Les Quarante-cinq – Tome I

V – Le supplice

Les conseillers se tenaient au fond de la logedu roi, debout et silencieux, attendant que le roi leur adressât laparole.

Le roi se laissa attendre un instant, puis, seretournant de leur côté :

– Eh bien ! messieurs, – quoi denouveau ? demanda-t-il. Bonjour, monsieur le présidentBrisson.

– Sire, répondit le président avec sadignité facile que l’on appelait à la cour sa courtoisie dehuguenot, nous venons supplier Votre Majesté, ainsi que l’a désiréM. de Thou, de ménager la vie du coupable. Il a sans doute quelquesrévélations à faire, et en lui promettant la vie on lesobtiendrait.

– Mais, dit le roi, ne les a-t-on pasobtenues, monsieur le président ?

– Oui, sire, – en partie : – est-cesuffisant pour Votre Majesté ?

– Je sais ce que je sais, messire.

– Votre Majesté sait alors à quoi s’entenir sur la participation de l’Espagne dans cetteaffaire ?

– De l’Espagne ? oui, monsieur leprésident, et même de plusieurs autres puissances.

– Il serait important de constater cetteparticipation, sire.

– Aussi, interrompit Catherine, le roia-t-il l’intention, monsieur le président, de surseoir àl’exécution, si le coupable signe une confession analogue à sesdépositions devant le juge qui lui a fait infliger la question.

Brisson interrogea le roi des yeux et dugeste.

– C’est mon intention, dit Henri, et jene le cache pas plus longtemps ; vous pouvez vous en assurer,monsieur Brisson, en faisant parler au patient par votre lieutenantde robe.

– Votre Majesté n’a rien de plus àrecommander ?

– Rien. Mais pas de variation dans lesaveux, ou je retire ma parole. – Ils sont publics, ils doivent êtrecomplets.

– Oui, sire. – Avec les noms despersonnages compromis ?

– Avec les noms, tous les noms !

– Même lorsque ces noms seraiententachés, par l’aveu du patient, de haute trahison et révolte aupremier chef ?

– Même lorsque ces noms seraient ceux demes plus proches parents ! dit le roi.

– Il sera fait comme Votre Majestél’ordonne.

– Je m’explique, monsieur Brisson ;ainsi donc, pas de malentendu. On apportera au condamné du papieret des plumes ; il écrira sa confession, montrant par làpubliquement qu’il s’en réfère à notre miséricorde et se met ànotre merci. Après, nous verrons.

– Mais je puis promettre ?

– Eh oui ! promettez toujours.

– Allez, messieurs, dit le président encongédiant les conseillers.

Et ayant salué respectueusement le roi, ilsortit derrière eux.

– Il parlera, sire, dit Louise deLorraine toute tremblante ; il parlera, et Votre Majesté feragrâce. Voyez comme l’écume nage sur ses lèvres.

– Non, non, il cherche, ditCatherine ; il cherche et pas autre chose. Que cherche-t-ildonc ?

– Parbleu ! dit Henri III, ce n’estpas difficile à deviner ; il cherche M. le duc de Parme, M. leduc de Guise ; il cherche monsieur mon frère, le roi trèscatholique. Oui, cherche ! cherche ! attends !crois-tu que la place de Grève soit lieu plus commode pour lesembuscades que la route des Flandres ? crois-tu que je n’aiepas ici cent Bellièvre pour t’empêcher de descendre de l’échafaudoù un seul t’a conduit ?

Salcède avait vu les archers partir pour allerchercher les chevaux. Il avait aperçu le président et lesconseillers dans la loge du roi, – puis il les avait vusdisparaître : il comprit que le roi venait de donner l’ordredu supplice.

Ce fut alors que parut sur sa bouche lividecette sanglante écume remarquée par la jeune reine : lemalheureux, dans la mortelle impatience qui le dévorait, se mordaitles lèvres jusqu’au sang.

– Personne ! personne !murmurait-il, pas un de ceux qui m’avaient promis secours !Lâches ! lâches ! lâches !…

Le lieutenant Tanchon s’approcha del’échafaud, et s’adressant au bourreau :

– Préparez-vous, maître, dit-il.

L’exécuteur fit un signe à l’autre bout de laplace, et l’on vit les chevaux, fendant la foule, laisser derrièreeux un tumultueux sillage qui, pareil à celui de la mer, se refermasur eux.

Ce sillage était produit par les spectateursque refoulait ou renversait le passage rapide des chevaux ;mais le mur démoli se refermait aussitôt, et parfois les premiersdevenaient les derniers, et réciproquement, – car les forts selançaient dans l’espace vide.

