Les Quarante-cinq – Tome I

VI – Les deux Joyeuse

Messieurs de Joyeuse, comme nous l’avons vu,s’étaient dérobés pendant toute cette scène par les derrières del’Hôtel-de-Ville, et laissant aux équipages du roi leurs laquaisqui les attendaient avec des chevaux, ils marchaient côte à côtedans les rues de ce quartier populeux, qui ce jour-là étaientdésertes, tant la place de Grève avait été vorace despectateurs.

Une fois dehors ils avaient marché se tenantpar le bras, mais sans s’adresser la parole.

Henri, si joyeux naguère, était préoccupé etpresque sombre.

Anne semblait inquiet et comme embarrassé dece silence de son frère.

Ce fut lui qui rompit le premier lesilence.

– Eh bien ! Henri, demanda-t-il, oùme conduis-tu ?

– Je ne vous conduis pas, mon frère, jemarche devant moi, répondit Henri comme s’il se réveillait ensursaut.

– Désirez-vous aller quelque part, monfrère ?

– Et toi ?

Henri sourit tristement.

– Oh ! moi, dit-il, peu m’importe oùje vais.

– Tu vas cependant quelque part chaquesoir, dit Anne, car chaque soir tu sors à la même heure pour nerentrer qu’assez avant dans la nuit, et parfois pour ne pas rentrerdu tout.

– Me questionnez-vous, mon frère ?demanda Henri avec une charmante douceur mêlée d’un certain respectpour son aîné.

– Moi te questionner ? dit Anne,Dieu m’en préserve ; les secrets sont à ceux qui lesgardent.

– Quand vous le désirerez, mon frère,répliqua Henri, je n’aurai pas de secrets pour vous ; vous lesavez bien.

– Tu n’auras pas de secrets pour moi,Henri ?

– Jamais, mon frère ; n’êtes-vouspas à la fois mon seigneur et mon ami ?

– Dame ! je pensais que tu en avaisavec moi, qui ne suis qu’un pauvre laïque ; je pensais que tuavais notre savant frère, ce pilier de la théologie, ce flambeau dela religion, ce docte architecte de cas de conscience de la cour,qui sera cardinal un jour, que tu te confiais à lui, et que tutrouvais en lui à la fois confession, absolution, et quisait ?… et conseil ; car, dans notre famille, ajouta Anneen riant, on est bon à tout, tu le sais : témoin notre trèscher père.

Henri du Bouchage saisit la main de son frèreet la lui serra affectueusement.

– Vous êtes pour moi plus que directeur,plus que confesseur, plus que père, mon cher Anne, dit-il, je vousrépète que vous êtes mon ami.

– Alors, mon ami, pourquoi de gai que tuétais, t’ai-je vu peu à peu devenir triste, et pourquoi, au lieu desortir le jour, ne sors-tu plus maintenant que la nuit ?

– Mon frère, je ne suis pas triste,répondit Henri en souriant.

– Qu’es-tu donc ?

– Je suis amoureux.

– Bon ! et cettepréoccupation ?

– Vient de ce que je pense sans cesse àmon amour.

– Et tu soupires en me disantcela ?

– Oui.

– Tu soupires, toi, Henri, comte duBouchage, toi le frère de Joyeuse, toi que les mauvaises languesappellent le troisième roi de France. Tu sais que M. de Guise estle second, si toutefois ce n’est pas le premier ; toi qui esriche, toi qui es beau, toi qui seras pair de France, comme moi, etduc, comme moi, à la première occasion que j’en trouverai ; tues amoureux, tu penses et tu soupires ; tu soupires, toi quias pris pour devise : Hilariter (joyeusement).

– Mon cher Anne, tous ces dons du passéou toutes ces promesses de l’avenir n’ont jamais compté pour moi aurang des choses qui devaient faire mon bonheur. Je n’ai pointd’ambition.

– C’est-à-dire que tu n’en as plus.

– Ou du moins que je ne poursuis pas leschoses dont vous parlez.

– En ce moment peut-être ; mais plustard tu y reviendras.

– Jamais, mon frère. Je ne désire rien.Je ne veux rien.

