorte que ses genoux formaient le sommet d’unangle plus élevé que sa tête.

– Eh bien, moi, dit-il, j’ai plus detroupes que toi.

– Des troupes ? tu as destroupes ?

– Tiens ! pourquoi pas ?

– Et quelles troupes ?

– Tu vas voir. J’ai d’abord toute l’arméeque MM. de Guise se font en Lorraine.

– Es-tu fou ?

– Non pas, une vraie armée, six millehommes au moins.

– Mais à quel propos, voyons, toi qui assi peur de M. de Mayenne, irais-tu te faire défendre précisémentpar les soldats de M. de Guise ?

– Parce que je suis mort.

– Encore cette plaisanterie !

– Or, c’était à Chicot que M. de Mayenneen voulait. J’ai donc profité de cette mort pour changer de corps,de nom et de position sociale.

– Alors tu n’es plus Chicot ? dit leroi.

– Non.

– Qu’es-tu donc ?

– Je suis Robert Briquet, anciennégociant et ligueur.

– Toi, ligueur, Chicot ?

– Enragé ; ce qui fait, vois-tu,qu’à la condition de ne pas voir de trop près M. de Mayenne, j’aipour ma défense personnelle, à moi Briquet, membre de la sainteUnion, d’abord l’armée des Lorrains, ci, six mille hommes ;retiens bien les chiffres.

– J’y suis.

– Ensuite cent mille Parisiens à peuprès.

– Fameux soldats !

– Assez fameux pour te gêner fort, monprince. Donc, cent mille et six mille, cent six mille ;ensuite le parlement, le pape, les Espagnols, M. le cardinal deBourbon, les Flamands, Henri de Navarre, le duc d’Anjou.

– Commences-tu à épuiser la liste ?dit Henri impatienté.

– Allons donc ! il me reste encoretrois sortes de gens.

– Dis.

– Lesquels t’en veulent beaucoup.

– Dis.

– Les catholiques d’abord.

– Ah ! oui, parce que je n’aiexterminé qu’aux trois quarts les huguenots.

– Puis les huguenots, parce que tu les asaux trois quarts exterminés.

– Ah ! oui ; et lestroisièmes ?

– Que dis-tu des politiques,Henri ?

– Ah ! oui, ceux qui ne veulent nide moi, ni de mon frère, ni de M. de Guise.

– Mais qui veulent bien de ton beau-frèrede Navarre.

– Pourvu qu’il abjure.

– Belle affaire ! et comme la chosel’embarrasse, n’est-ce pas ?

– Ah ça ! mais les gens dont tu meparles là…

– Eh bien ?

– C’est toute la France.

– Justement : voilà mes troupes, àmoi, qui suis ligueur. Allons, allons ! additionne etcompare.

– Nous plaisantons, n’est-ce pas,Chicot ? dit Henri, sentant certains frissonnements courirdans ses veines.

– Avec cela que c’est l’heure deplaisanter, quand tu es seul contre tout le monde, mon pauvreHenriquet !

Henri prit un air de dignité tout à faitroyal.

– Seul je suis, dit-il ; mais seulaussi je commande. Tu me fais voir une armée, très bien. Maintenantmontre-moi un chef. Oh ! tu vas me désigner M. de Guise ;ne vois-tu pas que je le tiens à Nancy ? M. de Mayenne ?tu avoues toi-même qu’il est à Soissons ; le ducd’Anjou ? tu sais qu’il est à Bruxelles ; le roi deNavarre ? il est à Pau ; tandis que moi, je suis seul,c’est vrai, mais libre chez moi et voyant venir l’ennemi comme, dumilieu d’une plaine, le chasseur voit sortir des bois environnantsson gibier, poil ou plume.

Chicot se gratta le nez. Le roi le crutvaincu.

– Qu’as-tu à répondre à cela ?demanda Henri.

– Que tu es toujours éloquent,Henri ; il te reste la langue : c’est en vérité plus queje ne croyais, et je t’en fais mon bien sincère compliment ;mais je n’attaquerai qu’une chose dans ton discours.