On put voir alors au coin de la rue de laVannerie, lorsque les chevaux y passèrent, un beau jeune homme denotre connaissance sauter au bas de la borne sur laquelle il étaitmonté, poussé par un enfant qui paraissait quinze à seize ans àpeine, et qui paraissait fort ardent à ce terrible spectacle.

C’était le page mystérieux et le vicomteErnauton de Carmainges.

– Eh ! vite, vite, glissa le page àl’oreille de son compagnon, jetez-vous dans la trouée, il n’y a pasun instant à perdre.

– Mais nous serons étouffés, réponditErnauton, – vous êtes fou, mon petit ami.

– Je veux voir, – voir de près, dit lepage d’un ton si impérieux qu’il était facile de voir que cet ordrepartait d’une bouche qui avait l’habitude du commandement.

Ernauton obéit.

– Serrez les chevaux, serrez les chevaux,dit le page ; ne les quittez pas d’une semelle, ou nousn’arriverons pas.

– Mais avant que nous arrivions, vousserez mis en morceaux.

– Ne vous inquiétez pas de moi. – Enavant ! en avant !

– Les chevaux vont ruer.

– Empoignez la queue du dernier ;jamais un cheval ne rue quand on le tient de la sorte.

Ernauton subissait malgré lui l’influenceétrange de cet enfant ; il obéit, s’accrocha aux crins ducheval, tandis que de son côté le page s’attachait à saceinture.

Et au milieu de cette foule onduleuse commeune mer, épineuse comme un buisson, laissant ici un pan de leurmanteau, là un fragment de leur pourpoint, plus loin la fraise deleur chemise, ils arrivèrent en même temps que l’attelage à troispas de l’échafaud sur lequel se tordait Salcède, dans lesconvulsions du désespoir.

– Sommes-nous arrivés ? murmura lejeune homme suffoquant et hors d’haleine, quand il sentit Ernautons’arrêter.

– Oui, répondit le vicomte, –heureusement, – car j’étais au bout de mes forces.

– Je ne vois pas.

– Passez devant moi.

– Non, non, pas encore… Quefait-on ?

– Des nœuds coulants à l’extrémité descordes.

– Et lui, que fait-il ?

– Qui, lui ?

– Le patient.

– Ses yeux tournent autour de lui commeceux de l’autour qui guette.

Les chevaux étaient assez près de l’échafaudpour que les valets de l’exécuteur attachassent aux pieds et auxpoings de Salcède les traits fixés à leurs colliers.

Salcède poussa un rugissement quand il sentitautour de ses chevilles le rugueux contact des cordes, qu’un nœudcoulant serrait autour de sa chair.

Il adressa alors un suprême, un indéfinissableregard à toute cette immense place dont il embrassa les cent millespectateurs dans le cercle de son rayon visuel.

– Monsieur, lui dit poliment lelieutenant Tanchon, vous plaît-il de parler au peuple avant quenous ne procédions ?

Et il s’approcha de l’oreille du patient pourajouter tout bas :

– Un bon aveu… pour la vie sauve.

Salcède le regarda jusqu’au fond de l’âme.

Ce regard était si éloquent qu’il semblaarracher la vérité du cœur de Tanchon et la fit remonter jusquedans ses yeux, où elle éclata.

Salcède ne s’y trompa point ; il compritque le lieutenant était sincère et tiendrait ce qu’ilpromettait.

– Vous voyez, continua Tanchon, on vousabandonne ; plus d’autre espoir en ce monde que celui que jevous offre.

– Eh bien ! dit Salcède avec unrauque soupir, faites faire silence, je suis prêt à parler.

– C’est une confession écrite et signéeque le roi exige.

– Alors déliez-moi les mains etdonnez-moi une plume, je vais écrire.

– Votre confession ?

– Ma confession, soit.

Tanchon, transporté de joie, n’eut qu’un signeà faire ; le cas était prévu. Un archer tenait toutes chosesprêtes : il lui passa l’écritoire, les plumes, le papier, queTanchon déposa sur le bois même de l’échafaud.

En même temps on lâchait de trois piedsenviron la corde qui tenait le poignet droit de Salcède, et on lesoulevait sur l’estrade pour qu’il pût écrire.

Salcède, assis enfin, commença par respireravec force et par faire usage de sa main pour essuyer ses lèvres etrelever ses cheveux qui tombaient humides de sueur sur sesgenoux.

– Allons, allons, dit Tanchon,mettez-vous à votre aise, et écrivez bien tout.