– Et tu as tort, mon frère. Quand ons’appelle Joyeuse, c’est-à-dire un des plus beaux noms deFrance ; quand on a son frère favori du roi, on désire tout,on veut tout, et l’on a tout.

Henri baissa mélancoliquement et secoua satête blonde.

– Voyons, dit Anne, nous voici bienseuls, bien perdus. Le diable m’emporte, nous avons passé l’eau, sibien que nous voilà sur le pont de la Tournelle, et cela, sans nousen être aperçus.

Je ne crois pas que sur cette grève isolée,par cette bise froide, près de cette eau verte, personne viennenous écouter. As-tu quelque chose de sérieux à me dire,Henri ?

– Rien, rien, sinon que je suis amoureux,et vous le savez déjà, mon frère, puisque tout à l’heure je vousl’ai avoué.

– Mais, que diable ! ce n’est pointsérieux cela, dit Anne en frappant du pied. Moi aussi, par lepape ! je suis amoureux.

– Pas comme moi, mon frère.

– Moi aussi, je pense quelquefois à mamaîtresse.

– Oui, mais pas toujours.

– Moi aussi, j’ai des contrariétés, deschagrins même.

– Oui, mais vous avez aussi des joies,car on vous aime.

– Oh ! j’ai de grands obstaclesaussi ; on exige de moi de grands mystères.

– Ou exige ? vous avez dit : Onexige, mon frère. Si votre maîtresse exige, elle est à vous.

– Sans doute qu’elle est à moi,c’est-à-dire à moi et à M. de Mayenne ; car, confidence pourconfidence, Henri, j’ai justement la maîtresse de ce paillard deMayenne, une fille folle de moi, qui quitterait Mayenne à l’instantmême, si elle n’avait peur que Mayenne ne la tuât : c’est sonhabitude de tuer les femmes, tu sais. Puis je déteste ces Guises,et cela m’amuse… de m’amuser aux dépens de l’un d’eux. Ehbien ! je te le dis, je te le répète, j’ai parfois descontraintes, des querelles, mais je n’en deviens pas sombre commeun chartreux pour cela ; je n’en ai pas les yeux gros. Jecontinue de rire, sinon toujours, au moins de temps en temps.Voyons, dis-moi qui tu aimes, Henri ; ta maîtresse est-ellebelle au moins ?

– Hélas ! mon frère, ce n’est pointma maîtresse.

– Est-elle belle ?

– Trop belle.

– Son nom ?

– Je ne le sais pas.

– Allons donc !

– Sur l’honneur.

– Mon ami, je commence à croire que c’estplus dangereux encore que je ne le pensais. – Ce n’est point de latristesse, par le pape ! c’est de la folie.

– Elle ne m’a parlé qu’une seule fois, ouplutôt elle n’a parlé qu’une seule fois devant moi, et depuis cetemps je n’ai pas même entendu le son de sa voix.

– Et tu ne t’es pas informé ?

– À qui ?

– Comment ! à qui ? auxvoisins.

– Elle habite une maison à elle seule etpersonne ne la connaît.

– Ah ça ! mais est-ce uneombre ?

– C’est une femme, grande et belle commeune nymphe, sérieuse et grave comme l’ange Gabriel.

– Comment l’as-tu connue ? oùl’as-tu rencontrée ? – Un jour je poursuivais une jeune filleau carrefour de la Gypecienne ; j’entrai dans le petit jardinqui attient à l’église, il y a là un banc sous les arbres.Êtes-vous jamais entré dans ce jardin, mon frère ?

– Jamais ; n’importe,continue ; il y a là un banc sous des arbres, après ?

– L’ombre commençait à s’épaissir ;je perdis de vue la jeune fille, et, en la cherchant, j’arrivai àce banc.

– Va, va, j’écoute.

– Je venais d’entrevoir un vêtement defemme de ce côté, j’étendis les mains.

– Pardon, monsieur, me dit tout à coup lavoix d’un homme que je n’avais pas aperçu, pardon.

Et la main de cet homme m’écarta doucement,mais avec fermeté.

– Il osa te toucher, Joyeuse.

