Les Quarante-cinq – Tome I

IX – M. de Loignac

Derrière M. de Loignac entra à son tourMilitor, moulu de sa chute et cramoisi de colère.

– Serviteur, messieurs, ditLoignac ; nous menons grand bruit, ce me semble. – Ah !ah ! maître Militor a encore fait le hargneux, à ce qu’ilparaît, et son nez en souffre.

– On me paiera mes coups, grommelaMilitor en montrant le poing à Carmainges.

– Servez, maître Fournichon, criaLoignac, et que chacun soit doux avec son voisin, si c’estpossible. Il s’agit, à partir de ce moment, de s’aimer comme desfrères.

– Hum ! fit Sainte-Maline.

– La charité est rare, dit Chalabre enétendant sa serviette sur son pourpoint gris de fer, de manière àce que, quelle que fût l’abondance des sauces, il ne lui arrivâtaucun accident.

– Et s’aimer de si près, c’est difficile,ajouta Ernauton : il est vrai que nous ne sommes pas ensemblepour longtemps.

– Voyez, s’écria Pincorney qui avaitencore les railleries de Sainte-Maline sur le cœur, on se moque demoi parce que je n’ai point de chapeau, et l’on ne dit rien à M. deMontcrabeau, qui va dîner avec une cuirasse du temps de l’empereurPertinax dont il descend selon toute probabilité… Ce que c’est quela défensive !

Montcrabeau, piqué au jeu, se redressa, etavec une voix de fausset :

– Messieurs, dit-il, je l’ôte : avisà ceux qui aiment mieux me voir avec des armes offensives qu’avecdes armes défensives.

Et il délaça majestueusement sa cuirasse enfaisant signe à son laquais, gros grison d’une cinquantained’années, de s’approcher de lui.

– Allons, la paix ! la paix !fit M. de Loignac, et mettons-nous à table.

– Débarrassez-moi de cette cuirasse, jevous prie, dit Pertinax à son laquais.

Le gros homme la lui prit des mains.

– Et moi, lui dit-il tout bas, ne vais-jepoint dîner aussi ? Fais-moi donc servir quelque chose,Pertinax, je meurs de faim.

Cette interpellation, si étrangement familièrequ’elle fût, n’excita aucun étonnement chez celui auquel elle étaitadressée.

– J’y ferai mon possible, dit-il ;mais, pour plus grande certitude, enquérez-vous de votre côté.

– Hum ! fit le laquais d’un tonmaussade, voilà qui n’est point rassurant.

– Ne vous reste-t-il absolumentrien ? demanda Pertinax.

– Nous avons mangé notre dernier écu àSens.

– Dame ! voyez à faire argent dequelque chose.

Il achevait à peine, quand on entendit crierdans la rue, puis sur le seuil de l’hôtellerie :

– Marchand de vieux fer ! qui vendson fer et sa ferraille ?

À ce cri, madame Fournichon courut vers laporte, tandis que Fournichon transportait majestueusement lespremiers plats sur la table.

Si l’on en juge d’après l’accueil qui lui futfait, la cuisine de Fournichon était exquise.

Fournichon, ne pouvant faire face à tous lescompliments qui lui étaient adressés, voulut admettre sa femme àleur partage.

Il la chercha des yeux, maisinutilement : elle avait disparu.

Il l’appela.

– Que fait-elle donc ? demanda-t-ilà un marmiton en voyant qu’elle ne venait pas.

– Ah ! maître, un marché d’or,répondit celui-ci. Elle vend toute votre vieille ferraille pour del’argent neuf.

– J’espère qu’il n’est pas question de macuirasse de guerre ni de mon armet de bataille ! s’écriaFournichon en s’élançant vers la porte.

– Et non, et non, dit Loignac, puisquel’achat des armes est défendu par ordonnance du roi.

– N’importe, dit Fournichon.

Et il courut vers la porte.

Madame Fournichon rentrait triomphante.

– Eh bien, qu’avez-vous ? dit-elleen regardant son mari tout effaré.

– J’ai qu’on me prévient que vous vendezmes armes.

– Après ?

– C’est que je ne veux pas qu’on lesvende, moi !

– Bah ! puisque nous sommes en paix,mieux valent deux casseroles neuves qu’une vieille cuirasse.

– Ce doit cependant être un assez pauvrecommerce que celui du vieux fer, depuis cet édit du roi dontparlait tout à l’heure M. de Loignac ! dit Chalabre.

– Au contraire, monsieur, dit dameFournichon, et depuis longtemps ce même marchand-là me tentait avecses offres. Ma foi, aujourd’hui je n’ai pu y résister, etretrouvant l’occasion, je l’ai saisie. Dix écus, monsieur, sont dixécus, et une vieille cuirasse n’est jamais qu’une vieillecuirasse.