– Oh ! n’ayez pas peur, réponditSalcède en allongeant sa main vers la plume ; soyeztranquille, je n’oublierai pas ceux qui m’oublient, moi.

Et sur ce mot il hasarda un dernier coupd’œil.

Sans doute le moment était venu pour le pagede se montrer ; car, saisissant la main d’Ernauton :

– Monsieur, lui dit-il, par grâce,prenez-moi dans vos bras et soulevez-moi au-dessus des têtes quim’empêchent de voir.

– Ah ça ! mais vous êtes insatiable,jeune homme, en vérité.

– Encore ce service, monsieur.

– Vous abusez.

– Il faut que je voie le condamné,entendez-vous ? il faut que je le voie.

Puis, comme Ernauton ne répondait pas assezvivement sans doute à l’injonction :

– Par pitié, monsieur, par grâce !dit-il, je vous en supplie !

L’enfant n’était plus un tyran fantasque, maisun suppliant irrésistible.

Ernauton le souleva dans ses bras, non sansquelque étonnement de la délicatesse de ce corps qu’il serraitentre ses mains.

La tête du page domina donc les autrestêtes.

Justement Salcède venait de saisir la plume enachevant sa revue circulaire.

Il vit cette figure du jeune homme et demeurastupéfait.

En ce moment les deux doigts du pages’appuyèrent sur ses lèvres. Une joie indicible épanouit aussitôtle visage du patient ; on eût dit l’ivresse du mauvais richequand Lazare laisse tomber une goutte d’eau sur sa languearide.

Il venait de reconnaître le signal qu’ilattendait avec impatience et qui lui annonçait du secours.

Salcède, après une contemplation de plusieurssecondes, s’empara du papier que lui offrait Tanchon, inquiet deson hésitation, et il se mit à écrire avec une fébrileactivité.

– Il écrit ! il écrit ! murmurala foule.

– Il écrit ! répéta la reine-mèreavec une joie manifeste.

– Il écrit ! dit le roi ; parla mordieu ! je lui ferai grâce.

Tout à coup Salcède s’interrompit pourregarder encore le jeune homme.

Le jeune homme répéta le même signe, etSalcède se remit à écrire.

Puis, après un intervalle plus court, ils’interrompit encore pour regarder de nouveau.

Cette fois le page fit signe des doigts et dela tête.

– Avez-vous fini ? dit Tanchon quine perdait pas de vue son papier.

– Oui, fit machinalement Salcède.

– Signez, alors.

Salcède signa sans jeter sur le papier sesyeux qui restaient rivés sur le jeune homme. Tanchon avança la mainvers la confession.

– Au roi, au roi seul ! ditSalcède.

Et il remit le papier au lieutenant de robecourte, mais avec hésitation, et comme un soldat vaincu qui rend sadernière arme.

– Si vous avez bien avoué tout, dit lelieutenant, vous êtes sauf, monsieur de Salcède.

Un sourire mélangé d’ironie et d’inquiétude sefit jour sur les lèvres du patient, qui semblait interrogerimpatiemment son interlocuteur mystérieux.

Enfin Ernauton, fatigué, voulut déposer songênant fardeau ; il ouvrit les bras : le page glissajusqu’à terre.

Avec lui disparut la vision qui avait soutenule condamné.

Lorsque Salcède ne le vit plus, il le cherchades yeux ; puis, comme égaré :

– Eh bien ! cria-t-il, ehbien !

Personne ne lui répondit.

– Eh ! vite, vite, hâtez-vous !dit-il ; le roi tient le papier, il va lire !

Nul ne bougea.

Le roi dépliait vivement la confession.

– Oh ! mille démons ! criaSalcède, se serait-on joué de moi ? Je l’ai cependant bienreconnue. C’était elle, c’était elle !

À peine le roi eut-il parcouru les premièreslignes qu’il parut saisi d’indignation. Puis il pâlit ets’écria :

– Oh ! le misérable ! –oh ! le méchant homme !

– Qu’y a-t-il, mon fils ? demandaCatherine.

– Il y a qu’il se rétracte, mamère ; – il y a qu’il prétend n’avoir jamais rien avoué.

– Et ensuite ?

– Ensuite il déclare innocents etétrangers à tous complots MM. de Guise.

– Au fait, balbutia Catherine, si c’estvrai ?

– Il ment ! s’écria le roi ; ilment comme un païen !

– Qu’en savez-vous, mon fils ? MM.de Guise sont peut-être calomniés. – Les juges ont peut-être, dansleur trop grand zèle, interprété faussement les dépositions.

– Eh ! madame, s’écria Henri nepouvant se maîtriser plus longtemps, – j’ai tout entendu.