– Écoute, cet homme avait le visage cachédans une sorte de froc ; je le pris pour un religieux, puis ilm’imposa par le ton affectueux et poli de son avertissement, car enmême temps qu’il me parlait, il me désignait du doigt, à dix pas,cette femme dont le vêtement blanc m’avait attiré de ce côté, etqui venait de s’agenouiller devant ce banc de pierre, comme sic’eût été un autel.

Je m’arrêtai, mon frère. C’est vers lecommencement de septembre que cette aventure m’arriva : l’airétait tiède ; les violettes et les roses que font pousser lesfidèles sur les tombes de l’enclos m’envoyaient leurs délicatsparfums ; la lune déchirait un nuage blanchâtre derrière leclocheton de l’église, et les vitraux commençaient à s’argenter àleur faîte, tandis qu’ils se doraient en bas du reflet des ciergesallumés. Mon ami, soit majesté du lieu, soit dignité personnelle,cette femme à genoux resplendissait pour moi dans les ténèbrescomme une statue de marbre et comme si elle eût été de marbreréellement. Elle m’imprima je ne sais quel respect qui me fit froidau cœur.

Je la regardais avidement.

Elle se courba sur le banc, l’enveloppa de sesdeux bras, y colla les lèvres, et aussitôt je vis ses épaulesonduler sous l’effort de ses soupirs et de ses sanglots ;jamais vous n’avez ouï de pareils accents, mon frère ; jamaisfer acéré n’a déchiré si douloureusement un cœur !

Tout en pleurant, elle baisait la pierre avecune ivresse qui m’a perdu ; ses larmes m’ont attendri, sesbaisers m’ont rendu fou.

– Mais c’est elle, par le pape ! quiétait folle, dit Joyeuse ; est-ce que l’on baise une pierreainsi, est-ce que l’on sanglote ainsi pour rien ?

– Oh ! c’était une grande douleurqui la faisait sangloter, c’était un profond amour qui lui faisaitbaiser cette pierre ; seulement, qui aimait-elle ? quipleurait-elle ? pour qui priait-elle ? je ne sais.

– Mais cet homme, tu ne l’as pasquestionné ?

– Si fait.

– Et que t’a-t-il répondu ?

– Qu’elle avait perdu son mari.

– Est-ce qu’on pleure un mari de cettefaçon-là ? dit Joyeuse ; voilà, pardieu ! une belleréponse ; et tu t’en es contenté ?

– Il l’a bien fallu, puisqu’il n’a pasvoulu m’en faire d’autre.

– Mais cet homme lui-même, quelest-il ?

– Une sorte de serviteur qui habite avecelle.

– Son nom ?

– Il a refusé de me le dire.

– Jeune ? vieux ?

– Il peut avoir de vingt-huit à trenteans…

– Voyons, après ?… Elle n’est pasrestée toute la nuit à prier et à pleurer, n’est-ce pas ?

– Non : quand elle eut fini depleurer, c’est-à-dire quand elle eut épuisé ses larmes, quand elleeut usé ses lèvres sur le banc, elle se leva, mon frère ; il yavait dans cette femme un tel mystère de tristesse qu’au lieu dem’avancer vers elle, comme j’eusse fait pour toute autre femme, jeme reculai ; ce fut elle alors qui vint à moi ou plutôt de moncôté, car, moi, elle ne me voyait même pas ; alors un rayon dela lune frappa son visage, et son visage m’apparut illuminé,splendide : il avait repris sa morne sévérité ; plus unecontraction, plus un tressaillement, plus de pleurs, seulement, lesillon humide qu’ils avaient tracé. Ses yeux seuls brillaientencore ; sa bouche s’entr’ouvrait doucement pour respirer lavie qui, un instant, avait paru prête à l’abandonner ; ellefit quelques pas avec une molle langueur, et pareille à ceux quimarchent en rêve ; l’homme alors courut à elle et la guida,car elle semblait avoir oublié qu’elle marchait sur la terre.Oh ! mon frère, quelle effrayante beauté, quelle surhumainepuissance ! je n’ai jamais rien vu qui lui ressemblât sur laterre ; quelquefois seulement dans mes rêves, quand le ciels’ouvrait, il en était descendu des visions pareilles à cetteréalité.