– Laquelle ?

– Oh ! mon Dieu, rien, presque rien,une figure de rhétorique ; j’attaquerai ta comparaison.

– En quoi ?

– En ce que tu prétends que tu es lechasseur attendant le gibier à l’affût, tandis que je dis, moi, quetu es au contraire le gibier que le chasseur traque jusque dans songîte.

– Chicot !

– Voyons, l’homme à l’embuscade, quias-tu vu venir ? dis.

– Personne, pardieu !

– Il est venu quelqu’un cependant.

– Parmi ceux que je t’ai cités ?

– Non, pas précisément, mais à peuprès.

– Et qui est venu ?

– Une femme.

– Ma sœur, Margot ?

– Non, la duchesse de Montpensier.

– Elle ! à Paris ?

– Eh ! mon Dieu, oui.

– Eh bien ! quand cela serait,depuis quand ai-je peur des femmes ?

– C’est vrai, on ne doit avoir peur quedes hommes. Attends un peu alors. Elle vient en avant-coureur,entends-tu ? elle vient annoncer l’arrivée de son frère.

– L’arrivée de M. de Guise ?

– Oui.

– Et tu crois que celam’embarrasse ?

– Oh ! toi, tu n’es embarrassé derien.

– Passe-moi l’encre et le papier.

– Pourquoi faire ? pour signerl’ordre à M. de Guise de rester à Nancy ?

– Justement. L’idée est bonne,puisqu’elle t’est venue en même temps qu’à moi.

– Exécrable ! au contraire.

– Pourquoi ?

– Il n’aura pas plus tôt reçu cetordre-là qu’il devinera que sa présence est urgente à Paris, etqu’il accourra.

Le roi sentit la colère lui monter au front.Il regarda Chicot de travers.

– Si vous n’êtes revenu que pour me fairedes communications comme celle-là, vous pouviez bien vous tenir oùvous étiez.

– Que veux-tu, Henri, les fantômes nesont pas flatteurs.

– Tu avoues donc que tu es unfantôme ?

– Je ne l’ai jamais nié.

– Chicot !

– Allons ! ne te fâche pas, car demyope que tu es, tu deviendrais aveugle. Voyons, ne m’as-tu pas ditque tu retenais ton frère en Flandre ?

– Oui, certes, et c’est d’une bonnepolitique, je le maintiens.

– Maintenant, écoute, ne nous fâchonspas. Dans quel but penses-tu que M. de Guise reste àNancy ?

– Pour y organiser une armée.

– Bien ! du calme… À quoidestine-t-il cette armée ?

– Ah ! Chicot, vous me fatiguez avectoutes ces questions.

– Fatigue-toi, fatigue-toi, Henri !tu t’en reposeras mieux plus tard : c’est moi qui te lepromets. Nous disions donc qu’il destine cette armée ?

– À combattre les huguenots du nord.

– Ou plutôt à contrarier ton frèred’Anjou, qui s’est fait nommer duc de Brabant, qui tâche de sebâtir un petit trône en Flandre, et qui te demande constamment dessecours pour arriver à ce but.

– Secours que je lui promets toujours etque je ne lui enverrai jamais, bien entendu.

– À la grande joie de M. le duc de Guise.Eh bien ! Henri, un conseil ?

– Lequel ?

– Si tu feignais une bonne fois d’envoyerces secours promis, si ce secours s’avançait vers Bruxelles, nedût-il aller qu’à moitié chemin ?

– Ah ! oui ! s’écria Henri, jecomprends ; M. de Guise ne bougerait pas de la frontière.

– Et la promesse que nous a faite madamede Montpensier, à nous autres ligueurs, que M. de Guise serait àParis avant huit jours ?

– Cette promesse tomberait à l’eau.

– C’est toi qui l’as dit, mon maître, fitChicot en prenant toutes ses aises. Voyons, que penses-tu duconseil, Henri ?