– Vous, mon fils ?

– Oui, moi.

– Et quand cela, s’il vousplaît ?

– Quand le coupable a subi la gêne, –j’étais derrière un rideau ; je n’ai pas perdu une seule deses paroles, et chacune de ses paroles m’entrait dans la tête commeun clou sous le marteau.

– Eh bien ! faites-le parler avec latorture, puisque la torture il lui faut ; ordonnez que leschevaux tirent.

Henri, emporté par la colère, leva lamain.

Le lieutenant Tanchon répéta ce signe.

Déjà les cordes avaient été rattachées auxquatre membres du patient : quatre hommes sautèrent sur lesquatre chevaux ; quatre coups de fouet retentirent, et lesquatre chevaux s’élancèrent dans des directions opposées.

Un horrible craquement et un horrible crijaillirent à la fois du plancher de l’échafaud. On vit les membresdu malheureux Salcède bleuir, s’allonger et s’injecter desang ; sa face n’était plus celle d’une créature humaine,c’était le masque d’un démon.

– Ah ! trahison !trahison ! cria-t-il. Eh bien ! je vais parler, je veuxparler, je veux tout dire ! Ah ! maudite duch…

La voix dominait les hennissements des chevauxet les rumeurs de la foule ; mais tout à coup elles’éteignit.

– Arrêtez ! arrêtez ! criaCatherine.

Il était trop tard. La tête de Salcède,naguère raidie par la souffrance et la fureur, retomba tout à coupsur le plancher de l’échafaud.

– Laissez-le parler, vociféra lareine-mère. Arrêtez, mais arrêtez donc !

L’œil de Salcède était démesurément dilaté,fixe, et plongeant obstinément dans le groupe où était apparu lepage.

Tanchon en suivait habilement ladirection.

Mais Salcède ne pouvait plus parler, il étaitmort.

Tanchon donna tout bas quelques ordres à sesarchers, qui se mirent à fouiller la foule dans la directionindiquée par les regards dénonciateurs de Salcède.

– Je suis découverte, dit le jeune page àl’oreille d’Ernauton ; par pitié, aidez-moi, secourez-moi,monsieur ; ils viennent ! ils viennent !

– Mais que voulez-vous doncencore ?

– Fuir : ne voyez-vous point quec’est moi qu’ils cherchent ?

– Mais qui êtes-vous donc ?

– Une femme… sauvez-moi !protégez-moi !

Ernauton pâlit, mais la générosité l’emportasur l’étonnement et la crainte.

Il plaça devant lui sa protégée, lui fraya unchemin à grands coups de pommeau de dague et la poussa jusqu’aucoin de la rue du Mouton, vers une porte ouverte.

Le jeune page s’élança et disparut dans cetteporte qui semblait l’attendre et qui se referma derrière lui.

Il n’avait pas même eu le temps de luidemander son nom ni où il le retrouverait.

Mais en disparaissant, le jeune page, commes’il eût deviné sa pensée, lui avait fait un signe plein depromesses.

Libre alors, Ernauton se retourna vers lecentre de la place, et embrassa d’un même coup d’œil l’échafaud etla loge royale.

Salcède était étendu raide et livide surl’échafaud.

Catherine était debout, livide et frémissantedans la loge.

– Mon fils, dit-elle enfin en essuyant lasueur de son front, mon fils, vous ferez bien de changer votremaître des hautes œuvres, c’est un ligueur !

– Et à quoi donc voyez-vous cela, mamère ? demanda Henri.

– Regardez, regardez !

– Eh bien ! je regarde.

– Salcède n’a souffert qu’une tirade, etil est mort.

– Parce qu’il était trop sensible à ladouleur.

– Non pas ! non pas ! fitCatherine avec un sourire de mépris arraché par le peu deperspicacité de son fils, mais parce qu’il a été étranglé pardessous l’échafaud avec une corde fine, au moment où il allaitaccuser ceux qui le laissent mourir. Faites visiter le cadavre parun savant docteur, et vous trouverez, j’en suis sûre, autour de soncou le cercle que la corde y aura laissé.

– Vous avez raison, dit Henri, dont lesyeux étincelèrent un instant, mon cousin de Guise est mieux servique moi.

– Chut ! chut ! mon fils, ditCatherine, pas d’éclat, on se moquerait de nous ; car cettefois encore c’est partie perdue.

– Joyeuse a bien fait d’aller s’amuserautre part, dit le roi ; on ne peut plus compter sur rien ence monde, même sur les supplices. Partons, mesdames,partons !

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