– Après, Henri, après ? demandaAnne, prenant malgré lui intérêt à ce récit dont il avait d’abordeu l’intention de rire.

– Oh ! voilà qui est bientôt fini,mon frère ; son serviteur lui dit quelques mots tout bas, etalors elle baissa son voile. Il lui disait que j’étais là sansdoute ; mais elle ne regarda même pas de mon côté, elle baissason voile, et je ne la vis plus, mon frère ; il me sembla quele ciel venait de s’obscurcir, et que ce n’était plus une créaturevivante, mais une ombre échappée à ces tombeaux, qui, parmi leshautes herbes, glissait silencieusement devant moi.

Elle sortit de l’enclos ; je lasuivis.

De temps en temps l’homme se retournait etpouvait me voir, car je ne me cachais pas, tout étourdi que jefusse : que veux-tu ? j’avais encore les ancienneshabitudes vulgaires dans l’esprit, l’ancien levain grossier dans lecœur.

– Que veux-tu dire, Henri ? demandaAnne ; je ne comprends pas.

Le jeune homme sourit.

– Je veux dire, mon frère, reprit-il, quema jeunesse a été bruyante, que j’ai cru aimer souvent, et quetoutes les femmes, pour moi jusqu’à ce moment, ont été des femmes àqui je pouvais offrir mon amour.

– Oh ! oh ! qu’est donccelle-là ? fit Joyeuse en essayant de reprendre sa gaîtéquelque peu altérée, malgré lui, par la confidence de son frère.Prends garde, Henri, tu divagues, ce n’est donc pas une femme dechair et d’os, celle-là ?

– Mon frère, dit le jeune homme enenfermant la main de Joyeuse dans une fiévreuse étreinte, monfrère, dit-il si bas que son souffle arrivait à peine à l’oreillede son aîné, aussi vrai que Dieu m’entend, je ne sais pas si c’estune créature de ce monde.

– Par le pape ! dit-il, tu me feraispeur, si un Joyeuse pouvait jamais avoir peur.

Puis, essayant de reprendre sagaîté :

– Mais enfin, dit-il, toujours est-ilqu’elle marche, qu’elle pleure et qu’elle donne très bien desbaisers ; toi-même me l’as dit, et c’est, ce me semble, d’unassez bon augure cela, cher ami. Mais ce n’est pas tout :voyons, après, après ?

– Après, il y a peu de chose. Je lasuivis donc, elle n’essaya point de se dérober à moi, de changer dechemin, de faire fausse route ; elle ne semblait même pointsonger à cela.

– Eh bien ! oùdemeurait-elle ?

– Du côté de la Bastille, dans la rue deLesdiguières ; à sa porte, son compagnon se retourna et mevit.

– Tu lui fis alors quelque signe pour luidonner à entendre que tu désirais lui parler ?

– Je n’osai pas ; c’est ridicule ceque je vais te dire, mais le serviteur m’imposait presque autantque la maîtresse.

– N’importe, tu entras dans lamaison ?

– Non, mon frère.

– En vérité, Henri, j’ai bien envie de terenier pour un Joyeuse ; mais au moins tu revins lelendemain ?

– Oui, mais inutilement, inutilement à laGypecienne, inutilement à la rue de Lesdiguières.

– Elle avait disparu ?

– Comme une ombre qui se seraitenvolée.

– Mais enfin tu t’informas ?

– La rue a peu d’habitants, nul ne put mesatisfaire ; je guettais l’homme pour le questionner, il nereparut pas plus que la femme ; cependant une lumière, que jevoyais briller le soir à travers les jalousies, me consolait enm’indiquant qu’elle était toujours là. J’usai de cent moyens pourpénétrer dans la maison : lettres, messages, fleurs, présents,tout échoua. Un soir la lumière disparut à son tour et ne reparutplus ; la dame, fatiguée de mes poursuites sans doute, avaitquitté la rue de Lesdiguières ; nul ne savait sa nouvelledemeure.

– Cependant tu l’as retrouvée, cettebelle sauvage ?