– Comment ! dix écus ! fitChalabre ; si cher que cela ? diable !

Et il devint pensif.

– Dix écus ! répéta Pertinax enjetant un coup d’œil éloquent sur son laquais ; entendez-vous,monsieur Samuel ?

Mais M. Samuel n’était déjà plus là.

– Ah ça ! mais, dit M. de Loignac,ce marchand-là risque la corde, ce me semble ?

– Oh ! c’est un brave homme, biendoux et bien arrangeant, reprit madame Fournichon.

– Mais que fait-il de toute cetteferraille ?

– Il la revend au poids.

– Au poids ! fit Loignac, et vousdites qu’il vous a donné dix écus ? de quoi ?

– D’une vieille cuirasse et d’une vieillesalade.

– En supposant qu’elles pesassent vingtlivres à elle deux, c’est un demi-écu la livre. Parfandious !comme dit quelqu’un de ma connaissance, ceci cache unmystère !

– Que ne puis-je tenir ce brave homme demarchand en mon château ! dit Chalabre dont les yeuxs’allumèrent, je lui en vendrais trois milliers pesant, de heaumes,de brassards et de cuirasses.

– Comment ! vous vendriez lesarmures de vos ancêtres ? dit Sainte-Maline d’un tonrailleur.

– Ah ! monsieur, dit Eustache deMiradoux, vous auriez tort ; ce sont des reliques sacrées.

– Bah ! dit Chalabre ; àl’heure qu’il est, mes ancêtres sont des reliques eux-mêmes, etn’ont plus besoin que de messes.

Le repas allait s’échauffant, grâce au vin deBourgogne dont les épices de Fournichon accéléraient laconsommation.

Les voix montaient à un diapason supérieur,les assiettes sonnaient, les cerveaux s’emplissaient de vapeurs autravers desquelles chaque Gascon voyait tout en rose, exceptéMilitor qui songeait à sa chute, et Carmainges qui songeait à sonpage.

– Voilà beaucoup de gens joyeux, ditLoignac à son voisin, qui justement était Ernauton, et ils nesavent pas pourquoi.

– Ni moi non plus, répondit Carmainges.Il est vrai que, pour mon compte, je fais exception, et ne suis pasle moins du monde en joie.

– Vous avez tort, quant à vous, monsieur,reprit Loignac ; car vous êtes de ceux pour qui Paris est unemine d’or, un paradis d’honneurs, un monde de félicités.

Ernauton secoua la tête.

– Eh bien, voyons !

– Ne me raillez pas, monsieur de Loignac,dit Ernauton ; et vous qui paraissez tenir tous les fils quifont mouvoir la plupart de nous, faites-moi du moins cette grâce dene point traiter le vicomte Ernauton de Carmainges en comédien debois.

– Je vous ferai encore d’autres grâcesque celle-là, monsieur le vicomte, dit Loignac en s’inclinant avecpolitesse ; je vous ai distingué au premier coup d’œil entretous, vous dont l’œil est fier et doux, et cet autre jeune hommelà-bas dont l’œil est sournois et sombre.

– Vous l’appelez ?

– M. de Sainte-Maline.

– Et la cause de cette distinction,monsieur, si cette demande n’est pas toutefois une trop grandecuriosité de ma part ?

– C’est que je vous connais, voilàtout.

– Moi, fit Ernauton surpris ; moi,vous me connaissez ?

– Vous et lui, lui et tous ceux qui sontici.

– C’est étrange.

– Oui, mais c’est nécessaire.

– Pourquoi est-ce nécessaire ?

– Parce qu’un chef doit connaître sessoldats.

– Et que tous ces hommes…

– Seront mes soldats demain.

– Mais je croyais que M. d’Épernon…

– Chut ! Ne prononcez pas ce nom-làici, ou plutôt ici ne prononcez aucun nom ; ouvrez lesoreilles et fermez la bouche, et puisque j’ai promis de vous fairetoutes grâces, prenez d’abord ce conseil comme un acompte.

– Merci, monsieur, dit Ernauton.

Loignac essuya sa moustache, et selevant :

– Messieurs, dit-il, puisque le hasardréunit ici quarante-cinq compatriotes, vidons un verre de ce vind’Espagne à la prospérité de tous les assistants.

Cette proposition souleva des applaudissementsfrénétiques.

– Ils sont ivres pour la plupart, ditLoignac à Ernauton : ce serait un bon moment pour faireraconter à chacun son histoire, mais le temps nous manque.

Puis haussant la voix :

– Holà ! maître Fournichon, dit-il,faites sortir d’ici tout ce qui est femmes, enfants et laquais.