– Je le crois bon… cependant…

– Quoi encore ?

– Tandis que ces deux messieurs serontoccupés l’un de l’autre, là-bas, au nord…

– Ah ! oui, le midi, n’est-cepas ? tu as raison, Henri, c’est du midi que viennent lesorages.

– Pendant ce temps-là, mon troisièmefléau ne se mettra-t-il pas en branle ? Tu sais ce qu’il fait,le Béarnais ?

– Non, le diable m’emporte !

– Il réclame.

– Quoi ?

– Les villes qui forment la dot de safemme.

– Bah ! voyez-vous l’insolent, à quil’honneur d’être allié à la maison de France ne suffit pas, et quise permet de réclamer ce qui lui appartient !

– Cahors, par exemple, comme si c’étaitd’un bon politique d’abandonner une pareille ville à un ennemi.

– Non, en effet, ce ne serait pas d’unbon politique ; mais ce serait d’un honnête homme, parexemple.

– Monsieur Chicot !

– Prenons que je n’ai rien dit ; tusais que je ne me mêle pas de tes affaires de famille.

– Mais cela ne m’inquiète pas : j’aimon idée.

– Bon !

– Revenons donc au plus pressé.

– À la Flandre ?

– J’y vais donc envoyer quelqu’un, enFlandre, à mon frère… Mais qui enverrai-je ? à qui puis-je mefier, mon Dieu ! pour une mission de cetteimportance ?

– Dame !…

– Ah ! j’y songe.

– Moi aussi.

– Vas-y, toi, Chicot.

– Que j’aille en Flandre, moi ?

– Pourquoi pas ?

– Un mort aller en Flandre ! allonsdonc !

– Puisque tu n’es plus Chicot, puisque tues Robert Briquet.

– Bon ! un bourgeois, un ligueur, unami de M. de Guise, faisant les fonctions d’ambassadeur près de M.le duc d’Anjou.

– C’est-à-dire que tu refuses ?

– Pardieu !

– Que tu me désobéis ?

– Moi, te désobéir ! Est-ce que jete dois obéissance ?

– Tu ne me dois pas obéissance,malheureux ?

– M’as-tu jamais rien donné qui m’engageavec toi ? Le peu que j’ai me vient d’héritage. Je suis gueuxet obscur. Fais-moi duc et pair, érige en marquisat ma terre de laChicoterie ; dote-moi de cinq cent mille écus, et alors nouscauserons ambassade.

Henri allait répondre et trouver une de cesbonnes raisons comme en trouvent toujours les rois quand on leurfait de semblables reproches, lorsqu’on entendit grincer sur satringle la massive portière de velours.

– M. le duc de Joyeuse ! dit la voixde l’huissier.

– Eh ! ventre de biche ! voilàton affaire ! s’écria Chicot. Trouve-moi un ambassadeur pourte représenter mieux que ne le fera messire Anne, je t’endéfie !

– Au fait, murmura Henri, décidément cediable d’homme est de meilleur conseil que ne l’a jamais été aucunde mes ministres.

– Ah ! tu en conviens donc ?dit Chicot.

Et il se renfonça dans son fauteuil en prenantla forme d’une boule, de sorte que le plus habile marin du royaume,accoutumé à distinguer le moindre point des lignes de l’horizon,n’eût pu distinguer une saillie au-delà des sculptures du grandfauteuil dans lequel il était enseveli.

M. de Joyeuse avait beau être grand-amiral deFrance, il n’y voyait pas plus qu’un autre.

Le roi poussa un cri de joie en apercevant sonjeune favori, et lui tendit la main.

– Assieds-toi, Joyeuse, mon enfant, luidit-il. Mon Dieu ! que tu viens tard.

– Sire, répondit Joyeuse, Votre Majestéest bien obligeante de s’en apercevoir.

Et le duc, s’approchant de l’estrade du lit,s’assit sur les coussins fleurdelisés épars à cet effet sur lesmarches de cette estrade.

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