– Le hasard l’a permis ; je suisinjuste, mon frère, c’est la Providence qui ne veut pas que l’ontraîne la vie. Écoutez : en vérité, c’est étrange. Je passaisdans la rue de Bussy, il y a quinze jours, à minuit ; voussavez, mon frère, que les ordonnances pour le feu sont sévèrementexécutées ; eh bien ! non seulement je vis du feu auxvitres d’une maison, mais encore un incendie véritable qui éclataitau deuxième étage.

Je frappai vigoureusement à la porte, un hommeparut à la fenêtre.

– Vous avez le feu chez vous ! luicriai-je.

– Silence, par pitié ! me dit-il,silence, je suis occupé à l’éteindre.

– Voulez-vous que j’appelle leguet ?

– Non, non au nom du ciel, n’appelezpersonne !

– Mais cependant si l’on peut vousaider.

– Le voulez-vous ? alors venez, etvous me rendrez un service dont je vous serai reconnaissant toutema vie.

– Et comment voulez-vous que jevienne ?

– Voici la clef de la porte.

Et il me jeta la clef par la fenêtre. Jemontai rapidement les escaliers et j’entrai dans la chambre théâtrede l’incendie.

C’était le plancher qui brûlait : j’étaisdans le laboratoire d’un chimiste. En faisant je ne sais quelleexpérience, une liqueur inflammable s’était répandue à terre :de là l’incendie.

Quand j’entrai, il était déjà maître du feu,ce qui fit que je pus le regarder.

C’était un homme de vingt-huit à trenteans ; du moins il me parut avoir cet âge : une effroyablecicatrice lui labourait la moitié de la joue, une autre luisillonnait le crâne ; sa barbe touffue cachait le reste de sonvisage.

– Je vous remercie ; mais, vous levoyez, tout est fini maintenant ; si vous êtes aussi galanthomme que vous en avez l’air, ayez la bonté de vous retirer, car mamaîtresse pourrait entrer d’un moment à l’autre, et elles’irriterait en voyant à cette heure un étranger chez moi, ouplutôt chez elle.

Le son de cette voix me frappa d’inertie etpresque d’épouvante. J’ouvris la bouche pour lui crier : Vousêtes l’homme de la Gypecienne, l’homme de la rue de Lesdiguières,l’homme de la dame inconnue ; car vous vous rappelez, monfrère, qu’il était couvert d’un froc, que je n’avais pas vu sonvisage, que j’avais entendu sa voix seulement. J’allais lui direcela, l’interroger, le supplier, quand tout à coup une portes’ouvrit et une femme entra.

– Qu’y a-t-il donc, Rémy ?demanda-t-elle en s’arrêtant majestueusement sur le seuil de laporte, et pourquoi ce bruit ?

Oh ! mon frère, c’était elle, plus belleencore au feu mourant de l’incendie qu’elle ne m’avait apparu auxrayons de la lune ! c’était elle, c’était cette femme dont lesouvenir incessant me rongeait le cœur !

Au cri que je poussai, le serviteur me regardaplus attentivement à son tour.

– Merci, monsieur, me dit-il encore unefois, merci ; mais, vous le voyez, le feu est éteint. Sortez,je vous en supplie, sortez.

– Mon ami, lui dis-je, vous me congédiezbien durement.

– Madame, dit le serviteur, c’estlui.

– Qui, lui ? demanda-t-elle.

– Ce jeune cavalier que nous avonsrencontré dans le jardin de la Gypecienne, et qui nous a suivis ruede Lesdiguières.

Elle arrêta alors son regard sur moi, et à ceregard je compris qu’elle me voyait pour la première fois.

– Monsieur, dit-elle, par grâce,éloignez-vous !

J’hésitais, je voulais parler, prier ;mais les paroles manquaient à mes lèvres ; je restais immobileet muet, occupé à la regarder.

– Prenez garde, monsieur, dit leserviteur avec plus de tristesse que de sévérité, prenez garde,vous forceriez madame à fuir une seconde fois.

– Oh ! qu’à Dieu ne plaise !répondis-je en m’inclinant ; mais, madame, je ne vous offensepoint cependant.