Lardille se leva en maugréant ; ellen’avait point achevé son dessert.

Militor ne bougea point.

– M’a-t-on entendu là-bas ? ditLoignac avec un coup d’œil qui ne souffrait pas de réplique…Allons, allons, à la cuisine, monsieur Militor !

Au bout de quelques instants, il ne restaitplus dans la salle que les quarante-cinq convives et M. deLoignac.

– Messieurs, dit ce dernier, chacun devous sait qui l’a fait venir à Paris, ou du moins s’en doute. Bon,bon, ne criez pas son nom ; vous le savez, cela suffit. Voussavez aussi que vous êtes venus pour lui obéir.

Un murmure d’assentiment s’éleva de toutes lesparties de la salle ; seulement, comme chacun savaituniquement la chose qui le concernait et ignorait que son voisinfût venu, mu par la même puissance que lui, tous se regardèrentavec étonnement.

– C’est bien, dit Loignac ; vousvous regarderez plus tard, messieurs. Soyez tranquilles, vous avezle temps de faire connaissance. Vous êtes donc venus pour obéir àcet homme, reconnaissez-vous cela ?

– Oui ! oui ! crièrent lesquarante-cinq, nous le reconnaissons.

– Eh bien, pour commencer, continuaLoignac, vous allez partir sans bruit de cette hôtellerie pourvenir habiter le logement qu’on vous a désigné.

– À tous ? demandaSainte-Maline.

– À tous.

– Nous sommes tous mandés, nous sommestous égaux ici, continua Perducas dont les jambes étaient siincertaines qu’il lui fallut, pour maintenir son centre de gravité,passer un bras autour du cou de Chalabre.

– Prenez donc garde, dit celui-ci, vousfroissez mon pourpoint.

– Oui, tous égaux, reprit Loignac, devantla volonté du maître.

– Oh ! oh ! monsieur, dit enrougissant Carmainges, pardon, mais on ne m’avait pas dit que M.d’Épernon s’appellerait mon maître.

– Attendez.

– Ce n’est point cela que j’avaiscompris.

– Mais attendez donc, mauditetête !

Il se fit de la part du plus grand nombre unsilence curieux, et de la part de quelques autres un silenceimpatient.

– Je ne vous ai pas dit encore qui seraitvotre maître, messieurs…

– Oui, dit Sainte-Maline ; mais vousavez dit que nous en aurions un.

– Tout le monde a un maître !s’écria Loignac ; mais si votre air est trop fier pours’arrêter où vous venez de dire, cherchez plus haut ; nonseulement je ne vous le défends pas, mais je vous y autorise.

– Le roi, murmura Carmainges.

– Silence, dit Loignac, vous êtes venusici pour obéir, obéissez donc ; en attendant voici un ordreque vous allez me faire le plaisir de lire à haute voix, monsieurErnauton.

Ernauton déplia lentement le parchemin que luitendait M. de Loignac, et lut à haute voix :

« Ordre à M. de Loignac d’aller prendre,pour les commander, les quarante-cinq gentilshommes que j’ai mandésà Paris, avec l’assentiment de Sa Majesté.

NOGARET DE LA VALETTE,

Duc d’Épernon. »

Ivres ou rassis, tous s’inclinèrent : iln’y eut d’inégalités que dans l’équilibre, lorsqu’il fallut serelever.

– Ainsi, vous m’avez entendu, dit M. deLoignac : il s’agit de me suivre à l’instant même. Voséquipages et vos gens demeureront ici, chez maître Fournichon quien aura soin, et où je les ferai reprendre plus tard ; mais,pour le présent, hâtez-vous, les bateaux attendent.

– Les bateaux ? répétèrent tous lesGascons ; nous allons donc nous embarquer ?

Et ils échangèrent entre eux des regardsaffamés de curiosité.

– Sans doute, dit Loignac, que vous allezvous embarquer. Pour aller au Louvre, ne faut-il point passerl’eau ?

– Au Louvre, au Louvre ! murmurèrentles Gascons joyeux ; cap de Bious ! nous allons auLouvre !

Loignac quitta la table, fit passer devant luiles quarante-cinq, en les comptant comme des moutons, et lesconduisit par les rues jusqu’à la tour de Nesle.

Là se trouvaient trois grandes barques quiprirent chacune quinze passagers à bord et s’éloignèrent durivage.

– Que diable allons-nous faire auLouvre ? se demandèrent les plus intrépides, dégrisés parl’air froid de la rivière, et fort mesquinement couverts pour laplupart.

– Si j’avais ma cuirasse au moins !murmura Pertinax de Moncrabeau.

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