Elle ne me répondit point. Aussi insensible,aussi muette, aussi glacée que si elle ne m’eût point entendu, ellese retourna, et je la vis disparaître graduellement dans l’ombre,descendant les marches d’un escalier sur lequel son pas neretentissait pas plus que ne l’eût fait le pas d’un fantôme.

– Et voilà tout ? demandaJoyeuse.

– Voilà tout. Alors le serviteur meconduisit jusqu’à la porte, en me disant :

– Oubliez, monsieur, au nom de Jésus etde la Vierge Marie, je vous en supplie, oubliez !

Je m’enfuis, éperdu, égaré, stupide, serrantma tête entre mes deux mains, et me demandant si je ne devenais pasfou.

Depuis, je vais chaque soir dans cette rue, etvoilà pourquoi, en sortant de l’Hôtel-de-Ville, mes pas se sontdirigés tout naturellement de ce côté ; chaque soir,disais-je, je vais dans cette rue, je me cache à l’angle d’unemaison qui est en face de la sienne, sous un petit balcon dontl’ombre m’enveloppe entièrement ; une fois sur dix, je voispasser de la lumière dans la chambre qu’elle habite : c’est làma vie, c’est là mon bonheur.

– Quel bonheur ! s’écriaJoyeuse.

– Hélas ! je le perds si j’en désireun autre.

– Mais si tu te perds toi-même avec cetterésignation ?

– Mon frère, dit Henri avec un tristesourire, que voulez-vous, je me trouve heureux ainsi.

– C’est impossible.

– Que veux-tu, le bonheur estrelatif ; je sais qu’elle est là, qu’elle vit là, qu’ellerespire là ; je la vois à travers la muraille, ou plutôt il mesemble la voir ; si elle quittait cette maison, si je passaisencore quinze jours comme ceux que je passai quand je l’eus perdue,mon frère, je deviendrais fou ou je me ferais moine.

– Non pas, mordieu ! il y a déjàbien assez d’un fou et d’un moine dans la famille ; restons-enlà maintenant, mon cher ami.

– Pas d’observations, Anne, pas derailleries ; les observations seraient inutiles, lesrailleries ne feraient rien.

– Et qui te parle d’observations et derailleries ?

– À la bonne heure. Mais…

– Laisse-moi seulement te dire unechose.

– Laquelle ?

– C’est que tu t’y es pris comme un francécolier.

– Je n’ai fait ni combinaisons nicalculs, je ne m’y suis pas pris, je me suis abandonné à quelquechose de plus fort que moi. Quand un courant vous emporte, mieuxvaut suivre le courant que de lutter contre lui.

– Et s’il conduit à quelqueabîme ?

– Il faut s’y engloutir, mon frère.

– C’est ton avis ?

– Oui.

– Ce n’est pas le mien, et à taplace…

– Qu’eussiez-vous fait, Anne ?

– Assez, certainement, pour savoir sonnom, son âge ; à ta place…

– Anne, Anne, vous ne la connaissezpas.

– Non, mais je te connais. Comment,Henri, vous aviez cinquante mille écus que je vous ai donnés surles cent mille dont le roi m’a fait cadeau à sa fête…

– Ils sont encore dans mon coffre,Anne : pas un ne manque.

– Mordieu ! tant pis ; s’ilsn’étaient pas dans votre coffre, la femme serait dans votrealcôve.

– Oh ! mon frère.

– Il n’y a pas de : oh ! monfrère ; un serviteur ordinaire se vend pour dix écus, un bonpour cent, un excellent pour mille, un merveilleux pour troismille. Voyons maintenant, supposons le phénix des serviteurs ;rêvons le dieu de la fidélité, et moyennant vingt mille écus, parle pape, il sera à vous ! Donc il vous restait cent trentemille livres pour payer le phénix des serviteurs. Henri, mon ami,vous êtes un niais.

– Anne, dit Henri en soupirant, il y ades gens qui ne se vendent pas ; il y a des cœurs qu’un roimême n’est pas assez riche pour acheter.

Joyeuse se calma.

– Eh bien, je l’admets, dit-il ;mais il n’en est pas qui ne se donnent.

– À la bonne heure.

– Eh bien ! qu’avez-vous fait pourque le cœur de cette belle insensible se donnât à vous ?

– J’ai la conviction, Anne, d’avoir faittout ce que je pouvais faire.

– Allons donc, comte du Bouchage, vousvoyez une femme triste, enfermée, gémissante, et vous vous faitesplus triste, plus reclus, plus gémissant, c’est-à-dire plusassommant qu’elle-même ! En vérité, vous parliez des façonsvulgaires de l’amour, et vous êtes banal comme un quartenier. Elleest seule, faites-lui compagnie ; elle est triste, soyezgai ; elle regrette, consolez-la, et remplacez.

– Impossible, mon frère.

– As-tu essayé ?

– Pourquoi faire ?

– Dame ! ne fût-ce que pour essayer.Tu es amoureux, dis-tu ?

– Je ne connais pas de mot pour exprimermon amour.

– Eh bien ! dans quinze jours, tuauras ta maîtresse.

– Mon frère !

– Foi de Joyeuse. Tu n’as pas désespéré,je pense ?

– Non, car je n’ai jamais espéré.

– À quelle heure la vois-tu ?

– À quelle heure je la vois ?

– Sans doute.

– Mais je vous ai dit que je ne la voyaispas, mon frère.

– Jamais ?

– Jamais.

– Pas même à sa fenêtre ?

– Pas même son ombre, vous dis-je.

– Il faut que cela finisse. Voyons,a-t-elle un amant ?

– Je n’ai jamais vu un homme entrer danssa maison, excepté ce Remy dont je vous ai parlé.

– Comment est la maison ?

– Deux étages, petite porte sur un degré,terrasse au-dessus de la deuxième fenêtre.

– Mais par cette terrasse, ne peut-onentrer ?

– Elle est isolée des autres maisons.

– Et en face, qu’y a-t-il ?

– Une autre maison à peu près pareille,quoique plus élevée, ce me semble.

– Par qui est habitée cettemaison ?

– Par une espèce de bourgeois.

– De méchante ou de bonnehumeur ?

– De bonne humeur, car parfois jel’entends rire tout seul.

– Achète-lui sa maison.

– Qui vous dit qu’elle soit àvendre ?

– Offre-lui-en le double de ce qu’ellevaut.

– Et si la dame m’y voit ?

– Eh bien ?

– Elle disparaîtra encore, tandis qu’endissimulant ma présence, j’espère qu’un jour ou l’autre je lareverrai.

– Tu la reverras ce soir.

– Moi ?

– Va te camper sous son balcon à huitheures.

– J’y serai comme j’y suis chaque jour,mais sans plus d’espoir que les autres jours.

– À propos ! l’adresse aujuste ?

– Entre la porte Bussy et l’hôtelSaint-Denis, presque au coin de la rue des Augustins, à vingt pasd’une grande hôtellerie ayant enseigne ; À l’Épée du fierChevalier.

– Très bien, à huit heures, ce soir.

– Mais que ferez-vous ?

– Tu le verras, tu l’entendras. Enattendant, retourne chez toi, endosse tes plus beaux habits, prendstes plus riches joyaux, verse sur tes cheveux tes plus finesessences ; ce soir tu entres dans la place.

– Dieu vous entende, mon frère !

– Henri, quand Dieu est sourd, le diablene l’est pas. Je te quitte, ma maîtresse m’attend ; non, jeveux dire la maîtresse de M. de Mayenne. Par le pape !celle-là n’est point une bégueule.

– Mon frère !

– Pardon, beau servant d’amour ; jene fais aucune comparaison entre ces deux dames, sois-en bienpersuadé, quoique, d’après ce que tu me dis, j’aime mieux lamienne, ou plutôt la nôtre. Mais elle m’attend, et je ne veux pasla faire attendre. Adieu, Henri, à ce soir.

– À ce soir, Anne.

Les deux frères se serrèrent la main et seséparèrent.

L’un, au bout de deux cents pas, soulevahardiment et laissa retomber avec bruit le heurtoir d’une bellemaison gothique sise au parvis Notre-Dame.

L’autre s’enfonça silencieusement dans une desrues tortueuses qui aboutissent au Palais.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer